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I. Alpbach : le trentième anniversaire du Forum européen

Du 22 au 26 août 1974

Je viens de déménager d’une grande ferme du xviiie siècle que je louais depuis 27 ans — ancienne maison du garde-chasse de Voltaire à Ferney — dans une ferme de mêmes proportions et du même siècle, à 7 km de là, qu’il a fallu rebâtir et rien n’est prêt. J’ai 8200 livres à déballer, 80 cartons de manuscrits à rouvrir et à reclasser.

Des ouvriers tapent sur ma tête à coups de marteau, d’autres me vrillent les tempes à l’aide de perceuses électriques. Ceux qui ne font rien depuis des mois exigent des paiements anticipés sur leur travail à venir, mais ne s’engagent à rien, et cela provoque presque chaque jour des palabres de plusieurs heures.

J’envoie à Otto Molden, président du « Forum européen » de l’Oesterreichisches College, un télégramme expliquant que les circonstances m’empêchent de participer au trentième anniversaire de l’institution qu’il a fondée.

Trois jours plus tard, Otto Molden me téléphone de Vienne. Mon absence, en tant que seul orateur français est simplement impossible, s’écrie-t-il en allemand dans l’appareil. Le président fédéral, le Chancelier, le Cardinal-archevêque de Vienne, trois ministres et douze ambassadeurs, plus six-cents professeurs universitaires et étudiants de tous les pays de l’Europe seront là pour cette plus grande fête du Collège. Il est donc impensable que…, etc.

[p. 6] Bref, le 4 septembre au matin, me voici dans le train vers Zurich et Innsbruck, et j’écris sur mes genoux des notes pour mon discours.

Du 4 au 7 septembre

Alpbach, Tyrol, 1000 m d’altitude, des maisons blanches aux fenêtres ornées, des chalets bruns, une énorme église baroque, dans des pâturages d’un vert cru, des forêts de sapins, et quelques petits névés enveloppant un pic rocheux à l’extrémité sud de la vallée, vers l’Italie. Depuis la libération, en 1945, le Collège d’Autriche y a réuni trente sessions d’été d’études européennes. Les cours et séminaires se tenaient au début sur une terrasse d’auberge, sur un pré, dans une salle de bal du seul hôtel. Depuis, Molden et ses amis1 — qui n’étaient encore, en 1945, que d’heureux rescapés de la Résistance — ont fait construire un bâtiment accordé au style du village : la Maison Paula von Preradovic (romancière croate, mère d’Otto Molden) héberge les activités du Forum européen. Chaque été, des centaines d’étudiants et une cinquantaine de professeurs étudient notre Europe en trois ou quatre langues et une douzaine de disciplines. L’atmosphère intellectuelle est d’une alpestre alacrité. Tous les problèmes de pointe, réels ou à la mode, sont traités par de très hautes autorités : Schrödinger, prix Nobel de physique, Franz von Hayek, prix Nobel d’économie, Salvador de Madariaga, Ernst Bloch, et des professeurs « dans le vent », de Theodor Adorno à Étiemble, de Karl Popper à Alain Touraine y ont souvent dirigé des groupes d’études. Arthur Koestler, séduit par le climat intellectuel autant que par la beauté du lieu, s’y est fait bâtir une belle maison paysanne. Dans la piscine communale, ministres et [p. 7] diplomates se mêlent aux jolies nageuses, et le barman du Böglerhof vous sert ce qu’on appelle ici un « Geist », et qu’on nomme calvados en Normandie, pflümli en Alsace, et sliwovicz en Croatie.

Citoyen d’honneur de cette communauté, depuis 1952, très conscient des services rendus à la cause européenne par le Collège autrichien, et de mes devoirs à son égard, je passe une partie de la nuit à me préparer.

Le thème que l’on m’a proposé : Trente années d’évolution culturelle en Europe, en relation avec l’idée d’union européenne est le type même du sujet impossible à traiter : c’est ce qu’il me faudra dire d’abord, mais ce n’est guère intéressant en soi. Plus instructif sera de contraster les efforts pour l’Europe déployés depuis 30 ans par nos instituts universitaires ou privés, et l’évolution généralement antieuropéenne de la culture en Europe durant le même temps.

C’est ce que je tenterai de faire le lendemain matin, lorsqu’après la messe solennelle et le sermon « européen » du cardinal König, l’assemblée, président fédéral en tête, se sera transportée dans la maison Paula von Preradovic.

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La culture en Europe et pour l’Europe depuis trente ans

(texte reconstitué et résumé d’après mes notes)

Ce lieu, et tant de visages qui m’entourent, me rappellent quelques-unes des plus belles heures de notre lutte commune pour l’Europe fédérée. Je ne vous ferai pas le discours d’un ancien combattant, mais bien d’un militant de l’Europe qui, tel le John Paul Jones de la Guerre d’Indépendance, s’écrie au cœur d’un combat en retraite, alors qu’on le somme de se rendre : « J’ai à peine commencé à me battre ! »

De quoi sommes-nous partis au lendemain de la guerre ? Qu’avons-nous réussi ou raté ; et que devons-nous faire aujourd’hui pour demain ?

Lors des grands congrès européens — Montreux, La Haye, Bruxelles, Westminster et Lausanne, au cours des manifestations culturelles à incidences politiques — ou l’inverse — comme celles dont le Forum d’Alpbach fut l’un des premiers exemples, un consensus général s’est dégagé : l’Europe que nous voulons unir n’est pas d’abord une expression géographique, ou économique, et encore moins militaire, mais une manière de vivre, de sentir le monde, et de juger les rapports humains — donc une culture, au sens le plus large du terme.

Il serait vain de rêver d’union là où n’existe pas d’unité préalable sur quoi bâtir. Il faut faire l’union politique pour préserver ce mode de vie et cette culture qui sont les raisons d’être de l’Europe. Et il faut restaurer l’unité culturelle si l’on veut que l’union politique devienne possible. Les deux actions sont les aspects d’un seul et même processus historique dont nous sommes les agents responsables.

À partir de cette plate-forme commune, nous avons travaillé pour l’union de l’Europe, avec des résultats plus qu’honorables.

[p. 9] Lors de la Conférence européenne de la culture (Lausanne, 1949), nous nous voyons en situation de misère : manque de papier partout, Bach introuvable en Allemagne, Debussy en France ; barrières douanières paralysant les échanges culturels ; nationalisation de la recherche scientifique ; censure politique ; étatisation de la vie intellectuelle dans un tiers des pays de l’Europe.

Devant cette situation, courant au plus pressé, la conférence de Lausanne a voté 23 résolutions dont 21 ont été réalisées. Quelques exemples.

À l’instar de foyers d’enseignement du type d’Alpbach — le plus ancien — et du Collège d’Europe à Bruges, 37 Instituts universitaires d’études européennes ont été créés, puis réunis en une association, l’AIEE. Cela représente une somme énorme de recherches, de publications, de conférences, de diplômes et de thèses. Mais pour autant, bien sûr, l’Europe n’est pas faite.

Un problème urgent se pose à l’Europe dans les années 1946-1950 : l’exode des cerveaux, en physique atomique notamment. La conférence de Lausanne propose la création d’un Laboratoire européen de recherches nucléaires. Le 12 décembre 1950, sept pays dressent les plans du CERN, qui occupe aujourd’hui 4500 personnes. Nos physiciens pourront rester Européens, mais l’Europe, pour autant, n’est pas faite.

Les manuels d’histoire, créant et entretenant les nationalismes, ont rendu possibles nos guerres, surtout celle de 1914. Il faut les réformer. Plusieurs colloques d’historiens et un institut spécialisé, à Braunschweig, s’y consacrent avec un succès considérable : la plus grande partie des mensonges officiels entretenant la haine entre nos peuples ont été effacés. C’est beaucoup pour la paix — mais l’Europe pour autant n’est pas faite.

Dans les années 1950, il était difficile de faire passer le moindre article sur l’Europe dans la grande presse. Quand le mot « Europe » était imprimé, on pavoisait ! Plusieurs Agences [p. 10] européennes de presse ont été créées pour diffuser non seulement des informations mais aussi des articles rédigés par une vingtaine des meilleurs chroniqueurs du Continent. Succès total : les agences ont été dissoutes l’une après l’autre, parce que toute la presse ne parlait plus que de l’Europe — de cette Europe qui pourtant n’est pas faite.

Convaincus comme nous l’étions tous que l’Europe devait se faire d’abord dans les esprits et constatant que les esprits étaient faits à l’École, par les maîtres du primaire et du secondaire surtout, nous avons pensé que c’était sur ces maîtres qu’il fallait agir. D’où la Campagne d’éducation civique européenne, qui groupe pour une action commune les diverses associations d’enseignants militant pour la fédération de nos peuples, et qui a pour objectifs non pas d’enseigner l’Europe comme une matière nouvelle s’ajoutant à des programmes déjà surchargés, mais d’obtenir que l’histoire, la géographie, l’économie, les langues, etc., soient enseignées dans un esprit européen. Beaucoup dépend du succès de cette campagne, et de son élargissement prochain grâce à l’intervention massive de la CEE…

Je n’ai cité que quelques exemples d’actions pour l’Europe au plan culturel initiées par des organismes privés, avec trop peu d’appui des gouvernements, et sur la base de dévouements, voire de sacrifices personnels. Tous ou presque sont des exemples de succès, parfois complets, et cela dans un domaine décisif pour l’union fédérale. Et pourtant l’Europe n’est pas faite. Pourquoi ?

À mon avis, pour deux raisons :

1. La mentalité politique des Européens, celle des gouvernants et celle des peuples, n’a pas été transformée. Le concept napoléonien d’État-nation, souverain comme un monarque de droit divin dans ses frontières, reste intangible et sacré. Le motif de la Puissance collective continue de primer partout sur le motif de la Liberté personnelle.

Nos efforts pour l’Europe sur le plan culturel ont sauvé [p. 11] pratiquement la culture dans certains secteurs, mais n’ont pas déclenché la mutation nécessaire, ni dans les masses, ni dans les élites intellectuelles et politiques.

2. La culture créatrice, spontanée, non liée à la conjoncture politico-économique du continent, s’est développée dans le même temps contre l’Europe.

Prenez les trois grandes écoles qui ont dominé la scène culturelle depuis trente ans.

La « Philosophie de l’Existence » issue de Kierkegaard et de Heidegger, dont s’inspiraient les mouvements personnalistes des années 1930 à 1940, qui ont débouché dans le mouvement fédéraliste européen des années 1950, semblait promise voire vouée à une action européenne. Et en effet, J.-P. Sartre, chef de la nouvelle école dite « existentialiste » au lendemain de la guerre, me donnait en 1949, pour la conférence de Lausanne, un texte où il affirmait que la culture française n’avait d’autre avenir que dans et par la culture d’une Europe politiquement unie. Dix ans plus tard, tout a changé. Sartre préfaçant un livre de Frantz Fanon contre le colonialisme, demande que l’on « tire à vue » sur tout Européen qui se présenterait en Afrique. Il se peut qu’il y ait là une contribution à l’union de l’Europe, mais elle serait, au mieux, très indirecte, exagérément « dialectique »a.

L’École de Francfort, freudo-marxiste (Adorno, Horkheimer, Habermas, Marcuse), n’est certes pas antieuropéenne par principe, au départ. Mais il se trouve, par accident je crois, qu’elle devient la doctrine de la révolte estudiantine des années 1966 à 1968, de Berkeley à Prague, de Berlin à Madrid, et finalement à Paris en mai 1968. Or, si « Mai 68 » a ébranlé un régime nationaliste, il n’en est rien résulté de constructif pour l’Europe. Toutes ces jeunes énergies déchaînées se sont épuisées en slogans clamés sur des barricades désespérément anachroniques. Quant au discours marcusien, il favorise plutôt le désengagement que l’intervention politique des jeunes.

[p. 12] Le structuralisme enfin, dans les années 1960 à 1970, avec pour vedettes les linguistes Jakobson et Chomsky aux USA, et en Europe l’ethnographe Claude Lévi-Strauss, l’essayiste Michel Foucault, et le psychanalyste Lacan, tend à substituer des structures à l’homme, et ne tient aucun compte de la personne, « pauvre trésor » raillé par Lévi-Strauss : il s’oppose donc diamétralement à toutes les traditions dont la convergence historique a fait la culture de l’Europe.

Idéologie commune à ces trois écoles : la mort de Dieu.

Dès 1880, Nietzsche avait annoncé la mort de Dieu : c’était pour lui un événement ontologique, essentiellement tragique. On a ressorti l’idée sous forme de slogan dans les années 1940 et 1950, et ce n’était souvent qu’une manière « dramatisée » de justifier une incroyance des plus banales, ou politiquement opportune. Un peu plus tard, des écrivains ont cru pouvoir en tirer la conclusion que si Dieu est mort, l’homme aussi. Mais qu’est-ce à dire ? Si c’était vrai, qui serait là pour le dire ? Et par quel improbable privilège posthume ?

Les structuralistes, en ce point, déclarent que l’homme n’existe pas, n’est qu’illusion, « constituée » au xviiie siècle. Le sujet humain se voit proprement évacué. Il n’y a donc plus rien du tout, ni Dieu, ni homme, ni sujet, ni drame, il n’y a plus que des livres — mais pourquoi signés ? Ce qui prouve que le phénomène de la mort de Dieu et de l’homme n’est en fait qu’une manière de parler, ou plus exactement : d’écrire.

En même temps se répand dans le grand public une crédulité sans limites devant « la science », la Technologie, les Experts, et le Sacré national, glorifié notamment lors des jeux Olympiques, mais qui justifie avant tout les dépenses militaires et les centrales nucléaires.

D’où l’impression générale que l’homme ne peut rien sur l’évolution générale, que les États font tout, que l’avenir n’est pas notre affaire, mais celle des ordinateurs.

Où sont les grands écrivains, les grands philosophes, les grands artistes, dans ce drame ? En fuite devant toute responsabilité [p. 13] civique ; dans l’anti-Europe où se retrouvent nationalistes et staliniens impénitents ; ou dans l’ambiguïté, comme Malraux qui déclare à des jeunes gens, en 1967, que « la tâche la plus importante du siècle, c’est de faire l’Europe », mais qui répète, d’autre part, à vingt reprises, que le phénomène dominant du xxe siècle, c’est la nation — ce qui est bien vrai, mais l’est autant, et dans le même sens, du cancer…


Je vous dirai maintenant mes raisons de croire à la venue d’un renouveau européen.

Les renouveaux de la culture et de la vie politique en Europe sont produits par l’action imprévue de facteurs extérieurs à la dialectique des concepts. Exemples :

— la culture antique, bouleversée par le christianisme, religion importée du Proche-Orient ;

— la culture et la cosmographie du Moyen Âge bouleversées par la découverte du Nouveau Monde ;

— la culture de la société absolutiste et la philosophie européenne bouleversées par la Révolution française, puis par la révolution industrielle.

L’action extraculturelle imprévue qui est en train de bouleverser la conjoncture culturelle et politique, c’est la crise de l’environnement et de l’énergie, qui s’est déclarée dès 1973, et qui nous ramène avec la force de la nécessité à l’idée de limite (qui a fait la cité grecque) et à la notion de communauté seule capable de restaurer la Cité européenne.

La double crie écologique-énergétique dont nous prenons conscience tardive, comme toujours, nous ramène à l’idée d’une société à la fois locale et universelle, sur le modèle de la culture européenne.

[p. 14] Cette culture en laquelle coexistent des sources aussi diverses que la Grèce, Rome et Jérusalem, le christianisme, le germanisme et le celtisme, s’est formée à partir de foyers locaux (cités italiennes, flamandes, rhénanes, espagnoles, provençales, hanséatiques) du Moyen Âge et de la Renaissance, et par de grands courants ou styles continentaux (roman, gothique, baroque, réaliste, symboliste, surréaliste, etc.). Aucune culture vivante ne s’est formée à partir de l’État-nation. Toute culture typiquement européenne résulte du jeu dialectique du local et de l’universel, de l’atelier d’un maître et d’un style européen, de la paroisse et de l’Église « catholique ».

Nous devons vouloir une société qui traduise cette formule génétique de la culture européenne.

Petites unités régionales, grands ensembles continentaux : dans les deux cas, la formule de l’État-nation est dépassée.

Grâce à la crise de l’environnement et à la prise de conscience écologique qui ont marqué ces dernières années, les Européens sont en train de découvrir le vice le plus profond de l’État-nation centralisé : il a tué les communautés locales, seules capables de se défendre contre les industries polluantes. À cause de sa doctrine simpliste (jacobins et Napoléon), de l’effacement systématique des pouvoirs régionaux devant le seul pouvoir des bureaux concentrés dans une capitale tyrannique et lointaine. De ce mal peut sortir la renaissance de l’idée de fédération.

Refaire la culture de l’Europe et faire une Europe fédérale, conjointement, suppose la restauration de communautés réelles parmi nous.

Elles seront d’abord spirituelles (l’immense rassemblement de jeunes qui se réalise ces jours-ci autour de la communauté œcuménique de Taizé en est l’exemple). Mais l’homme ne vit pas de l’esprit seulement. Il faut recréer des communautés de tous ordres : municipales et régionales, professionnelles et culturelles, ethniques mais surtout politiques, et donc déterminées par l’avenir plus que par le passé. Et d’abord, [p. 15] instaurer le sens communautaire dans les esprits. Dans cette vue trois propositions d’action concrète, culturelles tout autant que politiques, et l’inverse.

1. Les Anglais ont gagné leurs batailles sur les prairies d’Eton. Le sort de l’an 2000 se joue dans nos écoles. J’ai parlé de la Campagne d’éducation civique européenne, lancée par le CEC, et que la CEE se propose de reprendre avec des moyens financiers décuplés. Je voudrais préciser ma doctrine sur ce point.

L’enseignement depuis 1880-1885 (création de l’instruction publique obligatoire dans nos pays) est basé sur l’État-nation : histoire, géographie, économie sont enseignées à partir de l’État où l’on est né. Le nationalisme antieuropéen nous est donc inculqué dès l’école primaire. Je propose ici une réforme profonde : que tout l’enseignement parte de ce qui est le plus proche de l’enfant : commune, région (souvent à cheval sur une frontière). Et de là, on passera à l’ensemble européen et au Monde. Cette réforme aurait pour effet de rendre toute naturelle l’idée de fédération européenne à partir des régions.

2. Sciences : je propose qu’on reprenne le projet que j’avais suggéré en 1958, d’un Conseil européen de la recherche, qui aurait la charge de sauvegarder une sorte d’équilibre écologique entre les branches de recherches, et d’éviter notamment les recherches en relations directes avec les armements, la puissance militaire ou le prestige national.

3. Enfin, je demande que la science politique se consacre à la critique de l’État-nation, origine des pires maux du monde moderne et qu’au-delà de cette formule périmée — mais encore si puissante, voire écrasante — les politologues retrouvent le courage d’inventer de nouvelles formules d’association et d’administration publique.

Car la recherche et l’invention d’une société fondée sur les pouvoirs locaux et sur la participation civique, peut seule fonder l’union européenne et restaurer les bases communautaires dans lesquelles ni culture vivante ni fédération ne sont possibles.

[p. 16] Dernière remarque. Je voudrais qu’il soit bien compris que l’Europe que nous voulons n’est pas une superpuissance ni un super État-nation, et n’a pas pour fin l’instauration d’un nouvel empire. Mais qu’elle a au contraire pour finalité la création d’un cadre communautaire favorisant le libre épanouissement des personnes et des groupes.

Le but de l’Europe, ce n’est pas la puissance, mais la personne et la communauté, sans lesquelles la personne ne saurait s’accomplir.

Le but de l’Europe, c’est chacun de nous. C’est chacun de nos groupes, c’est chacune de nos communautés. Je répéterai donc ici la devise fédéraliste de mon pays : un pour tous, tous pour un — et pour l’occasion qui nous réunit ce matin, je la traduirai ainsi :

Alpbach für Europa, Europa für Alpbach !

Sir Karl Popper, qui exerce une influence considérable sur le monde universitaire anglo-saxon et les savants occidentaux tant soit peu soucieux de critiquer leur propre attitude scientifique2, esquissa ensuite un tableau des conflits épistémologiques dans les mathématiques et la physique depuis 30 ans ; Otto Wolf von Amerongen, président de la Journée de l’industrie allemande, parla d’économie en pessimiste réfléchi. Et le président fédéral conclut, en fin d’après-midi, par une très belle méditation sur la mesure et les limites de l’action politique.

Le soir, feux d’artifices, danses au village, « revue » très bien enlevée sur trente ans de Collège.

[p. 17] J’ai étudié les listes des participants aux séminaires, groupés cette année autour du thème Idee und Wirklichkeit, et qui traitaient de « Morale et Connaissance », ou de « Liberté et justice », des limites d’un modèle formel ou de l’hérédité des connaissances acquises…

Et j’ai noté que dans deux séminaires, un quart des étudiants étaient les fils et filles des fondateurs du Forum européen. Petite observation lourde d’enseignements évidemment contradictoires : l’idée européenne se transmet, c’est très bien, mais si elle consistait à faire l’Europe dans l’espace d’une génération, qu’est-ce au juste qui s’est transmis ? L’idée elle-même ou son échec — jusqu’ici ?