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« L’heure est venue. Allons-y » [préface d’Alexandre Marc]

Und solang Du es nicht hast

Dieses : Stirb und Werde…

Grand Européen, citoyen du monde, Denis de Rougemont n’a jamais cessé de manifester son attachement à la Suisse. Plusieurs ouvrages et de nombreux articles témoignent de cette fidélité exemplaire, ainsi que de l’importance qu’il accordait au rôle historique de son pays. Contrairement à un préjugé soigneusement entretenu par les grands États — France, Allemagne, Italie, etc. —, la Confédération helvétique, qui ne saurait prétendre à la dignité d’État national, n’en a pas moins contribué à l’enrichissement de la culture européenne ; car, n’en déplaise aux stato-nationalistes, celle-ci existe aussi, non point au détriment, mais au bénéfice des cultures nationales : c’est leur grande diversité qui, sans nul doute, a suscité l’extraordinaire essor du génie européen. Mais il convient de préciser tout de suite que ce qui est authentiquement national déborde l’État, à la fois — si dire se peut — par le haut et par le bas. C’est pourquoi il serait erroné de parler de culture suisse : « par la langue, l’ethnie, la confession […], les cantons fédérés […] relèvent d’ensembles très divers et très variablement combinés »1. Comme l’observait Denis de Rougemont (au début des années 1970, si je ne m’abuse), « les Suisses se trouvent ainsi protégés [p. 8] contre l’illusion — propagée par l’école pour le compte de l’État […] — selon laquelle l’Europe serait une addition de « cultures nationales » coïncidant, comme par miracle, avec les frontières politiques des États nationaux […], remaniés et multipliés au xxe siècle ».

Échappant au schéma régalien, jacobin, bonapartiste, laïque et obligatoire, la Suisse est-elle devenue un pays abâtardi, débilité, culturellement sous-développé ? Il ne le semble guère. À en croire le sociologue belge Léo Moulin (que Rougemont et moi avons bien connu), l’indice Nobel — c’est-à-dire le nombre des prix Nobel de sciences par million d’habitants — s’établissait, vers 1960, comme suit : 1° Suisse 2,62 ; 2° Danemark 1,43 ; 3° Autriche 1,19 ; 4° Pays-Bas 1,15 ; 5° Suède 1,13 ; 6° Allemagne 0,71 ; 7° Royaume-Uni 0,67 ; 8° USA 0,41 ; 9° France 0,40 ; et ainsi de suite, jusqu’à 19° URSS 0,03 !

Curieusement, ce sont les petits pays — et non les Super-Grands — qui se placent en tête du classement, ce qui devrait faire réfléchir nos intellocrates mégalomanes.

Quoi qu’il en soit, Denis de Rougemont se plaisait à rappeler que depuis la fondation de l’abbaye de Saint-Gall et celle de l’Université de Bâle, l’apport de la Suisse à la culture, compte tenu de ses dimensions géodémographiques, a été supérieur à celui de ses voisins. Au xxe siècle encore, n’est-ce pas en Suisse qu’un dénommé Einstein, devenu citoyen de ce pays, avait posé les bases de la relativité ? — que Karl Barth, rejeté d’Allemagne par la vague hitlérienne, renouvelait la théologie (et pas seulement calviniste) ? — que Ferdinand de Saussure fondait la linguistique et la sémiologie ? — que Jean Piaget révolutionnait la psychologie de l’enfant et, plus tard, élaborait l’épistémologie génétique ? Ces noms et beaucoup d’autres, Denis de Rougemont aimait à les citer et dans ses écrits, et dans ses cours, et dans ses entretiens. Il nous appartient d’ajouter à la liste, ainsi esquissée, le sien. Qui est appelé du reste à y occuper une place particulière, parce que sa personnalité et son œuvre défient tous les classements.


Denis de Rougemont ne se posait point en homme de lettres, et pourtant, Albert Béguin l’avait noté dès la fin des années 1930, [p. 9] c’était un écrivain de race. Totalement étranger au microcosme politique, il n’en a pas moins ensemencé le domaine du politique, au sens le plus élevé du terme. Il s’est efforcé d’apaiser les angoisses et les obsessions de notre temps, sans en méconnaître les grandes potentialités, ni jouer au pédagogue sourcilleux et chagrin. Lui, qui n’était pas historien, il a su explorer, avec une belle maîtrise, Vingt-huit siècles d’Europe et découvrir les lignes de force de L’Aventure occidentale de l’homme. Écologiste avant la lettre — ne devions-nous pas rédiger ensemble, au cours des années 1930, un texte intitulé N’habitez pas les villes ? —, il n’a pas hésité, même à la fin de sa vie, à inspirer, guider et illustrer, l’action des verts, sans en approuver certains excès. Formule qui, du reste, ne doit pas induire en erreur : Denis de Rougemont n’a jamais été un modéré ; c’était un dangereux extrémiste, un extrémiste du déséquilibre maîtrisé. Il était trop pénétré de dialectique (non hégélienne) pour ignorer que le etet (sowohl als auch) l’emporte sur le ouou (entweder oder) et que la vieille maxime : de deux choses l’une, doit abdiquer parfois au bénéfice d’une plus sage folie : de deux choses l’autre. Ce disant, l’on touche sans doute aux ressorts les plus secrets de la pensée et de l’action de Denis de Rougemont.

À ma connaissance, il n’a jamais prétendu au titre de théologien. Et pourtant, si l’on ne se laisse pas arrêter par les apparences, que découvre-t-on, au plus profond et de son action, et de sa pensée, sinon des émergences théologiques ! Barthien de la première heure — que l’on relise la revue Hic et nunc —, il est resté fidèle jusqu’au bout à sa précoce conversion au maximalisme chrétien ; mais au fil des années, ce maximalisme aussi, il a su l’exhausser, au-delà des exclusives et des interdits, à l’échelle d’un œcuménisme exigeant, aussi éloigné des compromis que des anathèmes.


Écrivain, homme d’action, Denis de Rougemont a été aussi un enseignant. Dans les cours professés un peu partout, notamment à l’Institut universitaire d’études européennes (Genève), fondé et dirigé par lui, et au Collège universitaire d’études fédéralistes (Aoste), fondé par le Centre international de formation européenne [p. 10] (dont Denis de Rougemont a été, pendant longtemps, l’un des présidents), il n’a cessé de dispenser les trésors de sa vaste érudition ; de cette vivante unité d’une culture antiunitaire qui, à ses yeux, constituait la principale richesse de l’Europe. Dans les années à venir, les notes prises par ses étudiants appartenant à des pays, à des continents divers, feront jaillir l’une des sources où viendront puiser les chercheurs.

Ils y trouveront, sans doute, des réflexions sur la crise que subit le monde dit moderne. Réflexions qui ont constitué le point de départ d’un examen de conscience radical dont est né, au début des années 1930, le groupe de l’Ordre nouveau. Si j’ai pu y attirer et y attacher des hommes aussi différents que Robert Aron, Claude Chevalley, Arnaud Dandieu, Henri Daniel-Rops, Jean Jardin — sans même parler de ceux qui s’y sont agrégés ensuite —, c’est que les uns et les autres, à l’instar de Denis de Rougemont lui-même, ont été frappés par une révélation, encore confuse, de la gravité de la crise à laquelle nous serions inexorablement confrontés.

Ignorer ce point de départ, c’est rendre par avance impossible la compréhension de ce fédéralisme global auquel, pendant plus d’un demi-siècle, Denis de Rougemont a consacré le plus clair de son temps et de ses forces. De même que les arbres cachent parfois la forêt, de même nos contemporains dispersent leur attention entre des difficultés que l’on pourrait qualifier de ponctuelles, pour ne pas voir la Crise, dont la vague les recouvre progressivement, en attendant de les engloutir.

Toute société étant conflictuelle, l’histoire de l’humanité est faite de tensions subies ou maîtrisées, fécondes ou destructrices. Prétendre que puisse exister une cité où l’harmonie élimine toutes oppositions, c’est sacrifier à l’utopie. Le grand saut du royaume de la nécessité dans celui de la liberté — annoncé triomphalement par Engels — ne permet d’atterrir que dans l’Archipel du Goulag. Une cité non tensionnelle ne peut être qu’une préfiguration de l’enfer. Si l’homme a une chance d’y échapper, ce n’est point en méconnaissant les contradictions de l’existence, mais bien en les affrontant, en les assumant, en se faisant porter par elles. Dans la vie collective, comme dans la vie individuelle, les crises, au sens [p. 11] mineur, par l’énergie qui s’en dégage, alimentent, pour ainsi dire, le moteur de l’histoire humaine. Mais la Crise qui nous menace aujourd’hui est d’une autre nature. Elle met tout en question ; elle atteint simultanément notre être et nos raisons d’être ; elle vise tous les secteurs et toutes les dimensions de la vie sociétale : elle contraint ainsi à l’Umwertung aller Werte, à la révision générale de toutes les valeurs. Or, Denis de Rougemont le découvre avec Arnaud Dandieu, avec l’Ordre nouveau — « l’acte de réévaluation de toutes les valeurs » s’appelle Révolution.

Comme tous les mots qui ont beaucoup servi, le terme de révolution est trompeur. Les révoltes, les émeutes, les combats de rue, les barricades, la guillotine, la terreur n’ont rien de spécifiquement révolutionnaire, pas plus que les complots de palais, les coups d’État ou les prises de pouvoir. Ainsi qu’il a été déjà observé, Denis de Rougemont a volontiers recours à des références théologiques. Pour ce qui est de la révolution, son essence ne se laisse saisir qu’à la lumière du concept de conversion : « la révolution est une traduction collective de la conversion chrétienne », sa projection sur le plan temporel. Pour utiliser un vocable aux résonances médiévales, il existe, entre la révolution, d’une part, — et même toutes les révolutions : politiques, sociales, scientifiques, esthétiques ou morales —, et le re-tournement de l’homme vers son Créateur, d’autre part, un rapport d’analogie. Connaissant de longue date la méfiance de Karl Barth à l’égard de ce terme, j’avais suggéré timidement de lui substituer celui d’analectique, mais jusqu’à preuve du contraire, je ne crois pas que Denis de Rougemont l’ait adopté.

En revanche, il était en quelque sorte prédisposé à saisir d’emblée la thèse selon laquelle il n’y a d’authentique révolution que créatrice d’ordre : c’est en rejetant « l’ordre traditionnel, périmé, trop étroit, mal ajusté au réel », que l’homme découvre et bâtit « un nouvel ordre, un centre plus “vrai” autour duquel réalités, cosmiques, philosophiques, religieuses, politiques et civiques se réordonnent d’une manière plus significative… Mais changer de centre, c’est aussi changer de valeurs, de critères, de hiérarchie. C’est tout changer. »

[p. 12] Toutefois, que l’on ne s’y trompe point : plus encore que par son ampleur, par son caractère de globalité, de totalisation, l’authenticité d’une révolution se mesure par sa capacité d’arracher l’homme à la pesanteur des déterminismes, d’ouvrir devant lui des espaces nouveaux de liberté.

Qui ne comprend que cette manière de voir les choses oblige à une révision critique de l’histoire, notamment de notre passé. Depuis la fin du xve siècle, l’Occident est entré dans une zone de turbulences révolutionnaires : Royaume-Uni, Amérique, France, et ainsi de suite, jusqu’à la grande explosion d’octobre 1917 et toutes celles qui lui ont succédé. Or, si l’on soumet tous ces bouleversements à un examen sévère, si on les mesure à l’aune des exigences de l’homme libre et responsable, autrement dit de la personne, leur véritable valeur révolutionnaire paraît le plus souvent restreinte, voire contestable. La « grande » Révolution française, par exemple, a-t-elle suscité un ordre vraiment nouveau, a-t-elle multiplié les espaces de liberté, ou s’est-elle contentée de parfaire l’effort de centralisation, homogénéisation, nivellement, amorcé de longue date ? Tout bien considéré, n’a-t-elle pas été l’un des maillons d’une longue chaîne, dont les étapes se déroulent, sans véritable rupture de continuité, depuis la naissance, au xvie siècle, de petits États mono-archiques et jusqu’à l’avènement, au xxe siècle, de l’État totalitaire ? Ordre régalien, monarchie absolue, colbertisme, jacobinisme, bonapartisme, république une et indivisible — et j’en passe —, tous ces termes, apparemment divers, ne désignent-ils pas une seule et même réalité ? Ou, pour être plus précis, une seule et même absence de réalité ?


C’est contre cet irréalisme, destructeur de l’humain, que Denis de Rougemont engagea, dès sa jeunesse, un combat sans merci, qui devait se prolonger jusqu’à sa mort. Ayant discerné très tôt les dangers, manifestes ou potentiels, du désordre établi, il eut vite fait de comprendre que, dans un combat d’une telle envergure et d’une telle violence, l’on n’avait une petite chance d’échapper à la défaite finale qu’en s’appuyant sur la plus réelle des réalités : la personne.

[p. 13] L’œuvre de Denis de Rougemont est si riche, si variée que, pour la caractériser, aucun mot ne saurait suffire. À l’exception, peut-être, de celui de personnalisme qu’il a grandement contribué à illustrer. Dans notre génération, je crois avoir été le premier à utiliser ce terme en français, en l’empruntant, si ma mémoire ne m’abuse, à un modeste philosophe d’outre-Rhin, William Stern. Mais ce vocable, un peu pédant, ne s’est imposé que grâce aux efforts conjugués d’une petite avant-garde — Emmanuel Mounier, Arnaud Dandieu, Henri Daniel-Rops et quelques autres — dont faisait partie Denis de Rougemont et à laquelle il est resté fidèle jusqu’à la fin. Peu de temps avant sa mort, lors de nos ultimes entretiens téléphoniques, il devait revenir, à plusieurs reprises, sur un projet qui lui était cher : republier toute la collection de la revue de L’Ordre nouveau (mai 1933-septembre 1938). « Comme le bon vin », disait-il d’une voix déjà légèrement voilée, « nos idées, anticipations et propositions, loin de se démoder, n’ont fait que se bonifier. Tel qu’il est aujourd’hui, notre monde sans phare ni boussole leur confère une actualité irrécusable. Il importe que l’humanité le sache, il faut l’aider à en prendre conscience… Ah ! il reste encore tant à faire… »


Denis de Rougemont n’est plus, mais tout reste encore à faire, à par-achever. Notamment pour s’en tenir à la perspective philosophique, il convient d’insister sans cesse sur les dangers que recèle la confusion entre individualisme et personnalisme. Confusion néfaste, dont il faut reconnaître qu’elle a résisté à tous les assauts de ceux que l’on a surnommés les non-conformistes des années 1930 : sans elle, la vogue dont jouit en France, au moment où je rédige ces lignes, le soi-disant libéralisme serait proprement inconcevable.

À quel niveau situer le terme d’individu ? Un texte des plus significatifs qui tend à dévaluer les idées personnalistes de Karol Wojtyla, publié par les Archives de philosophie, nous apprend que « … tout ce qu’on peut […] concéder à Karol Wojtyla, c’est que plus grande est la perfection ontique d’une espèce, plus grandes sont aussi les différences distinguant entre eux ses individus », et que, par conséquent, le granit, la lavande et l’espèce canine alignent, [p. 14] à tour de rôle, ses individus, « uniques et non réitérables ». Pourquoi pas ? D’autres penseurs répugnent à individualiser granit et lavande, mais non les animaux : l’homme n’est-il pas lui-même un animal sur lequel un esprit a été greffé ? Denis de Rougemont préfère réserver le terme d’individu à l’être humain qui s’arrache à la pesanteur de la masse, de la tribu ; à l’homme capable, par rapport au collectif, de différenciation et de distanciation. En simplifiant les données de l’histoire humaine, en les schématisant d’une manière que les historiens universitaires qualifieront sans doute d’abusive, ne pourrait-on pas lier symboliquement la naissance de l’individu à celle des cités grecques, au cours du dernier millénaire avant l’ère chrétienne ? Double naissance, dont on peut même se demander si elle n’est pas triple : en effet, autant les personnalistes sont convaincus qu’il importe de distinguer individu et personne, autant ils ne mettent nullement en doute le caractère plutôt synchronique que diachronique du déploiement de la personne par rapport à celui de l’individu. Ce n’est qu’en acceptant pleinement cette réserve méthodologique que l’on a le droit, semble-t-il, de construire l’éclairant et significatif schéma historique : cités grecques – individu ; Rome – citoyen ; révolution judéo-chrétienne – personne.

Quelle que soit la valeur historique de ce schéma, il s’impose, d’une certaine manière, dans la perspective ontique. Tout homme est à la fois individu et personne (le citoyen relevant d’une autre intersériation). Deux dimensions — ou vecteurs — d’une même réalité, ils ne peuvent être distingués que pour être unis. Et même lorsqu’on les oppose, c’est au modeste adverbe plutôt qu’il convient d’avoir recours : l’individu est plutôt donné, la personne reste plutôt à conquérir ; celle-ci est plutôt tournée vers l’à-venir, celui-là vers le passé ; l’individu ressortit plutôt à l’immanence, à la description, au statisme, à la société, la personne, elle, étant aimantée par la transcendance, la construction, le dynamisme, la communauté ; être individu est plutôt un état, être personne un acte. Et ainsi de suite. L’essentiel est de ne jamais perdre de vue l’unité concrète, unique et non réitérable, de tout être humain. C’est du reste le seul concret véritable — l’autre n’étant qu’un [p. 15] concret de départ —, le seul qui participe de l’être en tant qu’être ; le seul dont l’émergence signifie dépassement, mais aussi transdescendance, c’est-à-dire retour au principium, à la certitude fondatrice ; le seul qui puisse prétendre à la dignité d’un fait incontestable, projeté toutefois au-delà de toute facticité. Sans déboucher sur cette perspective, primordiale aux yeux des personnalistes, Claude Morali paraît en avoir au moins la prémonition lorsqu’il parle (dans Qui est moi aujourd’hui, p. 268) de la « factualité transcendantale, concept clé peu remarqué de Husserl », et qu’il interprète cette archifactualité en précisant que, en l’occurrence, « Factum […] veut dire : c’est comme ça et non autrement, qu’il n’y ait du sujet que dans du JE, du JE que pour moi, de sens que pour moi… » Malgré la dangereuse pente monadique (et donc plutôt individualiste) de ce propos, il est permis de croire qu’il n’aurait point déplu à Denis de Rougemont. N’a-t-il pas affirmé, à plusieurs reprises, que c’est par sa capacité de dire JE que, de la chrysalide originelle que représente l’individu, se dégage la personne, afin d’entreprendre son envol ? Mais le concept de personne, pour lui, était indissolublement lié au mystère du Dieu un et trine. En ayant parlé dans un article publié récemment dans le numéro spécial de Cadmos, consacré à Denis de Rougemont, je n’insisterai pas ici — bien que certain que sa pensée risque ainsi d’être mutilée ou, tout au moins, appauvrie — sur l’importance de cette liaison onto-lectique. Non pas que le personnalisme soit déductible d’une théologie, quelle qu’elle soit. Les non-conformistes des années 1930 étaient au contraire convaincus que le personnalisme pouvait réunir chrétiens et non-chrétiens, croyants et incroyants, sans porter atteinte à leurs convictions, sans obliger les uns ou les autres à des compromis débilitants. À l’origine, l’Ordre nouveau comptait dans son sein des laïques antireligieux, comme Robert Aron, des laïques modérés, tel Arnaud Dandieu, des agnostiques, comme le grand mathématicien Claude Chevalley, des catholiques, tel Jean Jardin, des protestants comme le jeune barthien Denis de Rougemont, et j’en passe. Les uns et les autres ont pu, ensuite, évoluer, en hommes libres et responsables, sans être gênés, encore moins entravés, par leur engagement dans la mouvance personnaliste. Pour reprendre une formule [p. 16] forgée, semble-t-il, par Emmanuel Mounter, au cours d’un entretien avec Denis de Rougemont, ils s’enrichissaient de leurs différences. Et plus que quiconque, Denis de Rougemont paraissait à l’aise pour articuler son christianisme intransigeant et l’ouverture à autrui, pour associer Proudhon et Barth, pensée et politique, rigueur de la foi et philosophie de l’acte. Si j’ai utilisé un vocable — articuler — philosophiquement incertain, c’est que, en l’occurrence, toute certitude terminologique risquerait d’être trompeuse. On ne peut dé-finir, en rigueur de terme, ce qui échappe précisément à la finitude.

Ce n’est qu’à partir de la personne que s’ordonne, s’éclaire, se dévoile l’œuvre — à la fois le penser et le faire — de l’auteur de Politique de la personne et de Penser avec les mains. Œuvre si diverse et si abondante qu’il faudra du temps pour en établir l’inventaire. Ce n’est que plus tard que l’on pourra prétendre à proposer une syn-thèse (non hégélienne, s’entend), inévitablement précaire, d’un cheminement difficile, aventureux et créateur ; d’une vie bien remplie ; d’un destin.

Sans avoir aucunement une telle prétention, il me paraît souhaitable de rappeler, pour conclure, que ses préoccupations philosophiques, voire théologiques, loin d’écarter Denis de Rougemont du réel quotidien, l’ont incité sans cesse, depuis son adolescence, à rechercher, non seulement la vérité, mais la vie ; non seulement la connaissance, mais l’action. Conscient de son grand talent proprement littéraire — Jean-Paul Sartre, quelque peu jaloux, parlait de « l’habileté précise du style » —, il répugnait parfois à sacrifier une large partie de son temps à l’interminable combat européen. Mais il savait, même lorsqu’il se révoltait contre cet état de choses, qu’il ne pouvait déserter un tel combat qui lui était, en un sens, consubstantiel. Pouvait-il oublier que l’individu ne devient personne que par la participation : à sa famille, à son « environnement », à sa patrie, à la nature, au monde ? — que l’homme ne s’accomplit qu’en se donnant aux multiples réalités dont il procède, mais qu’il diversifie, enrichit et féconde ? Lui qui a été, avec Dandieu et ses amis, le chantre de la diversité libératrice, pouvait-il faire semblant d’ignorer que l’Europe, sans qu’elle le mérite, reste aujourd’hui, [p. 17] pour l’homme, l’ultime chance de la plurappartenance libératrice, un autre des mots-clés de sa pensée ! Il convient d’insister in fine sur ce point, ne fût-ce que pour dénoncer les terribles simplificateurs, stigmatisés tant de fois par Denis de Rougemont lui-même, qui veulent le faire passer pour un nationaliste européen. Certes, il fut attaché toute sa vie à sa patrie ou, plus exactement, à ses patries, petites ou grandes, ainsi qu’aux valeurs nationales — approche concrète de l’universel —, mais de toutes les fibres de son être, il refusait le stato-nationalisme au front bas. L’Europe pour laquelle il n’a jamais cessé de militer n’était pas celle du cosmopolitisme, mais non plus celle des frontières, douanes, exclusives et souverainetés. La personne en tant que telle, on l’a déjà vu, ne saurait dépendre, de quelque manière que ce soit, ni de l’histoire, ni de la géographie, tout en étant façonnée par elles. Mais quelque chose s’est accompli, dans la petite péninsule de l’Asie, secouée par des affrontements inexpiables, ravagée par des guerres incessantes, quelque chose d’ineffaçable qu’il n’est pas interdit de rapprocher d’une prise de conscience de la personne par elle-même. À cette prise de conscience — dont on peut observer en passant qu’elle a rendu les révolutions possibles : en rigueur de termes, toutes les révolutions se sont déroulées en Europe ou ont été inspirées par elle —, on pourrait appliquer, mutatis mutandis, ce que Denis de Rougemont disait, avec une ironique modestie, de l’exploration de notre planète : ce n’est vraiment pas notre faute si c’est l’Europe qui a découvert le reste du monde, et non le contraire !

Boutade, peut-être, mais combien éclairante. Et qui me rappelle invinciblement une phrase des deux dernières pages de La Révolution nécessaire (Robert Aron et Arnaud Dandieu), pages dont je me suis laissé dire qu’elles avaient été dictées par Arnaud Dandieu, peu de temps avant sa mort, et reprises en guise de conclusion, par Robert Aron. À tort ou à raison, il me semble que Denis de Rougemont eût apprécié que ce message — car c’en est un — qui exprimait les convictions communes de toute l’équipe de l’Ordre nouveau servît aussi de conclusion à un choix de textes dont nous sommes redevables à deux de ses anciens étudiants — grâce leur en soit rendue :

[p. 18] Appuyé sur la technique […] que l’Occident avait su diffuser, mais non dominer, […] le vieil étatisme de la décadence et de l’Asie, toutes les sottises racistes, matérialistes et théocratiques, montent sous l’armure du rationalisme, à l’assaut de la vieille Europe étouffée sous ses forteresses pourries… Lentement, la destruction tyrannique s’avance, […] cortège de massacres et de démagogie… L’Europe s’engourdit dans une agonie qui n’est même pas grandiose. En dépit d’un préjugé romantique, la décadence n’est pas belle, ni la mort.

Ce qui est beau, c’est la lutte contre la mort. Ce qui est grandiose, c’est la victoire de l’homme. Le long des côtes de la Méditerranée et de la mer du Nord, […] s’avance l’antique ennemi de l’homme. On l’appellera État, matérialisme, racisme ou tyrannie ; mais son essence est plus profonde… Ce n’est pas notre faute si la France est, aujourd’hui comme hier, la dernière écluse… Ce n’est pas notre faute si, pour sauver l’Occident et l’Europe, nous devons […] nous appuyer sur la France. Il ne s’agit pas de défendre une cité. Il ne s’agit pas de défense. Mais de choix, d’affirmation, de création, de Révolution. Nous sommes sur la terre décisive. L’heure est venue. Allons-y.

Arnaud Dandieu nous a quittés, il y a plus d’un demi-siècle. Robert Aron n’est plus. Après beaucoup d’autres compagnons qui ont continué le combat, Denis de Rougemont disparaissait à son tour. Tant de deuils ne peuvent qu’accabler ceux qui survivent, surtout lorsqu’ils mesurent du regard le chemin qui reste à parcourir. Pour ne pas sombrer dans le découragement, que l’on relise donc les dernières lignes de La Révolution nécessaire, où chaque mot porte, où chaque phrase éveille des résonances prophétiques… On se demandera alors — s’inspirant des vers de Goethe qui ont servi d’exergue à cette préface — si tous ces pères fondateurs, ces précurseurs, ces pionniers morts : Stirb und Werde, ne sont pas sur le point de devenir. De devenir vraiment ce qu’ils sont. Ils ont labouré et ensemencé la terre décisive. L’heure de la moisson est venue.

Allons-y.

Alexandre Marc