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Introduction [par François Saint-Ouen et Jean Mantzouranis]

Le présent ouvrage est le fruit d’un travail effectué sur les cours, professés entre 1963 et 1978 à l’Institut universitaire d’études européennes de Genève, par son fondateur et directeur d’alors, Denis de Rougemont.

Celui-ci disparu, il reste une œuvre, à la fois empreinte d’une réflexion fondamentale et profondément engagée dans son époque, qui lui survivra. Denis de Rougemont avait, au suprême degré, l’art de remonter aux sources de la culture européenne pour nourrir l’intelligence du présent et éclairer de manière décisive les enjeux les plus cruciaux qui se poseront encore à nous demain. C’est dire combien cette œuvre, déjà si actuelle, a l’avenir devant elle, et c’est souligner combien elle mériterait d’être mieux connue. Certains textes importants ne sont plus aisément accessibles au grand public2. De plus, il manque encore une vision d’ensemble des éléments essentiels de cette œuvre gigantesque, étalée sur plus d’un demi-siècle.

C’est dans cet esprit que ce travail a été effectué, du vivant de Denis de Rougemont et avec son appui. Notre matériel a consisté en quelque deux-mille pages dactylographiées ou manuscrites, qui gardent la trace des cours qu’il a professés durant quinze ans. Nous avons écarté deux années consacrées exclusivement aux mythes3 pour ne garder que les enseignements qui retracent plus spécialement les traits philosophico-politiques de sa pensée.

[p. 20] Un cours n’est pas souvent représentatif de son auteur, car il est nécessairement didactique et descriptif : il y a des connaissances à transmettre, ce que Denis de Rougemont a fait scrupuleusement, avec constance et avec érudition. Mais, sur des sujets qu’il avait lui-même choisis pour l’intérêt qu’il leur portait, il ne pouvait s’en tenir là. Tout notre problème a été en fait de repérer les instants, parfois très brefs, où s’exprimait la pensée originale de l’auteur par-delà la quantité de références dont elle se nourrit. Ceux qui ont assisté à ses cours pourraient en attester : Denis de Rougemont enseignait au moins autant ce qu’il était que ce qu’il savait. Il y avait non seulement l’érudition d’un homme, mais aussi sa position par rapport à cette érudition-là. Denis de Rougemont répondait ainsi par avance à la question que tous les étudiants ne peuvent pas manquer de se poser un jour ou l’autre : à quoi sert-il de connaître tout cela ? En bref, tous ceux qui ont été marqués par son enseignement, l’ont été par cette tension particulièrement vivante entre l’homme et ce qu’il exposait, qui n’était rien d’autre que l’ensemble de la culture européenne, dans laquelle il se situait et sur laquelle il existait. Cet enseignement, d’ailleurs, ne visait surtout pas à former des technocrates aux têtes bien pleines, mais des personnes conscientes des contradictions de notre culture et de notre vie, sachant les assumer sans jamais les détruire.

On connaît Denis de Rougemont en tant que penseur, philosophe, essayiste, écrivain, homme d’action, mais on le connaît encore mal en tant qu’enseignant dispensant aussi bien un savoir qu’une attitude liée à la culture qu’il voulait faire connaître. Tel devrait être, à notre sens, une des fonctions de cet ouvrage, que d’en garder la trace et d’en diffuser l’acquis.

Les fragments qui ont été sélectionnés font apparaître un certain nombre de thèmes qui ont été distribués en autant de chapitres. Cette classification, édifiée pour des besoins de clarté, recèle une part d’arbitraire que nous assumons, dans la mesure où la pensée de Denis de Rougemont forme un tout. Aussi, chacun des chapitres renvoie à tous les autres et la lecture de cet ouvrage, si elle se veut profitable, ne pourra être qu’une lecture croisée. Il nous semble, par exemple, impossible de ne pas lier le fédéralisme [p. 21] à l’Europe, aux communautés, aux régions, à la culture et, en dernière instance, à la personne. Dans la pensée de Denis de Rougemont en effet, le pôle « personnel » (plutôt qu’« individuel ») s’unit « en tension perpétuelle » au pôle « communautaire » (plutôt que « collectif ») : à la cité, aux régions, à l’Europe, à la conception des finalités et des moyens pour les réaliser, à l’histoire en mouvement, etc. Chaque élément complète les autres et sert à les définir. Tout lecteur qui chercherait la synthèse se verrait opposer une œuvre qui refuse la synthèse et lui préfère la « tension ».

Notre travail a débuté en décembre 1983. Il fut achevé en août 1985, et Denis de Rougemont en prit connaissance en octobre, deux mois avant sa mort. Il put nous faire part de sa satisfaction, mais il n’eut pas le temps de revoir le style des fragments que nous avions sélectionnés. Établis à partir de notes abrégées ou de bandes magnétiques, ceux-ci nécessitaient, en effet, un travail de mise en forme pour pouvoir être publiés sous forme écrite. Cela ne pouvait être fait que par Denis de Rougemont, qui est non seulement un penseur, mais un écrivain, la forme et le fond étant chez lui indissociables. Après avoir longuement débattu et envisagé plusieurs hypothèses (y compris celle de ne pas publier des fragments dont la forme — mais non le fond — lui eût semblé imparfaite), nous décidâmes de nous en tenir à des corrections minimales, nous contentant d’éliminer les redites et les tournures les plus marquées par le discours oral. Le « texte » ainsi issu garde la trace de la voix même de Denis de Rougemont, parlant à ses étudiants. Nous savons très bien que la langue française, pour sa fortune ou pour son malheur, distingue le langage écrit du langage parlé. C’est pourquoi nous assumons toute la responsabilité d’une transcription que Denis de Rougemont eût effectuée bien mieux que nous. Toutefois, nous espérons que le style ici consigné aura su saisir l’instant d’une pensée vivante, et à travers elle, l’homme qui l’exprimait.

Jean Mantzouranis

François Saint-Ouen