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IV. Berlin : le second Rapport au club de Rome

Du 14 au 17 octobre 1974

Tandis que je cherche ma place dans l’amphithéâtre de la Kongresshalle où l’Assemblée s’est ouverte depuis quelques heures, il me semble qu’une bonne moitié des délégués viennent du tiers-monde. La liste des participants, que je pointe pendant un discours résumant un des textes qu’on vient de me remettre, m’apprend pourtant que sur les 160 participants actifs (qu’entourent quelques centaines d’observateurs, experts, futurologues et journalistes du monde entier) 30 délégués seulement représentent le tiers-monde. Sauf une douzaine de Japonais et d’Australiens tout le reste est occidental, Américains et Canadiens, Européens de l’Ouest et de l’Est.

Je parcours le recueil des textes présentés pour m’orienter dans les débats en cours (réduits, hélas, à une succession d’exposés dont les auteurs n’arrivent pas à dialoguer).

Le premier Rapport au club de Rome a eu le mérite éclatant « d’élever un problème de la plus haute importance pour l’avenir de l’humanité, du statut de non-issue au statut de très grave préoccupation » comme l’écrivent les professeurs Mihajlo Mesarovic et Eduard Pestel. À mon sens, les Limites à la croissance ont marqué le tournant du siècle.

Mais si Forrester et Meadows ont bien fait voir que les problèmes de la croissance sont en interactions mondiales, il [p. 45] fallait montrer aussitôt que ces problèmes se posent de manière inégale selon les temps et les lieux de l’humanité (qu’on pense simplement à la démographie).

Le second Rapport au club de Rome que présentent aujourd’hui Mesarovic et Pestel, analyse le système mondial dans la diversité concrète de dix régions de dimensions continentales. Et il recourt, bien sûr, à la capacité combinatoire des ordinateurs, mais aussi au jugement intuitif de ceux qui ont nourri ces appareils d’environ 100 000 équations.

Personne à la tribune ne semble mettre en doute les progrès ainsi accomplis, du fait 1° de la régionalisation des problèmes, et 2° de la prise au sérieux de paramètres aussi mal vus naguère encore que les « valeurs individuelles » ou les « attitudes face à l’environnement ». Mais personne non plus ne me paraît avoir dégagé les suites proprement politiques du second rapport.

J’écoute les exposés, d’une sagesse véhémente, des défenseurs de l’égalité non seulement dans les peuples mais entre les peuples comme le proposait Condorcet dans son Tableau des progrès de l’esprit humain, il y a de cela tout juste 180 ans, et nous sommes encore loin du but. On a pu le voir lors des dernières campagnes électorales dans plusieurs grands pays de l’Europe, le seul but politique clairement défini, et commun à tous les partis, reste « l’indépendance nationale ». C’est le but le plus incompatible avec tout ce qu’on appelle ici « l’ordre global » ; le plus vide de sens, et le plus utopique quant aux possibilités économiques ou écologiques de n’importe quel peuple considéré. Que signifie l’indépendance nationale d’un pays qui dépend de quatre émirs de droit divin pour son pétrole et doit voter en conséquence à l’ONU ? D’un autre qui se rationne pour financer une force de frappe suicidaire ? D’un troisième qui s’arroge le droit de polluer ses eaux territoriales, et tant pis si la marée noire, ou rouge, ou blême, envahit les rivages des voisins… Cela ne signifie rien — ou plus rien d’avouable.

[p. 46] Mesarovic et Pestel ont probablement vu, mais n’ont assurément pas dit, que leurs « régions » supranationales supposent des régions infranationales.

C’est ce que je vais tenter de faire voir dans le rapport que je présenterai demain matin.

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L’obstacle majeur à tout établissement d’un système global est l’existence de l’État-nation

Le principe de la crise mondiale réside dans une mauvaise gestion de la Terre par l’homme.

L’homme pollue, scalpe, écorche et défigure la Terre. Il épuise les ressources naturelles et viole toutes les limites écologiques. Il asphyxie les océans, les lacs, les villes, au nom de la rentabilité de ses entreprises, qu’il arrive mal à justifier, sinon par sa passion de la guerre, et par une obsession de la puissance qui ne s’avoue que sous le nom de « prestige national ».

Déjà, de vastes plaines autour des villes, et de larges vallées fluviales ne sont plus que poubelles de l’industrie, cimetières de détritus non recyclables, et dans le fond de cavernes secrètes, on enfouit sournoisement l’indestructible plutonium, la plus durable de toutes les productions humaines.

Ces pays et ces villes énormes, ces mines de sel, ces fonds océaniques transformés en décharges mondiales, c’est proprement, littéralement, l’Enfer né du Progrès, la Géhenne qui était, au temps de Jésus, la décharge municipale de la ville de Jérusalem, ce ravin désolé de Guei Hinnom « où le feu ne s’éteint jamais », comme c’est le cas dans toutes les décharges où l’on rejette ce qui n’a pas trouvé sa raison d’être ou qui a refusé sa vocation, et, faute d’être devenu soi-même, ne sert à rien. [De cette comparaison, de ce feu perpétuel sont nées les légendes médiévales sur « l’Enfer où damnés sont bouillus » (Villon).]

L’homme est en train de faire mourir la Terre sensible. C’est une sombre histoire, très lente en ses débuts, mais tout d’un coup la crise s’annonce, dans les années 1960 du xxe siècle, et le premier rapport du club de Rome a fortement contribué à la faire se déclarer — comme on le dit d’une maladie.

Cela commence avec le dernier siècle, qui voit la formation simultanée de l’industrie et des nations étatisées.

[p. 48] Cela se poursuit à travers la croissance industrielle — qui est une croissance non régulée, contrairement à la croissance organique d’un individu — à travers l’aventure scientifique et technique, qui entraîne l’exploitation têtue, naïve, aveugle, de ressources naturelles qu’on croit illimitées. Cela se développe avec la pollution de l’air, des eaux, des plantes, de l’humus et des océans, par les effets combinés d’une industrie brutale, prométhéenne, de la surpopulation, du surarmement délirant (les USA disposent déjà de quoi tuer chaque habitant de notre planète 32 000 fois), du gaspillage comme principe du commerce, des entassements mégalopolitains, destructeurs de toute communauté, et de la terreur permanente qui règne au sein de la paix des lâches.

Beaux résultats ! Brillante gestion ! Mais au fait : qui était le gérant ?

La réponse est dangereusement simple, elle aussi : les responsables sont les États-nations dont les premiers sont apparus au début de cette même période, qui se sont rapidement multipliés pendant le deuxième tiers de notre siècle, et qui se partagent aujourd’hui la totalité des territoires du globe.

Ce sont eux, et eux seuls, qui ont géré la Terre, qui s’en sont octroyé le droit. Eux seuls en avaient les moyens. Ils ont exploité ses ressources en vue de leur seule puissance, et de leur seul prestige, c’est-à-dire en vue de la guerre dont tous sont nés.

Il me paraît que jusqu’ici, l’on n’a pas accordé l’importance décisive qui lui revient à ce fait de l’État-nation comme obstacle principal au fonctionnement de tout système global.

La formule de l’État-nation à souveraineté illimitée dans ses frontières, et qui place au principe de toute sa politique ce que l’on nomme « l’indépendance nationale », s’oppose diamétralement et par définition non seulement à la notion même d’ordre global, mais encore et surtout à toute mesure concrète qui en permettrait le fonctionnement, que cet ordre global d’ailleurs soit ou non différencié par grandes régions continentales.

La conférence sur le droit de la mer, qui vient de se tenir à Caracas, fournit la plus récente illustration de l’incompatibilité [p. 49] foncière entre les souverainetés stato-nationales, avides d’étendre jusqu’aux fonds des océans les ius uti et abutendi, et toute forme de gestion globale, comme devraient l’être celles de la pêche, de l’exploitation des nodules métalliques et des hydrocarbures sous-marins, mais aussi de la défense des espèces surexploitées et de la lutte contre les polluants de toute provenance qui « tuent » les mers.

Si l’on estime nécessaire l’établissement d’un système global d’échanges équilibrés, si l’on veut en créer les conditions de possibilité, il faudra bien que l’on surmonte d’une manière ou d’une autre la notion de souveraineté stato-nationale, à la fois symbole de ce qui cause la crise, agent de son aggravation, et principal obstacle à sa solution. C’est dire qu’il faudra dépasser la formule de l’État-nation centralisé à souveraineté illimitée, telle que Napoléon l’avait conçue pour la guerre seule — hors de quoi elle paraît non seulement injustifiable en théorie, mais quasi démentielle en fait. Elle suppose, en effet, que les frontières de tel État, établies au hasard des guerres et des traités, coïncident exactement et ne varietur avec une unité géographique « naturelle », une économie dite « nationale », et une unité linguistique dont on conçoit mal le rapport avec l’économie ou les ressources du sous-sol…

Or, même en admettant contre toute vraisemblance que ces réalités hétérogènes forment à un moment donné des unités exactement superposables, ce miracle ne durerait guère, pour la simple raison que la langue, les frontières politiques et l’économie ont des rythmes de fluctuation ou de déplacement dans l’espace absolument non comparables : d’ordre millénaire pour les langues, d’ordre séculaire pour le tracé des frontières5, et d’ordre mettons décennal pour les économies industrielles, lesquelles peuvent varier très largement et rapidement en fonction des implantations d’usines, ou des innovations [p. 50] technologiques. Il ne reste donc à l’État qu’à forcer les réalités culturelles et sociales autant qu’économiques ou monétaires dans le lit de Procuste de ses frontières douanières, créant et entretenant de la sorte en permanence des problèmes aussi vains qu’insolubles, et qui le contraignent à décréter des mesures toujours plus tyranniques.

Et ce n’est certes pas le fait incontestable que la formule de l’État-nation est imitée par tous les peuples de la Terre qui peut la rendre moins absurde en soi.

Au-delà de l’État-nation, il faut inventer autre chose, et il faut l’inventer de toute urgence, si l’on tient compte de l’écart inévitable entre la conception et la mise en œuvre d’une technique, d’une méthode ou d’une procédure.

Or il est très frappant de constater que si, dans toutes les branches des sciences physiques et naturelles, l’invention de modèles nouveaux et de méthodes présentées comme révolutionnaires est la condition même du succès, non seulement académique mais commercial, et confère un prestige immédiat à ses auteurs, la science politique officielle, capitaliste, libérale ou marxiste, s’en tient aux recettes et doctrines du siècle de Napoléon, de Bismarck et de Marx, sinon pour le jargon technique, du moins pour les principes fondamentaux : toute remise en question de la formule de l’État-nation, par exemple, est aussitôt stigmatisée comme non sérieuse ou utopique, si ce n’est gauchiste ou « médiévale », voire toutes ces belles choses à la fois. La carence de toute invention fondamentale, en politologie, s’explique par la convergence objective des intérêts des partis en tant que tels, des gouvernants et des bureaucraties, des industries (notamment d’armes) et des compagnies pétrolières, ligués par « la force des choses » en vue du maintien de « l’ordre » tel qu’il est (même si ce n’est qu’un « désordre établi »), selon les principes et tabous de l’État-nation centralisé à souveraineté illimitée.

Contre cette écrasante coalition d’intérêts investis, d’inerties intellectuelles et de volontés de puissance (marchands [p. 51] d’armes, pétroliers, promoteurs de centrales nucléaires, etc.), tout effort rationnel paraît voué à l’impuissance la plus abjecte, et le serait sans le moindre doute, si certaines lois, certaines nécessités ne nous imposaient des limites, des conditions de possibilité.

Ce qui paraît capable de produire à court terme un changement drastique de la formule stato-nationale, c’est la pression de plus en plus sensible des exigences infra- et supranationales.

L’État-nation, né de la guerre et maintenu en vue de guerres futures — qu’elles soient redoutées ou souhaitées — ne saurait survivre longtemps à sa raison d’être principale. Toute nouvelle guerre, atomique, biologique ou chimique — cet ABC de la fin du genre humain — l’anéantirait certainement ; et si la guerre qui est sa « raison » venait à manquer, son inadaptation constitutive aux réalités du xxe siècle serait sans tarder mise à nu. Seul, en effet, le recours au sacré que constituent les références aux « nécessités de la défense » ou au « maintien de l’indépendance nationale », se trouve capable de faire passer certaines mesures catastrophiques imposées à l’économie (telles que les centrales nucléaires) ou certains crimes écologiques (tels que la pollution non contrôlée des eaux territoriales). Seul ce recours au sacré national, interdisant toute objection, voire toute mise en question sérieuse, empêche la prise de conscience de tant d’absurdités flagrantes.

La force principale de l’État-nation vient sans nul doute de l’École, et non seulement de ce qu’elle nous a appris, mais de ce qu’elle a voulu nous interdire de voir. C’est elle qui nous a persuadés que la formule de l’État moderne — une capitale régissant tout ce qui bouge et le reste à l’intérieur de ses frontières sacralisées — était l’aboutissement inévitable de l’Histoire, et que nulle autre évolution n’était possible, ou ne saurait être imaginée impunément. Les peuples ont émergé de la nuit des origines pour « faire leur unité » — comme l’homme émerge de l’enfance pour « faire sa puberté » — et ils accèdent à la maturité en se donnant un gouvernement qui assure leur indépendance — [p. 52] fût-ce au prix de leur vie ou de leurs libertés — et qui affirme sa souveraineté quoi qu’il puisse en coûter aux voisins. Ainsi la force principale de nos États repose sur l’interdiction tacitement prononcée par l’École, de mettre en question leur formule : elle est tabou. Rechercher d’où ils viennent dans le temps et l’espace, les situer dans l’histoire, donc les relativiser, ce serait les exorciser : car ce qui a commencé finira. Il faut donc qu’ils soient éternels, et au moins justifiés par une fatalité. Contingents, donc soumis à la critique des interrogations les plus naïves, ils seraient aussitôt sans excuses.

Or c’est un fait que le plus ancien d’entre eux, qui est leur modèle, a moins de deux siècles d’âge ; et l’on voit bien que leur « période » de demi-vie, celle de leur rayonnement dans les esprits actifs, est en train de s’achever parmi nous.

Devant la crise universelle provoquée par sa déplorable gestion de la Terre depuis un siècle et demi, l’État-nation souverain ne peut plus se dérober. Quand nous lui demandons aujourd’hui : « Qu’as-tu fait de ton territoire, de ses paysages et de ses villes, de ses forêts et de ses eaux » et qu’il ne peut que nous répondre piteusement : « Suis-je le gardien de la Terre ? », nous en tirons la conclusion qu’il a forfait à sa mission. Mais quand nous lui demandons : « Qu’as-tu fait de la communauté humaine ? » et qu’il n’ose même plus dire : une Armée, ou le Parti de la Révolution, il nous reste à enregistrer sa démission.

Bien loin d’être la seule réalité possible, comme le proclament beaucoup d’hommes politiques de droite et de gauche avec l’appoint d’André Malraux, l’État-nation nous apparaît comme la forme de société la moins adaptable aux nécessités de notre temps.

Le thème central de l’analyse critique du modèle de l’État-nation, qui conduit nombre de penseurs contemporains à le rejeter sans appel, s’énonce comme une simple évidence : l’État-nation est aujourd’hui à la fois trop petit et trop grand. À la seule exception des trois Super-Puissances, aucun de nos États-nations n’a les dimensions nécessaires (économiques et [p. 53] militaires) pour jouer un rôle à l’échelle mondiale, pour aider le tiers-monde, ou pour assurer seul sa défense militaire ou sa prospérité. En revanche, il est trop grand pour animer la vie civique et l’économie de ses régions, pour en promouvoir les activités culturelles, pour en sauvegarder les équilibres écologiques, et surtout pour offrir un cadre proportionné et des structures d’accueil à l’action, à la participation des hommes et des femmes en tant que citoyens.

Comme l’écrivait Alexandre Marc dès 1934 et comme il le réitère en 1961, « l’état, sans majuscule, doit rester le serviteur de la société, et non point s’ériger en son maître. Pour cela, il importe notamment que sa taille reste à l’échelle de ses tâches. Or l’état national, dans les pays comme la France, est à la fois trop grand et trop petit. Il est trop grand par rapport aux communautés de base que la centralisation irréversible vide de leur substance en attendant de les transformer en “désert” ; il est trop petit par rapport aux problèmes dont dépend notre survie, qui se posent à l’échelle européenne et mondiale6 ».

Cette analyse prophétique de notre crise universelle nous ramène donc à un dilemme d’une crudité presque gênante : — ou bien l’État-nation maintient et même étend ses prétentions au pouvoir exclusif de gestion de son morceau de la Terre, et dès lors les calculs les plus catastrophiques ont seuls chance d’être vérifiés ; — ou bien l’État-nation se voit progressivement dessaisi de ses prétentions totalitaires et autarciques : des hommes et des groupes décident de reprendre en main leurs destins, à l’échelon local et régional, et de faire prévaloir l’intérêt général de l’humain, de la personne, sur celui des États nationaux. Le jeu se rouvre, l’avenir redevient notre affaire.

En d’autres termes, nous devons comprendre que nos choix et nos décisions, ou notre absence de décision, impliquent dès maintenant notre responsabilité pour l’un ou l’autre des deux avenirs possibles :

[p. 54] – ou bien la démission épidémique de la personne, du citoyen, devant la mécanique inhumaine de l’État nous conduit rapidement, dans une atmosphère de panique sourde et de délinquance généralisée, à des formes de dictature nationales et continentales, sur la voie de l’État totalitaire mondial dirigé par le Grand Ordinateur dont certains rêvent dans un style orwellien de politique-fiction, mais la guerre atomique intercontinentale préviendra ce cauchemar suprême en provoquant le suicide du genre humain ;

— ou bien, des groupes d’hommes qui se veulent libres et responsables trouveront, propageront et appliqueront à temps des formules de remplacement de l’État-nation, ordonnées à des fins de liberté personnelle, non de richesse matérielle, et de communauté vivante, non de puissance et de prestige collectif.

Il nous faut donc réfléchir sérieusement, en toute urgence, à ces formules de remplacement de l’État-nation. Nous avons vu que les dangers majeurs qu’entretient cette institution sont le gigantisme, la centralisation uniformisante, et la simplification antivitale. Voilà qui nous incite à nous tourner vers les dimensions modérées, accordées aux pouvoirs de l’homme, aux prises de sa pensée et de sa main vers la répartition aussi large que possible des pouvoirs de décision, dans l’amour des diversités et le respect des complexités qui caractérisent la vie même. Et voilà qui désigne assez clairement les petites unités de base que sont les communes (au sens de municipalités, mais aussi de communautés agricoles, religieuses, culturelles, artisanales, etc.) et dans les grandes villes, les quartiers ; puis ces grappes de municipalités autonomes que pourraient être les régions. Mais ces régions ne seront vivantes et vivables, n’échapperont à l’esprit de clocher, que si elles demeurent ouvertes au monde, que si elles gardent toujours ouvertes des perspectives sur l’horizon continental et même mondial.

Et de fait, on ne parle de régions que depuis qu’on essaie d’abaisser les barrières entre États-nations de l’Europe. À l’État-nation trop petit répondent les tentatives d’organisation [p. 55] fédérale (ou au moins supranationale) du continent. Il n’y a pas là contradiction mais évidente complémentarité.

La direction générale de la recherche qui m’apparaît la plus urgente dans la conjoncture actuelle étant ainsi déterminée, je me bornerai à clarifier autant que possible les sujets de malentendu les plus fréquents dans ce domaine.

1. Tout d’abord, écartons l’idée que l’État-nation puisse être « renversé » par la violence, la terreur, l’anarchie systématique, ou « la Révolution » mythique dont parlent tant d’intellectuels dans les pays hautement industrialisés. S’il pouvait être renversé — ce que sa nature même exclut — il nous entraînerait tous dans sa chute, puisqu’il règne sur toutes les terres et une partie sans cesse croissante des mers. Il ne saurait être question que de chercher, de trouver, d’inventer d’autres formules d’administration des choses et d’aménagement des rapports humains dans la cité au sens antique du terme ; puis de rendre ces formules opérationnelles dans les plus courts délais possibles. Je ne vois rien à renverser, tout à construire, et force nous sera de le faire dans les cadres existants de l’État-nation : ils sont mauvais et nous gêneront beaucoup, mais hors d’eux, il n’est plus d’espace libre. Il n’y a plus que l’avenir qui leur échappe.

2. Contrairement à ce que pensent la plupart des « aménageurs du territoire », les régions ne doivent pas être conçues uniquement ou en premier lieu comme des problèmes ou des entités économiques. D’ailleurs, la solution de nos problèmes économiques est à chercher sur un tout autre plan que celui où la crise se déclare, à savoir sur le plan des vraies causes de la crise : celui des attitudes mentales, morales et spirituelles de l’homme moderne, dont l’économie en général et les budgets en particulier ne font que traduire en chiffres, quantifier, les choix et les priorités non pas alléguées mais réelles.

3. L’État-nation, grand responsable de la mauvaise gestion de la Planète, est aussi le fauteur de la crise dans la mesure où l’obsession de la puissance est l’ultima ratio de ses décisions. Mais d’où tient-il sa puissance ? Je pense que c’est du vide [p. 56] civique créé par l’urbanisation sauvage de l’ère industrielle, de l’angoisse qui en résulte chez les individus perdus dans les foules solitaires des mégapoles, dans le sentiment de leur impuissance devant leur destin collectif, et de la dissolution de toute communauté à laquelle ils pourraient participer. Situation tout à fait comparable à celle des citadins de l’ère hellénistique, et qui explique l’appel aux tyrans, puis à l’Empire bureaucratique et militaire, et aujourd’hui aux rouages anonymes de l’État : « ils » font tout et décident de tout, que ce soit bien ou mal on n’y peut rien. Voilà qui est fataliste mais sécurisant. C’est aussi démoralisant. Perdu, noyé dans les énormes dimensions et les mythologies nationalistes qui ne sauraient nourrir sa vie intérieure et privée, en même temps frustré dans son besoin de communication et de communion, l’homme des villes devient spectateur, non plus acteur de la vie publique, habitué du cirque (aujourd’hui de la TV) et non plus du forum (devenu parking). Recréer une communauté où l’homme puisse de nouveau participer et recouvrer sa dimension communautaire, sans laquelle il n’est pas une vraie personne, telle est pour moi la fonction primordiale de la région.

4. Si la région ne doit pas être « économique d’abord », elle ne saurait être non plus « ethnique d’abord ». Les partisans les plus passionnés de la région qui sont les militants séparatistes de la Bretagne ou du Sud-Tyrol, du Pays basque ou du pays de Galles, des Flandres ou de la Catalogne, me semblent tomber dans l’erreur de revendiquer pour leur ethnie le statut d’un État complet dans ses frontières, doté de pouvoirs économiques autant que culturels, et d’une souveraineté politique qui serait aussi jalouse, sinon plus, que celle des grands États que l’on dénonce. Si dans les dimensions énormes, l’homme meurt de froid, dans un mini État-nation, ce serait plutôt d’asphyxie…

Ni purement économique, ni purement ethnique, la région dont je tente d’esquisser le modèle naîtrait de la nécessité de recréer des cadres de participation au sein desquels les citoyens pourraient prendre en main leurs affaires communes, qu’il [p. 57] s’agisse de réalités culturelles ou économiques, écologiques ou sociales. Et cela représente bien plus qu’une mesure opportune de décentralisation des pouvoirs engorgés de la capitale ; cela représente, implique et favorise un changement d’attitude de l’homme face à la société, un changement de mentalité et un changement de finalités.

5. Les avantages de la région sont évidents : renaissance du civisme et de la responsabilité des citoyens, donc des vraies libertés ; renaissance de communautés de types variés ; contrôle direct des décisions dans le domaine de l’énergie, et dans celui de l’environnement ; diversification des sources d’énergie et réduction de la taille des usines productrices, donc aussi de la pollution ; meilleurs rapports entre l’homme et sa terre, l’homme et sa ville, l’homme et les groupes, réajustés dans le concret, sur le terrain ; tout cela entraînant la réadaptation constante des cadres légaux à la complexité des réalités vivantes, et de la production aux besoins spécifiques de la région. Un facteur d’autorégulation de la croissance serait ainsi introduit à la base par l’autonomie régionale.

Mais les difficultés ne doivent pas être tues. La principale réside dans la complexité de l’administration des régions fonctionnelles (écologiques, sociales, culturelles, économiques, etc.) dont les aires, par nature, ne coïncident pas, ne se recouvrent qu’en partie, et de plus, dans de nombreux cas, chevauchent des frontières nationales. Où placer les pouvoirs de décision et comment les harmoniser au niveau régional ? On pourrait prévoir pour chaque fonction une autorité régionale autonome mais reliée à une agence fédérale (continentale) spécialisée. (Le rôle d’agence fédérale de l’économie pouvant être tenu en Europe par la CEE de Bruxelles, l’Agence fédérale pour l’écologie ayant son siège en Suisse, par exemple, tandis que l’Agence fédérale pour les universités s’installerait tout naturellement à Florence, siège prévu de l’Université européenne.) Mais alors, comment assurer la politique générale au niveau de la région, c’est-à-dire les priorités, l’équilibre entre [p. 58] les différents secteurs, leur financement ? Cela supposerait l’usage maîtrisé de la mathématique moderne et pas seulement de la triangulation et de la comptabilité traditionnelles… Cela supposerait la formation d’administrateurs régionaux qui ne soient pas de petits politiciens… Et cela supposerait avant tout l’accélération et l’élargissement des recherches initiées dans les années 1960 par trois ou quatre instituts d’études régionales en Europe, qui font un travail de pionniers, mais sont fort peu soutenus par les États, comme bien l’on pense.

6. « Votre point de vue est typiquement européen, me dira-t-on, mais que vaut-il pour le tiers-monde, pour tous ces pays neufs en plein effort de développement, et qui ont adopté le modèle d’État-nation qui leur était livré dans le même paquet que la technologie et le DDT ? » Deux réponses à cette objection :

1° C’est l’Europe qui a inventé l’État-nation que tous imitent. C’est à elle de donner l’exemple d’une invention meilleure, et de l’expérimenter. À elle de développer les anticorps des virus qu’elle a propagés.

2° L’État-nation peut faire autant et plus de mal au tiers-monde qu’aux Européens. Il est grand temps de le dépouiller de son prestige, d’en dénoncer l’absurdité, et d’inciter chacune des grandes régions de la planète à rechercher sa propre voie vers des formes nouvelles de communauté. Pour l’Europe de l’Est comme de l’Ouest, la solution me paraît consister dans la petite région fonctionnelle. Si l’Europe réussit à la mettre au point et à la rendre opérationnelle en temps utile, elle aura fait bien plus et mieux pour le tiers-monde qu’en lui prêtant une « Assistance technique » (qui a si bien réussi chez elle !) et des experts en armements, en gaspillage, en production de pollution, et en « planned obsolescence ».

[p. 59] Deux objections m’ont été présentées.

Le professeur polonais Pajestka soutient que l’État-nation est la sauvegarde des libertés des petits États neufs, contre le néo-colonialisme. Je pense que le stato-nationalisme est plutôt le cadeau piégé que nous avons fait au tiers-monde.

Le recteur de l’Université de New Delhi ironisant sur ma condamnation de l’État-nation, la compare à la pilule contre les tremblements de terre qu’un charlatan vendait dans les rues de Lisbonne, selon Voltaire. Je lui rappellerai, en privé, que les tremblements de terre ne dépendent pas de l’homme, tandis que les États-nations sont nés de nos œuvres…

Par ailleurs je reçois l’adhésion chaleureuse d’un grand biologiste italien, d’un grand psychiatre américain, d’un contestataire iranien, d’un ancien président de la Confédération suisse, de Robert Jungk, et du ministre de la Culture d’un des jeunes États africains : « Savez-vous que nous en sommes à nous battre pour des frontières que les puissances coloniales ont tracées à la règle sur la carte, et qui coupent à travers nos tribus et leurs fédérations traditionnelles ? »