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Politiquem

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1. Définitions

15 novembre 1968

La grande nouveauté, c’est que la politique est considérée par Rousseau comme l’affaire de tous et de chacun, alors que chez les auteurs précédents, il s’agissait toujours de prendre les choses publiques par en haut, du point de vue du gouvernement, et non pas par en bas, du point de vue des citoyens en tant qu’ils participent réellement à la vie de la cité et en tant que la politique est soumise à une certaine morale civique et n’est pas seulement, comme chez Machiavel et jusqu’à Montesquieu, l’art de gouverner.

19 juin 1969

La personne, c’est l’individu à la fois libre et responsable, librement engagé dans une communauté qui doit servir à l’épanouissement des personnes, non pas à la puissance de l’État-nation. Voilà le principe fondamental de toute théorie du fédéralisme. Il s’ensuit que le problème politique revient à imaginer, décrire, puis faire accepter des institutions correspondant aux exigences du développement de la personne.

29 octobre 1971

La politique, c’est la prévision des moyens en fonction des fins souhaitées, c’est traduire les finalités d’une société en mesures politiques bien calculées. Si l’on ignore les finalités, ou si l’on n’ose plus les avouer et les enseigner dans les écoles, on se trouve hors d’état d’établir une politique, des plans d’avenir, un système de prévision, une prospective. On se met hors d’état de gouverner, puisque « gouverner c’est prévoir ».

12 novembre 1971

Les grands problèmes écologiques posés à la société occidentale — et posés par son action — nous ramènent, de tous côtés, à [p. 180] des choix politiques au sens propre et originel du terme : à la nécessité de décider librement notre avenir commun dans la cité, de le prévoir en fonction de finalités déclarées, dont il s’agit maintenant d’assumer les moyens.

21 janvier 1966

Les deux termes, « politique » et « civique », sont absolument équivalents, l’un étant tiré de la racine grecque du mot qui désigne « ville », l’autre de la racine latine.

8 novembre 1968

La définition la plus simple de la souveraineté chez Hobbes, c’est l’usage par un seul homme de la force du Léviathan. Le roi, dit Hobbes, revêt la personne du Léviathan, et dès ce moment-là, il est souverain et tous les hommes deviennent ses sujets. Il ne s’agit donc pas pour eux d’être des citoyens.

21 novembre 1969

Civisme et politique désignent les mêmes réalités, les termes sont tirés l’un du latin et l’autre du grec. « L’homme est un animal politique », cela signifie qu’il est fait essentiellement pour vivre dans une cité. Pendant les premiers siècles classiques de la Grèce, c’est en effet la polis, la cité, qui détermine — qui délimite aussi — les libertés d’un homme. Au début donc, la politique est simplement l’art d’aménager les rapports entre les hommes dans la cité.

2. Formes

3 décembre 1976

La majesté des institutions, c’est un de ces termes qui reviendra très souvent, tout au long de l’histoire politique de l’Europe, [p. 181] le règne de la loi, rule of law, et la majesté, majestas, des institutions, qui ensuite est transférée à n’importe quelle administration d’État, c’est-à-dire l’ensemble des structures et des mécanismes, qui constituent l’État, ou plus exactement l’appareil de l’État, donc le concret de l’État. Quand on dit « l’État », c’est encore un terme assez mythologique pourvu d’une sorte d’aura qu’il a prise avec le temps. Alors qu’en réalité, l’État, c’est des gens, des fonctionnaires, il n’y a pas de mystère, ce sont des fonctionnaires qui sont désignés par les plus forts.

1er novembre 1968

Au xve siècle, l’État n’est pas très développé, c’est un appareil rudimentaire, et froid. Tandis que la nation est un phénomène affectif, presque sentimental et mystique selon les cas, en attendant de devenir, avec la Révolution française, un phénomène idéologique et passionnel.

25 octobre 1968

Les empires ont été au nombre d’une quinzaine. On peut mettre au rang des empires, aujourd’hui, l’URSS, qui répond exactement à la définition d’un empire, dont les deux traits principaux sont : la pluralité des éléments constitutifs et le caractère d’universalité.

11 novembre 1966

L’homme que nous connaissons en réalité en Occident est ordinairement un mélange impur, non seulement de revendication de libertés, de responsabilités individuelles, mais aussi de fuite devant la liberté, la vocation et les responsabilités. Cet homme est un peu libre, dans la mesure où il est un peu responsable. Cela donne des régimes qui sont un peu anarchiques dans certains domaines, et un peu tyranniques dans d’autres, ce qui est une [p. 182] assez bonne définition de nos démocraties de l’Europe de l’Ouest, un mélange tolérable et variable d’anarchie et de tyrannie.

10 juin 1966

La volonté générale est interprétée par les jacobins uniquement dans le sens de l’unanimité, de l’unanimité exigée de tous les patriotes ; les sociétés partielles ou les sectes politiques sont impitoyablement liquidées et accusées de trahison ; les jacobins n’admettent absolument pas le droit à la variété, que Rousseau acceptait à condition que ce ne soit pas une variété fanatique qui veuille s’imposer aux autres.

15 novembre 1968

Il faut se demander si Rousseau a voulu qu’on tire de sa théorie la pratique qu’en ont tirée les jacobins. Est-ce qu’on peut considérer Rousseau à juste titre — comme l’ont fait beaucoup d’auteurs modernes — comme le véritable ancêtre de l’État totalitaire ? Je réponds absolument non. Car Rousseau n’a pas cessé, dans tous ses ouvrages de doctrine politique, de mettre en garde précisément contre cette interprétation, et de rappeler que la première condition d’application de ses théories, c’est la petitesse d’un pays.

3. Idéologie et religion

8 novembre 1968

La doctrine de la souveraineté est ce qui sépare le plus nettement deux groupes de pays européens : les pays du Centre et de l’Est, et les pays de l’Ouest : des cités-États, des principautés, des royaumes et le Saint-Empire au centre et à l’est, qui vivent sans doctrine politique bien définie de la souveraineté. Le type même de l’écrivain politique qui y correspond est Machiavel, qui donne [p. 183] des descriptions des vertus et des vices qui contribuent au succès d’un prince. Dans cette partie de l’Europe, une sorte d’empirisme dominera avec insistance. Tandis que dans l’Europe de l’Ouest (France, Espagne, Grande-Bretagne), il fallait une théorie, puisqu’on voulait imposer l’unification de réalités diverses par nature. Dans ces trois nations, on observera le même passage de « l’anarchie féodale » à l’absolutisme monarchique qui s’établit dès le xvie siècle et se renforce au xviie, surtout en France et en Espagne (beaucoup moins en Angleterre où certains organes, comme le parlement, faisaient échec à l’extension du pouvoir royal).

16 janvier 1969

L’ère moderne a été de plus en plus l’ère des idéologies politiques, et nous verrons que ces idéologies sont bien souvent des théologies laïcisées ; qu’elles reproduisent les mêmes structures que les grands débats théologiques, mais dans d’autres termes. Au xxe siècle, nous retrouverons des transpositions imprévues de ces catégories théologiques dans les catégories de base du fédéralisme.

2 février 1968

La Révolution française marque un seuil dans l’évolution de la nation, elle marque ce moment de crise où le sacré se déplace d’un seul coup, visiblement. Il n’est plus dans l’Église, il est dans la nation. Il n’est plus dans la religion, il est dans l’idéologie.

15 novembre 1968

Cette sorte de pulvérisation de la population française nommée nation ne comprend pas l’unanimité des Français. Elle ne comprend, dans l’esprit des jacobins, que ceux des Français qui sont conformes à l’idéologie que l’on veut faire aboutir.

[p. 184] Dès le début de la réunion des états généraux à Paris, le tiers état s’était proclamé Assemblée nationale — à l’exclusion de l’ordre de la noblesse et de l’ordre du clergé. Le tiers état seul, dès ce moment-là, représentait la nation, la volonté générale. C’est dans ce sens qu’il pouvait être l’État.

C’est à ce moment qu’on voit se préciser la définition de la nation non pas comme communauté naturelle, mais comme communauté idéologique.

13 novembre 1964

À l’intérieur du pays, la première tâche du parti qui incarne la nation, l’idée de nation, consiste à centraliser tous les éléments du pouvoir, à effacer le plus possible les groupes constitués qui sont des opposants possibles, avec qui on ne peut pas transiger, et à transformer la justice elle-même en instrument de l’idéologie. Le tout au nom de cette espèce de religion laïque qu’est la nation. Ce parti au pouvoir confond dans une même répression, d’une part la réaction, les forces réactionnaires qui voudraient le renverser, et d’autre part les groupes locaux, les diversités locales, ou régionales, ou spirituelles, qui voudraient subsister et qui demanderaient des lois plus souples. Donc, son premier procédé pour la prise du pouvoir, c’est l’uniformisation. Que personne ne diffère, car ceux qui diffèrent pourraient devenir les juges du nouveau pouvoir.

4. Liberté et puissance

5 novembre 1971

D’un coup, dans le monde occidental industrialisé (l’Europe, les États-Unis et le Canada, l’URSS, le Japon), non seulement [p. 185] nous nous voyons assurés des moyens de résister aux menaces nationales, de dominer les pénuries et de nous libérer des contraintes extérieures, mais nous nous voyons dotés de moyens de produire cent et mille fois plus que nos pères, et en même temps de détruire les équilibres entre les processus physiques et chimiques du monde végétal et animal, entre l’homme et son milieu, de polluer, d’irradier, de brûler, d’épuiser sans retour…

Alors, devant l’évidence de ce double pouvoir, pour le meilleur et pour le pire, nous nous découvrons soudain obligés de choisir, c’est-à-dire nous nous voyons acculés à la nécessité d’une politique.

Nous nous sommes libérés de la nature, mais nous sommes condamnés désormais à assumer, en toute conscience, nos responsabilités.

11 novembre 1966

Si on apporte un peu plus d’exigence dans la recherche des buts réels que suit une politique, qui ne sont pas nécessairement, qui ne sont presque jamais ses buts déclarés facilement, alors il faut savoir ce qu’est une bonne politique ou une politique efficace, et cela se ramène à deux critères, deux grands critères qui me paraissent, après examen de tous les autres possibles et réduction de nombreuses autres possibilités, être simplement la puissance, ou bien la liberté. Ce sont au fond les deux passions fondamentales de l’homme occidental. Il veut, ou bien être puissant, ou bien être libre ; quelquefois, il veut les deux choses à la fois, mais cela devient très difficile.

J’entends par puissance, la puissance collective, exercée par un monarque, par un État, par une nation, un dictateur ou un parti ; et par liberté, essentiellement les libertés individuelles, exercées [p. 186] par un citoyen ou un groupe de citoyens, une cité ; on peut aller jusqu’à parler de libertés exercées par une région ou par un groupe de régions ou de cités, dans le cas d’une fédération.

4 mars 1977

Il faut bien s’entendre sur le sens de « politique » : si on désigne par politique, par activité politique ou pensée politique, l’art ou la science de l’aménagement des relations humaines dans la cité, conformément à une certaine idée de la vie humaine et de la destination de l’homme, on voit qu’il y a eu, qu’il y a encore et probablement qu’il y aura toujours en Occident, deux grandes écoles politiques. Pour l’une que j’appelle l’école unitaire, l’idée dominante, le but dernier qui prime tout quand il y a à choisir, c’est la puissance collective, obtenue par l’unité forcée et uniformisée ; pour l’autre que j’appelle fédéralisme, la vraie finalité de la société, c’est l’homme, c’est la liberté des personnes, obtenue par l’union (que j’oppose toujours à l’unité) volontaire dans le respect des diversités. Or, on peut constater que toutes les expériences réalisées de fédération ont correspondu à une politique de liberté par l’union, tandis que toutes les réalisations étatiques, nationales, royaumes nationaux, États-nations et États totalitaires, obéissent à une politique de puissance, par unification forcée, ce qu’on appelle depuis Hitler par « mise au pas ». Chacune de ces deux politiques ou de ces passions (on pourrait dire passions fondamentales) correspond à un certain nombre de traits de caractère, de formes de pensée, de structures mentales et sociales, qui se trouvent être à la fois les conditions de réalisation et les résultats de l’application de cette politique, soit de puissance, soit de liberté. Par exemple, chez tous les penseurs de la tradition unitaire, on retrouvera exactement les mêmes principes : l’exaltation de l’unité obtenue par un pouvoir fort et uniformisant, donc centralisé, la [p. 187] réduction des diversités considérées comme des gênes, l’exaltation de la grandeur, le dogme de la souveraineté absolue de l’État à l’intérieur de ses frontières, et enfin le culte (car c’est une véritable religion) du prestige national. En revanche, chez tous les penseurs de la tradition fédéraliste, on retrouvera les principes exactement inverses, c’est-à-dire l’union obtenue par l’association libre et jurée des diversités reconnues et admises comme valables en tant que diversités, le pouvoir non pas fort et centralisé, mais au contraire réparti aux différents niveaux communautaires, toujours en partant du bas vers le haut, selon la dimension des tâches qui correspondent aux dimensions des communautés qui peuvent s’en charger ; l’autonomie des groupes fédérés, comme valeur fondamentale au lieu de la souveraineté absolue, la justice, l’équité, au lieu de la grandeur du prince, le fait que l’administration ou l’État est au service des citoyens au lieu que ceux-ci soient au service de l’État.

9 février 1968

La puissance et la liberté sont évidemment antinomiques, mais n’en sont pas moins inséparables. Ce sont des maxima contradictoires dont la politique consiste à rechercher l’optimum de combinaisons en tension. La recherche des conditions optimales entre des finalités antinomiques, voilà, à mon sens, la politique par excellence.

29 avril 1967

Il y a ainsi un certain nombre de familles d’esprit qui sont réfractaires congénitalement à une bonne compréhension du fédéralisme. Ce sont les familles d’esprit nationalistes, traditionalistes et communistes.

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22 mai 1969

On peut dresser un tableau sur deux colonnes des penseurs politiques illustrant deux tendances antinomiques et contradictoires de la mentalité occidentale : celle qui privilégie la cité, l’État, celle qui privilégie l’homme, le citoyen ; celle qui vise d’abord la puissance, celle qui vise la liberté. Ce sont les formes de pensée unitaire et dialectique, insistant sur l’unité ou sur la diversité.

Liberté Puissance
Tension
Dialectique
Diversité dans l’union
Réduction à l’homogène
Statisme
Rationalisme
Unité des parties égalisées
Contemporains :
— de la fondation de la polis Héraclite Parménide
— de la polis organisée Aristote Platon
— du conflit empereur-pape Dante Gilles de Rome, Pierre Dubois
— des débuts de l’absolutisme du prince Anabaptistes
Calvin
Machiavel, Hobbes
— de l’absolutisme Althusius Bodin
— de la centralisation monarchique puis révolutionnaire Rousseau jacobins, Cloots
— des États-nations Tocqueville
Proudhon
Bakounine
Marx
— de l’opposition fédéralisme / totalitarisme Fédéralistes personnalistes, intégraux et européens Totalitarismes de toutes couleurs
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5. Autorité et pouvoir

4 février 1966

Il faut toujours maintenir cette différence, cette distinction entre l’autorité (force morale) et le pouvoir (force de police) sans oublier que, à certains moments, même le préfet de police, s’il perd l’autorité, ou s’il cesse d’être le délégué de l’autorité, si les agents ne lui obéissent pas, lui ne peut rien faire ; c’est-à-dire que le pouvoir, finalement, dépend de l’autorité ; un pouvoir sans autorité ne peut même plus s’exercer.

14 janvier 1977

Ce qui est au fond très beau dans la construction assez spontanée qu’est le Saint-Empire romain de nations germaniques, c’est que cela existe par la force du raisonnement, par la force du désir qu’ont les gens d’un empire, par la force du mythe, mais pas autrement. On pourrait dire aussi que l’empereur a l’autorité, mais qu’il n’a pas de pouvoir et que beaucoup de gens qui sont ses vassaux tirent de lui l’autorité nécessaire à l’exercice de leur pouvoir. Car il faut bien se dire les deux choses : l’autorité sans pouvoir ce n’est pas grand-chose, mais le pouvoir sans autorité, ce n’est rien du tout.

6. Totalitarisme

11 novembre 1966

L’idéal totalitaire semble avoir été plus près de se réaliser à certains moments, parce que c’est aussi beaucoup plus facile : il joue davantage sur ce qui est le plus bas, le plus lourd, le plus organisable mécaniquement, aussi le plus lâche dans l’homme. Pourtant, malgré cela, les expériences totalitaires qui ont été faites en Europe ont été extrêmement courtes. Qu’on se rappelle l’hitlérisme, [p. 190] le national-socialisme, qui était parti pour un règne de mille ans, comme le répétait toujours Hitler ; il s’est instauré en 1933 et a été définitivement renversé en 1945. Ce régime a donc duré douze ans et est un des plus courts de l’histoire. Le régime fasciste italien a duré un peu plus longtemps : de 1922 à 1945, c’est-à-dire 23 ans. Quant au communisme russe, il est très difficile de dire sa durée, parce qu’il a tellement changé. Il s’est instauré en 1917 ; jusqu’au règne de Staline y compris, il a eu une première période où il devenait de plus en plus totalitaire — ce qu’il n’était pas au départ ; puis, il y a eu un changement, un reflux, un « dégel », un retour à certaines formes plus libérales. Ce régime dure depuis 49 ans, ce qui n’est pas très vieux ; le cinquantième anniversaire sera célébré l’année prochaine et on ne saura pas si on célèbre l’anniversaire d’un même régime, ou s’il n’a pas changé subrepticement.

18 novembre 1966

Nous dirons qu’il y a une double descendance de la Révolution française : d’un côté, on a la tradition jacobine qui, à beaucoup d’égards, est la suite de l’absolutisme centralisateur ; elle représente la même forme d’esprit. Dans le courant du xixe siècle, le jacobinisme donnera le nationalisme — je parle naturellement de familles d’esprit, de types de pensée — lequel nationalisme aboutira, au xxe siècle, au totalitarisme et au type humain qui y correspond, que l’on appelait sous Hitler le soldat politique. Le soldat politique est en quelque sorte une persona romaine ; c’est un être qui, comme le soldat, est entièrement défini par sa tâche, dans une hiérarchie, dans une discipline ; il n’est que ce que le cadre veut qu’il soit : idéal.

L’autre descendance de la Révolution française est la « démocratie », le jacobinisme étant plutôt une forme de despotisme, de tyrannie, même s’il prend souvent l’étiquette de démocratie. La [p. 191] démocratie est définie par le pluralisme des partis et leur lutte, ce qui permet la naissance de fédérations, ou de régimes tendant vers le fédéralisme — car pluralisme va, bien entendu, avec fédéralisme, de même que jacobinisme va avec militarisme et totalitarisme. Le type d’homme qui correspond à la démocratie pluraliste et aux fédérations est la personne, au sens approfondi par toute la philosophie des mouvements personnalistes et de penseurs très différents, aussi différents que Maritain, du côté catholique, Berdiaev, du côté de l’orthodoxie, des théologiens protestants comme Emil Brunner et beaucoup de théologiens complètement agnostiques, mais qui reprennent ces mêmes cadres de pensée pour les appliquer à la personne.

7. Utopie, langage, politique

10 février 1964

Le politicien part de l’idée que la politique est l’art du possible. L’utopiste, dans le meilleur sens du terme, part de l’idée que la politique, c’est l’art de rendre possible ce qui est nécessaire ; les plus grands sont ceux qui ont réussi à susciter les moyens pratiques de leur but idéal, de leur projection lointaine d’un idéal cohérent.

29 octobre 1965

Toute parole met en marche quelque chose, parce qu’elle oriente l’esprit, donc elle oriente les gestes, les actes ; et finalement, c’est elle qui définit une politique. Cela a toujours été le cas, mais je pense que dans la vie publique et politique d’aujourd’hui, c’est plus vrai que jamais. Le rôle de la parole est infiniment plus grand au xxe siècle, et notamment dans la seconde partie du xxe siècle, qu’il l’a jamais été dans l’histoire auparavant.

Prenons les grands potentats mongols ou asiatiques, ou les grands potentats du Moyen Âge, on n’a pas l’impression qu’ils [p. 192] faisaient la politique à coup de discours. Ils étaient des hommes de peu de mots, c’est souvent comme cela qu’on les décrit dans les épopées, des taciturnes, des gens qui faisaient un geste, qui indiquaient une direction, qui prenaient une décision, mais pas des hommes de discours, pas des hommes de doctrines et d’idéologies qui n’existaient pas. Plus près de nous, si nous prenons un grand potentat comme Louis XIV, ce n’est certainement pas à coup de discours qu’il a gouverné la France ; je ne me rappelle pas un seul discours de Louis XIV, que l’on cite, que l’on fasse apprendre aux enfants des écoles en France ; ce que l’on sait de Louis XIV et de son règne, ce sont les guerres qu’il a faites, les traités, les constructions, les jardins, Versailles, les palais : des gestes, des actes, mais pas du tout des discours.

29 octobre 1965

Si on examine le vocabulaire du débat européen d’aujourd’hui, on s’aperçoit qu’on utilise à peu près au petit bonheur des termes comme fédération, confédération, union, unification, intégration, États-Unis, communauté, supranationalité, coopération, comme si ces termes étaient pratiquement équivalents, synonymes, comme s’il n’y avait pas à se mettre martel en tête pour savoir lequel on a décidé d’employer aux dépens des autres. Il est extrêmement rare qu’un homme d’État se préoccupe d’opposer nommément, expressément, deux étiquettes de l’union, comme supranationalité et fédération ou simplement coopération. Qu’il le fasse d’une manière exacte, c’est une autre question, mais en tout cas, il le fait, lui, il y pense au moins ; la plupart des autres n’y pensent pas du tout. Et alors, c’est une aimable anarchie sémantique qui domine la situation, et qui est au fond très grave. Car comment voulez-vous établir, adopter, discuter une politique d’union, si vous n’êtes pas capable de lui donner un nom ; un nom qui la distingue d’autres politiques, qui précise du même coup les buts que l’on veut atteindre ?

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8. Fédéralisme

13 novembre 1964

Je verrais à droite une insistance sur le fédéralisme interne contre l’État despotique, mais qui se combine très souvent avec le nationalisme à l’extérieur ; illustration de cette combinaison : Charles Maurras et toutes ses théories politiques qui demandent un fédéralisme interne et qui s’opposent avec une farouche violence aux pays étrangers, à tout le reste, au nom d’un nationalisme qui est aussi fort que son fédéralisme interne. À gauche, on voit se développer l’idée d’un fédéralisme externe contre la souveraineté absolue des États, et on constate que cela se combine très bien avec une conception de l’État unitaire, planifié, de la nation même jacobine. Exemple de cette combinaison qui répond point par point, mais qui est l’inverse de la précédente : un homme comme Jean Monnet, qui est un socialiste planificateur, qui ne se préoccupe pas du tout de fédéralisme interne en France, mais qui se préoccupe fortement de lutter contre le nationalisme à l’extérieur ; il veut donc une nation du type jacobin, dont il a hérité, mais il veut un fédéralisme international ; et l’on sait que ces deux écoles vont jouer un rôle extrêmement important au xxe siècle.

26 novembre 1976

Si les Européens ratent leur fédération à cause de la résistance acharnée et de l’idolâtrie des États-nations, on ne peut plus imaginer qu’une espèce de lente et inexorable colonisation économique par l’Ouest et politico-militaire par l’Est, qui sera la rançon fatale de nos attachements maniaques aux fictions de l’indépendance nationale absolue, de la souveraineté nationale sans limites, fictions sacrées, qui peuvent encore paralyser tous les élans vers le fédéralisme, la fédération du continent, mais qui ne peuvent plus rien sauver.