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Europee

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1. Traits caractéristiques de la culture européenne

17 février 1964

Si l’Europe ne s’est pas unie avant cette deuxième moitié du xxe siècle, ce n’est pas la faute des penseurs et des hommes politiques qui en ont proposé les moyens, ce n’est pas la faute des systèmes proposés, bons ou mauvais, chimériques ou réalistes : ils ne pouvaient pas réussir avant que les Européens aient expérimenté dans le vif et on peut dire à leurs dépens, toutes les possibilités de l’absolutisme, du nationalisme, de l’État unitaire royal ou jacobin, de l’anarchie des nations souveraines, finalement du totalitarisme qui est, en quelque sorte, la somme de toutes ces folies. Les Européens ont été non seulement les créateurs et les inventeurs de tous ces systèmes, mais ils ont été leurs cobayes — tous ces systèmes qui s’opposaient, ils le voyaient bien, à leur propre paix et à leurs propres idéaux, chrétiens, d’humanité, de genre humain. On dirait qu’il y a une sorte de loi qui voudrait que la raison ne puisse pas s’imposer aux Européens avant que toutes les folies aient été essayées par eux, aient prouvé qu’elles étaient véritablement des folies, aient épuisé tous leurs effets.

11 novembre 1966

En chemin vers l’idéal de puissance, vous trouvez, par exemple, le règne de Louis XIV, le stalinisme, le marxisme-léninisme, les jacobins et leur idéal, et les devises de ces régimes.

En chemin vers l’autre utopie, l’autre idéal, celui de liberté, de pluralisme, vous trouvez, par exemple, le régime féodal du haut Moyen Âge, mais aussi les corporations et les communes, qui étaient opposées au régime féodal, mais étaient le même genre de pluralisme de choses extrêmement complexes, plus ou moins mal articulées ; vous trouvez les Ligues suisses et les Provinces-Unies de Hollande, que je citais comme premières expériences pas complètement réalisées de fédéralisme ; vous trouvez aussi l’idée primitive des soviets, avant que Lénine ait réussi à les mettre [p. 98] au pas, c’est-à-dire les conseils d’usines, les conseils d’ouvriers et de paysans, qu’on dit avoir été inspirés à Lénine par l’exemple des communes suisses. Bien que publié plusieurs fois, cela est absolument faux ; la vérité est que Lénine se méfiait énormément des soviets, où il voyait, à juste titre, un ferment d’anarchie, ou de liberté en tout cas. Il a tout fait pour réduire leur pouvoir et les organiser d’une manière quasi militaire. Vous trouvez aussi, dans cette même tradition de régimes qui tendent à la liberté plutôt qu’à la puissance, les flambées de communisme spirituel dans certaines villes allemandes, qu’on a appelé l’anabaptisme après la Réforme ; en partie aussi, l’anarcho-syndicalisme d’école espagnole ; enfin, le fédéralisme, ou les réalisations qu’on a essayées du fédéralisme au xixe siècle, notamment les États-Unis et la Suisse.

J’insiste sur le fait qu’aucune des deux tendances n’a jamais été réalisée ni même isolée à l’état pur. On ne peut pas avoir une liberté pure sans aucune puissance ni une puissance pure sans aucun élément de liberté.

L’Européen normal vit quelque part entre ces deux extrémités, plus ou moins en équilibre, plus ou moins près de l’une, ou près de l’autre, et ainsi tient des deux. Mais on remarque tout de même chez les initiateurs de mouvements de pensée et d’action politique certaines dispositions dominantes qui déterminent nettement des types politiques. Par exemple, le type unitaire se reconnaît à certains traits, comme le fait qu’il choisit ses arguments de préférence dans le domaine mécanique ou dans la géométrie, tandis que le type libéral libertaire pluraliste les choisira plutôt dans la biologie. Celui qui veut la puissance se préoccupe surtout d’imposer des cadres rigides et géométriques ; l’autre se préoccupe plutôt d’animer des forces vives, de les faire jouer, de les articuler plus ou moins entre elles. Celui qui veut la puissance se soucie surtout de stabilité, d’ordre ; l’autre se soucie plutôt de souplesse, il fait confiance à des règles d’action commune souples, tandis que l’un ne fait confiance qu’au règlement uniforme, à la loi qui est la même pour tous.

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30 octobre 1970

Par culture, j’entends une grande communauté qui recouvre tout le continent et va bien au-delà, communauté de jugement, de valeurs morales, de conception de la vie, de sentiment des choses, d’approche des situations. J’ai montré que les sources de notre culture commune sont nombreuses, souvent contradictoires entre elles, ce qui donne une unité de culture non unitaire. Paul Valéry disait qu’il appelait « européen » tout ce qui a été formé par Athènes, Rome et Jérusalem. À ces trois sources, s’ajoutent la source celte (d’où viennent les romans, une grande partie de la littérature européenne, les idées de chevalerie, les doctrines de la passion), les valeurs germaniques, extrêmement importantes, puisque les Germains ont recouvert la presque totalité de l’Empire romain, y compris l’Espagne, et enfin les valeurs arabes (la conquête de l’Espagne par les Arabes a duré des siècles, les croisades ont également été l’occasion d’échanges culturels entre le monde arabe et le monde chrétien) et l’apport slave, surtout dans la deuxième partie du xixe siècle et au xxe siècle (dans le monde des arts : musique, danse, peinture abstraite). Paradoxe : la base d’unité réelle de tous les Européens est leur culture ; cette culture est formée de sources si diverses que beaucoup de ses valeurs se trouvent en contradiction.

17 décembre 1976

Si on veut se rendre compte de ce qu’est l’unité européenne dans sa diversité, il faut bien comprendre les différences entre les valeurs qui viennent d’Athènes, de Jérusalem, de la grande plaine du Nord, car elles sont partiellement contradictoires, ce qui fait de l’homme européen un être profondément et essentiellement de conflit, de contradiction, de diversification considérable.

21 avril 1967

Le premier motif de résistance est la diversité telle qu’elle est donnée par une longue histoire de nos pays. Nous avons dit que [p. 100] cette diversité n’est pas seulement un obstacle à l’union, mais qu’elle est absolument valable en soi, et précieuse. Autant on peut dire que l’union de nos pays est nécessaire pour le salut de chacun d’eux et le salut de l’ensemble, autant il nous faut dire du même souffle que la diversité est la caractéristique profonde de l’Europe et qu’elle rend compte des richesses culturelles des Européens, du très grand nombre d’écoles de pensée, d’art, qui s’y sont manifestées, de l’extrême richesse en individualités fortes, prononcées, originales, en styles distincts, en bref, tout ce qui fait la richesse culturelle et l’extrême rayonnement de la culture européenne, seule devenue à peu près mondiale dans toute l’histoire de l’humanité ; tout cela tient à la diversité que les Européens ont entretenue entre eux, qui, de temps en temps, aboutit à des guerres effroyables qui risquent de ruiner l’ensemble européen, mais qui, quand on réussit à les empêcher, est la condition même de la richesse culturelle et des libertés des Européens. Il faut donc unir l’Europe pour son bien, peut-être même pour la sauver, mais cette union ne saurait être obtenue par le sacrifice des diversités, car si c’était le cas, on ne sauverait plus l’Europe, mais quelque chose de synthétique, qu’on pourrait appeler l’Europe, mais qui ne le serait plus.

C’est dire que le problème européen est, par définition, un problème fédéraliste, n’admettant qu’une solution fédéraliste.

29 octobre 1965

Il est évident que l’Europe, considérée comme un ensemble, comme une possible union politique, présente les deux conditions de base nécessaires à toute formation fédérale : des diversités irréductibles après des siècles d’histoire, nationales et régionales, de langues et de formes de culture ; d’autre part, un besoin vital d’union, ne fût-ce que pour sauver ces diversités, qui sont chacune trop petites à l’échelle du monde actuel pour se défendre toutes seules et pour assurer isolées leur survivance.

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2. L’État-nation contre l’Europe

25 octobre 1968

Le plus grand problème européen du xxe siècle est sans discussion possible celui de l’union de l’Europe. Mais le principal obstacle à cette union est dans l’existence des États-nations et dans l’attachement des hommes politiques, des partis politiques et de l’opinion publique, à ce concept de nation souveraine, séparée de toutes les autres et qui a pour but plus ou moins avoué de vivre, autant que possible, par elle-même (c’est ce qu’elle appelle être indépendante) en État fermé, plus ou moins autarcique.

24 avril 1970

Rien n’est plus hostile à toute espèce d’union, tant soit peu sérieuse ou sincère, que cet État-nation qui, par ailleurs, se révèle incapable de répondre aux exigences concrètes de notre temps, puisqu’il est à la fois trop petit pour agir à l’échelle mondiale, trop grand pour permettre une participation civique réelle, et sans correspondance autre qu’accidentelle avec aucun espace économique défini par la nature des choses ou par un projet rationnel.

Or, voici l’ironie tragique de notre histoire : c’est sur la base de cet obstacle radical à toute union que l’on s’efforce, depuis vingt-cinq ans, d’unir l’Europe ! Voilà qui explique suffisamment, je crois, pourquoi l’on n’a pas avancé d’un centimètre en direction de notre union politique. Entre l’union de l’Europe et les États-nations sacralisés, entre une nécessité humaine des plus concrètes et le culte prolongé d’un mythe, il faut choisir.

13 novembre 1970

Toute l’histoire de nos créations artistiques et intellectuelles me paraît devoir être refaite de fond en comble, sur cette double [p. 102] donnée : l’Europe n’a jamais été le résultat d’une addition de cultures nationales ; la culture européenne est le résultat de deux phénomènes : des grands courants et des foyers locaux de création. Ces foyers locaux peuvent être de petites cités ou des régions. Ils sont toujours plus petits que tous nos États-nations actuels. Les grands courants traversent toutes les frontières de nos États-nations.

10 juin 1966

Le refus de la formule fédéraliste, qui veut des paliers, des communautés successivement articulées, ce refus jacobin qui veut, tout d’un coup, qu’on unifie tout, qu’on centralise tout, aboutit fatalement à revenir aux souverainetés nationales. Il y a là une espèce de dialectique fatale. Si on veut aller trop loin dans le sens du centralisme, on retombe sur ces divisions en fausses entités absolues.

26 novembre 1976

Ce que nous avons de plus commun en Europe, c’est notre goût de différer du voisin, et ceci nous différencie complètement des Russes ou des Américains, qui ont, au contraire, le goût de faire comme tout le monde. Le goût de différer est très typiquement européen. On peut dire, en continuant le parallèle, que ce qui manque aux Européens d’aujourd’hui pour se fédérer, c’est exactement ce qui a manqué aux Grecs, c’est-à-dire cette faculté de dépasser la prétention à la souveraineté locale, nationale, opposée aux autres, comme un bloc. Ou peut-être aussi l’absence de perception de finalités communes, qui permettraient d’aller au-delà de ces souverainetés, de ces nationalismes locaux.

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3. Les étapes vers la fédération européenne

20 mai 1966

La fédération est le dernier régime apparu dans l’histoire des régimes en Europe, elle ne pouvait apparaître qu’après que les nations se soient constituées, que l’État se soit constitué. Au point de vue européen, il faut reconnaître que l’évolution vers la nation n’est pas seulement cette espèce de maladie que l’on dénonce aujourd’hui trop fréquemment chez les fédéralistes, c’était une évolution qui était indispensable. Je voudrais la décrire comme, au fond, l’évolution préparatoire vers la forme de fédération que nous souhaitons pour l’Europe.

1er novembre 1968

En Europe, il y avait trois espèces de nations, définies par rapport au Saint-Empire : les nations qui faisaient partie de l’empire ; les nations qui n’en faisaient pas partie, mais avaient fait partie de l’Empire carolingien (France) ; les nations qui n’avaient jamais fait partie ni de l’un, ni de l’autre, mais seulement de l’Empire romain. Il est curieux de relever que ces distances entre les royaumes et l’empire préfigurent les distances que nous observons aujourd’hui entre les nations et l’Europe unie. Les plus chauds partisans de la CEE — cinq sur six — sont des États dont les ancêtres faisaient partie du Saint-Empire : RFA, Italie et les trois pays du Benelux.

14 janvier 1977

On s’est souvent demandé ce qui serait arrivé en Europe si de Gaulle s’était porté candidat à la première présidence des États-Unis d’Europe. Il avait les plus grandes chances de réussir. Il ne l’a jamais fait à cause de ce vieux réflexe anti-Saint-Empire romain de nations germaniques. À certains moments, il y avait pensé, il a fait quelques confidences à cet égard, mais tout de [p. 104] même, son côté nationaliste français a été plus fort que l’attraction de ce mythe. Je dois dire que, personnellement, je le regrette. Je n’ai pas beaucoup aimé la politique de de Gaulle en France, mais je crois qu’il aurait fait un très bon président de la première République européenne. Il avait la stature qu’il fallait pour ça, une compréhension assez large de l’histoire. S’il avait fallu vraiment nommer un président (on peut imaginer et j’imagine pour ma part bien d’autres manières de faire l’Europe que d’élire un président, qui serait un empereur sans couronne), le général de Gaulle aurait été le meilleur et il aurait fait gagner beaucoup de temps à cette construction européenne si difficile.

27 juin 1969

Mon pronostic — qui est aussi celui de beaucoup d’observateurs — est que l’on essaiera plus ou moins sincèrement de faire certaines alliances, que l’on nommera même peut-être confédération, au niveau européen, entre ce qui subsiste des souverainetés nationales. Et, en même temps, comme on y est amené par le développement de l’économie et de la technique, les régions vont se préciser, s’affirmer. Toutes sortes de régions différentes vont s’organiser (régions économiques, régions techniques, régions culturelles) dans les différents pays, et souvent par-dessus les frontières. Si bien qu’un jour, on s’apercevra que les liens noués entre ces régions (liens bilatéraux ou multilatéraux) auront créé un tissu qui sera plus fort que les liens entre chacune de ces régions et la capitale de l’ancien État-nation. Il y aura donc un dépérissement de l’État-nation progressif, et le remplacement de cette carcasse vide de son contenu par un organisme neuf, qui sera celui des régions et de leur tissu organisé à l’échelle européenne.

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24 février 1967

Déjà partout, les réalités régionales minent et grignotent la notion classique de frontières, la vident par l’intérieur, tendent à la réduire à ce qu’elle est en Suisse entre nos cantons : une simple limite administrative, qui ne fait plus obstacle à la libre circulation des biens et des personnes.

Et voilà pourquoi, si l’Europe veut vraiment se fédérer, ce n’est pas sur la base de ses États-nations qu’elle devra établir ses structures nouvelles, mais sur la base de ses régions ; parce que les frontières des États-nations, établies au xixe siècle agricole et carbonifère, ne correspondent plus aux réalités du xxe siècle technique et électronique, et que les unités de base que sont les régions, sont, elles, les produits des réalités socioéconomiques et culturelles de la civilisation d’aujourd’hui.

Et, en retour, il est clair qu’une Europe fédérale dans laquelle les frontières nationales seraient dévalorisées, verrait la renaissance immédiate des régions, et une grande animation de leurs échanges. La politique d’union et la régionalisation sont liées.

22 avril 1977

Ce qui est le plus probable dans l’évolution de la Grande-Bretagne actuelle, c’est que, avec les progrès de la devolution, c’est-à-dire de la décentralisation et de la remise des pouvoirs aux régions comme l’Écosse, le pays de Galles, ces dernières vont réclamer de plus en plus de droits et fourniront finalement une seconde chambre, une chambre haute qui sera la succession de la Chambre des lords, tombée plus ou moins en désuétude ; alors, nous aurons exactement la reproduction du Sénat américain, avec représentation égale de toutes les communautés. C’est ce que l’on pourrait souhaiter aussi au plan européen : une chambre dans laquelle les États-nations, tant qu’ils sont encore en place, seraient représentés d’une manière égale, tandis qu’il y aurait le parlement européen qui, lui, serait élu au suffrage universel d’une manière proportionnelle aux populations.

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29 octobre 1965

Il y a ceux qui défendent le point de vue de la supranationalité, comme Jean Monnet, comme le professeur Hallstein, président de la Commission exécutive du Marché commun, qui entendent par supranationalité ou pouvoir supranational, l’établissement de règles communes, mises au point par un groupe de spécialistes, d’experts.

En face de cela, la conception gaullienne consiste à proposer simplement des mesures de coopération, un certain rapprochement des points de vue, voire des alliances du type classique, entre États-nations conservant leur souveraineté absolument intacte.

Il est évident que ni l’un ni l’autre de ces points de vue ne va triompher dans un proche avenir, et probablement ne pourra jamais triompher à l’état pur. Comment éviter d’une part le danger de tout mêler, de tout uniformiser, et comment éviter d’autre part le péril majeur que redoutent les promoteurs du Marché commun, qui est la faiblesse du lien que l’on propose, alliance ou coopération des gouvernements souverains, qui paraissent absolument inadéquats à l’ampleur des tâches communes qui s’offrent maintenant à l’Europe ? Il faut éviter ces deux extrêmes. Il est évident que parmi toutes les méthodes qui existent ou qui ont jamais été imaginées, il y en a une seule qui répond à ce que l’on attend, c’est la méthode fédéraliste. Puisque le fédéralisme se caractérise à la fois par le respect des identités diverses et par la solidité du pacte d’union qu’il propose.

4. Les finalités de la fédération européenne

22 avril 1966

L’unité, c’est à la fois le fond commun, la base de départ, et le but dernier, l’idéal à rejoindre. Pour les Européens, l’unité, au Moyen Âge et aujourd’hui encore, c’est quelque chose qui a existé dans le passé plus ou moins longtemps, et c’est un but qu’on se [p. 107] donne. C’est un passé qui est peut-être mythique (il l’est certainement en partie), et c’est un avenir qui est peut-être utopique. Tous les deux sont assez lointains, mais agissent sur le présent, l’un à titre de nostalgie, l’autre à titre d’espérance ; mais tous les deux sont moteurs. L’unité est toujours conçue comme la condition de la force, et en même temps comme la condition de la paix. On le retrouve dans le langage proverbial de la politique courante en Europe, des proverbes comme « United we stand, divided we fall », ou en latin « Viribus unitis », « L’union fait la force » ; dans toutes les langues existent des proverbes qui disent ça, qui disent à la fois que unité veut dire force et qu’elle veut dire paix. L’invocation traditionnelle, « restez unis, vivez dans l’union », veut dire en même temps « vivez en paix ».

10 juin 1977

Au lendemain de la guerre, on espérait que le Parlement de Strasbourg, par exemple, qui a commencé en 1949, se donnerait des compétences, qu’il allait prendre le pouvoir, qu’il allait « faire l’Europe », comme on disait. Cela ne s’est pas réalisé, parce que les fédéralistes européens, connaissant mal l’histoire du fédéralisme suisse, ont tout de suite insisté sur la nécessité pour les États-nations de renoncer à leur souveraineté. C’était d’une extrême maladresse. Dans tous les congrès des fédéralistes, Montreux, La Haye et beaucoup d’autres, ils se sont distingués par leur radicalisme et leur acharnement à demander aux États souverains de renoncer à leur souveraineté ; c’était d’un irréalisme total. Nous aurions dû demander la création d’un pouvoir européen, capable de garantir les souverainetés de nos États, qui, actuellement, sont sans défense contre l’extérieur, et n’ont même pas la ressource d’une alliance automatique en cas d’attaque par l’étranger.

20 mai 1966

On n’a jamais demandé aux cantons suisses de renoncer à leur souveraineté, ils ne l’auraient pas fait. On leur a dit : « votre souveraineté, [p. 108] non seulement on vous la garde, mais on vous la garantit ». Jusqu’alors, elle n’était garantie par personne. La transposition est tentante sur le niveau européen d’aujourd’hui, où on imagine mal un pays comme la France acceptant de renoncer à sa souveraineté. Mais on l’imagine très bien acceptant d’en déléguer une partie, à condition que l’organe auquel il la déléguerait lui garantisse sa souveraineté. Dans le cas de petits pays comme la Suède ou la Norvège, ou le Danemark, il serait bien agréable, pour eux, d’avoir leur souveraineté garantie par un organisme fédéral européen. Ils y perdraient, en fait, une partie de leur souveraineté, mais tout le reste leur serait garanti, alors que cela n’est pas du tout le cas aujourd’hui, par personne.

26 juin 1970

Si l’on me dit que c’est une utopie que de vouloir dépasser l’État-nation, je réponds que c’est au contraire la grande tâche politique de notre temps, car à ce prix seulement nous ferons l’Europe, et nous la ferons pour toute l’humanité : nous lui devons cela. Une Europe qui ne sera pas nécessairement la plus puissante ou la plus riche, mais bien ce coin de planète indispensable au monde de demain, où les hommes de toutes races pourront trouver non pas le plus de bonheur peut-être, mais le plus de saveur, le plus de sens à la vie.

26 juin 1970

Donner comme but à la Cité européenne la liberté, non la puissance, un mode de vie qualitatif, non pas un niveau de vie déterminé en termes quantitatifs de profit et de PNB, c’est passer du matérialisme capitaliste et communiste à la mise en question du sens même de nos vies et des vrais buts de nos activités communautaires et personnelles. Si sérieux que soient les problèmes du prix du lait, du prix du blé ou même du prix du vin, il est clair que l’Europe des marchandages entre économies étatiques ne peut [p. 109] pas entraîner d’adhésions enthousiastes. Les jeunes gens d’aujourd’hui ne seront pas convaincus par des avantages matériels. La vraie réponse à la contestation de la jeunesse d’aujourd’hui ne peut évidemment pas être trouvée au niveau économique, encore moins au niveau de la politique au sens courant du terme (politique des partis ou rivalités des États-nations). Cette réponse exige la recréation de communautés véritables. Et la Cité européenne, fondée sur les communes et les régions librement fédérées du continent, peut seule en offrir le modèle.

21 avril 1967

Il est clair que l’absence actuelle d’union rend pratiquement impossible le plein développement économique de l’ensemble de nos pays, leur indépendance, soit individuelle, soit globale ; que l’absence d’union empêche nos pays de jouer un rôle au plan mondial ; et qu’enfin elle condamne le continent européen à une division prolongée en deux zones qu’on pourrait appeler de satellisation par les deux Grands, dont nous risquons de devenir assez rapidement les sous-développés blancs, car la situation s’aggrave rapidement depuis deux ans, notamment sur le plan de la technique. Alors que, par une union des vingt-cinq pays à peu près qui forment l’Europe (donc non compris la Russie soviétique qui est presque un continent en elle-même), elle pourrait devenir la première puissance du monde ; certainement la puissance la plus équilibrée, la plus complexe, aussi la plus démocratique par la pluralité même de ses coutumes, de ses différents droits, alliant le meilleur des traditions au plus efficace de l’innovation technique.