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I
La pensée prolétarisée

La pensée ne vaut rien pour penser.

Goethe.

L’exigence fondamentale

Toute œuvre qui ne met pas en question notre situation personnelle dans l’univers ne sert de rien à l’humanité, reste en dehors de la question. Et de même, toute pensée est vaine, qui n’a pas mis d’abord son auteur à la question, en sorte que sa plainte ou son triomphe constitue le centre même de son œuvre, et non plus sa réussite émouvante ou flatteuse, mais bien cette lutte et cette prière jaculatoire, cette lutte d’où il sortira peut-être écrasé, et cette prière qu’il parviendra peut-être à maintenir secrète au cœur de l’acte.

S’il faut poser cette exigence exorbitante (oui, si durement injuste pour tant d’œuvres que j’aime, et de toute ma faiblesse peut-être), c’est que des siècles d’abandon charmant, derrière nous, aboutissent à une catastrophe dont pourraient seules nous sauver les violences d’une foi nouvelle. Il s’agit de fonder maintenant une hiérarchie monumentale, et il s’agit de lui soumettre nos jugements les plus intimes avec une fidélité [p. 150] pesante et très sévère. Il s’agit, pour parler un langage positif, de rétablir une situation désespérée qui fut notre douceur de vivre, mais qui sera la honte de notre mort si nous n’y portons des mains fortes.

Il est temps de proclamer vaine toute œuvre qui laisse son auteur intact, et le lecteur à son confort. Vaine et mauvaise toute œuvre qui ne te saisit pas comme avec une main, qui ne te pousse pas hors de toi-même, dans le scandale ou dans la joie de ta vocation créatrice.

Trop de penseurs inoffensifs secrètent des philosophies correctes, trop de drames inoffensifs se nouent par jeu dans nos romans, trop de scribes inoffensifs nous singent la fureur, ou la révolte, l’indulgence sceptique ou la paix distinguée. Inoffensifs, tous ceux dont l’œuvre n’est pas ce lieu de combat sans merci où quelque chose qu’il ne peut plus fuir attaque l’auteur et tout ce qu’il reflète d’une ambiance domestiquée.

Il est grand temps que la pensée redevienne ce qu’elle est en réalité : dangereuse pour le penseur, et transformatrice du réel. « Là où je crée, là je suis vrai », écrivait Rilke. Et c’est pourquoi nous prendrons au sérieux cette distinction : il y a des hommes qui sont l’orgueil de notre esprit, — et d’autres qui s’enorgueillissent de notre esprit. Il y a des hommes qui créent, d’autres qui enregistrent : il ne faudra plus les confondre. Il y a Pascal et Goethe, Dostoïevski et Kierkegaard, — il y a aussi les fins lettrés, les bons esprits, les professeurs, pour lesquels la pensée est un art d’agrément, un héritage, une carrière libérale, ou un capital bien placé. Cerveaux sans mains ! et qui jugent de haut, mais de loin, et toujours après coup, la multitude des mains sans cerveaux qui travaillent sans fin par le monde, peinant peut-être en pure perte, si ce n’est pour notre perte à tous. Or, ces gens forment l’opinion, sans aucun doute, et ils le savent. Toute l’opinion du monde en est à peu près là, que la pensée ne peut venir qu’à la remorque d’événements [p. 151] fatals et qui n’ont cure de ses arrêts. C’est que l’on confond la pensée avec l’usage inoffensif de ce que les créateurs ont pensé, au prix de leur vie souvent, et toujours par un acte initiateur et révolutionnaire.

Les uns pensent, dit-on, les autres agissent ! Mais la vraie condition de l’homme, c’est de penser avec ses mains.

L’esprit s’est « distingué »

Remarquons qu’une formule telle que « penser avec les mains » a d’abord une valeur polémique, et qu’en ce sens elle est exacte dans la mesure où elle provoque. Tournons sa pointe vers un adversaire qui va se désigner lui-même sans retard.

Toute l’astuce d’une certaine critique me paraît en effet s’exercer au détriment de la gravité de penser. D’où les refus que cette critique ne manque pas de prononcer dès qu’elle flaire dans une formule la volonté de modifier les conditions de son repos. « Si c’est avec tes mains que tu te proposes de penser, que vas-tu faire de ton cerveau ? », nous dit ce bon esprit au nom de beaucoup de sa sorte. Ce qui revient à dire : « Si c’est avec les roues de son auto qu’on roule, que doit-on faire de son moteur ? » Mais nous ne partons pas pour plaisanter avec les bons esprits. Qu’est-ce en effet qu’un esprit distingué ? Et de quoi peut-il bien s’être ainsi distingué ? Mais de ses mains, tout simplement ! Et si la droite ignore ce que « touche » la gauche, voilà la droite aussi qui du coup se distingue, et l’on peut tendre une main distinguée.

L’esprit moderne a poussé loin la distinction : c’est bien là sa vulgarité. Et c’est sa malfaisance particulière que de se vouloir inoffensif et impuissant. Nous l’avons dit souvent déjà, et nous aurons sans doute l’occasion [p. 152] d’y revenir avec toute l’insistance que requiert une vérité si importante58, — car elle a le malheur d’être évidente, et il n’en faut pas davantage pour qu’on la néglige aujourd’hui. Toute l’ambition de cet ouvrage n’est-elle pas justement de confondre, ou tout au moins de marquer une volonté de confondre ce que des siècles de culture bourgeoise nous ont appris à distinguer et opposer : le cerveau et les mains dans le corps, la foi et les œuvres dans l’âme, mais aussi cette âme et ce corps, cette pensée profonde et ce qui la révèle au jour, cet esprit qu’on dit pur, et l’acte qu’il atteste.

Le moteur ni les roues ne sont faits pour eux-mêmes : ils n’ont de raison d’être que par l’acte qui les unit. Il est temps d’embrayer, disons-nous. Il est grand temps que l’on s’avise de penser avec les mains.

Les mains

Quelles mains ? Notre siècle « à mains » ne serait-il pas assez maniaque comme cela ? Oui, tout à fait assez. Mais l’essentielle vanité de l’activisme, de l’agio, est trop vite jugée par celle des distingués aux mains prudentes, et qui n’auront jamais fini de soupeser leurs doutes opportuns. Il nous faut des mains maîtrisées, mais qui pèsent.

Non pas ces mains qui manient et manipulent, mains de joueurs et de maniaques, mains machinales et qu’aucun charme ne soumet : ce sont les mains des agités, et non point de ceux qui agissent. Non pas ces mains lentes et sèches à la surface des objets, mains rêveuses ou mains obsédées, mains incertaines, circonspectes, tâtonnantes et minutieuses, mains de pensifs et non pas de penseurs.

[p. 153] Que les penseurs aient les mains larges et dures ! Des mains faites pour prendre et peser. Des mains qui sachent, qui accomplissent et qui sculptent ; des mains qui créent.

Les mains du modeleur marquent de leur empreinte la forme même des objets saisis, mais les mains de l’agité marquent à peine les surfaces, et l’on reconnaît le voleur, celui qui touche à tout, celui qui touche au bien d’autrui. Car celui qui touche un objet sans le marquer profondément de son empreinte et le faire sien, ne peut toucher jamais qu’au bien d’autrui. Ce qu’il a pris ne saurait être à lui : il est hors de pouvoir de se l’approprier. L’érudit et le citateur59 profiteur de grandeurs qu’ils ne savent pas marquer, mais tout juste ternir de leur empreinte.

D’où vient l’initiative ?

Cependant, ne soyons pas dupe de notre image. N’allons pas lui permettre de se préciser à sa façon, au détriment d’une vérité plus générale qu’elle est simplement destinée à illustrer.

Penser avec les mains ne veut pas dire qu’il faut cesser de penser pour se livrer à des activités artisanales, piocher la terre, scier du bois, ou monter des jouets mécaniques ; ne veut pas dire non plus que le contact professionnel avec le matériau, la terre, le métal, apporte nécessairement à l’intellectuel une connaissance plus organique du cosmos et de plus saines disciplines de pensée60. Je ne vais pas recommander à notre culture [p. 154] décadente une cure de petits travaux manuels, quand nous avons besoin d’abord d’un gros œuvre intellectuel. Louis XVI n’a pas sauvé un régime moins malade que le nôtre en forgeant quelques pièces de serrurerie.

Si la pensée, selon le mot de Goethe, ne vaut rien pour penser, il convient d’ajouter ici, dans le même sens, que la main seule ne vaut rien pour agir. « L’homme possède par nature la raison et une main. » (Thomas d’Aquin.) Cette raison raisonne mal si elle n’engage pas la main. Cette main travaille en vain si la raison ne s’engage pas dans son travail. La main n’est ici qu’un symbole de l’action proprement humaine, qui est celle qu’initie le cerveau lorsqu’il a su en concevoir la fin. La main n’est rien que l’instrument qui réalise une vision. Penser avec les mains, c’est penser en puissance d’action, c’est penser dans l’action où l’esprit se voit actuellement compromis et sommé de juger, de choisir, de transformer les conditions qui lui sont faites, — qu’il refuse. Penser avec les mains, c’est concevoir en actes, et cela s’oppose à la notion rationaliste d’une pensée qui ne serait rien qu’un commentaire tardif aux actions faites par les autres. Enfin, penser avec les mains n’est pas non plus l’exact équivalent d’agir par sa pensée. Car ce n’est pas l’action d’abord qui importe — et la pensée serait son adjuvant — mais au contraire, si je veux penser en actes, c’est que la pensée ne me paraît juste et parfaite qu’au moment où l’acte l’atteste et la convainc de gravité. Il n’est d’acte réel que celui que l’on pense, et ma formule implique la primauté de la pensée en toute action, non moins que la nécessité de cette action par la pensée.

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Deux sens du mot penser

Les plus grands malheurs de l’humanité naissent de malentendus, et non pas comme le veut la polémique partisane, de la perversité des uns triomphant de la bonté naturelle des autres. Mais les pires malentendus, à leur tour, naissent de confusions faites sur les mots. Il n’y a pas de « questions de mots » au sens futile, accoutumé, parce que tout est d’abord question de mots, au sens précis et décisif de l’expression. Si nous ne partons pas, dès nos premières démarches, d’une définition concrète des mots en jeu, la partie est perdue d’avance ou plutôt elle va se jouer dans un domaine où ne subsistent plus ni sanctions ni arbitrage ; où chacun peut prétendre avoir gagné ; où la victoire de l’un n’est pour l’autre que tricherie. J’appelle sanction le simple jugement de vérité ou d’erreur, dans un domaine où quelques vérités fondamentales sont reconnues. Je doute qu’il en existe de cette sorte parmi nous. Mais au moins trouverons-nous un arbitre qui rende à notre jeu quelque sérieux, fût-il tout provisoire ?

Peut-être l’étymologie peut-elle nous secourir. Il s’agit ici de deux mots : pensée et main. Au sujet de la main, je crois en avoir dit assez pour écarter les plus grossiers malentendus. J’appelle main ce qui manifeste la pensée, ce qui la rend visible et corporelle ; ce qui la rend, au double sens du terme, grave. Toute la difficulté se porte alors sur le mot pensée, et il est clair qu’elle doit reposer là, si la pensée est bien l’agent initiateur qui qualifie la main elle-même et son action. Or, voici que l’arbitre invoqué faute de mieux, rend une sentence à double entente :

Le penseur pense : il faut entendre qu’il pèse61 et que [p. 156] la pensée est un poids que nous jetons dans la balance. Poids, de pensum, chose pesée. Mais la chose pesée n’est-elle pas d’abord chose qui pèse au sens actif ? Dès lors, penser, est-ce peser quelque chose, ou au contraire, peser sur quelque chose ?

Si la pensée est « ce qui pèse », faut-il l’assimiler à la balance, ou bien au poids ?

Telle est l’équivoque du mot. Elle nous jette aussitôt dans un choix. Pour les uns, la pensée reste l’office tout impartial de la balance ; pour les autres, elle figure la force même que mesure la balance, et qui se passerait aussi bien de ce contrôle. Non point qu’aucune force existe sans mesures, mais le choix qui importe est celui-ci : préfère-t-on lire la mesure à l’aiguille, au terme d’une opération correcte, ou préfère-t-on la lire dans l’éclat et l’ampleur des effets que la force en son action propage ? S’agit-il pour le penseur de soupeser des idées et des faits, ou au contraire de peser sur les faits, et de créer des idées qui aient du poids ?

Les conséquences de l’un et l’autre choix sont infinies. Elles sont infiniment contradictoires. Rien n’est plus important pour le dessein de ce livre que d’en suivre le déroulement, non point pour les opposer terme à terme, mais au contraire pour découvrir les « lois » de l’une, et la liberté créatrice qui éclate en l’autre à tout coup.

Et ceci dictera le plan de cette section de notre recherche. Nous suivrons d’une part la logique de la pensée qui n’est que descriptive — pensée balance. Et d’autre part, nous essaierons d’énumérer les conditions que la pensée en actes — pensée pesante — requiert de l’homme qui prétend l’exercer comme sa vocation créatrice.

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Définition d’un esprit « moderne »

« Je m’étais fait un mode d’existence qu’on pourrait appeler potentiel. Mon humeur m’inclinait à borner mon action à l’épreuve de laboratoire de ces moyens62. » — « Une seule chose m’intéresse dans la littérature : les moyens et la conscience que l’on en prend63. »

Une seule chose intéresse André Gide lorsqu’il écrit son premier roman64 : les moyens du romancier et la conscience qu’il en prend — plutôt que l’usage qu’il peut en faire, indéfiniment ajourné.

Une seule chose intéresse les surréalistes lorsqu’ils se livrent à l’écriture automatique : les moyens du subconscient et la conscience honteuse qu’ils en prennent ; (honteuse, car ce qu’ils nomment subversif et qu’ils recherchent, c’est justement ce qui n’a pas de sens actuellement acceptable). (Puis ils retournent cette erreur comme un gant, et se font communistes.)

Une seule chose intéresse Proust, Joyce65… Et c’est encore la description sans fin, le procès même de la conscience : se voir sentir ou penser, ou parler… (« Parler pour dire », sans définir l’objet, parler pour voir comment on pourrait dire… rejoint, ailleurs, parler pour ne rien dire.)

Une seule chose intéresse le philosophe moderne : les moyens de la connaissance et la conscience qu’il en prend. Épistémologie et gnoséologie, historicisme, psychologisme et criticisme… Lorsque le philosophe moderne rejette les tentations grossières de la sociologie, il ne se veut sérieux qu’en tant qu’il philosophe indéfiniment, [p. 158] et récuse toute finalité. Le sérieux de la pensée s’identifie ainsi au caractère purement potentiel de l’exercice de la pensée. (De même que pour Kant, le sérieux moral est purement formel.) D’où l’excessive technicité de leur langage.

Avec moins de rigueur bien entendu, l’on pourrait dire encore qu’une seule chose intéresse le capitaliste moderne : les moyens d’accumuler la richesse, et le potentiel qu’elle représente. D’où l’ascétisme du capitaliste, type Ford ou Stinnes — son affectation de vie simple et son mépris des fins humaines du crédit, et de la jouissance actuelle des biens terrestres.

Une seule chose intéresse le théologien moderniste ou libéral : l’expérience religieuse et la conscience que l’on en prend ; la réalité des fins dernières et de la cause première étant nettement subordonnée à l’intensité même de l’expérience. D’où l’immanentisme déclaré ou confus qui caractérise cette théologie.

Le cas de la science est évident : il n’est de science « moderne » que des moyens. Et c’est précisément à ce modèle scientifique que se conforment l’art, les lettres et la philosophie modernes.

Et la morale qui correspond à tout cela ? — On fait l’amour, on ne fait plus des enfants. Cette formule symbolise tout le reste.

Ainsi l’esprit « moderne » nous apparaît dans son ensemble défini par la phrase fameuse de M. Teste : « Je me voyais me voir. » Et il s’oppose radicalement à l’esprit des grandes métaphysiques et théologies traditionnelles, jusqu’à Kant, qui cherchaient, elles, à voir quelque chose pour atteindre et pour saisir cette chose, cette fin, ou tout au moins pour s’orienter activement vers elle.

C’est donc de cette situation que nous partons. C’est parce qu’elle existe autour de nous, et nous en elle sans trop le savoir peut-être, c’est parce qu’elle affecte [p. 159] l’existence même de la pensée, et par suite, la communauté que cette pensée devait régir, qu’il n’est pas vain de l’envisager.

Mais il faudra, pour la mieux voir, en rechercher les origines. Car elle n’est guère que le dernier aboutissement d’erreurs plusieurs fois centenaires.

« Réciter l’homme », ou le former ?

Entre les deux définitions de la pensée que nous avons formulées tout à l’heure, l’élite bourgeoise a choisi. Elle est pour la pondération, et elle n’appelle « sérieuse » qu’une pensée pondérée. Le comble du sérieux sera donc pour elle le comble de la pondération, c’est-à-dire, à la limite, l’équivalence parfaite des idées, l’équilibre de la balance, ce qui peut encore s’exprimer, en termes non moins objectifs, par l’indifférence de la balance à l’égard de ce qu’elle pèse.

« Les autres forment l’homme, je le récite. » Ainsi parlait Montaigne, ainsi pourrait parler l’élite bourgeoise du xixe au xxe siècle, en tant qu’elle révère et pratique la pensée distinguée de l’action. Voilà sa modestie, — et le siècle passé n’a pas manqué de qualifier cette vertu de scientifique. Soyons donc rigoureux dans l’examen d’une maxime dont l’apparence inoffensive ne doit pas nous faire oublier qu’elle pourrait servir d’épigraphe à toute la culture finissante.

« Les autres forment l’homme, je le récite… » Les autres : les actifs — ou peut-être les agités ? Oh ! ce n’est point qu’on les méprise, ils font sans doute ce qu’ils ont à faire. Mais le métier du clerc est différent. Le clerc est là pour dire le vrai, pour « réciter ». Peut-être aussi pour critiquer, mais après coup. Que « les autres » y portent la main, le clerc jugera de leurs ouvrages. Le voici portant sa balance : la pensée est [p. 160] pondération ; à la rigueur, commentaire. Que la science vienne à s’en mêler, la tâche sera plus simple encore : réciter l’homme ne comportera plus aucun jugement de valeur. Ainsi le veut la saine méthode, et tout le reste est bavardage, illusion romantique ou pire encore : dogmatisme ! Le clerc d’église n’avait pas bien vu l’homme : c’est qu’il était pressé de le juger, de le modifier… Il s’agit maintenant de le décrire et non plus de le conduire au salut.

Nous tenons ici la première supposition impliquée par la maxime bourgeoise de Montaigne : c’est l’impartialité nécessaire du clerc, réduit au rôle d’observateur indépendant.

Cette impartialité, je le répète, est la vertu de l’intellectuel bourgeois. On se tromperait du tout en y voyant une malice concertée dès l’origine. Le cynisme est plus rare qu’on ne suppose, et très peu d’hommes s’engagent volontairement dans une carrière qu’ils savent malfaisante. D’où vient qu’une bonne partie des critiques les plus justifiées restent inefficaces ou jouent à contre-fins. Dénoncez une doctrine, décrivez ses excès, accumulez sur ses méfaits les plus patents les témoignages les plus considérables : « Je n’ai pas voulu cela ! », répondent ses auteurs, ses héritiers et ses victimes reconnaissantes. Ils sont sincères et pensent qu’on les attaque injustement. Si l’on veut être utile et convaincre, et non point triompher dans le vide, c’est sur l’insuffisance de ses vertus qu’il s’agit d’éclairer l’adversaire. Et c’est au succès même de ses efforts qu’il faut le prendre. Car il arrive que nos succès nous jugent plus sévèrement que nos échecs. Dans tous les cas, il faut aller plus loin que la plus juste indignation contre des symptômes morbides. Il faut aller jusqu’à cette pitié corrosive qui s’attaque aux secrètes carences.

Mais où se cache le secret d’une époque ? Apparemment là où personne n’aura l’idée d’aller le chercher : [p. 161] dans cette convention le plus généralement admise, dans ce sous-entendu que personne n’entend plus et qui domine la morale et la pensée d’un siècle, dans ces réalités dont une sagesse terrible dit justement qu’elles crèvent les yeux. Dans la bonne conscience de l’époque, et non dans ses débordements, dans ses raisons, et non dans ses excès : « … vu que l’erreur, écrit Descartes66 ne consiste qu’en ce qu’elle ne paraît pas telle ».

Rien ne paraît plus « naturel » à l’intellectuel bourgeois que son souci d’impartialité méthodique, vertu de laboratoire, dont on fait à peu près le synonyme d’honnêteté, une louange assez commune. Que l’on doive y voir en même temps le synonyme d’une certaine lâcheté, d’un certain refus d’être humain, voilà ce qu’il faut expliquer maintenant.

L’appareil intellectuel

L’impartialité du penseur suppose un certain détachement, que j’ai nommé sa distinction. Il y a les autres, et il y a le clerc, le clerc armé de sa balance. Il y a ceux qui agissent, d’un côté, et de l’autre, ceux qui s’occupent à peser les actions et les pensées d’autrui. (Et c’est encore le meilleur cas : la plupart s’occupant surtout à peser leurs poids et à commenter leur balance.) Entre le clerc et tous les autres, il y a donc ce fameux et mystérieux appareil intellectuel. C’est un ensemble des plus composites de conventions techniques, de conventions de langage, de méthodes à la mode, d’instruments de travail, d’usages sociaux, de contrôles officiels (examens, diplômes et titres) qu’on ne saurait définir aisément parce qu’il est fait d’une foule d’éléments précis, pour la plupart [p. 162] très valables en soi, mais hétérogènes au possible, si l’on considère leur total — ce qu’on préfère évidemment ne jamais faire. On parle volontiers, mais vaguement, de culture. Nous avons vu quel est alors le sens du mot : c’est héritage, patrimoine, chose faite et subie, qu’il s’agit de transmettre et qui dicte au penseur ses normes.

Ce beau complexe tire son autorité auprès du public « cultivé » de ce qu’il est toujours sous-entendu et par essence insaisissable. C’est une espèce de Providence des clercs laïques. Elle a souffert peu de blasphèmes jusqu’ici. Le scepticisme à son égard est encore loin d’être de mode67. Et l’on peut se demander parfois s’il faut vraiment souhaiter qu’il se répande et se vulgarise rapidement. Avant de donner carrière au doute public sur la valeur des dogmes cléricaux, ne faudrait-il pas essayer de limiter d’avance la part du feu à l’aide d’un critère spirituel ? Sinon l’on risque bien de voir le spirituel pâtir du discrédit d’un ennemi devenu trop intime. J’examinerai donc maintenant notre appareil intellectuel dans la perspective de l’acte créateur, de l’incarnation des idées, de la pensée manifestée, c’est-à-dire, pensée avec les mains.

Réciter l’homme, c’est l’impartialité du clerc, c’est son refus modeste et scientifique de former l’homme. J’ai dit la condition d’une telle vertu et d’un si sobre détachement. Lorsqu’un clerc nous dira qu’en toute impartialité il estime… nous saurons donc qu’il juge au nom de l’appareil interposé par sa culture entre la pensée et l’objet, entre le cerveau et la main, entre l’individu pensant et toute espèce de responsabilité. [p. 163] Lorsqu’un clerc invoquera cette objectivité qui jouit dans le siècle d’un si curieux prestige, nous saurons qu’il invoque un ensemble de lois, un ensemble de dogmes et de déterminismes figurant à ses yeux la vérité en soi, la mesure de toutes les mesures, et le correctif nécessaire à toute opinion personnelle. Lorsqu’un clerc enfin louera le sérieux d’un ouvrage, nous saurons qu’il s’agit d’un ouvrage dont la composition révèle un emploi maximum des instruments de travail fournis par l’université68.

Une pensée impartiale, cultivée, objective, sérieuse, c’est ce que nos grandes écoles proposent comme idéal à leurs élèves, dans un ordre de choses, on le sait, où l’idéal a su se rendre obligatoire : il y a les examens, les concours, les postes à briguer… Cette pensée-là est scientifique, mais dans un sens assez particulier : entendez qu’elle n’invente guère, n’imagine rien, et s’en voudrait d’embellir quoi que ce soit de ce qu’elle touche. « Le beau est la splendeur du vrai », récitera-t-elle parfois, mais en haine du beau, — car le vrai c’est pour elle l’état moyen du laid. Elle n’invente guère : elle décrit ; elle ne forme pas : elle récite. Elle ne met pas un poids nouveau dans la balance, car elle est elle-même balance, pondération et non pesée, calibrage et non point matière. La question qui se pose alors est celle-ci : cet appareil, ce beau jeu de balances, est-il encore une aide, ou devient-il une gêne pour l’acte créateur, pour la pensée pesante ?

Est-ce la subtilité de l’appareil qui est néfaste ? Je ne vais pas proposer d’impossibles « retours » à la naïveté créatrice, à l’improvisation géniale et autres mythes romantiques. Mais je voudrais faire observer que la délicatesse de nos balances est excessive dans l’état où nous sommes. Notre horlogerie intellectuelle, tous ces rouages et ces ressorts presque invisibles qui conditionnent le sérieux technique de la pensée, tout cela est devenu si délicat, si minutieux, si difficile à manier rapidement, que les intellectuels se trouvent tout démunis quand il s’agit de juger au concret, de prendre position dans le train de l’action, enfin d’agir. Ils ont sans cesse besoin de se référer à des systèmes de mots ou de critique philosophique, qu’ils ont laissés dans leur tiroir, parce qu’ils ne sont pas portatifs, ou trop sensibles, ou trop vite affolés pour être pratiquement utilisables sur-le-champ… Posez à ces penseurs une question bien directe et simple, ils ne sauront que vous répondre, ils n’arriveront jamais au oui ou au non, au choix. Ils demanderont le délai nécessaire pour aller traduire la question dans leur vocabulaire « ismique ». Durant cette élaboration — qui aboutit forcément à dénaturer le problème, pour peu que ce soit un problème vivant —, il arrive que les données changent, et que l’urgence s’évanouisse. Nouvelle raison pour l’intellectuel d’honorer une coutume qui le délivre de l’obligation de conclure. La notion de sérieux se confond une fois de plus avec celle d’inefficacité. Et la pensée se réduit à une méthode de procrastination perpétuelle. On attend le prochain congrès…

Je ne dirai pas de mal de nos outils. Mais je les voudrais utilisables.

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Machines à penser

Il faut rendre justice aux balances, et pendant qu’on y est, aux poids et aux mesures, car eux aussi naquirent d’un acte autorisé. Si des penseurs se sont fait de leurs mains ces appareils de quelque utilité, nous saurons bien à notre tour les approprier à nos fins.

C’est un romantisme assez plat, un archéologisme heureusement démodé (voir Ruskin) qui se refuserait aux aides mécaniques par lesquelles l’acte de création spirituelle peut s’insérer dans le donné, s’assurer une vitesse de choc. La main qui connaît son outil n’est pas vulgaire si l’outil ne la mène. Encyclopédies et fichiers, répertoires d’arguments, traités de rhétorique, histoire de la philosophie, table de logarithmes, statistiques, commentaires, Larousse même ! Je vous ai couverts de mes signes, cornés, grattés, glosés, aimés et truffés d’insolences. Celui qui veut agir doit aimer ses outils. Non, je ne vais pas demander qu’on détruise les machines et je n’ai pas le moindre mépris pour les balances, surtout si elles sont justes. Mais je demande qu’on prenne tous ces outils pour ce qu’ils sont, non pour des règles et pour des normes de pensée.

Or je constate que la pensée moderne a pris ses balances pour normes ; et qu’en vertu de la définition de cette pensée par elle-même, l’opération est parfaitement logique. Imaginez la révolte de la balance contre son créateur, qui seul connaît le sens et la valeur relative des pesées. La balance exige désormais que rien ne soit créé trop lourd ou trop léger pour elle. La raison d’être de tout ce qui pèse, c’est maintenant, dit-elle, d’être pesé. Cette balance se croit impartiale. Elle ne fait qu’indiquer, de son index, un chiffre. Et qui pourrait le contester ? Elle ne fait, en somme, que son devoir…

[p. 166] Ainsi les maîtres du siècle dernier — et nous en subissons encore la coutume — ont réduit toute activité de penser à cette oscillation chiffrée, à ce spectacle abstrait, à cette considération détachée et méticuleuse d’un index insensible aux qualités.

Ils soupèsent, classent, doutent et c’est toute leur finesse. Ils ne parlent jamais que de réactions réciproques et se croient dispensés pour autant de subir l’action propre et la métamorphose d’aucune poussée créatrice. Cela peut aisément s’expliquer : dans un monde où la vérité n’est plus justiciable d’aucune hiérarchie spirituelle reconnue, il n’est plus de critère objectif que dans les seules méthodes qui garantissent la correction formelle d’une pensée.

Nous voici donc de plus en plus guindés par l’automatisme de plus en plus parfait d’un immense appareil intellectuel. Souvent imperceptible et souvent séduisant à force de commodité, c’est lui qui nous contrôle, c’est lui qui, sans douleur, marque tant de « travaux » de son poinçon d’inefficacité69.

Machines à penser : distributeurs de résultats acquis, registres de problèmes qui ne se posent plus : cette administration nourrit fort bien son monde. Mais il y a surtout le fameux labyrinthe des systèmes, cette énorme entreprise de fixation chronologique, de promotion à l’ancienneté, ce parcours prétendu des idées, que tout impétrant aux diplômes se voit forcé d’accomplir sous conduite avant de s’élancer s’il lui reste du souffle ; cette science qui se croit une ascèse laïque, et qui n’est trop souvent qu’une impure abstraction. Cette Histoire [p. 167] qui prétend déduire les uns des autres des systèmes en réalité nés du corps et du sang de leurs créateurs, cette Histoire qui repousse un Rimbaud parce qu’il n’est le fils de personne, et le père de mauvais garçons70. Cette Histoire assoiffée d’insignifiances rassurantes ; cette Histoire invertie qui remonte le temps, toute déduite qu’elle est des politiques présentes ; cette Histoire qui n’en est pas une71 mais qui figure la tyrannie scolastique la plus sournoise qu’aient jamais inventée les universités… Mais que n’a-t-on pas dit sur cette vieille Histoire ! De Nietzsche au dernier nietzschéen, sans oublier les pamphlets de Péguy : elle ne s’en porte pas plus mal. Songez qu’elle est l’excuse de tout un régime ! Plus encore : d’une doctrine générale, d’une éthique [p. 168] populaire de l’inactualité. Pourtant, elle n’est guère qu’un des signes — certaine tolérance en est un autre — d’une paralysie dont le germe circule dans le sang même des clercs aux mains débiles ! Le signe d’une angoisse devant le monde tel qu’il va — il faudrait dire tel qu’on le laisse aller — le signe d’une angoisse très humaine, je le sais, et d’ailleurs plus bourgeoise qu’hamlétique, mais qui entrave et déconcerte la pensée dans son exercice effectif.

« Mais quoi ! dit-on, ce que vous attaquez, c’est simplement le pédantisme. La scolastique n’est pas une invention récente ; ni les humeurs peccantes, ni la logomachie, ni le sérieux de l’écolier limousin. Et je gage que les exemples de méthodisme exagéré que vous pourriez sans doute nous fournir en quantité, après tant d’autres, pour ridicules qu’ils soient, ne sauraient constituer une atteinte bien grave à l’intégrité de l’esprit. Les forts sauront toujours se délivrer de telles gênes, etc. » Il existe quelques raisons pourtant, de redouter que la piètre envergure de ces méfaits ne trompe sur l’importance de leurs répercussions dans les domaines les plus imprévus. Nous y viendrons.

Écoutons Nietzsche, qui ricane sa sagesse : « Ne pas périr imperceptiblement ! » C’est parce qu’il est en apparence insaisissable, inoffensif, médiocre même, que le vertuisme clérical peut déprimer gravement la pensée. Seule, et d’abord, l’irritation de notre sensibilité éthique nous avertit du danger et nous presse de rechercher et de nommer ses causes.

Au risque de forcer le trait, dans l’espoir de rendre attentifs quelques esprits, je dirai que cet appareil a permis et conditionné une inversion des hiérarchies spirituelles, normalement dominées par l’acte créateur, aujourd’hui suspendues à cette pauvre notion d’une correction intellectuelle.

Nous assistons, du côté de l’esprit, à cette phase du [p. 169] désordre que l’on pourrait appeler la révolte des esclaves, encore que ces esclaves se trouvent être les maîtres, que l’État les décore, et que leurs mains s’étiolent d’inaction. Cette révolte dissimulée ne va pas sans brutalité verbale. Mais les valeurs qu’elle violente n’ayant pas cours dans nos démocraties72, nul ne s’étonne plus qu’on puisse parler de la pondération ou du sérieux d’un qui vient par exemple nous condamner Pascal au nom de je ne sais quelle arithmétique, d’un autre, Nietzsche au nom du petit Liré, d’un troisième Rimbaud, parce qu’il a renoncé trop tôt. Nul non plus ne s’étonne qu’on puisse traiter de révolutionnaire un pâle frénétique qui vous condamne Goethe pour n’avoir pas, cette fois, renoncé assez tôt.

Cent autres faits aussi médiocres en soi, et non moins graves en tant que signes, nous prouvent que l’élite établie a perdu le sens des hiérarchies ; qu’elle l’a perdu volontairement, par l’effet d’une révolte méthodique contre toutes les valeurs qui réellement l’autorisaient, et la chargeaient d’une mission directrice.

La pensée prolétarisée

Un très petit fait spirituel est plus grand que la ruine des banques, s’il détient le secret de cette ruine, et de bien d’autres d’une portée plus longue. Pour illustrer cette inversion des hiérarchies qui soumet l’homme à ses outils, et la pensée à ses contrôles, rien de plus frappant aujourd’hui que le destin de notre économie. C’est qu’entre la crise matérielle et la crise de la pensée, il y a plus qu’un parallélisme. Elles ont une origine commune. De même que la crise sociale est suspendue à une certaine [p. 170] confusion du travailleur réel et responsable avec le prolétaire mécanisé, la crise de la pensée, moins visible et pourtant plus radicale, cette crise d’impuissance et de honte est suspendue à l’abdication de nos « maîtres » devant les normes et devant l’appareil d’une sécurité fatale à la vie qu’elle abrite.

Nous avons décelé dans la logique interne d’un certain rationalisme73 l’origine de cette complicité tacite qui lie depuis un siècle les clercs sans risque et les meneurs du jeu économique. C’est bien la même erreur sur l’homme et sa mission, le même refus intéressé de faire la loi vivante, qui ont assuré pendant cent ans l’impunité des entreprises de l’élite, et qui maintenant la désignent à périr. Pensée privée de mains, mains privées de pensées, si leur confort fut à ce prix, l’échéance s’annonce tragique. La loi de l’inertie peut garantir pour quelques lustres une espèce de douceur de vivre, à l’usage d’une classe restreinte. Mais le temps vient où les résistances s’accusent, et gagnent sur l’indifférence. Lorsqu’on abuse de la sécurité, elle accouche à la fin de sa crise. Et la crise est un jugement, comme l’indique l’étymologie. Elle est l’arrêt d’une immanente loi. Nous y voici justement parvenus. Déjà l’on subordonne l’invention aux lois d’une économie en faillite. On refuse le brevet aux inventeurs de mécaniques susceptibles d’épargner la main-d’œuvre : malthusianisme technologique. Et l’opinion publique, imitant la Sorbonne, refuse le droit de cité aux créations coupables de contredire l’histoire telle que la veut la Troisième République.

Gens d’affaires et philosophes ont donc commis la même erreur : ils ont cru pouvoir s’en remettre à une fatalité qui serait dans les choses, ou dans les conditions de la pensée scientifique, dans le progrès des événements, dans le jeu des idées, bref dans tout ce que [p. 171] l’on nomme l’Évolution. Ils ont cru pouvoir s’en remettre à une Fatalité qu’ils croyaient objective — il est vrai qu’elle les dispensait d’être sujets de leur pensée ! — à une Nécessité qu’ils croyaient déceler et décrire dans les faits, alors qu’ils décrivaient et codifiaient la démission de leurs pensées. « Pourquoi vous agiter ! On ne va pas contre son temps. — On ne peut pas remonter le courant du progrès. — La technique a ses exigences. — Nous ne sommes pas le gouvernement. — Sauvegardons l’impartialité de l’intelligence. — Nous sommes des psychologues, non pas des moralistes. » Ces incroyants nous ont peuplé le monde de divinités impuissantes, et pourtant propres à les rassurer : car la foi sauve, mais le crédit aussi fait des miracles ! Ils ont recouru aux « lois » pour dégager leur responsabilité, tout comme le peuple recourt au fameux « ils » pour désigner l’auteur mystérieux du mauvais temps, de la guerre ou des pestes.

Cet amour, ce culte rendu à des déterminismes de plus en plus pesants, cette pitoyable mythologie est à l’origine du désordre proclamé aujourd’hui dans toute l’économie de la planète. Mais quelle législation, quelle méthode eût osé prévoir une telle crise ? qui eût osé pareil blasphème contre le Progrès nécessaire ? On oubliait que nécessaire n’est pas toujours suffisant. L’état présent du monde économique le fait bien voir. La discrimination qui s’imposait, du fait de l’invention des machines, entre le travail créateur et le labeur automatique, cette dichotomie qui devait être à la base de notre régime du travail, nul n’aurait pu la prendre en considération : elle supposait une certaine hiérarchie, et c’était justement la hiérarchie inverse de celle qu’on révérait, sans trop le savoir d’ailleurs. Plutôt que de reconnaître cette inversion, on préféra ne plus rien distinguer. On produisit, on vendit, on gagna de l’argent, les manuels scolaires vantèrent le progrès. [p. 172] Et voilà peu à peu toute une classe assimilée aux instruments de son travail74. Toute une classe que son désespoir force à se croire révolutionnaire, alors qu’elle n’est que la victime d’une erreur qu’elle partage en mille manières avec ses maîtres : elle aussi croit que l’argent est une fin, et le travail un moyen de « gagner », et le loisir un déficit. Fatalité prolétarienne ! Diverses dictatures nous en montrent déjà l’aboutissement impitoyablement logique.

La machine, échappant aux mains de l’inventeur, dicte ses lois au producteur : c’est la formule de notre crise industrielle comme aussi de la fameuse prolétarisation des masses. On voit à quelle similitude j’en veux venir. L’appareil intellectuel, livré aux érudits, aux professeurs, à leurs élèves et à tous ceux qui forment l’opinion, dicte ses lois au créateur et stérilise la recherche hérétique : c’est la formule du conformisme insaisissable qui paralyse l’esprit contemporain, le destitue de sa primauté nécessaire, et prolétarise l’élite.

Car s’il est vrai que seule une douteuse délicatesse dénonce le danger présent dans le développement magnifique de nos instruments de pensée, et s’il est vrai en général que le danger n’est pas dans nos outils, mais bien dans la faiblesse de nos mains, il n’est pas moins urgent de préciser qu’une pensée qui s’abandonne au rythme de ses mécaniques, proprement, se prolétarise. Je veux dire qu’une telle pensée ne vit plus de sa création75. Simplement, elle s’assure une survivance [p. 173] passive à l’abri d’un vaste appareil qui, d’auxiliaire devient tyran, le jour où celui qui l’a fait renonce à tenir les commandes.

« Les autres forment l’homme, je le récite. » Les autres agissent, moi je classe, les autres jouent, moi je marque les points. Je ne suis après tout que le gardien d’un appareil enregistreur dont je n’ai pas à connaître la destination, mais simplement le maniement. Admirable désintéressement de l’élite ! Il nous oblige, hélas, maintenant, par une injuste et nécessaire révolte, à la ranger, elle et ses beaux outils, sous un vocable à jamais décrié, à tristement la qualifier de pensée prolétarisée.

En vérité, c’est une dure ironie qui fit glisser nos maîtres distingués, par le détour de cette distinction même, à la condition déprimante dont ils méprisent plus que quiconque l’étiquette, sinon la pâtée. Mais ils riraient, je crois, de ma pitié. On les décore comme devant, les chaires sont là, et les fauteuils sont là ; et la Coupole ignore tout ce qu’elle couvre. Dirait-on pas que la dignité de ces maîtres s’est même accrue depuis qu’ils portent la livrée ? Cela se sent, à de petits riens, à je ne sais quelle affectation de modestie… à je ne sais quelles insolences, en passant, quand il s’agit de travailleurs indépendants. Mais j’en ai dit assez là-dessus.

Psychologie du clerc prolétarisé

Fallait-il donc qu’ils allassent dans la rue, qu’ils entrassent dans la bagarre, et fissent de la politique ? — Certes, ils ne s’en sont pas privés. Mais c’est aussi leur plus mauvaise excuse. Ils ont fait de la politique comme en font les politiciens. Dans les mêmes termes, avec les mêmes critères. Ils ont cru que l’esprit pouvait corriger après coup ce qu’il avait laissé les autres entreprendre. [p. 174] Ou qu’il y avait de l’honneur à justifier les passions d’une classe ou d’une nation. Mais l’esprit n’a pas de pouvoir, s’il refuse d’être initiateur. L’esprit est impuissant sur les choses telles qu’elles vont. Son unique puissance est d’impulsion originelle.

Pourquoi ont-ils perdu ce pouvoir, perdu ce sens de l’origine, de l’invention et de l’attaque ? En vertu de certaines théories ? Nous l’avons vu. Mais pourquoi, dira-t-on, ces théories, et non pas d’autres ? Je crois qu’au fond de toute l’affaire, il s’agit d’un mystère religieux, d’une décision proprement religieuse. Mais il n’est pas encore temps d’en parler. Je ne fais ici que le portrait, sans doute sommaire, du clerc moderne et de ses vertus. Je me bornerai, pour l’instant, à suggérer un mot qui me paraît susceptible de fixer les idées du lecteur, même le moins religieux. Si les intellectuels ont succombé aux tentations de la scolastique positiviste, surtout en France, c’est à cause de la haine secrète qu’ils vouent à toute espèce de poésie. (Prenant le mot dans un sens large, d’appréhension directe du réel par l’imagination aventureuse et formatrice.) Voilà sans doute leur plus profonde misère, et leur trahison véritable.

De là leur sec rationalisme, leur morale formaliste, leur pudibonde impartialité, enfin ce goût presque maniaque pour les déterminismes inférieurs qu’invente une science inhumaine par système.

Il s’est formé en eux un complexe antipoétique, dont les explosions périodiques font encore peu de victimes chez les vrais poètes, mais davantage parmi les lettrés qui seraient tentés de lire de la poésie. C’est bien une sorte de ressentiment — au sens nietzschéen du terme — qui anime une certaine élite contre les manifestations intempestives de l’esprit créateur.

Au reste, il est extrêmement curieux de noter que cette attitude démissionnaire se trouve masquée, et [p. 175] comme « compensée » en apparence chez ceux d’entre ces prolétaires qui se jettent dans la politique et la critique des événements du siècle. Ils y déploient cependant une vulgarité que leur position rend frappante, et une insigne maladresse, surtout lorsqu’ils prétendent généreusement se ranger aux côtés du peuple. (Le désir de compensation doit les porter naturellement de ce côté.) C’est qu’en effet l’intelligence des clercs sérieux, distinguée de l’action et du risque qui sont peut-être les liens les plus concrets avec l’inconscient collectif, cette intelligence affinée mais sans prises sensibles, ne peut plus connaître le peuple qu’au travers des déclarations que celui-ci fait verbalement. Or ces déclarations sont tout à fait inadéquates à la réalité populaire. Leurs termes sont empruntés au vocabulaire des journaux, qui dérive de celui du parlement ou des affaires. Le vocabulaire des parlementaires dérive à son tour de celui des professeurs radicaux qui firent la Sorbonne d’avant-guerre, et qui étaient ce qu’on peut imaginer de plus abstrait, de plus séparé des réalités charnelles, de plus innocemment idéaliste, de plus faussement positiviste, de plus bourgeois. Leur langage est devenu celui des instituteurs et des comitards. Faute d’avoir vécu dans le peuple, l’intellectuel d’aujourd’hui croit retrouver dans les revendications de cette catégorie de citoyens l’écho de cette mystérieuse et toute mythique « mentalité populaire ». En vérité, ce qu’il retrouve, c’est l’écho des erreurs dont il a cru pouvoir vivre lui-même et dont il faut désespérer qu’il guérisse jamais, maintenant qu’il les voit confirmées par le Peuple.

Maladresse et subtilité. Maladresse dans l’action et les relations humaines quotidiennes, subtilité excessive dans la tractation de problèmes qui ne se posent pas, que l’on pose par jeu, par anxiété de faible ou par métier : tels sont les traits fondamentaux de la psychologie du clerc prolétarisé.

[p. 176] C’est le mérite de la critique marxiste d’avoir dénoncé, la première, l’irréalité des problèmes dont s’embarrasse la conscience distinguée, camouflage intérieur dont on voudrait penser qu’il ne trompe qu’elle-même, mais qui certes la trompe mieux que les marxistes n’ont feint de le croire. Ce défaitisme intime, sanctionné par l’opinion publique, se traduit dans la serve pensée — et pas seulement à l’Université ! — par l’usage immodéré et automatique, à tout propos, de conventions d’écoles, de doutes minutieux, de modestie pédante, dont le vrai but, même inconscient, est de rendre suspecte toute conclusion hardie ou simplement actuelle. (La virtuosité des philosophes français est la plus remarquable dans cet ordre. Ce sont de véritables Prêtres de l’insoluble.)

Séparé d’une certaine réalité encore informe et instinctive où il ne voit avec méfiance que brutalité, précipitation et naïveté ; vidé de songes, très sobre d’imagination ; correct et consciencieux, savant, courtois et libéral ; facilement étonné ; bourgeois jusque dans le respect craintif qu’il témoigne à l’homme du peuple dont la « vitalité » le déconcerte, le clerc moderne est surtout séparé de lui-même et de son tragique. Sa probité intellectuelle consiste au bout du compte à récuser les problèmes fondamentaux de la vie pratique et de la vie religieuse. « Les grandes questions sont dans la rue », écrivait Nietzsche ; dans la rue, et non pas dans leurs livres !

Et voilà bien l’usage « exquis » qu’on les voit faire des instruments de la culture : comme ils récitent correctement ! Mais dans leur style, tout est prudence, tout est refus, et mes affirmations ou mes questions seraient, à les en croire, naïves, prématurées, grossières, insuffisamment étayées. Ce qu’ils appellent étayer un point de vue, c’est l’encadrer de références à des lois ou à des écoles, c’est démontrer que ce point de vue [p. 177] ne se fonde pas dans un élan « arbitraire » de la personne, mais bien dans un complexe de questions admises, possédant des papiers en règle, et destiné ad aeternum à rester des questions insolubles.

Le tableau resterait incomplet si je ne mentionnais l’extraordinaire susceptibilité de ces victimes du sérieux scientifique. Ils supportent au plus mal la polémique. Ils préfèrent les rosseries chuchotées. Que l’on pose des questions, soit, c’est là leur métier, mais pas de ces questions grossières qui contraindraient à prendre position personnellement. Si l’on se mettait soi-même dans la balance, on courrait le risque de la faire sauter. Or c’est la balance qui importe, et non pas ces menus objets qu’ils ont coutume d’y déposer. Mais je me moque, et il faudrait les plaindre : car c’est aux hommes qui n’ont plus de pitié, de bonhomie ni de violence — ces trois vertus seront toujours liées — que doit s’adresser la pitié.

La pensée sans douleur

Cette sobriété méfiante et cette absence de pétulance intellectuelle ne sont encore qu’apparences psychologiques, et peut-être trompeuses. Ces prudents ne sont pas toujours sages, en effet. Vous les voyez parfois, perdant toute mesure, s’élancer dans des envolées délirantes qui les portent jusqu’aux étoiles. L’un d’entre eux prétendait même, on s’en souvient peut-être, en avoir éteint quelques-unes. Mais on aurait bien tort de craindre qu’ils ne se rompent le col à cette gymnastique. Elle reste purement figurée, purement verbale. Car il est entendu que le verbe est la chose du monde qui s’incarne le moins ; les plus primaires savent cela. Dogme nouveau ? Prudence élémentaire, simplement, au siècle de la presse et de l’éloquence électorale. Si [p. 178] l’on se mettait à vivre sa morale, il n’y aurait plus de morale ; où irait-on !

Pourtant l’on parle de morale, il le faut bien, surtout dans un monde laïque. Mais c’est d’une morale idéale « sans obligations ni sanctions », une morale de rhéteurs et non d’apôtres. Nous voici donc à ce point d’étrangeté où l’on oppose la pensée et l’action jusque sur le plan de l’éthique76. Or un homme qui professe cette distinction, essentiellement moderne et cartésienne, admet ainsi, d’une part, que notre conduite peut être aliénée au premier automatisme venu, même moral, cependant que, d’autre part, notre esprit débrayé, bavarde impunément à travers les systèmes.

La philosophie n’est pas seule responsable d’un divorce que la nature humaine désire en permanence de toute sa lâcheté. Mais l’exemple de Descartes est l’un des plus mauvais qui aient été donnés au monde moderne. « Depuis Descartes, ils ont tous cru, dit Kierkegaard, que si longtemps qu’ils pussent douter, si longtemps qu’ils fussent privés du droit d’affirmer rien de certain dans l’ordre de la connaissance, cependant ils seraient en droit d’agir, car on s’y peut contenter de vraisemblances. La monstrueuse contradiction ! Comme s’il n’était pas bien pire de commettre un acte qui vous laisse dans le doute (et l’on s’attire pourtant une responsabilité) que de simplement prétendre quelque chose77. »

Cette « monstrueuse contradiction » règne au cœur [p. 179] du monde moderne, et la pensée bourgeoise a réussi ce tour pendable de la faire passer pour le bon sens même. L’industriel est-il en droit d’affirmer rien de certain touchant les fins dernières du progrès mécanique ? Il ne s’est même pas posé la question. Qu’il soit en théorie philanthrope ou même chrétien, la coutume du temps veut que l’on s’enrichisse : modeste, il s’y conforme. « Et l’on s’attire pourtant une responsabilité. »

Il faut bien constater que plusieurs générations — contemporaines d’un Nietzsche, d’un Ibsen, d’un Rimbaud, d’un Tolstoï ! mais la durée du monde, sa survie, est faite de telles compensations — cultivèrent ce défaut d’exigence éthique comme la garantie d’une certaine douceur de vivre. Penser devint ainsi l’art de ne rien affirmer de décisif. Admirable invention, que l’on peut baptiser la pensée sans douleur et qui comblait si doucement la débilité morale du siècle.

Elle en figura tout ensemble le bon goût, la mesure, et la suprême astuce.

Toutefois le danger d’un écart, par ailleurs confortable, entre nos idéaux généreux et nos petites activités, s’étant manifesté avec quelque insistance depuis 1914, il apparaît que la question peut être reprise, sans trop de mauvais goût cette fois, par une génération que l’on dit peu subtile, — qui surtout n’a pas envie de se faire assassiner pour des marchands, au nom d’un idéal de professeurs.

Certain caractère permanent de l’anarchie dans laquelle nous vivons nous rend son examen relativement aisé.

La pensée sans douleur, en effet, est d’abord une pensée systématique.

[p. 180] Cet adjectif évoque dans nos esprits modernes une vision d’ordre ou d’ordonnance. Et cette vision flatte aussitôt la passion de sécurité de ceux qui, par ailleurs, confondraient volontiers dictature et autorité. Illusion rationaliste, dont le crédit repose sur notre instinct de fuite devant les responsabilités. Comme si le désordre régnant, ce désordre dont prétendent souffrir ceux qui réclament un État fort, n’était pas justement le fait de la pensée systématique, de la pensée qui délègue aux systèmes en cours (ou à l’État) l’office du choix, faisant l’économie de l’acte et de l’engagement personnel. Comme si cette pensée systématique et cette délégation du choix n’étaient pas, d’autre part, l’origine réelle du concept de dictature que nos bons libéraux voudraient attribuer à je ne sais quel satanisme dont ils se sentent bien incapables. Ainsi les confusions et les contradictions du monde qu’ils ont laissé se faire, tout ce dont on aime à se plaindre en vertu d’un snobisme de belle âme, tout ce que l’on protège cependant avec une si furieuse jalousie contre les atteintes concrètes du choix dangereux, personnel, tout ce désordre confortable n’allait pas sans système, ne se justifiait pas, dès l’origine, sans recours à nos conventions morales et sociales78. Le fameux « compromis social » à la nécessité duquel concluent, non sans soulagement, les moralistes unanimes de la collection Alcan, mais dont ils ne peuvent définir le principe ni les limites, à quoi se résout-il effectivement ? À ce recours à un système ou à une convention, ou simplement à un proverbe, pour sortir pratiquement d’une situation qui cependant posait une question réelle, exigeait un acte de choix, c’est-à-dire [p. 181] instituait un risque. On décide ainsi couramment du « choix » d’une carrière, d’un parti politique ou d’une épouse. Et c’est ainsi que se compose l’éthique de l’homme moyen, cette irréalité si rassurante, si bourgeoise, on le sait de reste79.

Par quel détour une éthique fondée sur l’inactualité des décrets de l’esprit — premier paradoxe — a-t-elle pu s’imposer à des peuples entiers, alors que — second paradoxe — les clercs qui la défendent paraissent irrémédiablement séparés de leur peuple et de ses plus profonds instincts ? Le problème est nouveau. Il est mieux qu’amusant.

Les disciplines de la pensée prolétarisée

Le système du penseur distingué, qui ne veut plus former les hommes mais préfère les réciter, c’est la description « pure et simple ». Pure, marque ici la volonté de ne pas juger, c’est-à-dire de ne pas s’engager ; simple, traduit le ressentiment antipoétique, la volonté de tout ramener à quelque chose d’homogène, de scientifique. « La mentalité du poète lyrique se ramène à celle du primitif… » « La foi n’est pas autre chose que… », etc.

[p. 182] Posez au clerc une question politique, il répondra en faisant de l’histoire ; posez-lui une question morale, il parlera psychologie. Abordez le domaine philosophique, il ne veut y connaître qu’une seule discipline : la théorie de la connaissance. Ces trois activités, tout à fait typiques de la mentalité que je décris, ont ceci de commun qu’elles n’engagent à rien : elles sont purement descriptives. Mais n’allez pas les croire faciles pour autant. Elles supposent au contraire une subtilité considérable, une information presque universelle, une impartialité qui touche au surhumain, qui dépasse en tout cas notablement les possibilités affectives de l’homme moyen. Comme il est entendu que de telles qualités ne seront pas, de longtemps, réunies dans un seul individu, le savant s’en voudrait de poser, au terme de ses descriptions, autre chose que de prudentes hypothèses. (Je néglige quelques sectaires, dont Péguy a parlé sans douceur : j’ai dit que je me bornerais à l’examen des bonnes raisons, non des excès de la pensée distinguée.)

Cependant, l’homme est ainsi fait qu’il ne décrit ou ne « récite » jamais rien sans se décrire ou se réciter en même temps, ne fût-ce dans le meilleur cas, que par le style de sa description. Tout portrait porte plus ou moins la ressemblance de son auteur. S’il s’agit d’un auteur de génie, le portrait lui ressemble de manière très subtile, mais peut-être aussi plus visible à première vue que dans le cas d’un mauvais peintre, qui ferait à tous ses modèles des yeux écarquillés parce que les siens sont tels. Ainsi les portraits peints par un Rembrandt sont bien davantage pour nous une description du regard de Rembrandt, et par là même de son visage, qu’une reproduction de ses modèles qui nous importent assez peu.

Cette particularité de la nature humaine me paraît avoir été négligée par les penseurs du xixe siècle au [p. 183] cours de leur vaste entreprise de description impartiale de l’homme, et des moyens de décrire l’homme. On est alors en droit de se poser cette question : est-ce que le simple fait d’avoir réduit l’activité intellectuelle à des disciplines récitatives, ne traduit pas une certaine carence de style et de pouvoir formateur ? Est-ce que toute leur histoire — je l’ai déjà noté — n’est pas une inversion de la durée, une extension de notre propre absence de style à des époques de grand style ? Est-ce que leur psychologie réductive, perfectionnée par Freud, n’est pas une manifestation de ressentiment religieux ? Et leur épistémologie, le témoignage d’un refus de connaître, c’est-à-dire de souffrir et d’aimer ? Est-ce que toute cette pensée distinguée ne suppose pas, en fin de compte, le secret désir de réduire l’humanité à une image bien homogène, qui serait celle de la démission spirituelle de la pensée bourgeoise ?

Nous touchons ici au dernier chaînon de notre cycle. Bon gré mal gré, le clerc enseigne. C’est l’élément pédagogique de son activité qui va nous révéler que le cercle est vicieux.

L’histoire, la psychologie, la philosophie telles qu’ils les comprennent, c’est cela qu’on enseigne à l’université, c’est à cela qu’on forme des milliers d’étudiants, c’est cela qui constitue le modèle calligraphique de la pensée moderne. Ces milliers d’étudiants enseignent à leur tour dans les lycées. Leurs élèves écriront dans les journaux. Le peuple enfin ne se nourrit plus que de ces journaux. C’est-à-dire qu’il se voit formé par une doctrine qui prétend ne rien former, et qui, pour cette raison, précisément, déforme.

Le vice profond d’une pensée descriptive, c’est qu’elle trahit toujours ses présuppositions dès l’instant qu’elle doit être enseignée. En se vulgarisant, pour se vulgariser, elle se voit contrainte à formuler ses postulats.

Ils perdent rapidement leur caractère d’hypothèses [p. 184] prudentes, et deviennent à leur tour des dogmes. D’où la mythologie des lois psychologiques, des lois historiques, des lois économiques, qui encombrent la mentalité du citoyen moderne de superstitions déprimantes et, par méthode, paralysantes.

« Les autres forment l’homme… » Qui sont ces autres ? Nous le savons maintenant : ce sont ces lois nées du dessaisissement de la pensée.

On ne récite pas l’homme. On le forme, et si l’on s’y refuse, on le forme quand même, moyennant une hypocrisie, à l’image déformée de l’homme non-créateur. Et c’est ainsi que les clercs distingués ont formé des générations à se concevoir en toute honnêteté irresponsables de leur destinée.

Pensée bourgeoise et doctrines étatistes

Au terme de cette brève analyse de la logique interne du désordre régnant, il sera bon d’insister quelque peu sur les suites politiques qu’elle implique. Je vois le risque de ce développement ; et je crains qu’il n’emporte certaines adhésions, ou ne provoque certains refus dont les motifs seraient bien étrangers à la thèse que je soutiens. Si je passe outre à ce scrupule, afin de mieux fixer, par exemple, les idées d’un lecteur sympathique, je tiens à marquer toutefois que le complexe auquel je touche ici n’est pour moi qu’une conséquence accessoire des erreurs que je viens de décrire. C’est un certain péché contre l’esprit que je redoute, et non point un certain système de répartition des richesses. Celui qui ne possède rien n’a rien à craindre pour sa liberté tant que les moyens politiques ne prétendent pas le couper des origines et des fins spirituelles où réside cette liberté. Mais qu’une doctrine de l’État en vienne à s’attaquer aux seuls biens qu’il connaisse, je pense [p. 185] qu’il a le droit de dire non, et même un peu plus fort que d’autres.

La pensée prolétarisée ne vit pas de ses créations — elle ne crée pas —, mais elle reflète des processus d’évolution, qu’elle s’attache à décrire après coup, et qu’elle déclare indépendants de ses pouvoirs. Ce sont les lois de nos savants, correspondant au « ils » du peuple (d’où cette connivence paradoxale entre les distingués et les primaires). L’élite bourgeoise ou prolétarisée est à la fois déterministe et libérale. Déterministe à cause des lois ; libérale dans la vie intérieure qu’elle mène à l’abri du réel abandonné au jeu des lois. Le confort de cette position n’est pas niable, tant qu’il ne s’agit de rien d’autre que d’édifier, en marge des sanctions pratiques, une doctrine de l’homme idéal et du progrès.

Mais nous avons été menés plus loin que le constat tout théorique — ou provisoire selon Descartes — de la séparation de l’esprit. J’entends que les effets de cette séparation se sont manifestés et prolongés selon leur mécanique propre. Et nous voici plus empêtrés qu’on ne le croirait dans le matérialisme universel, notre crise. Cependant que l’esprit surnage, un esprit assez purifié de vulgaire réalité, et qui se croit inaccessible aux coups du sort. Cet esprit secrète sa science, cette science, à son tour, secrète des dogmes. Elle invente des lois qu’elle dit fatales. Et l’aboutissement normal de ces doctrines, justifiées en vertu de ces lois, c’est le régime totalitaire, c’est-à-dire une glorification de l’État contre les personnes. Voilà la mécanique fort simple d’une harmonie préétablie entre l’ancien libéralisme et l’étatisme qui paraissait le nier. Les idéalistes vivaient à l’abri du réel ; le réel se révolte et les met en question ; alors ils se rejettent vers le matérialisme, croyant ainsi rattraper le temps perdu à peu de frais. Ce sont des gants qui se retournent — sans devenir pour si peu des mains !

Seule une croyance survivante en la valeur des modes actuels de la propriété peut obscurcir, aux yeux de mes contemporains, les liaisons essentielles du communisme et du capitalisme. Seule, une croyance illusoire en la valeur de leur liberté de pensée peut servir de prétexte à certains intellectuels pour repousser une dictature fasciste que leur inaction même appelle.

Qu’il me suffise ici de mentionner deux traits qui sont communs à la pensée bourgeoise et aux divers collectivismes. Le premier, c’est le postulat de l’inactualité de la pensée. Le second, c’est la volonté d’assurer l’homme contre les risques de la possession.

a) C’est en vain que l’on chercherait dans le marxisme plus d’actualité que n’en comporte l’abdication de la pensée devant les faits, abdication dont il est né et qu’il sanctionne. Doctrine apparemment contradictoire, en ceci qu’elle est la doctrine d’un mouvement décrit comme à la fois créateur et déterminé. Mais ce paradoxe a cessé depuis longtemps d’être essentiel. Lorsqu’un marxiste, aujourd’hui, parle de dialectique, il s’agit moins de tension et d’action que d’une évolution historique nécessaire, d’une succession inévitable, d’un héritage à recueillir, selon l’expression même de Marx. « Marx, révolutionnaire mort jeune », a-t-on écrit avec une précision que la publication des écrits de jeunesse du prophète vient de confirmer. Que l’esprit pur, chez les marxistes, ait abdiqué devant les lois économiques, comme il abdique chez les fascistes devant les lois biologiques, nous ne sommes pas rentrés pour si peu dans le concret, j’entends dans le conflit et l’acte personnels. La pensée libre du bourgeois et la science des faits du marxiste restent des abstractions inactuelles, et le cliquetis de leurs luttes ne doit plus effrayer que la réaction qui s’excite au fond des provinces.

b) Mais la notion d’assurance matérielle nous révèle une attache plus intime encore, s’il se peut, de l’étatisme [p. 187] au cœur du bourgeois. Le matérialisme n’a pas besoin de se dire dialectique pour qu’apparaisse l’ironie qui le tourmente sans espoir, ironie triste de cette tristesse des moyennes qui n’est jamais mêlée de joie secrète, ni jamais secouée de sursauts de douleur, puisqu’elle prend son gîte à l’abri des atteintes de la mort, mais aussi de la vie. Le système politique qui se réclame encore de Marx et du concept hégélien de l’Histoire, sera probablement dépossédé et comme vidé par la petite bourgeoisie montante, et la doctrine marxiste classée au rang de matière universitaire. Ce serait une erreur insondable que de croire le « danger matérialiste » écarté pour autant. Car le danger n’est nullement là où le dénonce la frousse des propriétaires ; il est dans l’esprit même de ces propriétaires, grands ou petits, dans leur obsession d’assurances, dans leur mystique de la richesse, dans leur recours à l’idée d’homme moyen pour justifier la revendication du minimum de vie, expression par ailleurs hautement révélatrice80. Seuls les bourgeois de toutes classes se sentiront à l’aise dans le monde moyen que fabriquent les courtiers d’assurances et leurs hérauts publicitaires, les dictateurs. Ironie, disions-nous : communistes, bourgeois, libéraux et fascistes ont tout mis à feu et à sang pour installer sur notre terre le règne du « confort moderne ».

Peut-être verra-t-on qu’il vaut la peine de réfléchir [p. 188] sérieusement sur un problème qui se pose à tout homme préoccupé de la valeur concrète de sa pensée, j’entends le problème que pose la liaison de l’étatisme et d’une culture irresponsable. Faut-il marquer qu’un tel problème déborde largement le plan des controverses politiques où le maintient la nervosité partisane ? En vérité, il est grand temps d’au moins reconnaître une situation que nous pâtirions tous de voir tranchée par la seule brutalité des événements. Et j’ai plus de respect pour ceux qui posent et qui résolvent le problème avec une brutalité souvent naïve, endossant loyalement le risque de leur erreur, que pour ceux plus nombreux qui louvoient dans d’habiles tolérances. À voir certaines complaisances officielles, on croirait en effet que plusieurs de nos clercs, fort bourgeois par ailleurs, mais peut-être conscients de la complicité que j’ai marquée, se voient déjà nantis par la « révolution » marxiste. Cette pensée, prolétarisée en fait par ses abandons, se flatte d’être un jour reconnue en droit par ses répondants politiques. Car si la dictature que la démocratie des clercs mérite est exercée un jour par le prolétariat, selon leurs prévisions81 ; si, d’autre part, on considère que ce prolétariat, gratuitement et obligatoirement catéchisé par leurs soins, entretient une touchante religion de la Science, si enfin l’on admet avec eux qu’ils représentent l’aspect scientifique de la pensée contemporaine, on comprendra sans peine la belle ruse de certains de ces Messieurs, et pourquoi en particulier les thèses marxistes bénéficient d’une faveur toute nouvelle dans les revues et jusqu’à l’Université. Mais si le communisme se révèle impuissant ; et si la [p. 189] dictature, comme il faut bien le craindre, est exercée plutôt par la petite bourgeoisie, l’affaire est bonne encore, et même à moindres frais.

Laisser le monde aller son train selon ses lois, quitte à le suivre à pas de crabe, les yeux fixés sur le déroulement de l’Histoire, ce n’est plus une erreur désormais, c’est une espèce de lâcheté. Qu’est-ce que ces façons de se présenter de dos à la lutte ? C’est une pauvre protection que le spectacle des fatalités dont nous avons encombré le passé. Le monde n’ira pas son train selon nos « lois » ; la loi du monde n’est pas la loi que nous tirons de notre défection au monde. La loi du monde est que l’homme lutte contre le monde, en assumant le risque de sa propre perte. Oui, quel que soit le monde, et moi-même dans ce monde, je me dresserai contre lui et contre moi, et je saurai forcer mes mains cruelles et joyeuses sur leur prise solide, et je le pétrirai selon la loi nouvelle. Advienne ce que Dieu voudra ! J’aurai du moins gagné ma mort. J’aurai vécu.

Le sort du monde n’est pas dans les fatalités. Il est aux mains des seuls penseurs qui refusent pesamment le monde — pour le faire.

Car ce refus nous tient debout et rassemblés. Et c’est là notre vocation d’hommes qui pensent, notre partialité fondamentale et créatrice. Partialité de l’homme debout, et qui s’avance.

Petit panorama d’une grande démission

L’Histoire parle beaucoup de la force des choses. Elle oublie qu’il n’est d’action que par l’acte de l’homme, que par les mains de l’homme ; et que la pensée n’agit jamais sur une époque, mais sur les hommes qui pensent avec leurs mains ; sur quelques-uns.

Et comment atteindre les hommes, les persuader, les émouvoir et les mouvoir, si l’on vitupère des doctrines sans dénoncer leur origine permanente dans telle déficience morale, dans tel refus précis dont nous sommes responsables aujourd’hui ? L’implication éthique de la serve pensée est seule passible d’une mise en question réelle, irritante et peut-être féconde.

Où sont les responsables ? Ce ne sont pas des partis, ce ne sont pas des classes, ni des gouvernements et autres mythes collectifs. Ce sont des hommes, un à un.

Ramassons-les tous maintenant dans une imprécation qui ne nous laisse pas intacts : tous ceux de nos contemporains qui déclarent s’en remettre aux faits lorsqu’il s’agit de leur destin, et d’un destin dont les ordres concrets ne rencontrent même plus de refus, mais seulement un geste de doute, une allusion à l’infinie complexité de nos problèmes ; tous ceux qui cherchent un refuge dans l’idéal quand il faudrait agir, dans la pratique quand il faudrait penser ; tous ceux qui cherchent leur sécurité ailleurs que dans l’acceptation du risque ; tous ceux qui font appel à la correction des manières ou des pensées ou des passions, contre le style, contre le rythme singulier qui trahit en chacun de nous la lutte ouverte de la vie et de la mort ; tous ceux qui refusent l’instant, la tâche minime et réelle, au nom des manuels d’histoire et d’une évolution fatale ; tous ceux qui se font une gloire de découvrir des déterminations basses ou hautes selon qu’il faut juger, respectivement, d’un miracle ou d’une pauvre habileté ; tous ceux qui, de leur horoscope, concluent sans peine au fatalisme, au conformisme, dans l’ignorance où on les a tenus de l’incommensurable, éternelle beauté de l’acte qui soudain, tendresse infime ou révolte démente, pourrait infléchir d’une ligne l’axe de leur destin natif ; tous ceux enfin qui se donnent sans remords à la loi brutale du nombre, trahissant dans ce temps, [p. 191] mais pour l’éternité, leur vocation, leur charisme, leur lieu, et la destination octroyée à chacun par une Providence insondée mais qui parle !

Oui, je suis de ceux-là jusque dans ma colère, déchiré par l’insurmontable ironie ! Et sinon je ne crierais point. Mais le silence n’est pas donné à l’homme par son effort. Le silence et l’intelligence pitoyable sont l’œuvre seule du Pardon. J’assume l’anathème prononcé sur ceux que j’ai dits et sur ce discours déplorable. Et me tenant sous le joug, cependant, je déclare et répète — sachant encore que cela seul peut me faire solidaire de leurs fautes dans l’instant où je les dénonce : tous ceux-là participent de la démission permanente de la pensée, de son inactualité, de sa séparation, de sa servitude inhumaine, de sa bassesse distinguée, de sa révolte contre la condition qui nous est assignée, — créatrice ; tous ceux-là fondent, ici et maintenant, et dans leur vie, l’État totalitaire82 qu’ils pourront baptiser soviétique ou fasciste, peu importe — ces noms sont insensés pour nous — l’État qui sanctionnera la lâcheté sociale par décret des tyrans, la pensée sans douleur par diplômes et titres, la religion [p. 192] sans foi par le respect public ; oui, tous ceux-là, dès maintenant, instituent dans leur vie quotidienne, autorisent et enracinent dans l’inconscience générale le règne inexorable de la masse — cette immense peur de la mort —, le régime que dès maintenant la volonté blessée des hommes francs, par un acte, ici, que j’atteste, met en crise.