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Introduction
Crise de l’avenir

Quand les grandes villes déjà ne sont plus gouvernables, quand on ne peut plus y trouver ni solitude féconde ni vraie communauté, et l’on nous dit pourtant qu’avant la fin du siècle quatre cinquièmes des hommes s’y seront entassés ; quand nos richesses s’accroissent aux dépens de la Terre, de ses sols, de ses eaux, de son air, Terre qui peut-être un jour assez prochain refusera de nourrir l’humanité qui l’exploite et qui l’empoisonne ; Terre si belle encore vue de l’espace, bleue, verte et blanche dans le noir éternel ; en ce moment de mise en crise majeure de l’espèce humaine par elle-même, pour la première fois dans l’histoire, l’homme se voit contraint de choisir librement son avenir et celui de l’espèce, et il s’y voit contraint du seul fait qu’il en a, pour la première fois, la liberté, donc la responsabilité.

Il se voit contraint de choisir, parce que ne pas choisir serait s’abandonner aux « impératifs » du désastre dont l’Occident industriel est en train d’agencer les mécanismes ; et de choisir librement, c’est-à-dire délibérément, après mûre réflexion, en connaissance de causes et surtout de fins désirées, non pas à tout hasard et puis on verra bien… et non plus en se fondant sur les nécessités alléguées par la prévision économique. Car le hasard, ici, ne serait que l’alibi du refus d’être responsable, tout comme il va de ces « nécessités » que l’homme invente quand il ne veut plus assumer sa liberté.

Si nous ne choisissons pas librement notre avenir, il n’y aura plus d’avenir humain au-delà du cataclysme inévitable [p. 8] que les rares survivants ne raconteront pas, faute de public : fin du récit des civilisations, fin de l’Histoire.

Si nous choisissons bien, au nom de finalités qui ne seront plus uniquement matérielles, mais affectives et spirituelles d’abord, c’est une nouvelle naissance, un autre avenir qui peut s’ouvrir à la personne dans de nouvelles communautés : commencement de l’histoire des vrais désirs de l’homme dans toutes les dimensions de sa réalité — de son devenir !

Tout est possible encore et même plus que jamais. Tout est possible, mais il faut choisir.

« De l’agriculture au paradoxe »

On peut penser que l’homme, depuis le singe ou depuis le jardin mythique des origines, durant quelques dizaines de milliers de siècles, n’avait fait que répondre aux défis de la nature dont il vivait. Il s’agissait de survivre, et donc de continuer ce qui avait réussi aux plus forts, aux plus féconds, aux plus habiles des ancêtres.

Lorsque apparut la civilisation, c’est-à-dire le premier dialogue entre l’homme et la Terre interrogée — labourée, fécondée, cultivée — l’initiative fut assumée au nom de l’espèce par quelques héros légendaires, dont l’archétype est Prométhée (mais Caïn laboureur en est un autre), toujours vaincus en tant qu’individus rebelles par les dieux, ces gardiens jaloux des équilibres naturels et des hiérarchies du pouvoir, mais victorieux pour le progrès de l’espèce vers un destin qu’elle ne peut pas connaître, qu’elle peut seulement rêver réparateur des servitudes qu’elle endure.

Vingt millénaires d’un effort sans relâche pour s’adapter, dans la terreur et la sensuelle intimité, au sort que la nature lui ménageait, ont finalement permis à l’homme de notre siècle une première prise de conscience et une première formulation du mouvement général des civilisations : il va « de l’agriculture au paradoxe », comme l’a bien dit un philosophe contemporain1.

[p. 9] L’agriculture c’est, en effet, le premier moyen de commander à la nature, en obéissant à ses lois — imperare parendo. Mais, à mesure que cet impérialisme humain se fait moins respectueux des dieux et surmonte moins difficilement les résistances naturelles, qui semblent partiellement neutralisées, le mouvement civilisateur se retourne sur l’homme lui-même et se met à créer la société. Alors surgissent les questions fondamentales : pour quoi ces efforts, et vers quoi ? C’est ce que nous ne savons pas encore, et refusons encore de chercher à savoir, en dépit des objurgations des Pascal, Kierkegaard, Nietzsche et Dostoïevski.

Mais pourrons-nous longtemps encore ignorer la question en la réputant vaine, et refuser de nous avouer d’abord nos buts réels, puis de les déclarer et, enfin, de les mettre à l’enquête publique en permanence ? Cette question est urgente, elle est vitale. Car si, jusqu’à bien près de nous, il s’agissait principalement de survivre aux menaces naturelles contre l’homme, désormais il s’agit de survivre aux menaces que notre industrie fait peser sur toute la nature : car la nature y survivra sans doute, si grands que soient les dommages infligés, mais non pas l’homme.

« Désormais » signifie concrètement : depuis le milieu du xxe siècle. C’est à ce moment que se déclarent les deux phénomènes convergents qu’évoque la première phrase de ce livre : celui de la dégradation des relations humaines dans les grandes villes, et celui de l’agression technicienne contre la nature tout entière, minérale, végétale, animale et humaine. Agression brusque, espèce de coup de folie, dont les signes les plus sensibles sont le fracas des bulldozers, le déferlement du béton sur les campagnes, l’accumulation du DDT ou du mercure dans l’organisme humain, la pollution des eaux souterraines et des fleuves, l’empoisonnement des océans, et la création d’éléments que la nature ignorait jusqu’à nous, tels que le plutonium, dont le nom même — choisi par hasard, semble-t-il — annonce la nature infernale.

Choisir notre avenir

Nous arrivons au terme de l’ère néolithique, qui a vu la fixation des nomades au sol, la naissance des patries et des cités par l’addition des ressources, des coutumes et [p. 10] des lois au sein d’un territoire délimité, dès lors sacré ; le phénomène de la culture, lié d’abord aux rythmes saisonniers, puis sur un autre plan aux traditions reçues, aux secrets d’usage transmis, et aux héritages locaux — action et réflexion cumulatives. Et nous voici au seuil de l’ère électronique : celle des relations humaines devenues indépendantes des liens au sol et des définitions territoriales.

Aujourd’hui, c’est le succès même de l’effort civilisateur de l’Occident qui nous force à choisir notre avenir, et par-là nous met en demeure de formuler et de vouloir une politique de l’homme et de l’humanité. C’est notre folle croissance qui affame le tiers-monde et cause les pénuries qui viennent. C’est l’excès même de nos triomphes matériels, non leur insuffisance, qui nous a jetés dans la crise.

L’état de crise est déclaré toutes les fois que les contradictions de fait entre deux ensembles de réalités ou entre deux finalités valables en soi mais hostiles, deviennent pratiquement insupportables, ou sont ressenties comme telles et nous obligent à choisir : soit sacrifier l’un des deux termes (mais c’est rarement possible sans entraîner la destruction de l’autre) ; soit le subordonner, poser une hiérarchie, instituer un ordre de priorités, donc définir une politique. Jusqu’aux débuts du xxe siècle, les crises étaient localisées dans une région ou un secteur, une nation, au pire un continent, et pouvaient être localement dénouées. Mais l’état de crise où est entrée l’humanité contemporaine est proprement universel, en ce sens que chaque crise locale en déclenche d’autres qui tendent à l’aggraver, à tel point qu’un système se constitue, dans lequel chaque facteur de trouble en nourrit plusieurs autres, qui le lui rendent bien ; jusqu’à tant que leur cercle vicieux s’étende aux dimensions mêmes de la Terre2.

[p. 11] Je vais tenter de repérer les principaux facteurs de crise qui sont en jeu dans le monde d’aujourd’hui, de décrire leurs liaisons réelles ou alléguées, d’évaluer quelques-unes de leurs interactions, afin de faire sentir l’urgence d’une politique, c’est-à-dire d’un programme d’intervention sur certains points stratégiques du système, et d’en montrer la possibilité.