[p. 153] [p. 154]

Occidentj

[p. 155]

1. Quelques caractéristiques du génie occidental

24 avril 1970

Dès l’aube de la philosophie occidentale, dans l’une de ces cités d’Ionie où prit naissance la dialectique de notre histoire, Héraclite écrivait cette phrase décisive, qu’il faut tenir pour la formule même de l’unité européenne : « Ce qui s’oppose coopère, et de la lutte des contraires procède la plus belle harmonie. »

De ce temps jusqu’au nôtre, tout concourt à nourrir ce paradoxe qui paraît bien être la loi constitutive de notre histoire et le ressort de notre pensée : l’antinomie de l’Un et du Divers, l’unité dans la diversité, et la coexistence féconde des contraires.

18 février 1966

L’Occident, dans les meilleurs moments de sa tradition intellectuelle, ne cesse d’en appeler à ce qu’on a appelé les « droits imprescriptibles de la personne humaine » ; c’est une phrase qui revient dans tous les grands discours et dans toutes les déclarations philosophiques ou politiques de base. Comme si, en tout cas en théorie, idéalement, la personne était l’absolu, la société n’étant que son instrument, la société étant là pour le service des personnes, le moyen de la réalisation des personnes. La personne est donc le but de la société, pour cette tradition constante européenne qui vient de la théologie et qui aboutit à des réalités civiques et politiques.

Or, tous ces caractères de la personne, ce caractère paradoxal, vous le retrouvez terme à terme dans les définitions du système fédéraliste. En effet, le fédéralisme se définit comme un paradoxe continuel. Il est à la fois l’autonomie des communautés et leur union ; il suppose quelque chose qui distingue ces communautés, et quelque chose qui les relie ; quelque chose qui assure les libertés locales, et en même temps qui engage des responsabilités à un [p. 156] niveau plus élevé ; il suppose une vocation des communautés, des ethnies, des groupes locaux, des États, des cantons, et puis en même temps leur fonction collective. Donc nous avons exactement le même type de paradoxe, d’union de deux choses que la logique juge incompatibles. Il y a donc une espèce de rencontre, de convenance essentielle, entre personne et fédéralisme ; il semble que la définition de l’homme comme personne soit précisément la définition de l’homme qu’il faut à un système fédéraliste.

7 novembre 1969

Quand l’homme s’est mis à calculer, à prévoir, à avoir sa politique à lui, est née l’idée de recherche à tout prix et de progrès. Voilà qui distingue complètement, dès les origines de notre culture, l’Occident de l’Orient.

L’esprit oriental est, avant tout, un esprit qui accepte les commandements des dieux, des lois cosmiques, qui cherche simplement à s’inscrire dans l’ordre de ces lois, et qui n’imagine pas qu’on puisse s’opposer à un ordre prescrit de toute éternité : il faut s’incliner sans discussion devant les commandements divins.

Avec la Grèce, on voit se manifester quelque chose de tout à fait nouveau. La révolution grecque consiste, au début, à mettre à la place des mages, des prêtres de Sumer, de l’Égypte et de toutes les civilisations asiatiques, une espèce d’homme nouvelle qu’on appellera plus tard le savant, qu’on appelait en Grèce le philosophe.

2. La naissance de l’individu

14 novembre 1969

On peut dire que « conscience » et « individu » sont presque des synonymes, et que leur condition commune est précisément ce passage du sacré au profane, qu’on appelle « sécularisation » : [p. 157] apprendre à juger des choses en soi et non pas selon ce que la tradition religieuse voulait qu’on en pense. C’est dans ce passage qu’est né l’individu au sens occidental du terme.

21 novembre 1969

Imaginons qu’un membre d’une tribu se mette à raisonner : il se met à douter, il se demande s’il n’y a pas de possibilité que les choses soient autrement, il ne comprend plus ce qu’on lui a toujours dit. Il réfléchit, puis bientôt agit pour son compte. Du simple fait qu’il réfléchit pour lui-même, il devient un rebelle. Généralement, quand un homme réfléchit et se met à vouloir vivre pour lui-même, c’est une façon d’échapper à la terreur primitive et sacrée. Il voudrait échapper aux liens du groupe, au principe de tyrannie qui est très fort dans la tribu. Mais il a aussitôt besoin d’une nouvelle protection. Et voilà par quoi on rejoint la nécessité de la cité.

L’homme qui a fui sa tribu doit se regrouper avec d’autres, pour qu’il ait le courage de continuer à courir son aventure. La Grèce naît donc de cet arrachement au sacré sombre, elle se détache sur ce fond indistinct de tribus qui recouvraient toute l’Asie, le Proche-Orient et une bonne partie de ce qui deviendra plus tard l’Europe. L’Europe — par la Grèce — sera la première à s’en détacher, après que la civilisation minoenne — de Crète — ait été transmise à Mycènes, dans le Péloponnèse.

Le mythe de l’enlèvement d’Europe représente très exactement cette transmission des valeurs de la culture syrienne et égyptienne, qui se concrétise par le développement de l’alphabet à Sidon et Tyr. Europe est enlevée à Tyr. Elle est emmenée en Crète, où se fait la première grande civilisation, à mi-chemin entre l’Orient et ce qui sera l’Occident. De Crète, la civilisation se transmet à Mycènes.

[p. 158] Sociologiquement, ce passage du Proche-Orient à l’Occident est un passage du sacral primitif au légal, au régime des contrats librement consentis qui vont être la cité. Cela se passe souvent sous une forme violente, non seulement sous la forme psychologique du doute, de la réflexion, mais souvent sous la forme d’un crime ou d’un accident qui font qu’un homme est chassé de la tribu et devient une espèce de paria. Il se réunit alors avec d’autres pour former des sociétés qui, ensuite, s’agrègent à des familles dans des villages et forment les premières cités.

14 novembre 1969

L’invention majeure des Grecs est celle de l’individu, qui va être le support des valeurs et en même temps la mesure de ces valeurs, comme si on le prenait comme unité de base des nouvelles communautés. Il sera, comme le dit Protagoras, considéré comme la mesure de toute chose, donc la base même de toutes les valeurs occidentales.

7 novembre 1969

Il semble que le mythe de Prométhée soit digne d’être le grand mythe à l’origine de la civilisation occidentale et européenne au sens étroit du terme, car Prométhée est le héros de la révolte : c’est l’homme en révolte contre tous les tabous et tous les interdits qu’on attribuait aux dieux jaloux de leurs pouvoirs, qui symbolisaient les craintes de l’humanité primitive devant les forces aveugles de la nature, qu’elle n’avait pas pu interpréter ni calculer. Prométhée, c’est le héros de l’esprit de curiosité et de l’esprit d’aventure qui vont être si caractéristiques des débuts de la Grèce, que l’on retrouve si bien décrits dans les œuvres d’Homère, par exemple, avec surtout les aventures d’Ulysse, héros de la curiosité : il préfère l’enquête, les aventures de son voyage, au repos final et au bonheur dans Ithaque. Ulysse est le deuxième mythe de la tradition occidentale.

[p. 159]

3. L’apport chrétien

16 janvier 1969

La théologie des conciles qui se sont passés pendant les ive, ve et vie siècles, a consisté à fixer les grandes catégories de la personne, de la communauté des personnes, de l’universalité et de la diversité des fonctions. Et non seulement elle a défini ces grandes catégories, mais par rapport à elles se sont définies les principales hérésies, c’est-à-dire des interprétations différentes, des formes de pensée différentes, caractéristiques, et que nous allons retrouver désormais tout au long de l’histoire sociale et politique de l’Occident. Ainsi, ces grandes catégories sont définies théologiquement, mais plus tard, au Moyen Âge, par le détour de la philosophie scolastique, elles vont pénétrer les formes sociales, le rapport social entre les hommes.

11 février 1966

Dans ce que l’on appelle l’ère moderne, qui commence avec la Renaissance et qui va jusqu’au xixe ou xxe siècle, les diverses conceptions de l’homme chrétien vont développer peu à peu leurs conséquences politiques ; l’ère moderne sera de plus en plus l’ère des idéologies politiques, et ces idéologies sont bien souvent des théologies laïcisées ; elles reproduisent les mêmes structures que les grands débats théologiques, mais dans d’autres termes.

11 février 1966

À partir de l’édit de Milan en 313, le facteur spirituel est devenu décisif pour la société occidentale. Très concrètement, à partir de ce moment-là, la formule de la nouvelle communauté humaine va être donnée non plus par les cadres administratifs ou par les fonctions sociales, mais par une réalité d’ordre religieux qui est la personne, la nouvelle définition de l’homme, de l’homme en relation.

[p. 160] C’est donc ici ce que j’appellerai le moment théologique dans l’évolution occidentale, le moment de l’histoire où réellement tout a dépendu de quelques définitions théologiques énoncées sous la forme de dogmes.

16 janvier 1969

Ces mises au point tout à fait cruciales, ces grandes définitions métaphysiques — et on pourrait dire symphoniques — du divin par l’homme et de l’homme par le divin, ce prodigieux remue-ménage de concepts qui s’est produit dans l’Église pendant ses premiers siècles, tout cela va se révéler littéralement fondamental, fondateur pas seulement du point de vue religieux pour le salut des hommes, mais pour la conduite quotidienne, politique et civique de tous les Occidentaux, croyants ou non, pendant les deux millénaires qui suivent.