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Que tout appelle les régions

L’autonomie des communes appelle les régions

Pour devenir, enfin, l’école de la liberté que Tocqueville voyait en elle, la commune doit se rendre autonome. Mais les moyens de cette autonomie — savoir, technique et pouvoir financier — excèdent dans bien des cas les ressources locales, même dans les pays où l’État central n’en draine pas 80 % à son profit. Faudra-t-il de nouveau les mendier à l’État ? Non, car en les donnant d’une main, il reprendrait de l’autre notre autonomie. Qu’il s’agisse d’avoir notre école, de mener notre lutte locale contre spéculateurs et pollueurs, d’épurer nos rivières ou d’améliorer les voies de communication sans détruire nos cultures et nos rues, le problème est le même pour les communes voisines, et la solution qui s’impose est celle du syndicat intermunicipal. Or, ce système, qui se répand sans bruit dans toute l’Europe, trouve son lieu et sa formule dans la région : il nous permet de définir celle-ci, en première approximation, comme une grappe de communes, puis, avec un peu plus de précision, comme l’ensemble de plusieurs syndicats de communes, répondant chacun aux nécessités d’un domaine spécifique — écoles, environnement, transports, aménagement du territoire, etc., chacun groupant celles des communes qui le désirent, qui en ont besoin, sans obligation pour les autres.

L’espace normal d’action civique ne peut plus être la tribu et ne sera jamais la nation étatisée. Pour l’Occident moderne, c’est la commune. Ce sont alors les besoins de [p. 278] la commune qui nous amènent à voir dans la région l’aire des communes fédérées en vue d’une tâche qui est vitale pour chacune mais qui excède les forces d’une seule.

La région devient ainsi le mot-clé de notre avenir, si nous le voulons démocratique, en tant que lieu de la coopération grâce à laquelle les communes vont trouver les moyens qui leur manquent pour traiter effectivement de nos affaires. En d’autres termes, si les communes assurent la possibilité de la communauté générale, c’est la région qui assure leur efficacité.

L’aménagement du territoire ne trouve ses réalités qu’à l’échelon des régions

Selon l’un des grands géographes du siècle dernier, Vidal de la Blache, « une région n’est pas quelque chose qu’il faut délimiter, mais qu’il s’agit de reconnaître ». Et qu’est-ce qu’aménager le territoire, sinon reconnaître ces différences locales et régionales, et s’efforcer d’y adapter l’implantation des constructions urbaines et des industries tout en préservant l’environnement et les cultures, de manière à établir des proportions optimales entre population et ressources, zones agricoles, zones à bâtir et zones « sauvages » ?

C’est dire que cette activité n’a guère de sens au niveau national et n’en prend qu’à l’échelon de la région, qu’elle contribue d’ailleurs à identifier.

Mais alors, l’entité régionale, complexe de fonctions qui s’exercent dans un espace limité par les conditions mêmes de leur équilibre, a les meilleures chances de devenir un facteur de régulation et d’harmonisation de la croissance.

Supposons que la région, comme tout l’y porte, choisisse d’utiliser par priorité ses sources locales d’énergie (charbon, eau, vents, soleil) et qu’elle y ordonne la nature et les rythmes de sa production. L’emprise de l’État central se relâchera d’autant ; le gaspillage diminuera, et avec lui les tensions financières et la nécessité d’emprunts renouvelés ; il y aura moins de publicité massive par les grandes agences de l’État, donc une meilleure adaptation de la production aux besoins réels des consommateurs. En lieu et place de la croyance magique à l’expansion indéfinie et à tout prix, laquelle motive dans la population consommatrice l’insatisfaction permanente, et dans l’industrie productrice une perpétuelle fuite en avant.

[p. 279] Que l’instauration d’entreprises et d’usines nouvelles doive être soumise, dans un proche avenir, à l’approbation des communautés locales et régionales paraît « hautement probable » aux experts américains d’aujourd’hui. Cette hypothèse s’inscrit d’ailleurs dans une structure d’évolution très générale. Tandis que le développement de l’industrie, pour une foule de raisons convergentes — techniques, sociales et politiques, psychologiques et commerciales — conduit à la multiplication des petites et moyennes entreprises158, mais simultanément à la formation de multinationales, la grande entreprise nationale se découvre de plus en plus mal adaptée à la conjoncture mondiale. De même, l’État-nation tout uniformisant dans ses frontières et toujours prêt à se refermer comme l’escargot à la moindre suggestion — à ce double titre, facteur d’entropie — se voit promis à la dissociation au profit des régions, d’une part, et des agences fédérales continentales, d’autre part, facteurs d’information, donc de néguentropie.

La lutte contre la pollution ne devient efficace que dans l’espace régional

Au niveau national, l’échec est manifeste. Car ce n’est pas seulement la « toute-puissance » de l’État qui est à redouter, là où elle ne devrait pas exister (cas de la censure, par exemple), mais c’est bien plus encore son impuissance, là où il faudrait agir : circulation automobile, sociétés multinationales, pollution.

Dans la revue d’une association nationale qui entend représenter l’ensemble des automobilistes, je lis :

« L’auto est devenue l’instrument légal du meurtre. Nos autorités ont capitulé depuis longtemps devant ce chaos. » Et plus loin : « L’État n’a pas encore réussi à obtenir des intéressés le respect des prescriptions pour la protection des eaux. » Ou encore : « De graves lacunes existent au niveau cantonal, communal et régional. » (Nous sommes en Suisse.)

Ailleurs, dans les pays maritimes, la lutte contre la pollution des plages et des fonds marins est ouvertement sabotée par les pouvoirs publics avec le cynisme tranquille de ceux qui savent que le souverain ne dispose d’aucun [p. 280] moyen d’intervention. Un centre de recherche scientifique établit-il la liste des plages où la baignade présente un danger faible, moyen ou « mortel », l’État, par un de ses ministres, fait interdire la publication des résultats et réduit de moitié sa subvention à l’institut coupable d’objectivité scientifique et de divulgation d’informations nuisibles à l’accroissement du PNB. L’Assemblée nationale, dans son rapport sur la pollution du littoral méditerranéen, déplore l’impuissance des services chargés de l’environnement, qu’elle accuse d’être « à la fois juges et parties, puisqu’ils sont chargés aussi bien du développement que de la défense du milieu marin ». Admirons l’aveu : dans le jargon stato-national, « développer » un milieu est exclusif de le « défendre » et conduira donc à sa destruction à terme, conformément à la logique de la croissance à tout prix.

Tout cela ne serait rien s’il s’agissait de méchants hommes : on pourrait les calmer, les remplacer par d’autres. Ce qui est tout à fait grave, c’est que les autres, quels que soient leur parti, leur talent, leur volonté bonne ou mauvaise, feraient pareil ou pire ; et ce qu’on devrait leur reprocher serait seulement d’être où, si bon que l’on soit, on ne peut faire que du mal, parce que c’est le système qui le veut.

Tout cela désigne donc les changements nécessaires : là où l’État central est impuissant, créer de vrais services publics, c’est-à-dire au service du public et contrôlés directement par lui, comme on peut le faire dans la commune et la région ; là où l’État central s’avère sans pouvoir, créer l’Autorité européenne. Plus évidente encore est la carence de nos pouvoirs nationaux devant les phénomènes de pollution qui sévissent de part et d’autre de nos frontières « nationales ». Je pense au Rhin, au lac Léman, à la région côtière qui va de Marseille à Gênes. Il n’y a plus de responsables, là où le sont en fait deux pays souverains, trop contents de pouvoir expliquer leur carence par celle du voisin.

La pollution ne connaît pas de frontières, et nos enfants le voient très bien. Mais nous voyons aussi que nos ministres l’ignorent, parce qu’ils estiment les intérêts de l’État plus importants, absolument, que les « statistiques fastidieuses » d’écologistes qui exagèrent.

Mais cet excès d’orgueil crée son humiliation. Des dizaines de milliers d’associations privées pour la sauvegarde écologique [p. 281] des régions — quelle que soit leur définition, géographique, économique, historique ou sociopolitique — quoique sans nul pouvoir prennent de l’autorité. On va les écouter, car elles ont beaucoup mieux que des fonds et l’appui de la mafia : elles ont une influence électorale. On l’a vu l’an dernier en Grande-Bretagne, dans vingt départements français, et dans le canton de Genève, notamment, où les candidats et candidates aux élections locales et nationales ont pris la tête partout où ils s’étaient engagés à soutenir les mesures demandées par de nombreuses Associations civiques contre les pollutions de toute nature — et cela dans les partis de toute couleur, socialistes, libéraux ou centristes. C’est qu’à l’échelle locale, quelques centaines de voix de plus ou de moins peuvent faire toute la différence. C’est surtout, qu’à l’échelle locale et régionale, la vie quotidienne est sentie comme qualité (ou manque de qualité) tandis que les États ne peuvent que mesurer leur PNB.

La crise de l’énergie appelle les régions

La petite panique créée par la crise du pétrole en 1973-1974 a beaucoup appris aux Européens. Et notamment ceci : que l’État prélève jusqu’à 70 % du prix de l’essence vendue à l’industrie et aux garages, et qu’il serait donc le grand bénéficiaire de la montée des prix du pétrole brut, s’il n’y avait ses achats directs pour les armées, aviation, marine et chars, qui risquent de les mettre en état de dépendance partielle, économique et financière, des Arabes. Ce danger éventuel fournit aux États-nations le meilleur prétexte à pousser leur propagande en faveur des centrales nucléaires, présentées comme le gage d’une indépendance nationale reconquise. Certes, l’électricité produite par ces centrales ne remplacera ni le kérosène dans les moteurs d’avion, ni le mazout dans les turbines des grands navires, ni l’essence pour les chars et les camions ; mais ce détail ne paraît troubler ni l’opinion ni donc le Parlement.

À vrai dire, les centrales nucléaires intéressent l’État au premier chef en tant qu’instruments de pouvoir. Elles ne lui assureraient pas seulement le monopole de la production et de la distribution d’énergie, mais de puissants moyens de manipulation des investissements, et les meilleures raisons d’étendre encore le contrôle policier préventif de tout et de tous — un commando est si vite arrivé…

[p. 282] Cette situation, lourde des pires dangers pour nos libertés et la paix, appelle des mesures conservatoires de l’humain et de la nature, celles que réclament dès aujourd’hui des dizaines de milliers d’associations pour la sauvegarde de l’environnement, et avec elles tous les esprits assez lucides pour voir dans l’actuelle dissémination des armes nucléaires par trois ou quatre États européens, la mise en place, très calme et rigoureuse, assortie de garanties tatillonnes, des moyens d’extinction pacifiques — c’est promis — et au surplus rentables, de notre espèce.

Le principe des mesures conservatoires à proposer se déduit aisément des programmes stato-nationaux que l’on connaît, par inversion de leurs visées et caractéristiques principales.

Programme des États-nations : construire un nombre illimité de centrales toujours plus puissantes (10 000 MW vers la fin du siècle) décrétées d’intérêt national, et permettant d’accroître indéfiniment la puissance des armements atomiques des pays qui auront promis solennellement de ne jamais s’en servir. Et tant pis pour l’environnement.

Programme des « maniaques de l’environnement » : remplacer les grandes centrales que voulait imposer la capitale, par des milliers d’installations de petite taille, justement dites d’intérêt local — hydrauliques, éoliennes, solaires — de manière à accroître les autonomies municipales et régionales, et à prévenir les concentrations stato-nationales de puissance, tout en respectant l’environnement.

Ce programme implique les régions. Il les promeut dans la mesure où il les montre nécessaires. Au surplus, nous voyons les régions se former dans la lutte contre les centrales, par une dialectique exemplaire.

La révolte contre les centrales nucléaires appelle les régions transfrontalières

Autour de Bâle, au coude du Rhin, en Suisse alémanique, en Haute-Alsace et dans le pays de Bade-Wurtemberg, une région s’est fait reconnaître par un complexe de problèmes communs, dans un paysage de vallée fluviale borné par le Jura au sud, les Vosges au nord-ouest et la Forêt noire au nord-est. On y parle avec des accents [p. 283] différents presque le même dialecte germanique159. Cette Regio basiliensis qui se trouve actuellement partagée entre trois nations, est en réalité au centre de l’Europe, mais pour chacune des capitales, elle est faite de cantons périphériques. Autour de Genève et du Léman d’où sort le Rhône, en Suisse romande, dans le pays de Gex, en Savoie et dans le Val d’Aoste, entre les Alpes et le Jura, une région cherche à exister quoique divisée par les frontières de trois États.

Dans les deux cas, un grand nombre d’études, de statistiques et de propositions concrètes ont été faites. Peu d’actions communes à ce jour : la frontière bloque tout. On nous disait : Votre région n’est qu’une vue de l’esprit (merveilleuse expression, en vérité, dont on comprend qu’elle exaspère les sots), personne n’y croit, personne n’est prêt pour elle à consentir le moindre sacrifice.

Or, il advient que les trois gouvernements qui prétendent gérer chacun à sa manière son secteur de la même Regio décrètent la construction de centrales nucléaires qui jetteront leur chaleur dans le Rhin et leurs déchets on ne sait où : sept réacteurs en France, quatre en Allemagne et cinq en Suisse, seize en tout, quand un seul suffirait pour cette région hautement industrialisée et de population très dense. Chacun des projets nationaux se voit fortement contesté dans son pays, pour des raisons de sécurité et de sauvegarde de l’environnement. Mais l’ensemble de seize réacteurs dans un rayon restreint autour du coude du Rhin paraît tout simplement dément aux yeux d’un expert non prévenu. Seul, le profond réalisme stato-national, ignorant tout ce qui vit, et agit, et rayonne de l’autre côté de la frontière, peut « justifier » ce délire nucléaire.

Mais la population, mobilisée par quelques citoyens mieux informés que la moyenne des ministres et des députés, décide de faire valoir son droit de regard sur ce qui se passe dans la région, en dépit des aspects subversifs et illégaux de cette prétention.

À Markolsheim en France, à Wyhl en République fédérale, à Kaiseraugst dans le canton d’Argovie, des occupations de chantier s’organisent dès 1974 : Suisses et Allemands [p. 284] en France, Français et Suisses en Allemagne, Allemands et Français à Kaiseraugst avec des Confédérés venus de toute la Suisse, interdisent par leur seule présence non violente l’ouverture des travaux, réclament des enquêtes jamais faites jusque-là sur les incidences climatiques des centrales, et finalement obtiennent un moratoire d’un an.

Des voix s’élèvent en Suisse, condamnant ces atteintes à la « démocratie de droit ». Mais comment accuser un peuple de ruiner la démocratie parce qu’il entend rester le maître de ses affaires ? Bien plutôt il la fonde en s’opposant au coup de force du pouvoir central.

Aux 10 000 manifestants qui se sont joints aux occupants du chantier de Kaiseraugst, un dimanche de janvier 1975, j’ai envoyé le message suivant qui sera lu, avec beaucoup d’autres, sous une tempête de neige :

Aujourd’hui, ce n’est plus aux frontières qu’il faut monter la garde pour défendre le sol de la patrie : c’est ici où vous êtes, où vous campez !

Ce n’est pas d’un pays étranger que vient la menace mortelle pour votre terre. Elle vient d’un ennemi commun à vos voisins badois et alsaciens et à vous-mêmes.

Cet ennemi, c’est l’esprit de puissance brutale, de profit matériel à court terme, qui prétend imposer les centrales nucléaires au mépris des droits populaires, au mépris des devoirs d’un État responsable, au mépris des paysages, qui sont la chose de tous dans l’ensemble régional, et non pas d’un ou deux propriétaires d’un morceau de sol ; et enfin, au mépris de la justice, à laquelle on prétend, une fois de plus, opposer la légalité.

Oui, je sais, il y a cette loi sur l’énergie nucléaire qui donne tous pouvoirs au Conseil fédéral, et c’est le peuple qui l’a votée.

Mais alors il était ignorant des dangers que représentent les centrales nucléaires, et aussi de leur prix fantastique.

La loi qu’il a votée dans l’ignorance, le peuple peut la rapporter demain. Mais il doit, aujourd’hui, en appeler contre elle à l’instinct de conservation du genre humain. Vous êtes en état de légitime défense !

Aux États-Unis, l’autre jour, un tribunal a condamné une centrale nucléaire en construction. Ses promoteurs auront à reboucher un trou de cent-quarante hectares — et l’on [p. 285] ne dit pas de combien de centaines de millions dans le budget.

Ce précédent fera peut-être réfléchir les agresseurs de notre terre, de nos régions. Peut-être aussi, le Conseil fédéral.

Je voudrais ici rendre hommage au conseiller fédéral Willy Ritschard, seul homme d’État, de toute l’Europe, qui ait osé dire, et répéter à trois reprises l’année dernière, que l’option en faveur des centrales nucléaires était sans doute un pacte avec le diable, un « pacte de Faust ». Il ajoutait que s’il devait choisir entre sécurité, d’une part, pénurie d’énergie et chômage partiel de l’autre, il opterait, quoi qu’il pût lui en coûter, pour la sécurité — c’est-à-dire logiquement et dans l’état présent des choses, contre les centrales nucléaires !

En occupant ce coin de pays menacé, comme vos concitoyens de la région ont occupé Markolsheim en Alsace et occupent encore Wyhl au pays de Bade, en décidant de reprendre en main cette affaire publique, parce qu’elle est votre affaire, vous faites bien plus que nous défendre tous contre un danger incalculable. Vous recréez une communauté, vous fondez une nouvelle société !

La bataille que vous livrez ici est exemplaire et fondatrice.

Nos manuels d’histoire suisse nous ont appris à célébrer les combattants de Morgarten et de Sempach, ceux qui ont gagné nos premières libertés contre les lois féodales de leur temps. Aujourd’hui, il vous faut gagner, à Kaiseraugst, non seulement pour votre région, mais pour toutes les régions de l’Europe, le Morgarten du xxe siècle !

Du côté de la région genevoise, des manifestations contre le surgénérateur de Creys-Malville, à 40 km de Lyon et 70 km de Genève, ont groupé aux côtés des Français des milliers de Suisses. Là encore, une région prend conscience d’elle-même en s’opposant à des décrets qui, non contents de refuser son existence légale en tant que région, se disposent à la sacrifier en tant que réalité humaine, sur l’autel du prestige national.

La fédération européenne appelle les régions : elles se feront en la faisant

De même que la personne appelle la communauté pour [p. 286] s’actualiser, de même que la commune appelle la région, la région appelle la fédération continentale.

Je crois bien n’avoir plus à démontrer que l’Europe des États n’est qu’un cercle carré160, une contradiction dans les termes, une amicale des misanthropes. Si l’obstacle est l’État-nation — comme il le démontre lui-même avec une belle constance depuis trois décennies —, son antithèse régionale porte désormais toutes nos chances, celles d’une fédération de nos peuples, non d’une coalition de leurs tyrans.

Le Monde appelle les régions comme antidote du virus européen

En tant que puissance colonisatrice, l’Europe a répandu dans le monde entier la formule de l’État-nation (imitée aujourd’hui à quelque cent-soixante-quinze exemplaires), la croyance aux deux-mille-cinq-cents calories nécessaires par jour, et le désir morbide de posséder non seulement des centrales nucléaires mais beaucoup de sources de pollution (indices de distinction sociale et de maturité industrielle). Il appartient donc à l’Europe, en cette fin du xxe siècle, de montrer par l’exemple vécu des régions que l’État-nation est une formule périmée, au surplus meurtrière et colonisatrice, impérialiste par définition.

La paix appelle les régions, comme la guerre les États-nations

Le moteur de la vie politique est la puissance, dès qu’il n’est plus la liberté. Si l’on veut la puissance, on veut l’État-nation, c’est-à-dire la guerre. Si l’on veut la liberté, on veut les régions, c’est-à-dire la paix.

Car il est clair que les régions autonomes et fédérées rendraient impraticables les guerres dites nationales, celles que déclarent les États-nations par la voix de leur gouvernement, sans jamais consulter leurs sujets : c’est la raison pour quoi les hommes de l’État et tous ceux qui partagent leurs goûts (qu’ils prennent pour les réalités), se refusent à considérer je ne dis pas la possibilité, moins encore la nécessité, mais l’idée même de régions autonomes. C’est [p. 287] de l’utopie, disent-ils sans réfléchir. C’est de l’utopie, en effet, puisque cela supprimerait la guerre. Or, « il y a toujours eu des guerres », nous apprennent-ils.

Il n’y a pas toujours eu la bombe H. Elle existe pourtant et elle exige qu’il n’y ait plus de guerres nationales, si l’on veut que l’histoire des hommes et que la vie simplement continuent.

Mais si l’on refuse la guerre atomique, il faut défaire et dépasser d’urgence nos États-nations criminels. Ils viennent de se désigner pour la peine capitale — celle qui frappe l’homicide prémédité — en vendant des centrales nucléaires et des usines de retraitement du plutonium à plusieurs pays du tiers-monde, qui n’en ont, de toute évidence, nul besoin, si ce n’est pour faire leur bombe. Tout le monde le sait, même nos « chefs de l’État ». Mais tout le monde ment à qui mieux mieux : il s’agit de créer des emplois, d’assurer le prestige national, de protéger des intérêts par définition légitimes, à défaut d’être défendables161, etc.

Jusqu’en 1976, il y avait lieu de dénoncer l’État-nation comme une usurpation de la souveraineté du peuple, comme une machine de guerre, comme une tyrannie anonyme, comme un organe de décision généralement inadapté aux réalités du xxe siècle — trop petit pour jouer un rôle au plan mondial, trop grand pour animer chacune de ses régions. Désormais, le voilà criminel avéré. Le verdict va tomber, irrévocable. En signant les contrats de ventes d’usines à bombes avec quelques pouvoirs de l’Afrique blanche, de l’Asie, et de l’Amérique latine, les États-nations occidentaux ont signé leur condamnation aux yeux de l’histoire : ils périront déshonorés par cela même qu’ils ont vendu pour le prestige.

[p. 288] Mais si l’Europe des régions fédérées désarme seule, allez-vous me dire, cela va-t-il suffire pour que les autres Grands bientôt l’imitent ? Nul ne le sait, mais personne n’a vu de meilleur moyen pour inciter les Autres à désarmer : il est risqué mais c’est le seul, et bien plus grand serait le risque, à ne rien faire.

Résumé

1. — La nécessité des régions paraît ancrée dans l’homme lui-même, c’est-à-dire dans les exigences de la personne.

La personne appelle les régions et la liberté, dans et par la responsabilité, tout de même que l’individu égoïste et qui se sent menacé appelle l’État-nation et sa puissance, subie en tant que sécurité.

2. — Les régions sont l’alternative nécessaire et possible à l’État-nation ; ou encore : la crise actuelle appelle les régions, parce qu’elle résulte d’un système dont le moteur est l’État-nation.

3. — La région est à faire, elle n’est pas une donnée. Elle n’est pas pré-formée dans le ciel des idées mais potentielle dans nos besoins et nos désirs. De même que la personne qui se fait tous les jours par ses actes imprévisibles, elle n’est jamais achevée, toujours instante, toujours à inventer au jour le jour à venir. La région vit et veut la vie, et c’est pourquoi, l’État-nation la hait, lui qui n’est fait que pour la guerre.