[p. 67] [p. 68]

État-nationd

[p. 69]

1. Définitions

30 octobre 1970

L’État-nation. Ce terme a été lancé par les groupes Esprit et l’Ordre nouveau pendant les années 1930 ; il est actuellement tout à fait reconnu par l’historiographie et la sociologie de langue française. L’État-nation, c’est la mainmise d’un appareil étatique sur des réalités dites nationales, qui sont d’ordre culturel, spirituel, ethnique, moral, des réalités de but commun, ou parfois des réalités d’origine commune. La nation est beaucoup plus vague, et pas nécessairement délimitée par des frontières. La combinaison entre l’État et la nation ne s’est produite véritablement qu’à partir de la Révolution française, et notamment de sa période jacobine, et ne s’est véritablement réalisée pour la première fois que par l’action de Napoléon.

24 avril 1970

Qu’est-ce, en somme, qu’instituer un État-nation ? C’est soumettre toute une nation aux pouvoirs absolus de l’État. C’est vouloir faire coïncider sur un même territoire, défini par le sort des guerres et aussitôt baptisé « sol sacré de la patrie », des réalités absolument hétérogènes qui n’ont aucune raison d’avoir les mêmes frontières, comme la langue et l’économie, l’état civil et l’exploitation du sous-sol, ou pire encore, les idéologies et les religions, sommées de s’arrêter sur une ligne de barbelés électrifiés. C’est livrer, sans recours, toute l’existence humaine aux seules décisions de bureaux installés dans une seule capitale, et interdire toute allégeance des citoyens à des entités plus petites (comme les régions) ou plus vastes (comme une fédération continentale).

À l’intérieur de ses frontières, qu’il déclare naturelles contre toute évidence, l’État-nation n’admet aucune autonomie, aucune diversité réelle. À l’extérieur, il refuse toute union, alléguant une indépendance et une souveraineté absolues aussi peu défendables en droit qu’elles deviennent illusoires, en fait, au xxe siècle.

[p. 70]

22 novembre 1968

L’opération jacobine, achevée par Napoléon, a consisté à soumettre à une même discipline et enfermer dans un même cadre, un territoire, une culture, une administration, des citoyens, des soldats et des esprits.

15 novembre 1968

La Révolution française, c’est l’État qui s’est emparé de la nation unitaire, produite par la dissolution des anciennes provinces. C’est donc une sorte de nationalisation de l’État, ou d’étatisation de la nation, ou encore la confiscation d’une mystique — la mystique nationale, libertaire — par un appareil administratif et politique — l’État —, confiscation dont le résultat est l’État-nation moderne.

27 mai 1966

L’État des rois de France, d’une part, et d’autre part, l’État auquel amènent les progrès du principe fédératif, comme les Ligues suisses ou les Provinces-Unies de Hollande surtout, ces deux formes d’État ne sont pas identiques. L’État imposé par les rois sera de plus en plus un but en soi, comme l’État-nation moderne. Tandis que l’État composé librement par des cités ou de petites communautés en fédérations restera toujours un moyen, au service des libertés régionales, communales, civiques, et finalement des libertés des citoyens, des libertés individuelles. L’État de type royal, français, repose sur le droit de la force, et l’autre repose sur la force des pactes uniquement. Il y a donc l’État de type préfédéral qui est un État instrumental, simplement, qui s’oppose à l’État royal par sa genèse et par sa finalité ; même si les appareils étatiques se ressemblent, leurs politiques resteront toujours absolument dissemblables.

[p. 71]

29 novembre 1968

On peut réduire toute la doctrine de Hegel à un syllogisme : chaque nation incarne, à un moment de l’histoire, une mission dominante, or, c’est l’État qui seul peut réaliser cette mission ; donc, l’État-nation sera impérialiste par définition, et sera belliciste par la force des choses.

13 novembre 1964

On assiste avec Hegel, qui, au fond, théorise la nation née de la Révolution française, contre Napoléon, mais exactement dans les mêmes catégories, à une sorte de transfert de l’idée de vocation personnelle au niveau collectif de la nation, de l’État ; l’État considéré comme un individu, comme une personne, qui a sa vocation, qui doit l’accomplir, et, quand il l’aura accomplie, qui n’a plus qu’à disparaître.

22 novembre 1968

Bonaparte, après s’être fait élire consul à vie, prend, en 1804, le titre d’empereur. C’est beaucoup plus un titre d’imperator qu’un titre d’empereur au sens du Saint-Empire ou de Charlemagne ou d’Alexandre. C’est un titre militaire. Napoléon a prétendu fonder un véritable empire, notamment quand il était en Égypte, et qu’il a pensé se tourner vers l’Asie et reprendre les ambitions d’Alexandre le Grand. Mais ce qu’il a effectivement créé en 1804 est un État-nation de type nouveau, réalisant les ambitions de la Révolution française. Ce n’est pas un empire, puisqu’on ne trouve dans l’État qu’il domine ni la pluralité, ni l’universalité, qui sont les caractères distinctifs d’un empire.

22 novembre 1968

L’État-nation de Napoléon se compose d’un État copié sur l’Empire romain et d’une nation telle que venait de la créer la [p. 72] Révolution française. Ou encore, l’Empire de Napoléon, c’est une nation révolutionnaire et un imperium romain.

11 février 1977

Pour le roi, pour l’État absolu, il n’est pas question de dire que le but de la société c’est que les hommes vivent bien et soient heureux, il est question de dire que le but de l’État, c’est l’État, c’est la puissance, du roi ou de l’État qui prendra sa place plus tard, de l’État-nation qui prendra exactement la place du roi absolu d’autrefois.

20 mai 1977

Au total, on peut dire que la Révolution française, c’est l’État qui s’est emparé de la nation unitaire produite par la dissolution des anciennes communautés, donc, une sorte de nationalisation de l’État, ou bien d’étatisation de la nation. Aujourd’hui, les partis socialistes, et surtout communistes, se défendent de vouloir étatiser en nationalisant les industries, or, pour moi, il n’y a aucune différence entre ces deux mots. Dans l’État-nation, la nation c’est finalement l’État, le reste, c’est une mystique.

2 février 1968

Nous avons vu à propos de la langue et de la religion, que ce ne sont pas des facteurs décisifs, surtout pas suffisants pour déterminer le phénomène nation. Quelquefois même, la distinction entre les langues et les confessions est plutôt un effet qu’une cause des différenciations nationales. Alors, quel est le facteur principal — sinon décisif à lui tout seul — de la formation des différentes nations au sens moderne ? Je pense que c’est un troisième facteur, qui est l’organisation territoriale : la formation de territoires, plus ou moins unifiés par une dynastie en général, en attendant de l’être, dès la Révolution française, par l’appareil administratif de l’État.

[p. 73]

21 janvier 1966

On peut à la fois faire un très grand éloge de l’Empire romain, et on l’a fait. Les jacobins, par exemple, ont estimé que c’est le sommet de l’histoire humaine. Ou on peut aussi lui faire les reproches les plus virulents, ce que l’on est beaucoup tenté de faire dans notre siècle. Bien entendu, les deux choses sont vraies, elles ne sont pas du tout exclusives l’une de l’autre. Ce qui m’intéresse dans cette recherche, c’est de voir ce que Rome a légué à l’existence politique, à l’existence civique des Européens : ce sens de l’État et de la loi, des institutions, de la légalité, qui, laissé seul, ne donne qu’un État, l’État moderne ou l’État totalitaire, si on le laisse aller, mais sans lequel il ne saurait y avoir plus tard de fédération. C’est un élément, si vous voulez, nécessaire, mais non suffisant.

2. Genèse et évolution

25 octobre 1968

Ce que l’on sait des tribus suffit à suggérer irrésistiblement qu’elles sont les origines de nos nations modernes. Voici une liste des traits caractéristiques des tribus primitives :

1. La tribu est une totalité.

2. Son principe d’union est d’abord religieux.

3. Son territoire est considéré comme le centre du monde.

4. Tout ce qui est hors de la tribu est impur.

5. Tout ce qui est dans la tribu est sacré.

6. La tribu dont je fais partie est supérieure à toutes les autres.

7. Annexer l’étranger impur est un acte religieux.

Ces sept caractéristiques de la tribu méritent d’être examinées de plus près, car elles correspondent toutes à nos nations et à nos nationalismes actuels.

[p. 74]

25 octobre 1968

On trouve bien des réalités qui préfigurent la nation très haut dans le passé, mais on ne trouve pas le terme de nation avant le xiiie siècle. Avant, les nations étaient les empires, qui sont nés de la réunion — plus ou moins forcée — de plusieurs tribus réunies par le chef de l’une de ces tribus, ou dominées par les dieux d’une de ces tribus, auxquels les autres tribus adhèrent peu à peu. Trois grandes étapes aboutissent ainsi à la création des nations : les tribus, les empires, et les nations qui apparaissent à partir du xive siècle. Ces nations sont comme une résurgence des tribus qui avaient été préalablement digérées par les empires.

1er novembre 1968

Les nations sont la résurgence des tribus, qui s’étaient fondues dans les empires, mais qui, pendant leur longue vie latente dans l’empire, se sont pénétrées de l’idée qu’elles avaient chacune une vocation universelle. Ces prétentions impériales usurpées vont se multiplier de la Renaissance jusqu’à nos jours.

25 octobre 1968

Littéralement, chaque tribu est religieusement convaincue que le territoire qu’elle a choisi est le nombril du monde. Ce n’est pas une façon de parler : l’omphalos (nombril) désignait la capitale, le centre. On trouve cela chez les Chinois aussi bien que chez les Hébreux, chez les Babyloniens, les Égyptiens, les Hindous, les Pygmées d’Afrique, les mages de la Perse zoroastrique, ou les mystiques de l’islam. On trouve cette même conviction chez tous les chauvinistes et nationalistes de nos nations modernes : ma nation est le centre du monde, c’est par là que l’on touche au ciel, et cela ne peut être que par là. Même le christianisme médiéval avait cette conviction.

[p. 75] Dans la période du nationalisme moderne qui commence avec la Révolution française, l’avant-garde de la Révolution a beaucoup insisté sur les aspects religieux de la Révolution — qu’elle voulait substituer au christianisme — et sur la nécessité d’avoir un centre sacré, qui était, pour les jacobins, la commune de Paris (chez Anacharsis Cloots, par exemple).

25 octobre 1968

L’État-nation est une combinaison relativement moderne de deux réalités, sociale et politique, beaucoup plus anciennes, d’origines complètement différentes — l’une étant la nation, et l’autre l’État. À proprement parler, c’est à partir de la Révolution française, et surtout de Napoléon qu’a été créé ce composé qui se proclame souverain absolu et immortel — ceci en dépit de toute connaissance un peu précise de l’histoire : car, ainsi que l’écrivait vers 1880 Ernest Renan dans un discours à la Sorbonne intitulé Qu’est-ce qu’une nation ? : « Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé. Elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. » « Les nations ont commencé », est la phrase importante. Il s’agit pour nous de savoir quand et comment elles ont commencé, et comment elles se sont développées ensuite. La notion d’État a une genèse que l’on peut retracer. Connaître la genèse de l’État et de la nation, les lois de leur évolution, peut nous permettre de mieux évaluer la réalité présente, et de prévoir parfois leurs transformations futures.

25 octobre 1968

Que je mette en exergue une distinction fondamentale : je définis la nation comme un type de communauté humaine, un idéal ; tandis que je définis l’État comme un appareil institutionnel, un mécanisme. Pour un homme du xxe siècle, nation signifie unité étatique, administrative, territoriale, linguistique, culturelle, [p. 76] raciale, parfois religieuse, gouvernée par un État souverain, tout-puissant et qui s’affirme indépendant. Cette conception s’est formée au xixe siècle, et il se trouve qu’elle est en crise au xxe siècle ; elle a même abouti à des crises convulsives, comme les deux guerres mondiales.

29 avril 1967

Quant aux traditionalistes, l’autre famille d’esprit (avec les nationalistes) qui s’oppose ou croit devoir s’opposer à toute formule d’union, et surtout de fédération, je pense que leur opposition est motivée par une confusion qu’ils font entre nation et patrie. La patrie, à laquelle ils sont très attachés — et ils ont raison — est une réalité physique, sentimentale, instinctive, native et locale ; qui, par conséquent, n’est pas très grande. Ce qui a détruit les patries réelles en Europe, ce sont les nations. Vous voyez à quel point il est grave de confondre patrie et nation comme on le fait couramment.

29 avril 1967

Les nations qui ont détruit l’attachement à la patrie sont de formation très récente. Elles ne remontent pas plus haut que la Révolution française.

Les nations qui se sont créées ainsi, au début du xixe siècle, à la suite de la Révolution et des guerres de l’Empire, l’ont fait contre les traditions des provinces, contre les traditions des communes, contre les traditions dans le monde germanique des principautés souveraines, ou des villes libres, hanséatiques par exemple, contre les libertés locales, communales, ou impériales, que donnait le Saint-Empire romain germanique, et aussi contre l’unité vivante de l’Europe. Il est vrai que beaucoup des traditions qui ont été ainsi effacées par l’effort, par la violence de la Révolution française, étaient devenues sclérosées et auraient mené à des routines dangereuses. Mais du point de vue des traditionalistes, c’est une erreur totale de confondre nation et tradition.

[p. 77] Les traditions que devrait défendre un traditionaliste digne de ce nom sont beaucoup plus anciennes que les nations, et ont été détruites par les nations. Il est étrange à ce propos de constater que si tant de traditionalistes se rendent responsables de cette confusion entre nation et patrie, c’est parce qu’ils manquent de sens de l’histoire, ce qui est particulièrement grave pour des traditionalistes. Ils se figurent que leur nation est éternelle ou immortelle.

1er novembre 1968

Pour le xixe siècle, langue signifiait nation. C’est un préjugé qui ne résiste pas à des constatations. Si à chaque langue devait correspondre une nation, on ne s’expliquerait pas le découpage actuel des nations. Pourquoi les colonies américaines, qui parlaient anglais, se sont-elles séparées de l’Angleterre ? Pourquoi les États-Unis et le Canada ne font-ils pas un seul pays ? Pourquoi s’est-on opposé aux volontés d’Anschluss proclamées par Hitler ? Au nom de la francophonie, la France pourrait réclamer l’annexion de la Belgique wallonne, de la Suisse romande, du Val d’Aoste. Mais au nom de la même théorie, il faudrait que la France accepte de se diminuer des régions où on parle une autre langue que le français, en dépit de l’édit de Villers-Cotterêts : l’Alsace, les Flandres, la Bretagne, les régions basques, les régions catalanes, tout le Languedoc, certaines parties du comté de Nice et toute la Corse. Il faudrait changer entièrement la carte de l’Europe, et notamment de la France que l’on croit à tort entièrement uniformisée, si l’on voulait faire coïncider les nations et les langues. C’est indéfendable, mais cela a joué un rôle considérable dans la formation des nations, et cela a dominé, au xxe siècle, la politique des nationalités qui a présidé aux « traités de banlieue » qui ont partagé les États successeurs de l’Autriche-Hongrie, après la Première Guerre mondiale.

[p. 78]

31 janvier 1969

Les quatre éléments d’étatisation de l’existence humaine au xixe siècle étaient l’armée, l’école, la presse et la technique. Vous trouverez ces quatre critères très rarement mentionnés dans les ouvrages historiques sur la formation de l’État et de la nation. Presque toutes les histoires (en tout cas celles écrites par des Allemands ou des Européens de l’Est) sont fondées sur le critère de la langue.

Cela correspond d’ailleurs à un sentiment très général, incontrôlé, qui veut qu’une nation corresponde à une langue et inversement. Aux environs de 1840-1848, on en parlait en effet beaucoup, plusieurs révolutions populaires se sont fait au nom de la liberté linguistique (surtout en Europe centrale et orientale).

2 mai 1969

Née avec la Révolution et l’Empire, la confusion de l’État et de la nation — le premier s’emparant des forces vives de la seconde pour les tourner vers la guerre — va s’achever (prendre fin et s’épanouir à la fois) avec la Première Guerre mondiale, 1914 étant une charnière. Le xixe siècle, à dater de 1815, s’achève en 1914.

25 octobre 1968

Le passage de la tribu totémique aux empires s’est fait par l’impérialisme mystique, c’est-à-dire par l’absorption religieuse plus encore que par la guerre. La guerre, elle, favorise la concentration des pouvoirs de décision entre les mains d’un chef, elle oblige à mettre en commun toutes les forces physiques, économiques et morales.

L’État a sa source principale dans la guerre. Mais dans la formation des empires, c’est l’élément mystique de l’extension de l’autorité des dieux d’une tribu sur les tribus voisines qui joue. Si [p. 79] l’État est une machine de guerre, on peut dire que l’empire est le résultat d’une croisade. C’est une réalité spirituelle et mystique.

25 octobre 1968

C’est dans la pluralité des éléments qui composent un empire qu’on trouve la formule de passage entre les tribus primitives et les nations au sens moderne. Si les empires sont nés de tribus englobées et fixées sur un territoire de plus en plus déterminé, les nations naîtront de la dissociation des empires, par relâchement du lien sacral impérial, et par le fait de mouvements d’opposition de la partie au tout. Ainsi, on trouve, dans le second caractère des empires, celui de vouloir former une totalité, la naissance d’un nouvel impérialisme : les nations modernes ont d’abord voulu s’extraire du tout englobant qu’était l’empire ; aussitôt après, elles ont voulu, à leur tour, englober des régions voisines et développer leur propre impérialisme.

27 juin 1969

L’étape importante pour la formation de l’État moderne, c’est le début du xive siècle, où nous voyons se former quelque chose de tout à fait nouveau dans la France de Philippe le Bel : l’État national qui se dresse contre l’empire et contre l’Église. D’une part le roi de France, le premier, fait déclarer par ses légistes qu’il ne reconnaît rien au-dessus de lui. En disant cela, il s’adresse à l’empereur et au pape. D’autre part, le roi de France confisque la papauté en la faisant s’installer à Avignon, sous sa protection. Ce modèle de l’État moderne, commencé par la France, sera reproduit avec différentes variantes, un peu plus tard, par l’Espagne et par l’Angleterre. Cette forme d’État complètement neuve — qui ne ressemble en rien à l’État romain dont elle n’a gardé que le droit et l’idée d’institutions — est liée au territoire, au domaine d’un roi et d’une dynastie. Plus tard, à la Révolution française, cet État sera lié au territoire de l’ensemble du pays, de la nation.

[p. 80] Ce n’est plus l’administration d’un domaine privé du roi, cela devient l’administration du domaine public du peuple, c’est-à-dire de la nation idéologique. L’idéologie devient très importante, et est imposée pratiquement par le parti ou les partis qui se sont substitués au roi — qui tiennent le pouvoir dans la capitale, qui occupent les bureaux centralisés, qui dominent sur un territoire donné. L’État devient comme l’était le roi le superior in terris, la suprema potestas, et il exerce le pouvoir au nom de l’idéologie nationale. Cela se voit très bien sous Napoléon.

1er novembre 1968

Le rôle de l’empereur est essentiellement celui de garant moral. Quand l’empereur cessera d’être reconnu comme cette garantie suprême, les nations commenceront à se manifester comme telles. Les légistes de Philippe le Bel l’ont exprimé ainsi : « Le Roy de France est empereur en son royaume. » Je date la naissance des nations de ce moment précis, au début du xive siècle. Le roi de France se considère comme empereur, déclare donc qu’il n’est plus le vassal de personne, qu’il se suffit à lui-même comme seul un « tout » peut le faire. (Je rappelle qu’un des traits caractéristiques de l’empire est la totalité.) Dans le cas de la France, et plus tard de l’Angleterre et de l’Espagne, la partie veut se faire aussi grande que le tout.

1er novembre 1968

Les premières nations, telles qu’elles se sont dessinées à partir du xive siècle, sont nées et se sont constituées en s’affirmant contre l’empire, mais en se définissant dans le cadre administratif de l’Église. Les provinces ecclésiastiques sont une préfiguration des futures nations. L’héritage administratif de l’Empire romain a été repris par l’Église.

[p. 81]

3. De l’individualisme au totalitarisme

27 janvier 1967

Une des phrases sur lesquelles je reviens le plus souvent est celle-ci : c’est avec la poussière des individus que l’État totalitaire fera son ciment. Il faut d’abord broyer les individus car, quand ils sont vivants, on ne peut pas les organiser d’une manière géométrique.

29 mai 1970

Le Prince date de 1513, et tout le xvie siècle va illustrer cette dialectique de l’anarchie individualiste et de l’absolutisme étatique, l’un appelant l’autre — dialectique qui culminera au xviie siècle dans cette phrase étonnante qu’on attribue à Louis XIV : « L’État, c’est moi. » L’individualisme le plus échevelé et l’absolutisme le plus total se rejoignent dans cette phrase où l’État est assimilé à l’individu, avec tous les droits que l’on pourrait refuser à l’individu, personne privée, mais qu’on ne peut plus refuser à la majesté de l’État.

22 novembre 1968

La volonté d’unification de Napoléon a fait un État-nation, certes, extrêmement solide. Mais, dès lors qu’elle s’est mise à déborder du domaine administratif et qu’elle a voulu intervenir dans ce qui devrait rester libre par nature, comme la culture ou la religion, ou certaines grandes options politiques de base, cette centralisation a cessé d’être efficace ; elle est devenue une sorte de démence, elle a créé toutes les données d’un totalitarisme oppressif à l’intérieur et impérialiste à l’extérieur, c’est-à-dire conduisant au-dedans, pour reprendre les termes de Benjamin Constant, à la « léthargie civique », et conduisant au-dehors à la guerre.

[p. 82]

22 novembre 1968

Avec la création de l’Université de France, on touche à quelque chose de véritablement nouveau : on veut imposer l’uniformité des esprits. C’est un trait proprement totalitaire que Napoléon introduit là, quand il fusionne cet État complètement centralisé, et cette nation qu’il entend discipliner entièrement. Il est en effet normal et presque fatal qu’un pouvoir stato-national ait une ambition totalitaire, qu’il veuille non seulement régir l’administration et percevoir les impôts, mais qu’il exige l’adhésion sentimentale et enthousiaste de toute la nation. Et pour cela, il est fatal et nécessaire qu’il s’en prenne en premier lieu à l’université, car l’université, en Europe, depuis sa création au xiiie siècle, a été dans tous les siècles la force de contestation par excellence. La contestation a été depuis le début le mode d’enseignement et de discussion, le sic et non.

15 novembre 1968

L’idéologie jacobine — qui atteint son paroxysme avec Cloots — va justifier les deux phénomènes majeurs de la Révolution française : la suppression de toutes les diversités régionales et la création d’un État centralisé ; l’impérialisme de fait de la Révolution française, la chute de l’esprit missionnaire et universel dans la défense de la patrie de la Révolution, la France, ce qui conduira à un nouveau nationalisme, beaucoup plus virulent que l’ancien.

La suppression des corps régionaux, la pulvérisation de la société, obligera les révolutionnaires à se demander qui va être le porteur de la volonté générale de vingt-cinq-millions de Français. Ce sera évidemment l’État, qui apparaît ainsi comme le complément concret et nécessaire de la nation, qui s’est presque évanouie dans l’abstrait.

12 juin 1970

L’État-nation a été une des créations de l’Europe et doit nécessairement, par sa logique interne, devenir totalitaire. Cet État-nation [p. 83] n’aboutira à sa forme idéale qu’au xxe siècle, quand il en trouvera les moyens techniques.

L’Europe a failli, à deux reprises, mourir de l’application du système des États-nations et de leurs guerres fatales, en 1914-1918 et en 1939-1945. Ainsi a été démontrée la nocivité de cette valeur de l’État-nation. Mais cela ne l’empêche absolument pas de continuer à régner sur les esprits non seulement des Européens, mais de tous les Occidentaux, et, de plus en plus, des gens du tiers-monde.

29 avril 1967

Pourquoi les nationalistes s’opposent-ils à toute union de l’Europe, et notamment à la forme fédérale qu’ils tiennent pour un déguisement plus ou moins hypocrite de l’ambition unitariste ? Leur point de vue, et la réponse à la question que je viens de poser, est très bien exprimé par une phrase que j’ai entendu prononcer à la télévision française en décembre 1966 par M. Michel Debré. À une question d’un journaliste qui lui demandait pourquoi il s’était opposé, par exemple, à la création du Marché commun — en son temps, quand il n’était pas encore ministre — il répondait qu’il était contre des mesures de ce genre parce qu’elles tendaient « à réduire la France à l’état de simple province ». Si nous commentons la phrase de Debré, ceci revient à dire que des nationalistes de son type d’esprit redoutent que l’Europe fasse à la France ce que la France elle-même a fait à ses propres régions, à ses anciennes provinces, qu’elle a toutes coulées dans le même moule, qu’elle a uniformisées, qu’elle a unifiées de force. Car ce type d’esprit, qui est en somme jacobin, ne peut rien imaginer d’autre qu’une uniformisation autoritaire, ou alors il pense que ce n’est pas sérieux.

13 juin 1969

Y avait-il vraiment, entre les deux guerres, une différence très tranchée entre les démocrates à l’Ouest, et les États totalitaires à [p. 84] l’Est ? N’était-ce pas plutôt une différence entre États-nations — qu’ils étaient les uns et les autres — riches et à peu près équilibrés d’un côté, pauvres et en crise sociale de l’autre côté ? Ne convient-il donc pas d’opposer plutôt deux types d’États-nations, les uns ayant été conduits à la dictature par une crise très profonde, les autres ayant pu éviter ce terme ultime du développement normal de l’État-nation grâce à leur position économique et sociale favorable ?

4. La souveraineté

25 octobre 1968

La souveraineté est religieuse, de religio, religare = relier. La religion, c’est ce qui relie. Cela se vérifie dans tous les cas de fondation d’empire, que ce soient les deux premiers empires d’Akkad et d’Égypte, ou plus tard l’Empire de la Chine, plus tard encore l’Empire des Incas, l’Empire persan, l’Empire d’Alexandre le Grand, l’Empire romain, l’Empire de Byzance.

18 avril 1969

Le dogme clé, qui est l’équivalent de celui de la toute-puissance divine, c’est le dogme de la souveraineté absolue et illimitée de l’État, souveraineté s’exerçant d’abord sur la nation (les hommes étant considérés comme les sujets de l’État) et aussi à l’égard des autres États. Cela correspond à la fameuse phrase des légistes de Philippe le Bel, selon lesquels le roi de France est souverain en son royaume, et ne reconnaît aucun pouvoir au monde qui soit supérieur au sien, ni le pouvoir de l’empereur, ni celui du pape. Ce dogme ruine dans le principe toute espèce de droit international, et, en fait, ôte toute efficacité à des contrats internationaux.

8 novembre 1968

[p. 85] De même que pour Bodin, au sommet de l’existence politique de la république, il y a la justice, dont l’interprète est le souverain, au service duquel est le droit, le général de Gaulle dit ceci :

Trois choses comptent en matière constitutionnelle : premièrement l’intérêt supérieur du pays, ce que les Romains appelaient salus patriae, cela prime tout, et de cela je suis le seul juge ; deuxièmement, loin derrière, il y a les circonstances politiques, les convenances, les tactiques ; alors vous comprenez, le juridisme, oui certes, il faut y faire attention, mais c’est secondaire, c’est même tertiaire.

La hiérarchie de Bodin est exactement reproduite. Le chef de l’État est le seul juge, le seul interprète des intérêts supérieurs de la nation ; mépris pour le juridisme, pour les règles du droit et la constitution, cette manière de renvoyer le droit romain ; idée que la souveraineté ne saurait être limitée en rien.

15 janvier 1965

Ce qui a déclenché donc la guerre de 1939, ce sont au total, dans les très grandes lignes, les mêmes forces qui avaient déclenché la guerre de 1914 : c’est-à-dire le dogme de la souveraineté nationale, qui ne transige jamais, parce que c’est un dogme et que c’est sacré (le principe des nationalités aboutissant à un système d’enclaves, genre Dantzig et beaucoup d’autres — il y en avait des dizaines d’autres — intolérables à la longue, au lieu d’aboutir à un système souple et fédéral), et le nationalisme, dans le camp des totalitaires poussé aux dernières limites de sa logique interne, c’est-à-dire à l’autarcie, c’est-à-dire à la revendication, pour une nation, de se suffire complètement à elle-même, et de se fermer à l’extérieur, selon la vieille utopie de Fichte.

[p. 86]

19 novembre 1976

La souveraineté jalouse et ombrageuse des États-nations modernes ne fait que reproduire, en grand, l’obstacle constant, à travers les siècles de l’histoire de la Grèce ancienne, à la fédération.

29 avril 1967

En réalité, la souveraineté est un concept devenu inopérant de nos jours. Il y a un exemple célèbre tout près de nous : la guerre de Suez. La première définition de la souveraineté nationale — avec le droit de signer des traités — est que le gouvernement, l’État d’une nation souveraine peut déclarer la guerre et conclure la paix quand il le veut. Or, la France et l’Angleterre, qui avaient jugé bon et opportun de déclencher la guerre de Suez, se sont vues stoppées brutalement — comme on stoppe des joueurs de rugby — par les deux grandes puissances, la Russie et les États-Unis, et ont dû arrêter la guerre qu’elles étaient en train de gagner militairement, après quelques jours, parce qu’on leur avait fait les gros yeux à Moscou et à Washington. C’est la démonstration la plus éclatante possible que la souveraineté nationale n’existe plus aujourd’hui, en tout cas dans sa base la plus importante et la plus traditionnelle. La souveraineté nationale n’est plus une force réelle, elle est encore une force négative, c’est-à-dire que c’est en l’invoquant que nos pays peuvent encore refuser de s’unir.

5. État-nation et guerre

3 juin 1966

Les États sont nés de la guerre : voilà ce qu’ont très bien vu Machiavel et Bodin. Ils sont nés d’abord de la guerre de Cent Ans ; ils sont nés des guerres entre les deux premiers États bien constitués, la France et l’Angleterre. Plus tard, la plupart des guerres entre les autres États européens ont été causées par le besoin de les [p. 87] raffermir, de raffermir le pouvoir de l’État sur une nation, puis, par leur expansion coloniale, impérialiste — cette espèce de piraterie légalisée —, tendant à renforcer chaque État, mais aussi divisant l’Europe au lieu de l’unir comme l’avait fait, par exemple, cette entreprise commune qu’étaient les croisades.

1er novembre 1968

Il importe de rappeler la manière réelle dont les nations modernes se sont constituées. Elles se sont constituées par l’impérialisme d’un petit État central, qui a, peu à peu, conquis les nations qui l’entouraient en prétendant les libérer ou les réunir.

3 novembre 1964

Il faut noter que les guerres nationales, qu’elles soient civiles ou étrangères, qu’il s’agisse d’une guerre « froide » comme on dira dans notre siècle ou d’une guerre déclarée, justifient le sacrifice, qu’on dit temporaire, de certaines libertés politiques à l’intérieur du pays. Or, on s’aperçoit qu’il n’est presque aucune de ces mesures d’urgence, d’union sacrée, prise par l’État, qui ait été rapportée une fois que la paix est revenue. Ainsi, le mécanisme de l’État-nation conduit non seulement à la guerre, mais trouve dans la guerre, dans la poursuite de la guerre, les conditions du renforcement continuel de son pouvoir.

22 novembre 1968

La nation révolutionnaire est conçue dès le début comme une religion missionnaire : il s’agit « d’imposer la liberté au genre humain tout entier », comme le disait Anacharsis Cloots. C’est l’État qui va exécuter cette mission, puisque c’est l’État qui a la force, l’armée. Il en résulte, immanquablement, que cet État va [p. 88] devenir impérialiste, en tant qu’instrument de la nation missionnaire. Et en retour, la guerre va renforcer l’État, car pendant une guerre — qu’elle soit civile ou étrangère — on suspend toujours un certain nombre de libertés, en affirmant que c’est temporaire, mais il est extrêmement rare que l’on rétablisse ces libertés, une fois la paix revenue.

20 mai 1977

Au moment où Napoléon prend le pouvoir, sous son nom de Bonaparte, on se rend compte que la nation, qui était une mystique qu’elle est restée en partie, deviendra beaucoup plus autoritaire : que son noyau, l’État, va prendre le pouvoir sur tout, à la faveur de la guerre. J’ai souvent souligné ce mécanisme inévitable, cet engrenage de la guerre qui renforce l’État pour sauver la nation, qui oblige à des mesures qui sont données comme des mesures de guerre, et qui ne sont jamais rapportées une fois la guerre finie.

27 juin 1969

Dans les grands États qui se trouvent être en crise à la suite de la guerre — la Russie, l’Italie et l’Allemagne, pour des raisons différentes —, la logique de l’État-nation est portée à son comble de démence et cela donne l’État totalitaire. La religion nationale y est poussée à son extrême, contre la confession chrétienne régnante (surtout en Russie et en Allemagne), mais en la reproduisant (sobor, césaropapisme en Russie). L’État-nation aboutit logiquement à la guerre de 1914. L’État totalitaire aboutira non moins logiquement à la guerre totale de 1939-1945.

27 juin 1969

Chacun va développer un nationalisme anti-quelque chose pendant tout le xixe siècle. Ceci mènera fatalement à la guerre [p. 89] de 1914. Il a cependant fallu tout un travail d’incubation pour imposer l’État-nation à l’ensemble des peuples européens, pendant tout le cours du xixe siècle. Pendant ce siècle, qui va de 1815 à 1914, quatre facteurs d’étatisation agiront : la conscription militaire universelle et obligatoire, l’instruction publique gratuite, universelle et obligatoire, la presse (l’armée aligne les corps et habitue à obéir, l’école aligne les esprits, la presse aligne les curiosités) et la technique (horaires, voies de communication). On arrive ainsi à créer cette espèce d’unanimité qu’on appellera l’âme nationale. Tout cela fleurit vers 1880.

Au début du xxe siècle, tout est prêt pour que les théories de Hegel puissent se manifester, pour que l’Allemagne puisse partir en guerre au nom de sa mission de Kultur, tandis que la France part en guerre au nom de sa mission de civilisation. Chaque pays a ainsi sa mission et se donne une bonne conscience pour partir en guerre au nom de toutes les philosophies politiques qui ont été inculquées depuis cent-cinquante ans. Ainsi, la véritable cause de la guerre de 1914 est le nationalisme, on pourrait même dire la religion du nationalisme, car le nationalisme s’est substitué de plus en plus à la religion chrétienne.

16 mai 1969

La guerre de 1914 a éclaté d’une façon légitime, c’est-à-dire en parfaite logique avec les règles du droit des souverainetés nationales, les règles du prestige stato-national, qui avaient été admises et consolidées sans cesse pendant cent ans. La guerre de 1914 a éclaté au point de convergence géométrique de toutes les forces constitutives de l’État-nation né de la Révolution et de l’Empire napoléonien, et comme la conclusion logique de leur dialectique interne, s’imposant aux hommes d’État, quelle qu’ait été leur volonté personnelle. Les hommes d’État et les ministres n’ont pas été les seules victimes de cette fatalité logique du régime nationaliste. Les peuples aussi, et surtout les ouvriers et les masses socialistes, internationalistes [p. 90] et pacifistes par doctrine : ils ont cédé, comme les autres, aussi vite que les autres et dans les mêmes termes, au même délire stato-nationaliste.

16 mai 1969

Pour résumer toutes les agitations qui ont eu lieu en juillet 1914, il semble que personne ne voulait la guerre et n’osait dire qu’il la voulait, mais qu’un mécanisme inexorable était en train d’agir : tous les mécanismes stato-nationaux qui s’étaient accumulés depuis un siècle semblaient avoir été réglés pour provoquer cette explosion, qu’on le veuille ou non. À part certains dirigeants de l’Autriche-Hongrie, personne n’a voulu ce qui s’est passé.

20 juin 1969

Pour réaliser une autarcie — qui est le problème de base d’un État totalitaire —, il faut un gouvernement centralisé très fort, une forte police, une idéologie uniforme. Rien ne permet mieux de réaliser tout cela que la menace de guerre et la préparation à la guerre. J’avais ainsi écrit en 1934 : « L’État totalitaire, c’est l’état de guerre. »

24 janvier 1969

Ce qui fait la grande force de l’État, c’est aussi la machine, parce que, à mesure que les machines deviennent plus compliquées, plus difficiles à produire, plus chères, il n’y a que l’État qui puisse les contrôler, le comble étant la bombe atomique, qui est devenue le symbole de la puissance de l’État.

[p. 91]

6. Dimension de l’état et problèmes des frontières

27 juin 1969

Bien que cette formule ait donné lieu au massacre de 38 millions d’hommes, l’État-nation garde encore assez de force pour pouvoir s’opposer à l’union des pays européens. Aucun de nos États-nations européens n’est assez grand pour jouer un rôle à l’échelle internationale. En même temps, chacun de nos États-nations se révèle trop grand pour animer vraiment l’économie, la culture, la vie de ses régions. L’État-nation est donc, aujourd’hui, à la fois trop grand et trop petit. Ce qui conduit même un pays aussi traditionnellement centralisé et centralisateur que la France à étudier des formules nouvelles, celle de la régionalisation, par exemple. Ce mouvement se développe dans tous les pays d’Europe. On en arrive donc, aujourd’hui, à concevoir que la formule de l’État-nation — mise au point par Napoléon — a fait son temps, qu’elle n’est plus adaptée aux conditions, ni politiques, ni économiques, encore moins sociales de la fin du xxe siècle. Mais qu’elle est encore assez solide pour résister à d’autres formes d’union imaginables, notamment à la forme fédérale.

22 novembre 1968

Le premier vice de cet État-nation centralisé napoléonien, nous l’avons déjà décelé en parlant des jacobins et de leur fausse interprétation de la pensée de Rousseau : ils ont appliqué à des dimensions trop grandes certaines réalités qui se trouvent changer de valeur quand on change d’échelle. Par exemple, comment exercer réellement ses droits civiques dans une nation de 25 millions d’habitants complètement unifiée, c’est-à-dire où il n’y a plus aucun corps intermédiaire entre l’individu créé par la Révolution et l’État central ? Un bulletin de vote tous les sept ans, ou tous les cinq ans, ce n’est pas l’exercice d’une vie civique. De même, on [p. 92] peut dire que l’université n’existe plus quand on en arrive à des chiffres comme ceux de Paris ce printemps, 160 000 étudiants.

29 mai 1970

Un excès d’individualisme conduit les hommes à une espèce de vertige ; cela les conduit à rechercher un cadre fixe et stable, donc finalement des frontières. Du coup, on sacralise la frontière, on estime qu’elle entoure un territoire à l’intérieur duquel tout est soumis à l’État, pas seulement les questions d’état civil, d’armée et d’impôts, mais aussi les questions religieuses : c’est à ce moment qu’on voit paraître cette phrase fameuse (surtout dans l’Allemagne luthérienne) : cujus regio, ejus religio. Quand on a accepté cet extrême de l’absolutisation de l’État, qui commande même aux croyances les plus intimes et les plus profondes, on peut accepter tout le reste : l’État totalitaire est là en puissance. Le comble de la prétention absolutiste se manifeste donc dès le début de l’apparition de l’État moderne. Le véritable absolu pour l’homme moderne sera désormais l’État, être collectif plus ou moins mystique, qui se matérialise sous la forme de l’armée, de la police et de la justice.

14 janvier 1977

L’origine de ce qui sera la nation imposant les mêmes frontières à toutes les facultés humaines et à tous les domaines de l’activité humaine, que ce soit économie, état civil, culture, langue, religion ou idéologie, c’est la particularité de l’État moderne, de l’État-nation moderne, d’imposer la même frontière à toutes les choses qui sont, par nature, complètement différentes et n’ont aucune raison de coïncider sur un même territoire. Mais cette idée que tout ce que fait un homme, tout ce qu’il dit, tout ce qu’il souhaite, espère faire et créer, ça doit se passer dans le même domaine, c’est féodal, c’est l’esprit de la féodalité, qui n’est absolument pas l’esprit de la fédération.

[p. 93]

27 juin 1969

Après la guerre de 1914, on n’arrive pas à surmonter le nationalisme et la formule stato-nationale. Au contraire, on décide, avec l’aide du président Wilson, de pousser encore plus loin le découpage nationalitaire de l’Europe, d’après des critères du xviiie ou du xixe siècle romantique allemand (d’après Herder, Fichte et Hegel) : un pays doit correspondre à une langue, à une race. On continue la création assez folle du xixe siècle : des États-nations dans les frontières desquels on veut faire tenir la langue, l’état civil, l’administration, la fiscalité, l’économie, le sous-sol.

30 mai 1969

1919 a vu la désintégration des empires et le triomphe définitif de la formule stato-nationale sur les restes de la conception impériale, qui avait été celle du Saint-Empire romain germanique, et qui était représentée encore par l’Autriche-Hongrie, qui réunissait onze nationalités différentes.

Cette désintégration s’est opérée en 1919 et 1920, lors de la signature d’une série de traités de paix, appelés les « traités de banlieue ». Ces traités de banlieue ont été inspirés par toutes les théories nationalitaires romantiques du xixe siècle. En redistribuant tous ces territoires, on a voulu rendre justice à la réalité des langues, des ethnies, si bien qu’il a parfois fallu faire passer la frontière entre deux États au milieu d’un village. C’est du Herder ou du Hegel mal compris, mis sur le papier à distance par des experts qui ne connaissaient pas les pays dont ils traçaient les frontières. Ces traités ne satisfaisaient personne, et les principes sur lesquels on les fondait étaient complètement dépassés.

24 avril 1970

Les États-nations sont encore efficaces, il est vrai, pour gêner ce qu’il faudrait aider : les échanges culturels, les mouvements de personnes, la concertation rationnelle des productions industrielles [p. 94] et agricoles. Mais ils ne servent absolument à rien pour arrêter ce qui devrait l’être : les tempêtes et les épidémies, la pollution de l’air et des fleuves, les attaques aériennes, les ondes de la propagande et les grandes contagions dites idéologiques. Ils empêchent simplement de bien traiter ces problèmes.

Ce statut des frontières, doublement déficient, est caractéristique de tout ce qui touche à l’État-nation : néfaste dans la mesure où il est encore réel, inexistant quand on voudrait compter sur lui.