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Livre premier
Le mythe de Tristan

1.
Triomphe du roman, et ce qu’il cache

« Seigneurs, vous plaît-il d’entendre un beau conte d’amour et de mort ?… »

Rien au monde ne saurait nous plaire davantage.

À tel point que ce début du Tristan de Bédier doit passer pour le type idéal de la première phrase d’un roman. C’est le trait d’un art infaillible qui nous jette dès le seuil du conte dans l’état passionné d’attente où naît l’illusion romanesque. D’où vient ce charme ? Et quelles complicités cet artifice de « rhétorique profonde » sait-il rejoindre dans nos cœurs ?

Que l’accord d’amour et de mort soit celui qui émeuve en nous les résonances les plus profondes, c’est un fait qu’établit à première vue le succès prodigieux du roman. Il est d’autres raisons, plus secrètes, d’y voir comme une définition de la conscience occidentale…

Amour et mort, amour mortel : si ce n’est pas toute la poésie, c’est du moins tout ce qu’il y a de populaire, tout ce qu’il y a d’universellement émouvant dans nos littératures ; et dans nos plus vieilles légendes, et dans nos plus belles chansons. L’amour heureux n’a pas d’histoire. Il n’est de roman que de l’amour mortel, c’est-à-dire de l’amour menacé et condamné par la vie même. Ce qui exalte le lyrisme occidental, ce n’est pas [p. 16] le plaisir des sens, ni la paix féconde du couple. C’est moins l’amour comblé que la passion d’amour. Et passion signifie souffrance. Voilà le fait fondamental.

Mais l’enthousiasme que nous montrons pour le roman, et pour le film né du roman ; l’érotisme idéalisé diffus dans toute notre culture, dans notre éducation, dans les images qui font le décor de nos vies ; enfin le besoin d’évasion exaspéré par l’ennui mécanique, tout en nous et autour de nous glorifie à tel point la passion que nous en sommes venus à voir en elle une promesse de vie plus vivante, une puissance qui transfigure, quelque chose qui serait au-delà du bonheur et de la souffrance, une béatitude ardente.

Dans « passion » nous ne sentons plus « ce qui souffre » mais « ce qui est passionnant ». Et pourtant, la passion d’amour signifie, de fait, un malheur. La société où nous vivons et dont les mœurs n’ont guère changé, sous ce rapport, depuis des siècles, réduit l’amour-passion, neuf fois sur dix, à revêtir la forme de l’adultère. Et j’entends bien que les amants invoqueront tous les cas d’exception, mais la statistique est cruelle : elle réfute notre poésie.

Vivons-nous dans une telle illusion, dans une telle « mystification » que nous ayons vraiment oublié ce malheur ? Ou faut-il croire qu’en secret nous préférons ce qui nous blesse et nous exalte à ce qui semblerait combler notre idéal de vie harmonieuse ?

Serrons de plus près cette contradiction, par un effort qui doit paraître déplaisant, puisqu’il tend à détruire une illusion. Affirmer que l’amour-passion signifie, de fait, l’adultère, c’est insister sur la réalité que notre culte de l’amour masque et transfigure à la fois ; c’est mettre au jour ce que ce culte dissimule, refoule, et refuse de nommer pour nous permettre un abandon ardent à ce que nous n’osions pas revendiquer. La résistance même qu’éprouvera le lecteur à reconnaître que passion et adultère se confondent le plus souvent dans la société qui est la nôtre, n’est-ce pas une première preuve de ce fait paradoxal : que nous voulons la passion et le malheur à [p. 17] condition de ne jamais avouer que nous les voulons en tant que tels ?

Pour qui nous jugerait sur nos littératures, l’adultère paraîtrait l’une des occupations les plus remarquables auxquelles se livrent les Occidentaux. On aurait vite dressé la liste des romans qui n’y font aucune allusion ; et le succès remporté par les autres, les complaisances qu’ils éveillent, la passion même qu’on apporte à les condamner quelquefois, tout cela dit assez à quoi rêvent les couples, sous un régime qui a fait du mariage un devoir et une commodité. Sans l’adultère, que seraient toutes nos littératures ? Elles vivent de la « crise du mariage ». Il est probable aussi qu’elles l’entretiennent, soit qu’elles « chantent » en prose et en vers ce que la religion tient pour un crime, et la loi pour une contravention, soit au contraire qu’elles s’en amusent, et qu’elles en tirent un répertoire inépuisable de situations comiques ou cyniques. Droit divin de la passion, psychologie mondaine, succès du trio au théâtre — soit qu’on idéalise, ou subtilise, ou ironise, que fait-on si ce n’est trahir le tourment innombrable et obsédant de l’amour en rupture de loi ? Ne serait-ce pas qu’on cherche à s’évader de son affreuse réalité ? Tourner la situation en mystique ou en farce, c’est toujours avouer qu’elle est insupportable… Mal mariés, déçus, révoltés, exaltés ou cyniques, infidèles ou trompés ; que ce soit en fait ou en rêve, dans le remords ou dans la crainte, dans le plaisir de la révolte ou l’anxiété de la tentation, il est peu d’hommes qui ne se reconnaissent dans l’une au moins de ces catégories. Renoncements, compromis, ruptures, neurasthénies, confusions irritantes et mesquines de rêves, d’obligations, de complaisances secrètes — la moitié du malheur humain se résume dans le mot d’adultère. Malgré toutes nos littératures — ou peut-être à cause d’elles justement — il peut sembler parfois qu’on n’ait encore rien dit sur la réalité de ce malheur.

[p. 18] Et que certaines questions des plus naïves, en ce domaine, aient été plus souvent résolues que posées…

Par exemple, le mal constaté, faut-il en rejeter la faute sur l’institution du mariage, ou au contraire, sur « quelque chose » qui la ruine au cœur même de nos ambitions ? Est-ce vraiment, comme beaucoup le pensent, la conception dite « chrétienne » du mariage qui cause tout notre tourment, ou au contraire, est-ce une conception de l’amour dont on n’a peut-être pas vu qu’elle rend ce lien, dès le principe, insupportable ?

Je constate que l’Occidental aime au moins autant ce qui détruit que ce qui assure « le bonheur des époux ». D’où peut venir une telle contradiction ? Si le secret de la crise du mariage est simplement l’attrait de l’interdit, d’où nous vient ce goût du malheur ? Quelle idée de l’amour trahit-il ? Quel secret de notre existence, de notre esprit, de notre histoire peut-être ?

2.
Le mythe

Il existe un grand mythe européen de l’adultère : le Roman de Tristan et Iseut. Au travers du désordre extrême de nos mœurs, dans la confusion des morales et des immoralismes qui en vivent, aux moments les plus purs d’un drame, il arrive qu’on voie transparaître en filigrane cette forme mythique. Comme une grande image simple, comme une sorte de type primitif de nos tourments les plus complexes.

Et de même que pour se tirer des confusions de notre langue, les poètes ont coutume de rapporter les mots à leurs origines lointaines, c’est-à-dire à la chose ou à l’acte qu’on pense qu’ils désignaient d’abord, je voudrais rapporter à ce mythe certaines confusions de nos mœurs. Étymologie des passions, moins décevante que celle des mots, puisqu’elle trouve dans notre existence — et non dans quelque science hypothétique — son immédiate vérification. [p. 19]

Mais d’abord, dira-t-on, est-il exact que le roman de Tristan soit un mythe ? Et dans ce cas, n’est-ce pas détruire son charme que d’essayer de l’analyser ?

Nous n’en sommes plus à croire que mythe est synonyme d’irréalité ou d’illusion. Trop de mythes manifestent parmi nous une puissance trop incontestable. Mais l’abus que l’on fait du mot oblige à le redéfinir.

On pourrait dire d’une manière générale qu’un mythe est une histoire, une fable symbolique, simple et frappante, résumant un nombre infini de situations plus ou moins analogues. Le mythe permet de saisir d’un coup d’œil certains types de relations constantes, et de les dégager du fouillis des apparences quotidiennes.

Dans un sens plus étroit, les mythes traduisent les règles de conduite d’un groupe social ou religieux. Ils procèdent donc de l’élément sacré autour duquel s’est constitué le groupe. (Récits symboliques de la vie et de la mort des dieux, légendes expliquant les sacrifices ou l’origine des tabous, etc.) On l’a remarqué souvent : un mythe n’a pas d’auteur. Son origine doit être obscure. Et son sens même l’est en partie. Il se présente comme l’expression tout anonyme de réalités collectives, ou plus exactement : communes. L’œuvre d’art — poème, conte ou roman — se distingue donc radicalement du mythe. Sa valeur ne relève en effet que du talent de son créateur. Ce qui importe en elle, c’est justement ce qui n’importe pas dans le cas du mythe : sa « beauté », ou sa « vraisemblance », et toutes ses qualités de réussite singulière (originalité, habileté, style, etc.).

Mais le caractère le plus profond du mythe, c’est le pouvoir qu’il prend sur nous, généralement à notre insu. Ce qui fait qu’une histoire, un événement ou même un personnage deviennent des mythes, c’est précisément cet empire qu’ils exercent sur nous comme malgré nous. Une œuvre d’art, comme telle, n’a pas à proprement [p. 20] parler un pouvoir de contrainte sur le public. Si belle et puissante qu’elle soit, on peut toujours la critiquer, ou la goûter pour des raisons individuelles. Il n’en va pas de même pour le mythe : son énoncé désarme toute critique, réduit au silence la raison, ou tout au moins, la rend inefficace.

Or je me propose d’envisager Tristan non point comme œuvre littéraire, mais comme type des relations de l’homme et de la femme dans un groupe historique donné : l’élite sociale, la société courtoise et pénétrée de chevalerie du xiie et du xiiie siècle. Ce groupe est à vrai dire dissous depuis longtemps. Pourtant ses lois sont encore les nôtres d’une manière secrète et diffuse. Profanées et reniées par nos codes officiels, elles sont devenues d’autant plus contraignantes qu’elles n’ont plus de pouvoir que sur nos rêves.

Bien des traits de la légende de Tristan sont de ceux qui signalent un mythe. Et d’abord le fait que l’auteur — à supposer qu’il y en eût un, et un seul — nous est totalement inconnu. Les cinq versions « originales » qui nous restent sont des remaniements artistiques d’un archétype dont on n’a pu trouver la moindre trace.

Un autre aspect mythique de la légende de Tristan, c’est l’élément sacré qu’elle utilise (Appendice 1). Le progrès de l’action, et les effets qu’elle devait exercer sur l’auditeur, dépendent dans une certaine mesure (que nous aurons à préciser) d’un ensemble de règles et de cérémonies qui n’est autre que la coutume de la chevalerie médiévale. Or les « ordres » de chevalerie furent souvent appelés « religions ». Chastellain, chroniqueur de la Bourgogne, nomme ainsi l’ordre de la Toison d’or (dernier en date), et il en parle comme d’un mystère sacré, en un siècle où pourtant la chevalerie n’était plus guère qu’une survivance (Appendice 2).

Enfin la nature même de l’obscurité que nous découvrirons dans la légende, dénote sa parenté profonde [p. 21] avec le mythe. L’obscurité du mythe en général ne réside pas dans sa forme d’expression. (Ce serait ici le langage du poème : or on sait qu’il est des plus simples.) Elle tient d’une part au mystère de son origine, et d’autre part à l’importance vitale des faits que le mythe symbolise. Si ces faits n’étaient pas obscurs, ou s’il n’y avait quelque intérêt à obscurcir leur origine et leur portée pour les soustraire à la critique, il n’y aurait pas besoin de mythe. On pourrait se contenter d’une loi, d’un traité de morale, ou même d’une historiette jouant le rôle de résumé mnémotechnique. Point de mythe tant qu’il est loisible de s’en tenir aux évidences et de les exprimer d’une manière manifeste ou directe. Au contraire, le mythe paraît lorsqu’il serait dangereux ou impossible d’avouer clairement un certain nombre de faits sociaux ou religieux, ou de relations affectives, que l’on tient cependant à conserver, ou qu’il est impossible de détruire. Nous n’avons plus besoin de mythes, par exemple, pour exprimer les vérités de la science : nous les considérons en effet d’une manière parfaitement « profane », et elles ont donc tout à gagner à la critique individuelle. Mais nous avons besoin d’un mythe pour exprimer le fait obscur et inavouable que la passion est liée à la mort, et qu’elle entraîne la destruction pour ceux qui s’y abandonnent de toutes leurs forces. C’est que nous voulons sauver cette passion, et que nous chérissons ce malheur, cependant que nos morales officielles et notre raison les condamnent. L’obscurité du mythe nous met donc en mesure d’accueillir son contenu déguisé et d’en jouir par l’imagination, sans en prendre toutefois une conscience assez claire pour qu’éclate la contradiction. Ainsi se trouvent mises à l’abri de la critique certaines réalités humaines que nous sentons ou pressentons fondamentales. Le mythe exprime ces réalités, dans la mesure où notre instinct l’exige, mais il les voile aussi dans la mesure où le grand jour de la raison les menacerait2.

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D’origine inconnue ou mal connue — de caractère primitivement sacré — voilant le secret qu’il exprime, le roman mythique de Tristan posséderait-il au même degré les qualités contraignantes d’un vrai mythe ? Cette question ne peut être esquivée. Elle nous porte au cœur du problème et de son actualité.

Précisons que les règles chevaleresques qui jouaient bel et bien au xiiie siècle un rôle de contrainte absolue, n’interviennent dans le roman qu’à titre d’obstacle mythique et de figures rituelles de rhétorique. Sans elles, la fable n’aurait pas trouvé ses prétextes à rebondissements, et surtout elle n’aurait pas pu s’imposer sans conteste aux auditeurs. Il faut bien voir que ces « cérémonies » sociales sont des moyens de faire admettre un contenu antisocial, qui est la passion. Le mot « contenu » prend ici toute sa force : la passion de Tristan et d’Iseut est littéralement « contenue » par les règles de la chevalerie. C’est à cette condition seulement qu’elle pourra s’exprimer dans le demi-jour du mythe. Car en tant que passion qui veut la Nuit et qui triomphe dans une Mort transfigurante, elle représente pour toute Société une menace violemment intolérable. Il faut donc que les groupes constitués soient capables de lui opposer une structure fortement charpentée, pour qu’elle trouve l’occasion de s’extérioriser sans causer les pires dégâts.

Que, par la suite, le lien social vienne à faiblir, ou que le groupe soit dissocié, le mythe cessera d’être un mythe au sens strict. Mais ce qu’il aura perdu en force contraignante et en moyens de se communiquer sous une forme voilée et admissible, il le retrouvera en influence souterraine et en violence anarchisante. À mesure que la chevalerie, même sous sa forme profanée [p. 23] de savoir-vivre — les usages qu’il faut observer si l’on veut être un gentleman — perdra ses dernières vertus, la passion « contenue » dans le mythe primitif se répandra dans la vie quotidienne, envahira le subconscient, appellera de nouvelles contraintes, se les inventera au besoin… Car nous verrons que ce n’est pas seulement la nature de la société, mais l’ardeur même de la sombre passion qui exige un aveu masqué.

Le mythe, au sens strict du terme, se constitua au xiie siècle, c’est-à-dire dans une période où les élites faisaient un vaste effort de mise en ordre sociale et morale. Il s’agissait de « contenir », précisément, les poussées de l’instinct destructeur : car la religion, en l’attaquant, l’exaspérait. Les chroniqueurs, les sermons et les satires de ce siècle nous révèlent qu’il connut une première « crise du mariage ». Elle appelait une réaction vive. Le succès du Roman de Tristan fut donc d’ordonner la passion dans un cadre où elle pût s’exprimer en satisfactions symboliques. (Ainsi l’Église avait « compris » le paganisme dans ses rites.)

Or si ce cadre disparaît, cette passion n’en subsiste pas moins. Elle est toujours aussi dangereuse pour la vie de la société. Elle tend toujours à provoquer, de la part de la société, une mise en ordre équivalente. D’où la permanence historique non point du mythe sous sa forme première, mais de l’exigence mythique à laquelle répondait le Roman.

Élargissant notre définition, nous appellerons mythe, désormais, cette permanence d’un type de relations et des réactions qu’il provoque. Le mythe de Tristan et Iseut, ce ne sera plus seulement le Roman, mais le phénomène qu’il illustre, et dont l’influence n’a pas cessé de s’étendre jusqu’à nos jours. Passion de la nature obscure, dynamisme excité par l’esprit, possibilité préformée à la recherche d’une contrainte qui l’exalte, charme, terreur ou idéal : tel est le mythe qui nous tourmente. Qu’il ait perdu sa forme primitive voilà précisément ce qui le rend si dangereux. Les mythes [p. 24] déchus deviennent vénéneux comme les vérités mortes dont parle Nietzsche.

3.
Actualité du mythe ; raisons de notre analyse

Nul besoin d’avoir lu le Tristan de Béroul, ou celui de M. Bédier, ni d’avoir entendu l’opéra de Wagner, pour subir dans la vie quotidienne l’empire nostalgique d’un tel mythe. Il se trahit dans la plupart de nos romans et de nos films, dans leurs succès auprès des masses, dans les complaisances qu’ils réveillent au cœur des bourgeois, des poètes, des mal mariés, des midinettes qui rêvent d’amours miraculeuses. Le mythe agit partout où la passion est rêvée comme un idéal, non point redoutée comme une fièvre maligne ; partout où sa fatalité est appelée, invoquée, imaginée comme une belle et désirable catastrophe, et non point comme une catastrophe. Il vit de la vie même de ceux qui croient que l’amour est une destinée (c’était le philtre du Roman) ; qu’il fond sur l’homme impuissant et ravi pour le consumer d’un feu pur ; et qu’il est plus fort et plus vrai que le bonheur, la société et la morale. Il vit de la vie même du romantisme en nous ; il est le grand mystère de cette religion dont les poètes du siècle passé se firent les prêtres et les inspirés.

De cette influence et de sa nature mythique, la preuve est d’ailleurs immédiate. Elle nous sera donnée ici même par une certaine répugnance du lecteur à envisager mon projet. Le Roman de Tristan nous est « sacré » dans la mesure exacte où l’on estimera que je commets un « sacrilège » en tentant de l’analyser. Certes, ce reproche de sacrilège revêt alors un sens bien anodin, si l’on songe qu’il se traduisait, dans les sociétés primitives, non par cette répugnance que je prévois, mais par la mise à mort du coupable. Le sacré qui entre ici en jeu n’est plus qu’une survivance obscure et déprimée. Je ne courrai donc guère d’autre risque que celui de voir le lecteur fermer le volume à cette page. (Et certes, le sens inconscient d’un tel geste n’est rien moins que la mise à [p. 25] mort de l’auteur. Pourtant il demeure sans effet). Mais si tu m’épargnes, ô lecteur ! faut-il croire que cela signifie que la passion n’est point sacrée pour toi ? Ou simplement que les hommes d’aujourd’hui ne sont pas moins débiles dans leurs passions que dans leurs gestes de réprobation ? À défaut d’ennemis déclarés, où sera le courage que l’on réclame des écrivains ? Faudra-t-il qu’ils l’exercent contre eux-mêmes ? Et ne peut-on vraiment livrer bataille qu’à l’adversaire qu’on porte en soi ?

J’avoue que j’ai moi-même éprouvé du dépit à voir l’un des commentateurs de la légende de Tristan la définir « une épopée de l’adultère ». La formule est sans doute exacte, si l’on se borne à considérer la donnée sèche du Roman. Elle n’en paraît pas moins vexante et « prosaïquement » restrictive. Peut-on soutenir que la faute morale est le vrai sujet de la légende ? Le Tristan de Wagner par exemple, ne serait-il qu’un opéra de l’adultère ? Et l’adultère, enfin, n’est-ce que cela ? Un vilain mot ? Une rupture de contrat ? C’est cela aussi, ce n’est que cela dans trop de cas ; mais c’est souvent bien davantage : une atmosphère tragique et passionnée, par-delà le bien et le mal, un beau drame ou un drame affreux… Enfin, c’est un drame, un roman. Et romantisme vient de roman…

Le problème s’élargit magnifiquement — et mon cas empire d’autant. Je dirai mes raisons de persévérer, et l’on jugera si elles sont diaboliques.

La première est que nous sommes parvenus au point de désordre social où l’immoralisme se révèle plus exténuant que les morales anciennes. Le culte de l’amour-passion s’est tellement démocratisé qu’il perd ses vertus esthétiques et sa valeur de tragédie spirituelle. Reste une confuse et diffuse souffrance, quelque chose d’impur et de triste, dont il me semble qu’on ne perdra rien à profaner les causes faussement sacrées : cette littérature de la passion, cette publicité qu’on lui fait, cette « vogue » d’allure commerciale de ce qui fut un secret religieux… Il faut s’attaquer à tout cela, fût-ce [p. 26] même pour sauver le mythe des abus de son extrême vulgarisation. Et tant pis pour le sacrilège. La poésie a d’autres chances.

Ma seconde raison n’est pas d’un défenseur de la beauté, même maudite, mais d’un homme qui a le goût d’y voir clair, de prendre conscience de sa vie et de la vie de ses contemporains.

Si je m’attache au mythe de Tristan, c’est qu’il permet de dégager une raison simple de notre confusion présente. C’est qu’il permet aussi de formuler certaines relations permanentes noyées sous les vulgarités minutieuses de nos psychologies. C’est enfin qu’il permet de mettre à nu certain dilemme dont notre vie hâtive, notre culture et le ronron de nos morales sont en passe de nous faire oublier la sévère réalité.

Dresser le mythe de la passion dans sa violence primitive et sacrée, dans sa pureté monumentale, comme une ironie salutaire sur nos complaisances tortueuses et sur notre impuissance à choisir vaillamment entre la Norme du Jour et la Passion de la Nuit ; dresser cette figure de la Mort des Amants qu’exalte l’angoissant et vampirique crescendo du second acte de Wagner, tel est le premier objet de cet ouvrage ; et le succès qu’il ambitionne, c’est d’amener un lecteur au seuil du choix : « J’ai voulu cela ! » ou bien : « Que Dieu m’en garde ! »

Je ne suis pas sûr que la conscience claire soit utile d’une manière générale, et en soi. Ni que les vérités utiles soient avouables sur la place. Mais quelle que soit « l’utilité » de mon entreprise, notre sort n’en demeure pas moins, à nous autres Occidentaux, de devenir de plus en plus conscients des illusions dont nous vivons. Et peut-être que la fonction du philosophe, du moraliste, du créateur de formes idéales, est simplement d’accroître la conscience, donc la mauvaise conscience des hommes.

Qui sait où cela peut nous mener ?

[p. 27] Là-dessus, il est temps de passer à l’opération annoncée. La condition de sa réussite est sans doute une certaine froideur avec laquelle nous la mènerons. Sourds et aveugles aux « charmes » du récit, essayons de résumer « objectivement » les faits qu’il nous rapporte et les raisons qu’il en propose, ou qu’il omet très curieusement de nous indiquer.

4.
Le contenu manifeste du Roman de Tristan3

Amors par force vos demeine !

Béroul.

Tristan naît dans le malheur. Son père vient de mourir, et sa mère Blanchefleur ne survit pas à sa naissance. D’où le nom du héros, la couleur sombre de sa vie, et le ciel d’orage qui couvre la légende. Le roi Marc de Cornouailles, frère de Blanchefleur, prend l’orphelin à sa cour et l’éduque.

Première prouesse ou performance : la victoire de Tristan sur le Morholt. Ce géant irlandais vient, comme le Minotaure, exiger son tribut de jeunes filles ou de jeunes gens de Cornouailles. Tristan obtient la permission de le combattre, au moment où il pourrait être armé chevalier, donc peu après sa puberté. Il le tue, mais il en a reçu un coup d’épée empoisonnée. Sans espoir de survivre à son mal, Tristan s’embarque à l’aventure dans un bateau sans voile ni rames, emportant son épée et sa harpe.

Il aborde au rivage irlandais. La reine d’Irlande [p. 28] détient seule le secret du remède qui peut le sauver. Mais le géant Morholt était le frère de cette reine, aussi Tristan se garde-t-il d’avouer son nom et l’origine de son mal. Iseut, princesse royale, le soigne et le guérit. C’est le Prologue.

Quelques années plus tard, le roi Marc décide d’épouser la femme dont un oiseau lui apporta un cheveu d’or. C’est Tristan qu’il envoie à la « quête » de l’inconnue. Une tempête rejette le héros vers l’Irlande. Là, il combat et tue un dragon qui menaçait la capitale. (C’est le motif consacré de la vierge délivrée par un jeune paladin.) Blessé par le monstre, Tristan est soigné de nouveau par Iseut. Un jour, cette princesse découvre que le blessé n’est autre que le meurtrier de son oncle. Elle saisit l’épée de Tristan et menace de le tuer dans son bain. Alors, il lui révèle la mission dont le roi Marc l’a chargé. Et Iseut lui fait grâce, car elle veut être reine. (Selon certains auteurs, c’est aussi qu’elle admire la beauté du jeune homme, à ce moment.)

Tristan et la princesse voguent vers les terres de Marc. En haute mer, le vent tombe, la chaleur est pesante. Ils ont soif. La servante Brangien leur donne à boire. Mais elle leur verse par erreur « le vin herbé » destiné aux époux, et qu’avait préparé la mère d’Iseut. Ils le boivent. Les voici entrés dans les voies d’une destinée « qui jamais ne leur fauldra jour de leurs vies, car ils ont beu leur destruction et leur mort ». Ils s’avouent leur amour et ils y cèdent.

(Notons ici que le texte primitif, suivi par le seul Béroul, limitait l’efficacité du philtre à trois ans :

A conbien fu determinez
Li lovendrincs, li vin herbez :
La mere Yseut, qui le bollit,
A trois anz d’amistié le fist.

Thomas, imbu de fine psychologie, et plein de méfiance pour le merveilleux, qu’il juge grossier, réduit autant que possible l’importance du philtre, et présente [p. 29] l’amour de Tristan et d’Iseut comme une affection spontanée, apparue dès la scène du bain. Eilhart, Gottfried et la plupart des autres accordent au contraire une efficace illimitée au vin magique. Rien de plus significatif que ces variantes, comme nous le verrons.)

La faute est donc consommée. Mais Tristan reste lié par la mission qu’il a reçue du roi. Il conduit donc Iseut à Marc, malgré leur trahison. Brangien, substituée à Iseut par ruse, passera la première nuit nuptiale avec le roi, sauvant ainsi sa maîtresse du déshonneur, tout en expiant l’erreur fatale qu’elle a commise.

Cependant des barons « félons » dénoncent au roi l’amour de Tristan et d’Iseut. Tristan est banni. Mais à la faveur d’une nouvelle ruse (scène du verger), il convainc Marc de son innocence et revient à la cour.

Le nain Frocine, complice des barons, cherche à surprendre les amants et leur tend un piège. Entre le lit de Tristan et celui de la reine, il sème de la « fleur de blé ». Tristan, que Marc a chargé d’une nouvelle mission, veut rejoindre une dernière fois son amie, pendant la nuit qui précède son départ. Il franchit d’un saut l’espace qui sépare les deux lits. Mais une blessure récente qu’il a reçue à la jambe se rouvre par l’effort. Marc et les barons, alertés par le nain, font irruption dans le dortoir. Ils voient des traces de sang sur la fleur de blé. La preuve de l’adultère est ainsi faite. Iseut sera livrée à une troupe de lépreux et Tristan condamné à mort. Il s’évade (scène de la chapelle). Il délivre Iseut, et avec elle s’enfonce dans la forêt de Morois. Trois ans durant, ils y mènent une vie « aspre et dure ». Un jour, Marc les surprend endormis. Mais il se trouve que Tristan a déposé entre leurs corps son épée nue. Ému par ce qu’il prend pour un signe de chasteté, le roi les épargne. Sans les réveiller, il prend l’épée de Tristan et dépose à sa place l’épée royale.

Les trois ans écoulés, le philtre cesse d’agir (selon Béroul et l’ancêtre commun des cinq versions). Alors seulement Tristan se repent, Iseut se met à regretter la cour… Ils vont trouver l’ermite Ogrin, par l’entremise [p. 30] duquel Tristan offre au roi de lui rendre sa femme. Marc promet son pardon. Les amants se séparent à l’approche du cortège royal. Iseut supplie encore Tristan de demeurer dans le pays jusqu’à ce qu’il soit certain que Marc la traite bien. Puis, par une dernière ruse féminine, exploitant cette concession, la reine déclare qu’elle rejoindra le chevalier au premier signal de sa part, et sans que rien puisse la retenir, « ni tour, ni mur, ni fort chastel ».

Chez Orri le forestier, ils ont plusieurs rendez-vous clandestins. Mais les barons félons veillent sur la vertu de la reine. Celle-ci demande et obtient un « jugement de Dieu » pour prouver son innocence. Grâce à un subterfuge, elle triomphe de l’épreuve : avant de saisir le fer rouge qui laisse intacte la main de qui n’a pas menti, elle jure n’avoir jamais été dans les bras d’aucun homme, hors ceux du roi son maître et du manant qui vient de l’aider à descendre de sa barque. Le manant, c’est Tristan déguisé…

Mais de nouvelles aventures entraînent au loin le chevalier. Il croit que la reine a cessé de l’aimer. C’est alors qu’il consent à épouser, au-delà de la mer, « pour son nom et pour sa beauté »4 une autre Iseut, l’Iseut « aux blanches mains ». Et en effet, Tristan la laissera vierge, car il regrette « Iseut la bloie ».

Enfin, blessé à mort, et de nouveau empoisonné par cette blessure, Tristan fait appeler la reine de Cornouailles, la seule qui puisse encore le guérir. Elle vient, et son vaisseau arbore une voile blanche, signe d’espoir. Iseut aux blanches mains guettait son arrivée. Tourmentée par la jalousie, elle s’en vient au lit de Tristan et lui annonce que la voile est noire. Tristan meurt. Iseut la blonde débarque à cet instant, monte au château, embrasse le corps de son amant, et meurt.

[p. 31]

5.
Énigmes

Résumé de la sorte, et tout « charme » détruit, à considérer froidement le plus envoûtant des poèmes, on s’aperçoit que sa donnée ni son progrès ne sont dépourvus d’équivoque.

J’ai passé quantité d’épisodes accessoires, mais aucun des motifs allégués de l’action centrale du Roman. Et je les ai même soulignés. On a pu voir qu’ils se réduisent à fort peu de choses : Tristan conduit Iseut au roi parce qu’il est lié par la fidélité du chevalier ; — les amants se séparent, au terme des trois années dans la forêt, parce que le philtre cesse d’agir ; — Tristan épouse Iseut aux blanches mains « pour son nom et pour sa beauté ».

Maintenant, ces « raisons » mises à part — nous aurons l’occasion d’y revenir — on s’aperçoit que le Roman repose sur une série de contradictions énigmatiques.

Une première remarque m’a frappé, faite en passant par l’un des éditeurs récents de la légende : tout au long du Roman, Tristan paraît physiquement supérieur à tous ses adversaires et, particulièrement, au roi. Aucune force extérieure ne saurait donc l’empêcher d’enlever Iseut et d’obéir à son destin. Les mœurs du temps sanctionnent le droit du plus fort, elles le divinisent même sans le moindre scrupule ; et surtout s’il s’agit du droit d’un homme sur une femme : c’est l’enjeu habituel des tournois. Pourquoi Tristan n’use-t-il pas de ce droit ?

Mise en éveil par cette première question, notre méfiance critique ne tarde pas à découvrir d’autres énigmes, non moins curieuses et obscures.

Pourquoi l’épée de chasteté entre les corps dans la forêt ? Les amants ont déjà péché ; ils refusent de se repentir, à ce moment-là ; enfin ils ne prévoient nullement que le roi pourrait les surprendre. Or on ne trouve [p. 32] ni un vers ni un mot, dans les différentes versions, qui donne la raison de cet acte5.

Pourquoi Tristan rend-il la reine à Marc, et cela même dans les versions où le philtre continue d’agir ? Si, comme certains le disent, c’est une repentance sincère qui motive la séparation, pourquoi se promettent-ils de se revoir au moment même où ils acceptent de se quitter ? Pourquoi Tristan s’éloigne-t-il ensuite pour courir de nouvelles aventures, alors qu’ils ont un rendez-vous dans la forêt ? Pourquoi la reine coupable propose-t-elle un « jugement de Dieu » ? Elle sait bien que cette épreuve doit la perdre. Elle n’en triomphe que par une ruse improvisée in extremis, et qui est donnée comme trompant Dieu lui-même, puisque le miracle s’opère6 !

Enfin, ce jugement étant acquis, la reine passe pour innocente. Tristan l’est donc aussi, et l’on ne voit plus du tout ce qui s’opposerait à son retour auprès du roi, donc auprès d’Iseut

D’autre part, n’est-il pas fort étrange que les poètes du xiie siècle, si exigeants dès qu’il s’agit d’honneur, de fidélité au suzerain, laissent passer sans un mot de commentaire tant d’actions aussi peu défendables ? Comment peuvent-ils nous présenter tel un modèle de chevalerie ce Tristan qui a trompé son roi par les ruses les plus cyniques ; ou telle une vertueuse dame cette épouse adultère, et qui ne recule même pas devant un [p. 33] astucieux blasphème ? Pourquoi traitent-ils au contraire de « félons » les barons qui défendent l’honneur de Marc ? Même si la jalousie meut ces barons, ils n’ont du moins ni menti ni trompé, et ce n’est pas le cas de Tristan…

Enfin l’on en vient à douter de la valeur même des rares motifs allégués. En effet, si la morale de la fidélité au suzerain exige que Tristan livre à Marc la fiancée qu’il alla quérir — et qu’il avait conquise de plein droit pour lui-même en la délivrant du dragon, comme ne manque pas de le souligner Thomas — on ne peut s’empêcher de penser que ces scrupules sont bien tardifs et peu sincères, puisque Tristan n’a de cesse qu’il ne rentre à la cour, auprès d’Iseut… Et ce philtre qui cesse d’agir, n’était-il pas destiné aux époux ? Alors, pourquoi limiter sa durée ? Trois ans, ce n’est guère pour le bonheur d’un couple. Et quand Tristan épouse l’autre Iseut « pour son nom et pour sa beauté » mais cependant la laisse vierge, n’est-il pas évident que rien ne l’oblige à ce mariage et à cette chasteté injurieuse, et qu’il se met dans une situation qui n’a d’autre issue que la mort ?

6.
Chevalerie contre Mariage

Un moderne commentateur du Roman de Tristan et Iseut veut y voir un « conflit cornélien entre l’amour et le devoir ». Cette interprétation classique est d’un aimable anachronisme. Outre qu’elle abuse de Corneille, elle paraît ignorer l’un de ces faits dont l’envergure échappe souvent aux prises de l’érudition scrupuleuse. Je veux parler de l’opposition qui se manifeste dès la seconde moitié du xiie siècle entre la règle chevaleresque et les coutumes féodales. Peut-être n’a-t-on pas assez marqué à quel point les romans bretons la reflètent et la cultivent.

Il est probable que la chevalerie courtoise ne fut guère qu’un idéal. Les premiers auteurs qui en parlent ont [p. 34] l’habitude de déplorer sa décadence : mais ils oublient que, telle qu’ils la souhaitent, elle vient à peine de naître dans leurs rêves. N’est-il pas de l’essence d’un idéal que l’on déplore sa décadence à l’instant même où il essaie maladroitement de se réaliser ? D’autre part, la chance du roman n’est-elle pas d’opposer la fiction d’un certain idéal de vie aux réalités tyranniques ?

Plus d’une énigme que nous pose le Roman nous incite à chercher de ce côté les éléments d’une première solution. Si l’on admet que l’aventure de Tristan devait servir à illustrer le conflit de la chevalerie et de la société féodale — donc le conflit de deux devoirs ou même, nous l’avons vu page 21, le conflit de deux « religions » —, l’on s’aperçoit que bien des épisodes s’éclairent, et qu’en tout cas, si l’hypothèse ne résout point toutes les difficultés, elle en repousse la solution d’une manière significative.

En quoi le roman breton se distingue-t-il de la chanson de geste, qu’il supplanta dès la seconde moitié du xiie siècle avec une étonnante rapidité ? En ceci qu’il donne à la femme le rôle qui revenait précédemment au suzerain. Le chevalier breton, tout comme le troubadour méridional, se reconnaît le vassal d’une Dame élue. Mais en fait, il demeure le vassal d’un seigneur. D’où naîtront des conflits de droit, dont le Roman offre plus d’un exemple.

Reprenons l’épisode des trois barons « félons ». Selon la morale féodale, le vassal est tenu de dénoncer au seigneur tout ce qui lèse son droit ou son honneur : il est « félon » s’il ne le fait pas. Or, dans Tristan, les barons dénoncent Iseut au roi Marc : ils devraient donc passer pour « féaux » et loyaux. Et si l’auteur les traite cependant de félons, c’est en vertu d’un autre code évidemment, qui ne peut être que celui de la chevalerie du Midi. La décision des cours d’amour de la Gascogne est bien connue : félon sera celui qui révèle les secrets de l’amour courtois.

Ce seul exemple suffirait à démontrer que les auteurs du Roman avaient choisi en toute conscience pour la [p. 35] chevalerie « courtoise » contre le droit féodal. Mais nous avons d’autres raisons de le croire. La conception de la fidélité et du mariage, selon l’amour courtois, est seule capable d’expliquer certaines contradictions frappantes du récit.

Selon la thèse officiellement admise, l’amour courtois est né d’une réaction à l’anarchie brutale des mœurs féodales. On sait que le mariage, au xiie siècle, était devenu pour les seigneurs une pure et simple occasion de s’enrichir, et d’annexer des terres données en dot ou espérées en héritage. Quand l’« affaire » tournait mal, on répudiait sa femme. Le prétexte de l’inceste, curieusement exploité, trouvait l’Église sans résistance : il suffisait d’alléguer sans trop de preuves une parenté au quatrième degré, pour obtenir l’annulation. À ces abus, générateurs de querelles infinies et de guerres, l’amour courtois oppose une fidélité indépendante du mariage légal et fondée sur le seul amour. Il en vient même à déclarer que l’amour et le mariage ne sont pas compatibles : c’est le fameux jugement d’une cour d’amour tenue chez la comtesse de Champagne. (Appendice 3.)

Si Tristan, et l’auteur du Roman, partagent une telle manière de voir, la félonie et l’adultère sont excusés, et plus qu’excusés, magnifiés comme exprimant une intrépide fidélité à la loi supérieure du donnoi, c’est-à-dire de l’amour courtois. (Donnoi, ou domnei en provençal, désigne la relation de vasselage institué entre l’amant-chevalier et sa Dame, ou domina.)

Fidélité incompatible avec celle du mariage, on l’a vu. Le Roman ne manque pas une occasion de rabaisser l’institution sociale, d’humilier le mari — roi aux oreilles de cheval, toujours si facilement dupé — et de glorifier la vertu de ceux qui s’aiment hors du mariage et contre lui.

Mais cette fidélité courtoise présente un trait des plus curieux : elle s’oppose, autant qu’au mariage, à la « satisfaction » de l’amour. « Il ne sait de donnoi vraiment rien, celui qui désire l’entière possession de sa [p. 36] dame. Cela n’est plus amour, qui tourne à réalité. »7 Voilà qui nous met sur la voie d’une première explication d’épisodes tels que ceux de l’épée de chasteté, du retour d’Iseut à son mari après la retraite dans le Morois, ou même du mariage blanc de Tristan.

En effet, le « droit de la passion », au sens où l’entendent les modernes, permettrait à Tristan d’enlever Iseut, après qu’ils ont bu le philtre. Cependant il la livre à Marc : c’est que la règle de l’amour courtois s’oppose à ce qu’une telle passion « tourne à réalité », c’est-à-dire aboutisse à l’« entière possession de sa dame ». Tristan choisira donc, dans ce cas, d’observer la fidélité féodale, masque et complice énigmatique de la fidélité courtoise. Il choisit en toute liberté, car nous avons marqué plus haut qu’étant plus fort que le roi et les barons, il pourrait, dans le plan féodal qu’il adopte, faire valoir le droit de la force…

Étrange amour, va-t-on penser, qui se conforme aux lois qui le condamnent, afin de mieux se conserver ! D’où peut venir cette préférence pour ce qui entrave la passion, pour ce qui empêche le « bonheur » des amants, les sépare et les martyrise ?

Répondre : ainsi le veut l’amour courtois, ce n’est pas encore répondre sur le fond, car il s’agit de savoir pourquoi l’on préfère cet amour à l’autre, à celui qui se « réalise », à celui qui se « satisfait ». En recourant à l’hypothèse, fort vraisemblable, que le Roman illustre un conflit de « religions », nous avons pu préciser et cerner les principales difficultés de l’intrigue : mais en fin de compte, la solution se trouve simplement reculée.

7.
L’amour du roman

Si l’on se reporte à notre résumé de la légende, on ne peut manquer d’être frappé de ce fait : les deux lois qui entrent en jeu, chevalerie et morale féodale, ne sont [p. 37] observées par l’auteur que dans les seules situations où elles permettent au roman de rebondir8.

Cette remarque à son tour ne saurait constituer par elle-même une explication. À chacune de nos questions, il serait évidemment facile de répondre : les choses se passent ainsi parce qu’autrement il n’y aurait plus de roman. Mais cette réponse ne paraît convaincante qu’en vertu d’une coutume paresseuse de notre critique littéraire. En vérité, elle ne répond à rien. Elle nous ramène simplement à poser la question fondamentale : pourquoi faut-il qu’il y ait un roman ? Et ce roman, précisément ?

Question que l’on dira naïve, non sans une inconsciente sagesse : c’est qu’on pressent qu’elle n’est pas sans danger. Elle nous met en effet au cœur de tout le problème — et sa portée dépasse sans aucun doute le cas particulier de notre mythe.

Pour qui se place, par un effort d’abstraction, à l’extérieur du phénomène commun au romancier et au lecteur, pour qui assiste à leur dialogue intime, il apparaît qu’une convention tacite, ou mieux, une sorte de complicité les lie : la volonté que le roman continue, ou comme on dit, qu’il rebondisse. Supprimez cette volonté, il n’y aura plus de vraisemblance qui tienne : c’est ce qui se passe dans le cas de l’Histoire scientifique. (Le lecteur d’un ouvrage « sérieux » sera d’autant plus exigeant qu’il sait que le déroulement des faits ne doit dépendre ni de son désir ni des fantaisies de l’auteur.) Supposez au contraire cette volonté toute pure, il n’y aura plus d’invraisemblance possible : c’est le cas du conte. Entre ces deux extrêmes, il est autant de niveaux de vraisemblance que de sujets. Ou si l’on veut : la [p. 38] vraisemblance dépend, pour un ouvrage romanesque donné, de la nature des passions qu’il veut flatter. C’est dire que l’on acceptera le « coup de pouce » du créateur, et les entorses qu’il fait subir à la « logique » d’observation courante, dans la mesure exacte où ces licences fourniront les prétextes nécessaires à la passion que l’on désire éprouver. Ainsi, le vrai sujet d’une œuvre est révélé par la nature des « trucs » que l’auteur fait intervenir, et qu’on pardonne dans la mesure exacte où l’on partage ses intentions.

Nous avons vu que les obstacles extérieurs qui s’opposent à l’amour de Tristan sont dans un certain sens gratuits, c’est-à-dire qu’ils ne sont, à tout prendre, que des artifices romanesques. Or il résulte de nos remarques au sujet de la vraisemblance, que la gratuité même des obstacles invoqués peut révéler le vrai sujet d’une œuvre, la vraie nature de la passion qu’elle met en jeu.

Il faut sentir qu’ici tout est symbole, tout se tient, tout se compose à la manière d’un rêve, et non point à celle de nos vies : les prétextes du romancier, les actions de ses deux héros, et les préférences secrètes qu’il suppose chez son lecteur. Les « faits » ne sont que les images ou les projections d’un désir, de ce qui s’y oppose, de ce qui peut l’exalter, ou simplement le faire durer. Tout manifeste, dans le comportement du chevalier et de la princesse, une exigence ignorée d’eux — et peut-être du romancier — mais plus profonde que celle de leur bonheur. Pas un des obstacles qu’ils rencontrent ne se révèle, objectivement, insurmontable, et pourtant ils renoncent à chaque fois ! On peut dire qu’ils ne perdent pas une occasion de se séparer. Quand il n’y a pas d’obstacle, ils en inventent : l’épée nue, le mariage de Tristan. Ils en inventent comme à plaisir, — bien qu’ils en souffrent. Serait-ce alors pour le plaisir du romancier et du lecteur ? Mais c’est tout un, car le démon de l’amour courtois qui inspire au cœur des amants les ruses d’où naît leur souffrance, c’est le démon même du roman tel que l’aiment les Occidentaux.

[p. 39] Quel est le vrai sujet de la légende ? La séparation des amants ? Oui, mais au nom de la passion, et pour l’amour de l’amour même qui les tourmente, pour l’exalter, pour le transfigurer — au détriment de leur bonheur et de leur vie même…

Nous commençons à distinguer le sens secret et inquiétant du mythe : le danger qu’il exprime et voile, cette passion qui ressemble au vertige… Mais ce n’est plus l’heure de se détourner. Nous sommes atteints, nous subissons le charme, nous co-naissons au « tourment délicieux ». Toute condamnation serait vaine : on ne condamne pas le vertige. Mais la passion du philosophe n’est-elle point de méditer dans le vertige ? Il se peut que la connaissance ne soit rien d’autre que l’effort d’un esprit qui résiste à la chute, et qui se défend au sein de la tentation…

8.
L’amour de l’amour

De tous les maux, le mien diffère ; il me plaît ; je me réjouis de lui ; mon mal est ce que je veux et ma douleur est ma santé. Je ne vois donc pas de quoi je me plains, car mon mal me vient de ma volonté ; c’est mon vouloir qui devient mon mal ; mais j’ai tant d’aise à vouloir ainsi que je souffre agréablement, et tant de joie dans ma douleur que je suis malade avec délices.

Chrétien de Troyes.

Il faut avoir l’audace de poser la question : Tristan aime-t-il Iseut ? Est-il aimé par elle ? (Seules les questions « stupides » peuvent nous instruire, et tout ce qui passe [p. 40] pour évident cache quelque chose qui ne l’est point, comme l’a dit à peu près Valéry.)

Rien d’humain ne paraît rapprocher nos amants, bien au contraire. Lors de leur première rencontre, ils n’ont que des rapports de politesse conventionnelle. Et quand Tristan revient en quête d’Iseut, on se souvient que cette politesse fait place à la plus franche hostilité. Tout porte à croire que librement ils ne se fussent jamais choisis. Mais ils ont bu le philtre, et voici la passion. Une tendresse va-t-elle naître et les unir, à la faveur de ce destin magique ? Dans tout le Roman, dans ces milliers de vers, je n’en ai trouvé qu’une seule trace. C’est quand ils vivent dans la forêt de Morois, après l’évasion de Tristan.

Aspre vie meinent et dure :
Tant s’entr’aiment de bonne amor
L’un par l’autre ne sent dolor.

Dira-t-on que les poètes de cette époque furent moins sentimentaux que nous ne le sommes devenus, et qu’ils n’éprouvaient pas le besoin d’insister sur ce qui va de soi ? Qu’on lise alors, attentivement, le récit des trois ans dans la forêt. Ses deux scènes les plus belles, qui sont peut-être aussi les plus profondes de la légende, ce sont les deux visites que les amants font à l’ermite Ogrin. La première fois, c’est pour se confesser. Mais au lieu d’avouer leur péché et de demander l’absolution, ils s’efforcent de démontrer qu’ils n’ont aucune responsabilité dans l’aventure, puisqu’en somme ils ne s’aiment pas !

Q’el m’aime, c’est par la poison
Ge ne me pus de lié partir,
N’ele de moi…

Ainsi parle Tristan. Et Iseut après lui :

Sire, por Dieu omnipotent,
Il ne m’aime pas, ne je lui,
[p. 41] Fors par un herbé dont je bui
Et il en but : ce fu pechiez.

La situation dans laquelle ils se trouvent est donc passionnément contradictoire : ils aiment, mais ils ne s’aiment point : ils ont péché, mais ils ne peuvent s’en repentir, puisqu’ils ne sont pas responsables ; ils se confessent, mais ne veulent pas guérir, ni même implorer leur pardon… En vérité, comme tous les grands amants, ils se sentent ravis « par-delà le bien et le mal », dans une sorte de transcendance de nos communes conditions, dans un absolu indicible, incompatible avec les lois du monde, mais qu’ils éprouvent comme plus réel que ce monde. La fatalité qui les presse, et à laquelle ils s’abandonnent en gémissant, supprime l’opposition du bien et du mal ; elle les conduit même au-delà de l’origine de toutes valeurs morales, au-delà du plaisir et de la souffrance, au-delà du domaine où l’on distingue, et où les contraires s’excluent.

L’aveu n’en est pas moins formel : « Il ne m’aime pas, ne je lui. » Tout se passe comme s’ils ne se voyaient pas, comme s’ils ne se reconnaissaient pas. Ce qui les rive au « tourment délicieux » n’appartient ni à l’un ni à l’autre, mais relève d’une puissance étrangère, indépendante de leurs qualités, de leurs désirs, au moins conscients, et de leur être tel qu’ils le connaissent. Les traits physiques et psychologiques de cet homme et de cette femme sont parfaitement conventionnels et rhétoriques. Lui, c’est « le plus fort » ; elle, « la plus belle ». Lui, le chevalier ; elle, la princesse, etc. Comment concevoir une affection humaine entre deux types à ce point simplifiés ? L’« amistié » dont il est question à propos de la durée du philtre est le contraire d’une amitié réelle. Bien plus, si l’amitié morale se fait jour, ce n’est qu’au moment où la passion faiblit. Et le premier effet de cette amitié naissante n’est pas du tout d’unir davantage les amants, mais au contraire de leur montrer qu’ils ont tout intérêt à se quitter. Voyons ce point d’un peu plus près.

[p. 42] L’endemain de la saint Jehan
Aconpli furent li troi an.

Tristan chassait dans la forêt. Soudain, il se souvient du monde. Il revoit la cour du roi Marc. Il regrette « le vair et le gris » et l’apparat de chevalerie, et le haut rang qu’il pourrait occuper parmi les barons de son oncle. Il songe aussi à son amie, — pour la première fois semble-t-il ! Il songe que dans cette aventure, elle pourrait être « en beles chambres… portendues de dras de soie ». Iseut de son côté, à la même heure, conçoit les mêmes regrets. Le soir venu, ils se retrouvent, et avouent leur nouveau tourment : « En mal uson notre jovente »… La décision de se séparer est bientôt prise. Tristan propose de « gerpir » en Bretagne. Auparavant, ils iront voir Ogrin l’ermite pour obtenir son pardon — et celui du roi Marc pour Iseut.

Ici se place le court dialogue si dramatique entre l’ermite et les deux repentants :

Amors par force vos demeine !
Combien durra vostre folie ?
Trop avez mené ceste vie.

Ainsi les admoneste Ogrin.

Tristan li dist : or escoutez
Si longuement l’avons menée
Itel fu nostre destinée.

(Amors par force vos demeine ! Comment ne s’arrêterait-on point pour admirer la plus poignante définition qu’un poète ait jamais donnée de la passion ! À lui seul, ce vers exprime tout, et avec une force de langage qui fait pâlir le romantisme tout entier ! Qui nous rendra ce dur « patois du cœur ? »)

Un dernier trait : lorsque Tristan reçoit la réponse favorable du roi acceptant de reprendre Iseut :

Dex ! dist Tristan, quel départie !
Mot est dolenz qui pert s’amie…

[p. 43] C’est sur sa propre peine qu’il s’apitoie. Il n’a pas une pensée pour « s’amie ». Quant à elle, on sent bien qu’elle se trouve plus heureuse auprès du roi qu’auprès de son ami ; plus heureuse dans le malheur d’amour que dans leur vie commune du Morois…

On sait d’ailleurs que par la suite, et bien que le philtre n’agisse plus, les amants seront repris par la passion, jusqu’au point qu’ils en perdront la vie, « lui par elle, elle par lui… »

L’égoïsme apparent d’un tel amour expliquerait à lui seul bien des « hasards », bien des malices opportunes du sort qui s’opposent au bonheur des amants. Mais comment l’expliquer lui-même, dans sa profonde ambiguïté ? Tout égoïsme, dit-on, mène à la mort, mais c’est par une ultime défaite. Celui-ci au contraire veut la mort comme son accomplissement parfait, comme son triomphe… Une seule réponse demeure ici digne du mythe.

Tristan et Iseut ne s’aiment pas, ils l’ont dit et tout le confirme. Ce qu’ils aiment, c’est l’amour, c’est le fait même d’aimer. Et ils agissent comme s’ils avaient compris que tout ce qui s’oppose à l’amour le garantit et le consacre dans leur cœur, pour l’exalter à l’infini dans l’instant de l’obstacle absolu, qui est la mort.

Tristan aime se sentir aimer, bien plus qu’il n’aime Iseut la Blonde. Et Iseut ne fait rien pour retenir Tristan près d’elle : il lui suffit d’un rêve passionné. Ils ont besoin l’un de l’autre pour brûler, mais non de l’autre tel qu’il est ; et non de la présence de l’autre, mais bien plutôt de son absence !

La séparation des amants résulte ainsi de leur passion même, et de l’amour qu’ils portent à leur passion plutôt qu’à son contentement, plutôt qu’à son vivant objet. D’où les obstacles multipliés par le Roman ; d’où l’indifférence étonnante de ces complices d’un même [p. 44] rêve au sein duquel chacun d’eux reste seul ; d’où le crescendo romanesque et la mortelle apothéose.

Dualité irrémédiable et désirée ! « Mot est dolenz qui pert s’amie », soupire Tristan. Pourtant il sent déjà, au fond de la nuit qui vient, poindre la flamme secrète, ravivée par l’absence.

9.
L’amour de la Mort

Mais il nous faut pousser plus loin : l’amabam amare d’Augustin est une émouvante formule dont lui-même ne s’est pas satisfait.

L’obstacle dont nous avons souvent parlé, et la création de l’obstacle par la passion des deux héros (confondant ici ses effets avec ceux de l’exigence romanesque et de l’attente du lecteur) — cet obstacle n’est-il qu’un prétexte, nécessaire au progrès de la passion, ou n’est-il pas lié à la passion d’une manière beaucoup plus profonde ? N’est-il pas l’objet même de la passion, — si l’on descend au fond du mythe ?

Nous avons vu que le progrès du roman a pour principe les séparations et les revoirs successifs des amants9. Or les causes de séparation sont de deux [p. 45] sortes : circonstances extérieures adverses, entraves inventées par Tristan.

Tristan ne se comportera pas de la même manière dans les deux cas. Et il n’est pas sans intérêt de dégager cette dialectique de l’obstacle dans le Roman.

Lorsque ce sont les circonstances sociales qui menacent les amants (présence de Marc, méfiance des barons, jugement de Dieu, etc.), Tristan bondit par-dessus l’obstacle (le saut d’un lit à l’autre en est le symbole). Quitte à souffrir (sa blessure se rouvre) et à risquer sa vie (il se sait épié). Mais la passion est alors si violente, si animale pourrait-on dire, qu’il oublie la douleur et le danger dans l’ivresse de son « déduit ». Pourtant, le sang de sa blessure le trahit. C’est la « marque rouge » qui met le roi sur la trace de l’adultère. Quant à nous, elle nous met sur la trace du dessein secret des amants : leur recherche du péril pour lui-même. Mais tant que le péril n’est qu’une menace tout extérieure, la prouesse par laquelle Tristan le surmonte est une affirmation de la vie. En tout cela, Tristan n’obéit qu’à la coutume féodale des chevaliers : il s’agit de faire preuve de « valeur », il s’agit d’être le plus fort, ou le plus rusé. Nous avons vu que cela le conduirait à enlever la reine à son roi. Et que le droit établi n’est soudain respecté, à ce moment, que parce qu’il fournit un prétexte à faire rebondir le roman.

Tout autre est l’attitude du chevalier lorsque rien d’extérieur à eux-mêmes ne sépare plus les amants. C’est même l’inverse qui se produit alors : l’épée nue déposée par Tristan entre leurs corps demeurés vêtus, c’est encore occasion de prouesse, mais cette fois-ci contre lui-même, à ses dépens. Puisqu’il en est lui-même le fauteur, c’est un obstacle qu’il ne peut plus vaincre !

N’oublions pas que la hiérarchie des faits contés traduit exactement la hiérarchie des préférences du conteur et de son lecteur. L’obstacle le plus grave, c’est donc celui que l’on préfère par-dessus tout. C’est le plus propre à grandir la passion. Notons aussi qu’en cette extrémité, la volonté de se séparer revêt une valeur [p. 46] affective plus forte que la passion même. La mort, qui est le but de la passion, la tue.

Mais l’épée nue n’est pas encore l’expression décisive du désir sombre, de la fin même de la passion (au double sens du mot fin). L’admirable épisode des épées échangées le fait voir. Quand le roi vient surprendre les amants, l’on se rappelle qu’il substitue son arme à celle de son rival. Cela signifie qu’à l’obstacle désiré et librement créé par les amants, il substitue le signe de son pouvoir social, l’obstacle légal, objectif. Tristan relève ce défi : d’où le rebondissement de l’action. Et ici le mot prend un sens symbolique : l’action empêche la « passion » d’être totale, car la passion, c’est « ce que l’on subit » — à la limite, c’est la mort. En d’autres termes cette action est un nouveau délai de la passion, c’est-à-dire un retard de la Mort.

On retrouvera la même dialectique entre les deux mariages du Roman : celui d’Iseut la Blonde avec le roi, et celui d’Iseut aux blanches mains avec Tristan.

Le premier de ces mariages est l’obstacle de fait. Il est symbolisé par l’existence concrète du mari, méprisé par l’amour courtois. Occasion de prouesse classique et de rebondissements faciles. L’existence du mari, l’obstacle de l’adultère, c’est le premier prétexte venu, le plus naturellement imaginable, le plus conforme à l’expérience quotidienne. (Le romantisme en trouvera de plus fins.) Il faut voir comme Tristan le bouscule, et comme il s’en joue à plaisir ! Sans le mari, je ne donne pas plus de trois ans à l’amour de Tristan et Iseut. Et en effet, la grande sagesse du vieux Béroul, c’est d’avoir limité à cette durée l’action du philtre : « La mère Iseut qui le bollit. — À trois anz d’amistié le fist. »

Sans le mari, il ne resterait aux deux amants qu’à se marier. Or on ne conçoit pas que Tristan puisse jamais épouser Iseut. Elle est le type de femme qu’on n’épouse point, car alors on cesserait de l’aimer, puisqu’elle [p. 47] cesserait d’être ce qu’elle est. Imaginez cela : Madame Tristan ! C’est la négation de la passion, au moins de celle dont nous nous occupons. L’ardeur amoureuse spontanée, couronnée et non combattue, est par essence peu durable. C’est une flambée qui ne peut pas survivre à l’éclat de sa consommation. Mais sa brûlure demeure inoubliable, et c’est elle que les amants veulent prolonger et renouveler à l’infini. D’où les périls nouveaux qu’ils vont défier. Mais la valeur du chevalier est telle qu’il les aura bientôt tous surmontés. C’est alors qu’il s’éloigne, en quête d’aventures plus secrètes et plus profondes, l’on dirait même : plus intérieures.

Lorsque Tristan soupire à voix basse après l’Iseut perdue, le frère d’Iseut aux blanches mains croit son ami amoureux de sa sœur. Cette erreur provoquée par le nom des deux femmes — est la seule « raison » du mariage de Tristan. L’on voit qu’il lui serait aisé de s’expliquer. Mais une fois de plus, l’honneur interviendra, et au seul titre de prétexte, pour empêcher Tristan de se dédire. C’est que l’amant pressent, dans cette nouvelle épreuve qu’il s’impose, l’occasion d’un progrès décisif. Ce mariage blanc avec une femme qu’il trouve belle, c’est l’obstacle qu’il ne peut surmonter que par une victoire sur lui-même (aussi bien que sur le mariage, qu’il ruine ainsi par l’intérieur). Prouesse dont il est la victime ! La chasteté du chevalier marié répond à la déposition de l’épée nue entre les corps. Mais une chasteté volontaire, c’est un suicide symbolique — (on voit ici le sens caché de l’épée). C’est une victoire de l’idéal courtois sur la robuste tradition celtique qui affirmait l’orgueil de vivre. C’est une manière de purification de ce qui subsistait, dans le désir, de spontané, d’animal et d’actif. Victoire de la « passion » sur le désir. Triomphe de la mort sur la vie.

Ainsi donc cette préférence accordée à l’obstacle voulu, c’était l’affirmation de la mort, c’était un progrès [p. 48] vers la Mort ! Mais vers une mort d’amour, vers une mort volontaire au terme d’une série d’épreuves dont Tristan sortira purifié ; vers une mort qui soit une transfiguration, et non pas un hasard brutal. Il s’agit donc toujours de ramener la fatalité extérieure à une fatalité interne, librement assumée par les amants. C’est le rachat de leur destin qu’ils accomplissent en mourant par amour ; c’est une revanche sur le philtre.

Et l’on assiste, in extremis, au renversement de la dialectique passion-obstacle. Vraiment ce n’est plus l’obstacle qui est au service de la passion fatale, mais au contraire il est devenu le but, la fin désirée pour elle-même. Et la passion n’a donc joué qu’un rôle d’épreuve purificatrice, on dirait presque de pénitence au service de cette mort qui transfigure. Nous touchons au secret dernier.

L’amour de l’amour même dissimulait une passion beaucoup plus terrible, une volonté profondément inavouable — et qui ne pouvait que se « trahir » par des symboles tels que celui de l’épée nue ou de la périlleuse chasteté. Sans le savoir, les amants malgré eux n’ont jamais désiré que la mort ! Sans le savoir, en se trompant passionnément, ils n’ont jamais cherché que le rachat et la revanche de « ce qu’ils subissaient » — la passion initiée par le philtre. Au fond le plus secret de leur cœur, c’était la volonté de la mort, la passion active de la Nuit qui leur dictait ses décisions fatales.

10.
Le philtre

Et voici que s’entre-dévoile la raison constituante du mythe, la nécessité même qui l’a créé.

Le sens réel de la passion est tellement effrayant et inavouable, que non seulement ceux qui la vivent ne sauraient prendre aucune conscience de sa fin, mais que ceux qui la veulent dépeindre dans sa merveilleuse violence se voient contraints de recourir au langage trompeur des symboles. Laissons de côté, pour le [p. 49] moment, la question de savoir si les auteurs des cinq poèmes primitifs étaient ou non conscients de la portée de leur œuvre. En tout état de cause, il convient de préciser le sens du mot « trompeur » que nous venons d’utiliser.

La vulgarisation de la psychanalyse nous habitue à concevoir qu’un désir refoulé « s’exprime » toujours, mais de manière à égarer le jugement. La passion interdite, l’amour inavouable, se créent un système de symboles, un langage hiéroglyphique, dont la conscience n’a pas la clé. Langage ambigu par essence, car il « trahit » au double sens du terme ce qu’il veut dire sans le dire. Il lui arrive de composer en un seul geste ou une seule métaphore à la fois l’expression de l’objet désiré et l’expression de ce qui condamne ce désir. Ainsi l’interdiction reste affirmée, et l’objet reste inavoué, mais tout de même il y est fait allusion, et par là, dans une certaine mesure, des exigences incompatibles se voient du même coup satisfaites : besoin de parler de ce qu’on aime et besoin de le soustraire au jugement, amour du risque et instinct de prudence. Interrogez celui qui use d’un tel langage, demandez-lui raison de sa prédilection, pour telle ou telle image d’apparence bizarre, il répondra que « c’est tout naturel », « qu’il n’en sait rien », « qu’il n’y attache pas d’importance ». S’il est poète, il parlera d’inspiration, ou au contraire de rhétorique. Il ne sera jamais à court de bonnes raisons pour démontrer qu’il n’est responsable de rien…

Imaginons maintenant le problème qui se posait à l’auteur du Roman primitif. De quel matériel symbolique — apte à cacher ce qu’il fallait traduire — disposait-il au xiie siècle ? De la magie et de la rhétorique chevaleresque.

L’avantage de ces modes d’expression saute aux yeux. La magie persuade sans donner de raisons, voire dans la mesure où elle n’en donne point. Et la rhétorique chevaleresque, comme d’ailleurs toute rhétorique, est le moyen de faire passer pour « naturelles » les plus obscures propositions. Masque idéal ! Garantie de [p. 50] secret, mais aussi garantie d’approbation sans condition de la part du lecteur de roman. La chevalerie, c’est la règle sociale que les élites du siècle rêvent d’opposer aux pires « folies » dont elles se sentent menacées. La coutume de la chevalerie fournira donc le cadre du Roman. Et nous avons marqué, en maint endroit, le caractère de « prétexte rêvé » des interdictions qu’elle impose.

Pour la magie, voici quel sera son rôle. Il s’agit de dépeindre une passion dont la violence fascinante ne peut être acceptée sans scrupule. Elle apparaît barbare dans ses effets. Elle est proscrite par l’Église comme un péché ; par la raison comme un excès morbide. On ne pourra donc l’admirer qu’en tant qu’on l’aura libérée de toute espèce de lien visible avec l’humaine responsabilité.

L’intervention du philtre, agissant d’une manière fatale, et mieux encore bu par erreur, se révèle désormais nécessaire. (Thomas, qui cherche à diminuer le rôle de cette « emprise » magique, se verra condamné à rendre la passion moins inhumaine plus acceptable aux yeux du moraliste. Inférieur en ceci à Béroul, il sera le premier responsable de la dégradation du mythe.)

Qu’est-ce alors que le philtre ? C’est l’alibi de la passion. C’est ce qui permet aux malheureux amants de dire : « Vous voyez que je n’y suis pour rien, vous voyez que c’est plus fort que moi. » Et cependant, nous voyons bien qu’à la faveur de cette fatalité trompeuse, tous leurs actes sont orientés vers le destin mortel qu’ils aiment, avec une sorte d’astucieuse résolution, avec une ruse d’autant plus infaillible qu’elle peut agir à l’abri du jugement. Nos actions les moins calculées sont parfois les plus efficaces. La pierre qu’on lance « sans viser » va droit au but. En vérité, c’est qu’on visait ce but, mais la conscience n’a pas eu le temps d’intervenir et de gauchir le geste spontané. Et c’est pourquoi les plus belles scènes du Roman sont celles que les auteurs n’ont pas su commenter, et qu’ils décrivent comme en toute innocence.

[p. 51]

Il n’y aurait pas de mythe, il n’y aurait pas de roman, si Tristan et Iseut pouvaient dire quelle est la fin qu’ils se préparent de toute leur volonté profonde, et plus que profonde, abyssale. Qui donc oserait avouer qu’il veut la Mort ? qu’il déteste le Jour qui l’offusque ? et qu’il attend de tout son être l’anéantissement de son être ?

Certains poètes, beaucoup plus tard, ont osé cet aveu suprême. Mais la foule dit : ce sont des fous. Et la passion que le romancier désire flatter chez l’auditeur paraît, d’ordinaire, plus débile. Il y a peu de chance qu’elle soit jamais poussée à s’avouer par son excès indubitable, par une mort qui la manifeste au-delà de tout repentir possible !

Certains mystiques ont fait plus qu’avouer : ils ont su et se sont expliqués. Mais s’ils ont affronté « la Nuit obscure » avec la plus sévère et lucide passion, c’est qu’ils avaient le gage, par la foi, qu’une Volonté toute personnelle et « lumineuse » se substituerait à la leur. Ce n’était pas le dieu sans nom du philtre, une force aveugle ou le Néant, qui s’emparaient de leur secret vouloir, mais le Dieu qui promet sa grâce, et la « vive flamme d’amour » éclose aux « déserts » de la Nuit.

Tristan, lui, ne peut rien avouer. Il veut comme s’il ne voulait pas. Il s’enferme en une « vérité » invérifiable, injustifiable, dont il rejette avec horreur la connaissance. Il tient son excuse toute prête, et elle le trompe mieux que quiconque : c’est le poison qui le « demeine par force ». Et cependant, qu’il ait choisi cette destinée, qu’il l’ait voulue et accueillie par un obscur et souverain assentiment, tout le trahit dans son action, et jusque dans sa fuite désespérée, dans la sublime coquetterie de sa fuite ! Et qu’il l’ignore, c’est essentiel à la grandeur exemplaire de sa vie. Les raisons de la Nuit ne sont pas celles du Jour, elles ne sont pas communicables au [p. 52] Jour10. Elles le méprisent. Tristan s’est fait prisonnier d’un délire auprès duquel pâlissent toute sagesse, toute « vérité », et la vie même. Il est au-delà de nos bonheurs, de nos souffrances. Il s’élance vers l’instant suprême où la totale jouissance est de sombrer.

Les mots du Jour ne peuvent décrire la Nuit, mais la « musique savante » n’a pas manqué à ce désir dont elle procède. Levez-vous, orages sonores de la mort de Tristan et d’Isolde !

Vieille et grave mélodie, dit le héros, tes sons lamentables parvenaient jusqu’à moi sur les vents du soir, lorsqu’en un temps lointain la mort du père fut annoncée au fils. Dans l’aube sinistre, tu me cherchais, de plus en plus inquiète, lorsque le fils apprit le sort de la mère… Quand mon père m’engendra et mourut, quand ma mère me donna le jour en expirant, la vieille mélodie arrivait aussi à leurs oreilles, languissante et triste. Elle m’a interrogé un jour, et voici qu’elle me parle encore. Pour quel destin suis-je né ? Pour quel destin ? La vieille mélodie me répète : —Pour désirer et pour mourir ! Pour mourir de désirer !

Il peut maudire ses astres, sa naissance, mais la musique est savante, vraiment, et elle nous chante immensément le beau secret : c’est lui qui a voulu son destin :

Ce terrible philtre qui me condamne au supplice, c’est moi, moi-même qui l’ai composé… Et je l’ai bu à longs traits de délice !…

[p. 53]

11.
L’amour réciproque malheureux

Passion veut dire souffrance, chose subie, prépondérance du destin sur la personne libre et responsable. Aimer l’amour plus que l’objet de l’amour, aimer la passion pour elle-même, de l’amabam amare d’Augustin jusqu’au romantisme moderne, c’est aimer et chercher la souffrance. Amour-passion : désir de ce qui nous blesse, et nous anéantit par son triomphe. C’est un secret dont l’Occident n’a jamais toléré l’aveu, et qu’il n’a pas cessé de refouler, — de préserver ! Il en est peu de plus tragiques, et sa persistance nous invite à porter sur l’avenir de l’Europe un jugement très pessimiste.

Marquons ici une incidence qui méritera plus tard son développement : c’est la liaison ou la complicité de la passion, du goût de la mort qu’elle dissimule, et d’un certain mode de connaître qui définirait à lui seul notre psyché occidentale.

Pourquoi l’homme d’Occident veut-il subir cette passion qui le blesse et que toute sa raison condamne ? Pourquoi veut-il cet amour dont l’éclat ne peut être que son suicide ? C’est qu’il se connaît et s’éprouve sous le coup de menaces vitales, dans la souffrance et au seuil de la mort. Le troisième acte du drame de Wagner décrit bien davantage qu’une catastrophe romanesque : il décrit l’essentielle catastrophe de notre sadique génie, ce goût réprimé de la mort, ce goût de se connaître à la limite, ce goût de la collision révélatrice qui est sans doute la plus inarrachable des racines de l’instinct de la guerre en nous.

De cette extrémité tragique, illustrée, avouée et constatée par la pureté du mythe originel, redescendons à l’expérience de la passion telle que la vivent les hommes d’aujourd’hui.

Le succès prodigieux du Roman de Tristan révèle en [p. 54] nous, que nous le voulions ou non, une préférence intime pour le malheur. Que ce malheur, selon la force de notre âme, soit la « délicieuse tristesse » et le spleen de la décadence, ou la souffrance qui transfigure, ou le défi que l’esprit jette au monde, ce que nous cherchons, c’est ce qui peut nous exalter jusqu’à nous faire accéder, malgré nous, à la « vraie vie » dont parlent les poètes. Mais cette « vraie vie », c’est la vie impossible. Ce ciel aux nuées exaltées, crépuscule empourpré d’héroïsme, n’annonce pas le Jour, mais la Nuit ! La « vraie vie est absente », dit Rimbaud. Elle n’est qu’un des noms de la Mort, le seul nom par lequel nous osions l’appeler — tout en feignant de la repousser.

Pourquoi préférons-nous à tout autre récit celui d’un amour impossible ? C’est que nous aimons la brûlure, et la conscience de ce qui brûle en nous. Liaison profonde de la souffrance et du savoir. Complicité de la conscience et de la mort ! (Hegel a pu fonder sur elle une explication générale de notre esprit et même de notre Histoire.) Je définirais volontiers le romantique occidental comme un homme pour qui la douleur, et spécialement la douleur amoureuse, est un moyen privilégié de connaissance.

Certes, cela vaut pour les meilleurs. Le grand nombre se soucie peu de connaître, et de se connaître. Il cherche simplement l’amour le plus sensible. Mais c’est encore l’amour dont quelque entrave vient retarder l’heureux accomplissement. Ainsi, soit qu’on désire l’amour le plus conscient, ou simplement l’amour le plus intense, on désire en secret l’obstacle. Au besoin, on le crée, on l’imagine.

Il me paraît que cela explique une bonne partie de notre psychologie. Sans traverses à l’amour, point de « roman ». Or c’est le roman qu’on aime, c’est-à-dire la conscience, l’intensité, les variations et les retards de la passion, son crescendo jusqu’à la catastrophe — et non point sa rapide flambée. Considérez notre littérature. Le bonheur des amants ne nous émeut que par l’attente du malheur qui le guette. Il y faut cette menace de la vie et [p. 55] des hostiles réalités qui l’éloignent dans quelque au-delà. La nostalgie, le souvenir, et non pas la présence, nous émeuvent. La présence est inexprimable, elle ne possède aucune durée sensible, elle ne peut être qu’un instant de grâce — le duo de Don Juan et Zerline. Ou bien l’on tombe dans une idylle de carte postale.

L’amour heureux n’a pas d’histoire dans la littérature occidentale. Et l’amour qui n’est pas réciproque ne passe point pour un amour vrai. La grande trouvaille des poètes de l’Europe, ce qui les distingue avant tout dans la littérature mondiale, ce qui exprime le plus profondément l’obsession de l’Européen : connaître à travers la douleur, c’est le secret du mythe de Tristan, l’amour-passion à la fois partagé et combattu, anxieux d’un bonheur qu’il repousse, magnifié par sa catastrophe, — l’amour réciproque malheureux.

Arrêtons-nous sur cette formule du mythe.

Amour réciproque, en ce sens que Tristan et Iseut « s’entr’aiment », ou du moins, qu’ils en sont persuadés. Et il est vrai qu’ils sont, l’un envers l’autre, d’une fidélité exemplaire. Mais le malheur, c’est que l’amour qui les « demeine » n’est pas l’amour de l’autre tel qu’il est dans sa réalité concrète. Ils s’entr’aiment, mais chacun n’aime l’autre qu’à partir de soi, non de l’autre. Leur malheur prend ainsi sa source dans une fausse réciprocité, masque d’un double narcissisme. À tel point qu’à certains moments, on sent percer dans l’excès de leur passion une espèce de haine de l’aimé. Wagner l’a vue, bien avant Freud et les modernes psychologues. « Élu par moi, perdu par moi ! » chantait Isolde en son amour sauvage. Et la chanson du marinier, du haut du mât, prédit leur sort inévitable :

Vers l’Occident erre le regard ; vers l’Orient file le navire. Frais, le vent souffle vers la terre natale. Ô fille d’Irlande, où t’attardes-tu ? Ce qui gonfle ma voile, sont-ce tes soupirs ? Souffle, [p. 56] souffle ô vent ! Malheur, ah ! malheur, fille d’Irlande, amoureuse et sauvage !

Double malheur de la passion qui fuit le réel et la Norme du Jour, malheur essentiel de l’amour : ce que l’on désire, on ne l’a pas encore — c’est la Mort — et l’on perd ce que l’on avait — la jouissance de la vie.

Mais cette perte n’est pas sentie comme un appauvrissement, bien au contraire. On s’imagine que l’on vit davantage, plus dangereusement, plus magnifiquement. C’est que l’approche de la mort est l’aiguillon de la sensualité. Elle aggrave, au plein sens du terme, le désir. Elle l’aggrave même parfois jusqu’au désir de tuer l’autre, ou de se tuer, ou de sombrer dans un commun naufrage.

Ô vents, clamait encore Isolde, secouez la léthargie de cette mer rêveuse, ressuscitez des profondeurs l’implacable convoitise, montrez-lui la proie que je lui offre ! Brisez le vaisseau, engloutissez les épaves ! Tout ce qui palpite et respire, ô vents, je vous le donne en récompense !

Attirés par la mort loin de la vie qui les pousse, proies voluptueuses de forces contradictoires mais qui les précipitent au même vertige, les amants ne pourront se rejoindre qu’à l’instant qui les prive à jamais de tout espoir humain, de tout amour possible, au sein de l’obstacle absolu et d’une suprême exaltation qui se détruit par son accomplissement.

12.
Une vieille et grave mélodie

Un résumé objectif du Roman nous a fait pressentir certaines contradictions. L’hypothèse d’une opposition, que l’auteur eût tenté d’illustrer, entre la loi de chevalerie et les coutumes féodales, nous a permis de surprendre le mécanisme de ces contradictions. Alors a commencé notre recherche du vrai sujet de la légende.

[p. 57] Derrière la préférence accordée par l’auteur à la règle de chevalerie, il y a le goût du romanesque. Derrière le goût du romanesque, il y a celui de l’amour pour lui-même. Et cela suppose une recherche secrète de l’obstacle favorable à l’amour. Mais ce n’est encore là que le masque d’un amour de l’obstacle en soi. Et l’obstacle suprême, c’est la mort, qui se révèle au terme de l’aventure comme la vraie fin, le désir désiré dès le début de la passion, la revanche sur le destin qui fut subi et qui est enfin racheté.

Cette analyse du mythe primitif livre quelques secrets dont l’importance est appréciable — mais dont la conscience commune doit renier l’intime évidence. Que la sécheresse d’une description réduite à suivre en ses détours la logique interne du Roman puisse paraître vaguement injurieuse, je le sens bien, et m’en console si les résultats sont exacts ; que certaines conjectures soient discutables, je l’admettrai sans peine devant les preuves ; mais quoi qu’on pense d’une interprétation que j’ai stylisée à dessein, il demeure qu’elle nous a permis de surprendre à l’état naissant quelques relations fondamentales qui sous-tendent nos destinées.

Pour autant que l’amour-passion rénove le mythe dans nos vies, nous ne pouvons plus ignorer, désormais, la condamnation radicale qu’il représente pour le mariage. Nous savons, par la fin du mythe, que la passion est une ascèse. Elle s’oppose à la vie terrestre d’une manière d’autant plus efficace qu’elle prend la forme du désir, et que ce désir, à son tour, se déguise en fatalité.

Incidemment, nous avons indiqué qu’un tel amour n’est pas sans lien profond avec notre goût de la guerre.

Enfin, s’il est vrai que la passion, et le besoin de la passion, sont des aspects de notre mode occidental de connaissance, il faut en venir — au moins sous forme de question — à poser une dernière relation qui se révélera peut-être, en fin de compte, la plus fondamentale de toutes. Connaître à travers la souffrance, n’est-ce pas l’acte même, et l’audace, de nos mystiques les plus lucides ? Érotique au sens noble, et mystique : que l’une [p. 58] de l’autre soit cause ou effet, ou qu’elles aient une commune origine — ces deux « passions » parlent un même langage, et chantent peut-être dans notre âme la même « vieille et grave mélodie » orchestrée par le drame de Wagner :

Elle m’a interrogé un jour, et voici qu’elle me parle encore. Pour quel destin suis-je né ? Pour quel destin ? La vieille mélodie me répète : — Pour désirer et pour mourir.

Partant d’un examen « physionomique » des formes et des structures du Roman, nous avons pu saisir le contenu originel du mythe, dans sa pureté fruste et grande. Deux voies nous tentent maintenant : l’une remonte vers les arrière-plans historiques et religieux du mythe, — l’autre descend du mythe jusqu’à nos jours.

Parcourons-les l’une après l’autre, librement. Nous ferons halte ici ou là pour vérifier telle origine nettement localisée, ou telle conséquence imprévue des relations que nous venons de dégager.