« L’homme se voit contraint de choisir librement son avenir »
Une certitude s’impose d’ores et déjà à notre esprit : c’est que l’humanité d’aujourd’hui se voit contrainte d’assumer consciemment la responsabilité de son action sur la Nature, et qu’elle y est contrainte par la grandeur même des pouvoirs qu’elle s’est acquis grâce à la science et à la technologie. Ou encore, pour exprimer d’une manière plus générale ce même paradoxe majeur de notre temps, nous pourrions dire : pour la première fois dans l’histoire, l’homme d’aujourd’hui se voit contraint de choisir librement son avenir personnel et celui de l’espèce humaine — et il y est contraint du seul fait qu’il en a, pour la première fois, la liberté.
Mais, dès lors que le succès même de l’effort civilisateur nous force à choisir notre avenir, à le décider librement, du même coup il nous met en demeure de formuler et de vouloir une politique, au [p. 29] sens le plus large du terme, qui est aussi le sens originel : l’aménagement des rapports humains dans la cité, la polis grecque.
Le problème le plus urgent et concret devant lequel Forrester laisse son lecteur, aux dernières pages de son livre, est celui-ci : « Définir de nouveaux Buts humains — de nouvelles finalités — pour remplacer la seule poursuite de la croissance et du progrès économique. » Car désormais, ajoute-t-il, « c’est l’avenir à long terme de la Terre que nous devons prendre pour guide de l’action présente. »
Ceci revient à dire, pratiquement, que les prévisions désastreuses résultant des analyses de Forrester ne pourront être démenties que si d’abord nous y croyons, et si nous adoptons en conséquence une politique globale, au double sens de l’adjectif. La question, pour une entreprise, une société, un groupe ou une Nation, n’est plus : comment devenir plus fort que mes voisins ? mais bien : que faire ensemble contre l’Apocalypse ? Elle n’est plus : comment croître à tout prix et s’assurer le plus de profit, mais : comment rétablir et servir l’équilibre entre l’homme, la Société et la Nature. Nous sommes socialisés par le danger commun.
La seule politique impossible serait alors de n’en pas avoir, c’est-à-dire de renoncer à contrôler ensemble les facteurs de croissance du système global. Car alors les pires prévisions calculées sur ordinateur deviendraient des fatalités. Voici donc notre grand dilemme : ou bien nous formulons une politique globale, ou bien le pire deviendra sûr.
Mais formuler, « avoir » une politique, cela suppose : poser les grandes finalités de la cité puis y adapter notre action, nos moyens, nos productions et créations…
Je voudrais bien que vous ne pensiez pas que je suis en train de noyer le poisson ou de perdre de vue mon sujet, en engageant votre attention dans ces perspectives globales. Je suis conscient de parler ici à des dirigeants d’entreprises, c’est-à-dire à des orienteurs ; [p. 30] et je pense que, bien plus encore que d’autres membres de notre société occidentale mise en question, ils éprouveront le besoin de s’orienter eux-mêmes dans la situation sans précédent, si complexe et si riche en menaces de cette fin du xxe siècle. Mais s’orienter, c’est découvrir des points de repère lointains et fixes, l’étoile polaire de notre marche — la finalité de notre action. Et cette orientation, une fois déterminée, va se traduire par des décisions très précises. Comme celles qu’on prend lorsqu’on établit un budget.
Car c’est dans un budget, c’est-à-dire dans la traduction financière d’une politique, que se révèlent les vraies finalités que l’on entend servir ; et plus encore que dans les chiffres absolus ou le pourcentage relatif des différents postes, dans les débats qui précèdent l’inscription d’une somme ou son élimination ; dans les choix que l’on fait quand il y a conflit entre deux besoins, deux projets, et pas assez pour financer les deux à la fois, prétend-on. Là se trahissent les vraies fins que l’on sert. Voilà le lieu délimité, le champ clos de la bataille proprement politique !
Or, des choix politiques de cet ordre, nous aurons à en faire de plus en plus dans l’industrie. Les mesures d’anti-pollution — telles que l’absorption des fumées et gaz délétères dans les villes, l’auto sans essence, l’avion à réaction silencieux — coûteront très cher, c’est entendu, et la question sera de savoir si on leur sacrifie le profit, ou l’inverse ; ou à tout le moins : quelles priorités l’on respecte, donc : quelle finalité l’on sert en vérité.
Rendant compte de l’ouvrage d’un bon écologiste américain, Barry Commoner, un magazine de New York écrivait l’autre jour que l’auteur préconise le retour à des produits non polluants, au savon, par exemple, remplaçant les détergents nocifs ; et que cette politique impliquerait la fermeture d’importantes industries et coûterait au moins 600 millions de dollars aux États-Unis. Or l’auteur ne dit pas où on les trouverait, remarque ironiquement le magazine. Ah les bons apôtres ! Si l’opinion publique posait aux grands États le même genre de question avant qu’ils entreprennent une guerre [p. 31] (comme celle du Vietnam, qui a déjà coûté 80 milliards de dollars), on se demande ce que ces États oseraient répondre quant aux moyens financiers disponibles, outre la finalité toujours alléguée de la « défense de la paix » qui justifie tous les sacrifices, comme chacun sait…
Mais désormais comment appeler bénéficiaire une société dont le profit serait acquis aux dépens de la santé des citoyens et de l’équilibre de l’environnement ? Comment appeler équilibré un budget qui ne prendrait pas en compte les coûts humains et les destructions naturelles, et qui ne ferait pas figurer aux dépenses les moyens nécessaires pour prévenir ou neutraliser ces nuisances ?
Au fur et à mesure de la prise de conscience des réalités écologiques, qui s’opère avec une rapidité et une ampleur étonnantes, l’humanité contemporaine se voit ainsi confrontée à des choix de plus en plus significatifs et dramatiques.
Dans l’établissement des budgets publics et privés, comment statuer sur les priorités dans la série d’antinomies suivantes :
— Produire plus pour gagner plus ou produire mieux pour un meilleur équilibre ?
— Élever le niveau de vie (quantitatif) ou améliorer le mode de vie (qualitatif) ?
— Exploiter à mort la Nature ou conclure avec elle un nouveau concordat ?
— Assurer la puissance de l’État ou favoriser les échanges ?
— Réunir les conditions d’hégémonie ou essayer de se rendre utile, voire indispensable aux voisins ?
— Se préparer à gagner une guerre ou se mettre en mesure d’animer la paix ?
— Uniformiser au maximum, broyer les diversités, ou unir, composer les diversités ?
— Réglementer, conditionner la nation dans le carcan de l’État, ou créer des communautés librement liées par la foi ou l’espoir ?