[p. 23] [p. 24]

Communautés, communesa

[p. 25]

1. Les sources de l’idée de commune

20 février 1970

La commune urbaine ou cité-État qui se manifeste au Moyen Âge a plusieurs sources. D’abord, dans l’Antiquité, la polis grecque, dont l’image était restée dans les esprits des hommes malgré tous les bouleversements de la fin de l’Empire d’Alexandre, de la fin de l’Empire romain et des invasions barbares ; les mouvements de balancier qui font passer du sacralisme de la tribu à l’individualisme, les individus se retrouvant ensuite dans une cité, où ils subissent bientôt la tyrannie d’une collectivité, ce qui amène un nouvel éclatement de l’individualisme, et ainsi de suite ; le point d’équilibre, ou moment civique, ou personnalisme, étant réalisé au moment où les libertés et les devoirs s’appuient l’un l’autre, où l’homme est libre parce qu’il est responsable, et responsable parce qu’il est libre : ce sont des moments très brefs, qui sont un idéal, mais qui apparaissent à certaines périodes d’équilibre politique. À ces sources antiques, il faut ajouter la source chrétienne. La cité du Moyen Âge résulte d’une combinaison de la civitas antique et de la paroisse chrétienne. La troisième catégorie de sources est germanique. Elle se manifeste dans la cité du Moyen Âge par la diversité des droits (droit personnel), les particularismes locaux, le grand nombre d’autorités différentes qui se recouvrent et se complètent, et le besoin de souveraineté.

14 janvier 1977

Une des racines des communautés de forme spécifiquement européenne qui se sont formées au Moyen Âge est la Sippe germanique. Une autre origine est la cité, la cité antique, civitas romaine, qui est une réalité non pas de sang, de consanguinité ni de race, mais de droit. Une troisième source de communauté, qui est introduite, elle, par le christianisme, par l’Église, est la paroisse, communauté dont le principe est spirituel. Il y a donc trois origines des communautés médiévales : l’origine tribale (l’origine [p. 26] germanique), l’origine romaine, raisonnable, utilitaire et juridique, et l’origine spirituelle, la communauté spirituelle de la paroisse, de l’Église. Donc on peut dire que convergent pour former ces communautés la nature, la société et l’esprit. Dans la version germanique de la communauté, l’homme est défini par sa force et par son rang. Dans la version latine antique, il est défini par sa fonction dans la cité.

14 janvier 1977

L’esprit des communes germaniques, c’est d’une part la volonté de se gouverner soi-même, ce qu’on appelle aujourd’hui l’autogestion, le gouvernement local indépendant, la volonté de se gouverner par un collège de prud’hommes, non par un seul chef qui serait tout de suite un tyran, un dictateur, mais par un collège ou un conseil. L’esprit des communes, c’est d’autre part un certain esprit frondeur contre toute espèce de pouvoir personnel, que ce soit donc celui d’un dictateur ou celui d’un seigneur voisin, qui serait tenté de faire main basse sur la cité, sur la commune. C’est aussi un esprit hiérarchisé, en somme très peu égalitaire. On ne peut pas dire que c’est déjà démocratique, ça l’est seulement dans la mesure où, étant une petite communauté, beaucoup de citoyens peuvent se manifester comme tels et manifester leur participation.

27 février 1970

Dans toute l’Europe, l’esprit des communes, c’est d’abord une volonté de se gouverner soi-même. C’est donc un esprit frondeur contre toute espèce de pouvoir personnel, mais néanmoins pas un esprit démocratique : des hiérarchies se forment très tôt dans les villes. Elles ont leur origine, d’une part, dans les coutumes germaniques, et d’autre part, dans l’état économique de l’époque : les commerçants tiennent le haut du pavé.

27 janvier 1967

[p. 27] « Moyen Âge » ne veut rien dire, c’est simplement une période intermédiaire qu’on ne sait pas comment appeler autrement. L’Empire romain représentait une certaine administration. On sait également ce que sont la Renaissance individualiste, l’absolutisme, mais le Moyen Âge ne dit rien. Si on voulait trouver un terme qui caractérise cette époque par son contenu, je crois qu’il faudrait l’appeler l’époque des communes, des communautés de manière plus générale. Toute la vie de l’homme du Moyen Âge est faite dans et par des communautés, dont la municipalité n’est qu’une des formes, les autres formes étant :

— les ordres religieux qui ont existé au départ avec les grands couvents, les grandes abbayes autour desquelles se sont recréés toutes les branches de la culture en Europe et même, à en croire certains historiens et sociologues, les linéaments du parlementarisme, des conseils, de la manière de débattre des affaires publiques en collèges ;

— les corporations et, sur un plan déjà plus profane, quoiqu’étant coloré de sacré, les ordres de chevalerie ;

— la Table ronde, connue par les romans bretons, qui est une commune, une communauté autour du roi Arthur ;

— puis, naturellement, viennent les communes proprement dites, les municipalités.

25 octobre 1968

Puisqu’elle est sacrée, et qu’elle est le centre du monde, ma patrie est supérieure à toutes les autres. Les ethnographes ont partout remarqué que chaque tribu se targue de supériorité sur toutes les autres, quand elle ne va pas jusqu’à dénier aux étrangers la qualité d’hommes véritables.

[p. 28]

2. communes, communautés, universités

20 février 1970

Deux types de communautés sont très typiques du Moyen Âge : les universités et les communes urbaines. Les universités sont des communautés qui sont plus proches par l’esprit et par leurs structures des communautés monastiques et urbaines que des États-nations dérivés des communautés militaires chevaleresques. Car les universités sont des communautés dans l’ordre de la liberté plus que dans l’ordre de la discipline ou de l’efficacité.

Les universités apparaissent en Europe au xiie siècle. Le terme universitas signifie commune, communauté.

Les premières universités sont des unités autonomes, constituées comme des communes politiques, qui ont leur propre administration, assurent leur propre police, et qui ne relèvent pas du prince ou de l’évêque voisin, mais uniquement, dans les pays d’empire, de l’empereur, et dans les pays hors de l’empire, du pape. Elles sont donc, dans les deux cas, immédiates à l’instance supérieure. L’université du xiie, du xiiie et parfois encore du xive siècle, est caractérisée par la souveraineté, l’exterritorialité et le droit de s’administrer.

La forme de ces unités autonomes correspond aux abbayes d’une part, et aux communes d’autre part. Il faut noter surtout que le terme universitas désigne toujours, à l’époque, un corps. On le traduisait à l’époque en français par commune, en allemand par Gemeinde. Ces trois termes étaient complètement synonymes. Ainsi, le pacte qui a créé la Suisse, en 1291, n’a pas été fait entre trois cantons, mais entre trois communes qui y sont désignées dans ce texte latin comme des universitates, désignant les communes qui s’étaient établies dans les trois vallées autour du Gothard. C’est seulement plus tard que le terme universitas ne désignera plus n’importe quelle espèce de communauté, mais surtout, et finalement exclusivement, les communautés d’études supérieures.

[p. 29]

2 décembre 1966

La naissance des universités se place aux xiie et xiiie siècles, pour ce qui concerne l’Europe. Cette naissance est absolument contemporaine de la naissance des communes et des corporations au Moyen Âge ; ce n’est pas par hasard, puisque les premières universités ont été des communes et des corporations : les communes, au début, cherchaient à garantir leur autonomie en se faisant donner des « lettres d’immédiateté impériale ».

C’est exactement le même mouvement qui a amené les communes politiques à chercher l’immédiateté impériale, qui a conduit les toutes premières universités à relever exclusivement et directement du Saint-Siège, non pas des autorités ecclésiastiques, même locales.

20 janvier 1967

Les universités sont un modèle communal de deux manières : d’abord historiquement puisqu’elles ont été de vraies communes ; ensuite, il se trouve qu’elles pourraient être le lieu où la question des communes serait non seulement étudiée théoriquement et scientifiquement, mais presque expérimentalement. Les problèmes qui se posent aux communes aujourd’hui, problèmes de dimensions, problèmes de participation, problèmes de multiplication des compétences, sont les problèmes qui se posent spécialement aux communes et aux universités. Ils sont des problèmes par nature interdisciplinaires et il semble que, si les universités étaient ce qu’elles doivent être, ce que leur nom indique, ce serait une de leurs tâches privilégiées que de les étudier et d’essayer d’y trouver des solutions à leur étage.

9 décembre 1966

On parle beaucoup et dans tous les pays, des effectifs universitaires dans des termes à peu près semblables : on cherche un optimum de dimension, du nombre des étudiants et des professeurs dans les universités. Dans ce cas-là, je n’ai qu’un remède de bonne femme, mais j’y crois dur comme fer ; je crois à la vertu des [p. 30] choses petites, des petites universités, des petites dimensions universitaires. Cela me paraît être une des règles d’or de la culture européenne qui a toujours été — depuis la Grèce — de chercher une certaine mesure, de ne pas dépasser certaines dimensions, au-delà desquelles les problèmes changent de nature, même qualitative. Donc, la solution pour répondre à cet accroissement gigantesque des effectifs universitaires ne serait pas de gonfler à l’infini les universités existantes, ce qu’on est en train de faire, mais au contraire de multiplier les petites universités.

20 janvier 1967

À l’explosion des effectifs estudiantins et à l’explosion du savoir, correspond, dans les cités modernes, l’explosion démographique et la complexité rapidement croissante des spécialisations techniques dans les services publics. Le problème casse-tête du maire, du syndic, du président de conseil municipal d’une commune d’aujourd’hui, est aussi difficile que celui d’un homme cultivé qui voudrait se rendre compte de toutes les spécialités à la fois. Il est obligé de prendre des décisions, l’un dans le domaine de la culture ou de la création, l’autre dans le domaine de l’administration, qu’il ne peut pas prendre à cause de cette explosion du savoir et des spécialisations.

Aux difficultés pour l’homme qui pense de comprendre le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui — le cosmos, la matière au sein de laquelle nous vivons — correspondent les difficultés pour le citoyen de participer aux décisions civiques qui vont influencer, à travers la vie de la cité et de la nation, sa vie personnelle.

On peut voir donc des correspondances extrêmement précises entre le problème des dimensions et le problème de la participation.

[p. 31]

3. Démocratie et petites communautés

17 juin 1966

La Révolution française a créé la nation au sens moderne. Comment l’a-t-elle créée ? Par les théories tirées de Rousseau, moyennant le malentendu fondamental que je vais indiquer.

La volonté générale, chez Rousseau, ne devait s’appliquer qu’à de petites communautés, de petites cités — petites communautés rurales, comme au centre de la Suisse, ou petites cités, comme Genève — puis ensuite, tout d’un coup, par les jacobins et les théoriciens de la Révolution française, elle a été appliquée à un grand pays de vingt-trois-millions d’habitants.

27 juin 1969

Rousseau vient ajouter quelque chose de très important, en introduisant le concept de volonté générale. Il prépare la Révolution française, qui s’empare des concepts de Rousseau sans se douter qu’elle les dénature complètement. En effet, pour Rousseau, il ne pouvait s’agir que d’une cité très petite, telle celle de Genève. Les inspirateurs de la Convention n’ont pas fait attention à toutes les mises en garde prodiguées par Rousseau contre le fait que, si sa doctrine était transposée dans un grand pays comme la France, elle serait absolument dénaturée, et cela donnerait lieu à la tyrannie. C’est pourquoi on a pu parfois, par erreur, faire de Rousseau l’ancêtre des totalitaires du xxe siècle.

15 novembre 1968

Rousseau parle de la volonté générale du peuple en ayant toujours à l’esprit quelque chose de très concret et qu’il connaît bien, c’est la Landsgemeinde de la Suisse allemande — tous les citoyens assemblés sur la place du village — ou tous les citoyens de Genève — [p. 32] assemblés dans la cathédrale. C’est cela, le « souverain » dont il parle : un souverain visible, concret, qui se manifeste sur la place. Dès qu’on dépasse ces dimensions de la réunion de tous les citoyens dans une enceinte, on ne peut plus voir le peuple, on ne peut donc plus parler de l’expression d’une volonté générale et on tombe dans tous les sophismes qui conduisent à la dictature, quand cette dictature se prétend l’expression seule admissible de la volonté générale.

17 février 1967

Il s’agit de recréer des possibilités de communauté humaine définie maintenant, non plus comme la nation ancienne, par les frontières, par le contour physique, ou par l’état civil, mais des communautés définies par leurs buts sociaux, culturels, ou spirituels, donc des communautés que j’appelle électives, les anciennes communautés étant des communautés natives.

17 février 1967

L’homme est à la fois libre et responsable ; donc, il n’est pas seulement responsable, il n’est pas seulement un citoyen engagé dans la vie civique, il doit aussi être libre, et pouvoir manifester cette liberté. Il le fera dans les groupes sociaux électifs, c’est-à-dire dans les groupes de communautés auxquels il pourra librement adhérer, communautés qui, dans leur principe, débordent très largement la petite cellule sociale qu’est l’unité d’habitation ou la cité-satellite. Ces groupes sociaux électifs sont donc définis par des idées, des préoccupations et des besoins moraux, psychologiques, religieux, culturels, et non plus par la localité où l’on est né, par les traditions familiales ou villageoises, par le territoire, ou simplement par la juxtaposition physique des gens.

17 décembre 1976

Dans toutes les associations locales, il y a une chose qui est très sensible, c’est que chacun a besoin de tous, et que tous ont besoin [p. 33] de chacun, tous ont besoin de responsables individuels, il s’agit vraiment d’une équipe et non d’un troupeau. La définition de cet état de choses est devenue la devise des Suisses dès le Moyen Âge, « Un pour tous et tous pour un », qui traduit exactement cela.

4. Civisme et dimension de la cité

3 décembre 1976

Si la cité est mesurée, l’homme peut s’y manifester en tant que citoyen ; citoyen, c’est-à-dire libre et responsable, l’un étant le complément et la condition de l’autre. Si la cité devient trop grande, il n’y a plus que des individus qui perdent leur responsabilité.

27 janvier 1967

1. Dans la petite cité grecque, le type d’homme qui correspond aux dimensions « petite cité » est le citoyen actif, libre et responsable.

2. Puis vient l’étape de la cité hellénistique, la cité de l’époque d’Alexandre, puis de ses successeurs, la multiplication des grandes villes, là où il n’y avait rien. C’était une période de création artificielle de cités qui n’avaient pas les mesures traditionnelles des petites cités grecques, qui étaient bâties en damier — selon le plan de Milet — avec de grandes avenues en croix, puis de plus petites avenues qui achevaient le quadrillage, et des dimensions telles qu’il n’était plus question de réunir toute la population sur l’agora, de sorte que la population se scindait en quartiers, qui se spécialisaient chacun dans une profession. On arrivait ainsi à avoir le quartier des savetiers, le quartier des ouvriers sur métaux, le quartier des commerçants, etc. Spécialisation et manque d’intérêt pour les choses civiques, par éloignement. Le type d’individu qui correspond à cette cité est donc l’individu civiquement passif.

[p. 34] Cette décadence civique de la cité, suivant immédiatement l’agrandissement de ses dimensions, se produit très vite : entre le ive et le iiie siècle. On arrive à un tel degré de passivité des citoyens, qu’on peut dire que la devise de ces villes est « un tyran pour tous et chacun pour soi ».

26 novembre 1976

Les hommes des grandes cités s’habituent, tout naturellement, à être gouvernés au lieu de se gouverner. L’homme de la polis se gouvernait. L’homme de la grande ville est gouverné de l’extérieur, d’une manière passive, il assiste aux luttes entre les chefs de partis, beaucoup plus qu’il n’y prend sa part ; il est là vraiment en spectateur, pour marquer les points, pour applaudir ou siffler, pour jouer le rôle de public devant les grands ténors de la politique. Il est passionné parfois, mais lui-même ne joue pas, c’est-à-dire qu’il est citoyen comme on dit aujourd’hui qu’est sportif celui qui va voir les matchs le dimanche ou les regarde à la TV.

20 janvier1967

Il est évident que personne ne peut participer à la vie d’une commune comme celle de New York, qui groupe huit à neuf millions d’habitants, c’est de la folie pure. On a dépassé complètement toute possibilité de concevoir l’ensemble civique dans lequel on pourrait agir.

À partir de cet extrême de la mégalopole — on ne peut pas aller beaucoup plus loin —, il faudra voir comment retrouver l’unité de base, la cellule, l’unité d’usage et de participation civique.

5. Dimension politique et fédéralisme

10 février 1967

Megalopolis est une sorte de limite, qu’on est en train d’atteindre, au-delà de laquelle on ne pourra plus aller. C’est la fin d’une [p. 35] évolution, dont le début était la Grèce. C’est la destruction de la possibilité humaine de participer à l’administration des choses publiques, c’est la destruction des communes, et c’est la dépolitisation, au pire sens du mot, au sens étymologique, puisque polis était la ville en grec — s’occuper de politique signifiait s’occuper des affaires de la commune. Étymologiquement, dépolitisation veut dire : désintérêt des affaires de la cité et de la commune.

15 novembre 1968

Dans la première cité grecque, dans les petits cantons suisses et à Genève, la démocratie pouvait jouer. Quand un pays est très petit, il y a pratiquement autant de magistrats que de citoyens. Quand le pays s’agrandit, la proportion des magistrats par rapport au nombre des citoyens diminue. À la limite, on peut imaginer que, dans un très grand pays, il faut un dictateur. C’est une conclusion logique. Plus un pays est petit, plus il sera libre.

26 novembre 1976

De même qu’on peut définir le prolétaire comme quelqu’un qui ne jouit pas des produits de son travail, n’en voit que les morceaux, on peut dire que l’homme des grandes cités est un prolétaire politique : il est soumis à des mécanismes qui échappent complètement à ses prises de décision. Cette ruine des bases de tout fédéralisme, de l’autonomie et de la participation, ce triomphe de l’impérialisme, ce fut en même temps la ruine de la civilisation, de la culture grecque. Et de même que l’hégémonie était à la fois cause et résultat de la faiblesse politique des ligues, de même cet état de prolétarisation politique, d’individualisme atomisé, cette faiblesse intime du citoyen, ce vide social, comme je l’appelle, sera à la fois la cause et le résultat des grands empires militaires qui se multiplieront après la mort d’Alexandre. Car là où l’homme n’est plus total, ne veut plus être total, l’État peut devenir totalitaire ; et là seulement.

[p. 36]

26 novembre 1976

Il y a près de cent ans que nous nous figurons, en Occident, qu’on peut multiplier n’importe quoi par n’importe quel chiffre, pourvu qu’on trouve assez d’argent, assez de matières premières, et l’on ne se rend pas compte, ce faisant, qu’on déforme complètement l’utilité de la chose, sa nature même. Voilà donc le problème principal, posé par les Grecs, celui de la dimension optimale entre deux maxima contradictoires : celui de la force qu’on voudrait obtenir par la fédération ou par l’accumulation quantitative d’une part, et celui de la vitalité qu’on ne peut obtenir qu’en favorisant la participation et l’exercice effectif des libertés civiques. Or, cette participation et cet exercice effectif deviennent matériellement impossibles quand la cité est trop grande.

29 octobre 1965

La santé du fédéralisme dépend des dimensions de la cité, par quoi je ne veux pas dire nécessairement la petitesse en soi, mais l’adaptation des dimensions démographiques et physiques d’une part, et des systèmes de distribution des pouvoirs de décision, d’autre part.

27 janvier 1967

On ne peut pas empêcher l’extension indéfinie du nombre des étudiants dans les universités, mais on peut recréer dans chaque université des petites unités de recherche ou d’enseignement qui soient vivables et vivantes.

C’est donc le problème, posé par les Grecs, de la dimension optimale entre les deux maxima contradictoires de la puissance qu’on obtient par l’accumulation quantitative, et du bien-être ; ou de la grandeur, et de la participation et des libertés civiques.

Sur la participation, j’ai dit souvent à quel point les petites dimensions des cités grecques primitives permettaient à chaque citoyen d’exercer pleinement ses droits et ses devoirs civiques.

[p. 37]

26 novembre 1976

Dans le passage de la cité-État à l’empire trop vaste, à travers la fédération manquée des cités-États grecques, il y a le passage de la cité à mesure d’homme, tel que Platon et Aristote (son maîtreb) l’avaient définie, à une cité agrandie uniquement pour des motifs économiques, les grandes cités dites hellénistiques qui se multiplient dans l’Empire d’Alexandre et dans les royaumes successeurs. Des cités qui, loin de s’autoréguler, s’abandonnent à une croissance exponentielle, comme l’économie de l’époque. Ce problème des dimensions est absolument fondamental pour toute la définition du fédéralisme.

6. Croissance des villes et participation civique

27 janvier 1967

La banlieue n’est ni la cité, ni la campagne : c’est l’endroit où la campagne et la cité se rejoignent, mais se détruisent l’une l’autre, parce qu’il est évident que la banlieue n’a plus aucun des avantages de la campagne — on y détruit les arbres, le sol, les champs, et la fumée détruit tout ce que le ciment a épargné, ou la pierre — et n’a pas non plus les avantages de la ville, c’est-à-dire de la rencontre, de la vie commune. Dans les banlieues, chacun vit pour soi, dans son coin, dans de grandes habitations, il n’y a pas de centre des quartiers de banlieue, bien entendu. C’est donc une espèce de lèpre de pierre et de fer, qui se répand autour des grandes villes, et à laquelle on n’a su opposer, dans toute la première partie du xxe siècle, que ce qu’on a appelé les grands ensembles, ces grands bâtiments rectangulaires, ces grands parallélépipèdes, ou ces énormes alignements de maisons toutes pareilles qui ne sont rien d’autre que la rationalisation du chaos social, du taudis, et qui ne sont pas vraiment de nouvelles communes ajoutées aux anciennes villes, mais de simples entassements de solitudes, où [p. 38] vous ne trouvez ni la vie communautaire des petites cités, ni le grand air, l’espace, sauf, quelquefois, un jardinet.

23 janvier 1970

Autour de la place et dans la rue de la polis primitive sont nées toutes les catégories de la vie politique qui sont encore les nôtres. Autour de l’agora se dressent tous les bâtiments importants qui symbolisent les composantes de la vie publique. L’agora est généralement un espace rectangulaire, autour duquel se dressent l’hôtel de ville, le temple, le gymnase ; autour de la place, un portique, où les gens discutent ; sur la place, le marché. L’agora sera transposée par les Romains sans aucun changement : ce sera le forum. Quand le forum sera trop petit pour réunir tous les citoyens, ceux-ci nommeront les délégués qui siégeront dans le Sénat. La place est donc le centre de la vie politique, c’est là que se forme l’opinion et que se font les décisions de l’assemblée.

La question est de savoir si dans les villes d’aujourd’hui, qui sont devenues trop grandes, on peut parler de démocratie réelle, de participation du citoyen à la vie des institutions, alors que la place a disparu et que même la rue ne peut plus jouer son rôle. La réponse est évidemment non.

26 novembre 1965

Toutes les tensions dans la vie sociale et civique européenne se manifestaient autour de la place et des bâtiments qui l’entourent. Entre ces bâtiments pris par paires, deux par deux, on pouvait trouver les tensions qui permettent de reconstruire au fond toute notre civilisation.

Prenez, par exemple, l’église et la mairie, qui sont traditionnellement en opposition, dans les pays où il y a de l’anticléricalisme ; entre l’église et la mairie, qui sont toutes les deux sur la place du bourg, du village ou de la petite ville, vous avez cette tension qui reproduit à l’échelle communale, municipale, la vieille opposition entre la papauté et l’empire.

[p. 39] Entre la mairie ou l’hôtel de ville et le café, vous avez le contraste entre le pouvoir établi et l’opposition, qui se réunit toujours dans les cafés ; en tout cas, dans toute la partie méridionale de l’Europe, c’est dans les cafés que toutes les oppositions se forment ; en France, c’est encore très frappant, mais aussi en Grande-Bretagne et en Hollande. C’est dans les cafés qu’a pris naissance la presse moderne, au xviie siècle, surtout au xviiie siècle ; c’est dans les cafés qu’elle se discutait, que les articles étaient rédigés, et ensuite que l’on commençait à vendre, à diffuser les journaux. C’est encore devant les cafés et les terrasses de cafés que vous avez, aujourd’hui, les kiosques à journaux.

C’est aussi sur la place que se rencontrent aujourd’hui, comme du temps des Grecs, les campagnards et les citadins, les gens du lieu et les voyageurs, et enfin, c’est là que se manifeste l’économie, à laquelle le marché a donné son nom depuis deux et demi à trois millénaires.

Lieu de rencontre donc, lieu de discussion, lieu de vente et d’achat, lieu de flirt (indiquent tous les auteurs anciens), rôle important dans la vie des cités grecques et romaines, lieu de conversations politiques, de création de partis, lieu de procès et aussi de théâtre, aux origines, surtout en Grèce, l’agora a en plus donné naissance à nos parlements modernes. Elle est vraiment la cellule mère de notre civilisation occidentale, et nous pouvons y repérer tous les éléments de la chaîne chromosomique qui déterminera les formes de notre existence politique.

19 février 1976

Quand une ville devient trop grande, il n’est plus question qu’elle ait pour centre une grande place avec tous les monuments significatifs. Dès le xviie, xviiie siècle surtout, la place des communes, qui était la manifestation même de la démocratie, devient tout à fait autre chose : un espace géométrique, qui sert surtout pour les défilés militaires, qui n’appartient donc plus au peuple, mais au souverain (il y a souvent la statue du souverain au milieu). [p. 40] On n’y trouve plus les monuments publics représentant les différentes fonctions de la société et les tensions qui l’animent. Dans la grande ville moderne, la place (l’agora) est devenue un parking très souvent, tandis que les rues sont envahies par les autos, c’est-à-dire qu’elle n’est plus livrée aux citoyens, à leurs rencontres, à leurs manifestations éventuelles ou à leurs réunions au conseil de la ville.

10 février 1967

Ce qui est frappant dans la plupart des ouvrages sur l’urbanisme, sur la cité de demain, voire sur l’aménagement du territoire en général, c’est à quel point le problème civique, c’est-à-dire le problème de la participation de l’homme et de la femme, en état de s’en occuper, aux affaires publiques, n’est pas pris en compte par les auteurs.

7. Cités, régions, fédération

14 novembre 1969

À partir du viie siècle, l’homme grec invoque Zeus, pour qu’il garantisse les droits de la cité. Les lois de la cité sont une sorte de conquête sur ces petits génies têtus et myopes qu’étaient les petits dieux du clan sacré, qui étaient toujours des dieux méchants. Désormais, avec les lois de la cité, les hommes pourront casser les décrets arbitraires de ces dieux qui représentaient le destin implacable. Ainsi, l’invocation à Zeus devient une sorte d’appel au transcendant, c’est-à-dire à tout ce qui dépasse tous les petits intérêts privés, à ce qui garantit la justice égale pour tous.

17 février 1967

Je ne préconise absolument pas le retour aux communes anciennes. Je ne préconise pas une restauration des libertés communales, telle qu’elle est, trop souvent à mon gré, revendiquée par [p. 41] de grandes associations comme le Conseil des communes d’Europe, ou l’Union des villes et des pouvoirs locaux, qui me semblent vouloir trop s’en tenir à ce modèle du village ou de la petite cité que nous avons hérité du Moyen Âge, où cela remplissait parfaitement sa fonction.

Pour une quantité de services, les tâches des communes sont déjà régionales, dépassent les limites de la commune. Pensez à l’eau : il est très rare qu’une commune puisse avoir son eau ; en général, elle vient d’ailleurs, car des questions de canalisation, de distribution d’eau, d’épuration d’eau obligent les communes à coopérer. Les questions d’électricité, la vie culturelle, la vie des écoles supérieures, la formation professionnelle, les théâtres, demandent quelque chose de plus grand que les communes anciennes. Le système des hôpitaux également est trop cher pour une commune, et il demande la mise en coopérative de plusieurs communes. Une des choses principales qui manquent aujourd’hui à la commune, c’est la possibilité de prévision : toutes les études de prospective, qui ne peuvent pas être faites à l’échelle d’un maire de village paysan, fût-il un très bon agronome. Tous ces services débordent la dimension de la commune, et on ne peut rien y faire. Le cadre communal est dépassé en fait, et d’une manière irréversible.

On en vient à la notion de groupement de communes : quelque chose d’assez grand pour la liberté culturelle et quelque chose d’assez petit pour l’engagement civique ne peut être obtenu qu’en groupant des petites communes.

3 février 1967

Les variations de dimensions et de formes des cités correspondent exactement à des variations dans la participation civique des personnes, dans le degré de liberté des communautés locales, les cellules de base qui sont indispensables si on veut faire une société fédéraliste, par rapport à l’État central.

[p. 42] Ainsi, à la croissance gigantesque, incontrôlée des villes, correspond exactement la décadence de la vie communale et l’extension d’un étatisme toujours plus rigide, toujours plus onéreux et de moins en moins efficace.

24 avril 1970

La réponse à la contestation de la jeunesse, dans le monde entier, ne relève pas de l’économie, et encore moins de la politique au sens étroit et partisan du terme. Elle exige la recréation de communautés véritables. Et la Cité européenne — Res publica europea — fondée sur les communes et les régions librement fédérées du continent, peut en offrir le modèle.

Si l’on me dit maintenant que c’est une utopie que de vouloir dépasser l’État-nation, je réponds que c’est au contraire la grande tâche politique de notre temps.