Quelques exemples d’engagements, du Moyen Âge jusqu’à nous

Pour tenter d’éclaircir le problème concret d’une possible et souhaitable reprise de la fonction communautaire par la littérature occidentale, je rappellerai quelques exemples évidents — mais au premier regard seulement — d’engagements d’écrivains célèbres, du Moyen Âge jusqu’à nous : ils nous feront au moins entrevoir les complexités du problème.

Le plus grand poète du Moyen Âge est aussi le plus engagé politiquement : De la Monarchie est un pamphlet gibelin de très haut vol, mais la Comédie, quoique intégralement poétique, n’est pas moins étroitement liée aux péripéties politiques de la carrière de Dante. Là s’origine une des traditions spécifiques de la littérature européenne des temps modernes : l’opposition de l’exilé, ou du résistant de l’intérieur, aux pouvoirs tyranniques ou usurpés ; et cette opposition s’autorise d’une doctrine qui nourrit à la fois poésie et action, jusqu’à mettre en jeu la vie même de l’auteur en tant que tel. (Ce sera le cas des grands Russes dans notre siècle.)

Magister verbi divini, responsable de la Parole, Calvin fonde du même mouvement une théologie, une Église, leurs structures et leur politique, les institutions d’une cité, la prose intellectuelle française. Engagement radical au sens propre du terme. [p. 7] On eût pu redouter qu’il réduisît arts et lettres au rôle de simple catéchisme, comme ont fait nos régimes totalitaires. Mais voici d’Aubigné, Du Bartas et Marot en poésie, Théodore de Bèze au théâtre, Claude Lejeune et Claude Goudimel en musique, Salomon de Brosse et Androuet du Cerceau en architecture, les Le Nain peut-être, et tous les Hollandais assurément, en peinture. Jean Goujon en sculpture, Bernard Palissy, Rabelais, Ambroise Paré… C’est assez pour imaginer ce qu’aurait pu devenir une culture calviniste, si elle n’avait été écrasée, dès les premières générations, par la répression que l’on sait, royaliste, étatique et parisienne. Mais les suites politiques de la pensée de Calvin n’ont pas à être imaginées : pour s’en tenir à celles qui ont duré dans l’histoire au-delà de Genève et de la France d’Henri IV, elles s’appellent la Hollande, l’Écosse et l’Angleterre, puis l’Amérique du Nord, c’est-à-dire pratiquement l’Occident dynamique.

Voltaire et Rousseau représentent deux virtualités antithétiques de l’engagement. Le premier ne discute pas l’ordre établi, loue ses tyrans, qu’il prétend éclairer, et ne combat que ses fondements moraux3 et ses flagrantes injustices 4. Mais l’insolence du style reste plus efficace contre le régime que ne le sont en sa faveur tant de flagorneries opportunistes. Et son œuvre sociale à Ferney rachète beaucoup de légèretés, sinon certaines scélératesses envers Rousseau. À l’exception de trois ans passés en Angleterre, Voltaire n’a connu et vécu que l’absolutisme intégral, et il s’en accommode ironiquement : « Marchez toujours en ricanant dans le chemin de la vérité. »

À ce même système qu’il récuse de tout son être, Rousseau, « citoyen de Genève », oppose le modèle de la petite communauté dans laquelle il est né et qu’il idéalise en vue de l’avenir européen. Un mode est sorti, par erreur, de cette prospective nostalgique, Rousseau avait expressément condamné la transposition de son modèle civique à une trop grande nation, telle que la [p. 8] France avec ses vingt-cinq-millions d’habitants. C’est pourtant ce que s’empressa de faire la Révolution française avec les résultats prévus : dictature, guerres, nationalisme. État centralisé, divinisé, régnant sur des sujets au lieu d’être « au service » des citoyens.

Il est remarquable que notre xxe siècle n’ait retenu du xixe que les génies antisociaux, les héros du refus individuel, les révoltés contre le monde moderne, et que ceux-là seuls nous paraissent vraiment grands : Kierkegaard, Nietzsche, Rimbaud, Dostoïevski, auxquels on peut ajouter Hölderlin, Baudelaire et Leopardi chez les poètes, Fourier, Marx, Bakounine et Proudhon chez les doctrinaires socialistes.

Mais cette révolte générale de la culture contre le monde où nous vivons reste sans efficacité, dans l’immédiat. Elle n’agit que sur des élites restreintes au sein des élites mêmes, contribuant à les isoler, à les dissocier encore plus de l’action politique et de la vie économique, lesquelles suivent leurs lois propres, de plus en plus inacceptables pour l’esprit.

Entre un homme d’affaires, un politicien ou un prolétaire d’une part, un Rilke ou un Heidegger d’autre part, il n’y a plus de langage commun, de vision ou d’estimation commune des buts de la vie et des fins de la société. Il n’y a plus en commun que des mots vagues comme liberté, besoin, justice, auxquels chacun donne un sens différent. Nulle autorité reconnue n’est plus en mesure de « dire le vrai », d’énoncer la commune mesure. Presque tout ce qui se fait en Europe : économie capitaliste, technologie et urbanisme, morale de la jeunesse droguée — contredit brutalement ce qui est tenu pour juste par nos orthodoxies de droite ou de gauche, et par la morale courante.

Au milieu de notre siècle, enfin, le surréalisme fournit l’exemple le plus excitant et certainement le plus fécond en malentendus [p. 9] byzantins quant au sens du concept d’engagement. À ce titre, il mérite un examen plus poussé que les précédents.

Le surréalisme a donné dans les années 1930 la démonstration par l’absurde de la vanité de tout engagement politique qui ne serait pas le prolongement nécessaire du mouvement intime, de la formule génératrice d’une pensée. D’entrée de jeu, le surréalisme est une révolution, et c’est bien ce que proclame le titre de sa première revue.

Le malentendu éclate lorsqu’à La Révolution surréaliste succède une deuxième revue dont le titre seul est différent : Le Surréalisme au service de la Révolution. Car du coup les deux termes ont changé de sens : le surréalisme a cessé d’être lui-même une vraie révolution, et la révolution sérieuse est désormais une affaire purement politique, celle du Parti qu’il faut servir. C’est pourquoi, logiquement, après une assez brève tentative d’affiliation au PC, le groupe surréaliste se scinde : parce que Breton veut rester surréaliste, il rompt avec les communistes ; parce qu’Aragon veut rester communiste, il rompt avec le surréalisme, tandis que quelques autres, écœurés, renoncent à toute activité, soit littéraire, soit politique.

La vérité qui apparaît alors, c’est que les surréalistes, en tant que tels, ne peuvent avoir d’autre engagement révolutionnaire que celui de leurs œuvres écrites ou peintes. Leur responsabilité civique est nulle, voire négative, le seul régime qui puisse correspondre à leur attitude originelle étant l’anarchie pure et simple, l’anti-régime5.