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Fédéralismef

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1. Définitions

22 avril 1966

Pour mériter le qualificatif de fédéraliste, un régime politique doit respecter, prévoir, et articuler ces trois éléments au moins : l’unité de fond, les diversités des communautés, le pacte. Avec les trois termes d’unité, diversité et pacte, nous avons les trois éléments de base qui sont indispensables à tout système fédéraliste pour qu’il puisse prendre naissance, mais qui sont aussi indispensables pour que le système apparaisse nécessaire. Les deux premiers éléments, unité et diversité, sont logiquement antinomiques, mais cependant, il n’y a fédération possible que s’ils sont là tous les deux, en tension, que si l’un des deux ne parvient pas à éliminer complètement l’autre, est donc obligé de composer avec lui. Pour que cette tension, cette composition, n’aboutisse pas à ce qu’on pourrait appeler un court-circuit, mais pour qu’elle dure et qu’elle donne une résultante positive, il faut un pacte, qui n’est pas une synthèse (au sens hégélien) de l’unité et de la diversité.

19 novembre 1976

Pour résoudre l’antinomie logique entre unité et diversité, unité forte et pacifiée d’une part, diversité autonome et concrète d’autre part, il faut un commun accord, au sens littéral, engageant des volontés. Ainsi, le pacte fédéral définit et garantit la solidarité des contractants, et en même temps il protège leur liberté, leur autonomie. Le pacte est dit fédéral quand il est un pacte juré (du mot latin fœdus qui veut dire le serment). Donc, le pacte fédéral, c’est le serment sacré.

Le fédéralisme, au sens où j’emploierai le mot, à la fois large et très précis, a précédé comme pratique, de beaucoup, sa définition et sa prise de conscience, sa théorie en tout cas. La chose, [p. 114] le fédéralisme, a existé, a fonctionné plus ou moins bien, plutôt mal que bien en général, pendant environ vingt-cinq siècles, avant que le mot ait été conçu et prononcé au xviiie siècle seulement, notamment dans les œuvres de Rousseau et un peu avant dans Montesquieu. Le mot est donc moderne, il n’a existé ni dans les Ligues grecques ni dans les Ligues suisses pendant cinq siècles.

11 novembre 1966

J’appelle problème fédéraliste une situation dans laquelle s’affrontent deux réalités humaines antinomiques, mais également valables et vitales, de telle sorte que la solution du problème ne puisse pas être trouvée dans la suppression d’un des deux termes, ni dans la neutralisation d’un des deux pôles, mais seulement dans une création qui englobe, à un niveau supérieur, les exigences de l’un et de l’autre, en leur rendant justice au maximum.

J’appelle ensuite solution fédéraliste toute solution qui cherche à respecter les deux termes antinomiques, dans leur intégrité si possible, tout en assurant leur rapport, de telle manière que la résultante de leur tension soit positive.

L’ensemble des problèmes et des solutions ainsi défini, étant donc de ce type bipolaire, constitue ce que j’appellerai maintenant la politique fédéraliste, au sens le plus large.

18 février 1966

Il y a, dit-on en termes philosophiques, une homologie essentielle entre la philosophie personnaliste et la politique fédéraliste. Dans les deux cas, le problème est toujours de définir ce qui distingue et unit à la fois, qu’il s’agisse, comme au concile de Nicée, des deux natures du Christ, dans l’anthropologie, de l’âme et du corps de l’homme, ou bien, en politique, de l’autonomie d’un groupe et de l’union nécessaire pour sauver cette autonomie, de la liberté et [p. 115] de la participation, l’une étant formellement contradictoire avec l’autre, mais pratiquement la condition de l’autre.

28 octobre 1966

Aux yeux de la plupart des auteurs contemporains, soit qu’ils le décrivent en purs savants, soit qu’ils s’en déclarent les adeptes et les militants, le fédéralisme est une attitude de pensée et une méthode de conduite plus qu’une doctrine politique ou notion juridique, une expérience multiforme et non pas une construction dogmatique aux lignes simples et aux structures géométriques. Tenter de le définir d’entrée de jeu et une fois pour toutes serait donc s’exposer à trahir méthodiquement sa nature même.

Voilà sans doute pourquoi ce sont des adversaires qui éprouvent le moins de scrupules à en donner des caractéristiques brèves et simples. Et pourquoi les dictionnaires échouent à la définition en tant que méthode et pas seulement système politique.

28 octobre 1966

Cette espèce de répugnance à se laisser définir que montre le fédéralisme est très normale, puisqu’il n’est justement pas un système simple, décrété par un dictateur, ou par un parti, ou par la raison abstraite, et imposé comme un carcan aux réalités humaines qui sont toujours récalcitrantes, insuffisantes et illogiques (qui ne se laissent pas faire à coups de définitions). Le fédéralisme, bien au contraire, est une manière d’arranger les relations entre les groupes, les cités, les régions et les nations, sans faire violence à leurs complexités vivantes et à leurs singularités. Il ne peut donc y avoir une définition du fédéralisme qui serait la seule vraie. Il y a d’une part, des expériences déjà réalisées dans certaines conditions historiques, et que l’on peut décrire ; et il y a d’autre part, des formules nouvelles qu’on peut imaginer pour faire face à des problèmes nouveaux.

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2. Expériences historiques et significations

19 novembre 1976

Trois motifs me paraissent fondamentaux pour amener des cités, des petits États ou des communautés quelconques à se grouper selon une formule fédérative. C’est d’abord le besoin de sécurité, que l’on retrouvera toujours dans tous les exemples réussis ou non, besoin qui ne peut être assuré que collectivement, parce que chacun est trop faible pour se défendre seul. Deuxième motif : le besoin d’assurer l’autonomie ; le seul moyen d’éviter l’annexion par son voisin et de continuer à vivre à sa manière, c’est de mettre en commun certaines fonctions vitales, non seulement la défense contre l’étranger, mais la défense de chaque cité autonome contre un parti qui voudrait s’en emparer ou contre un homme qui voudrait la régir comme un tyran. La fédération a cette utilité première d’assurer la sécurité de ses membres, et cette utilité seconde d’assurer la forme de gouvernement libre, l’autonomie de chaque cité, contre tout essai de prise de pouvoir par un dictateur, chose qui serait impossible dans l’Europe du xxe siècle, qui a pu arriver quelquefois en Grèce, mais surtout reste un besoin très profond de la vie politique et civique des Occidentaux. Le troisième motif, qu’on trouve aujourd’hui jusque dans le Marché commun, mais malheureusement, je dirais, c’est le seul motif ancien qu’on retrouve dans le Marché commun : la prospérité matérielle. Car le Marché commun a laissé de côté les deux autres motifs, sécurité et autonomie. Il est important de voir qu’aucun de ces motifs ne peut vraiment exister si les deux autres n’y sont pas, simultanément. Chacun peut faire cette analyse : s’il y a sécurité, mais pas autonomie ou prospérité matérielle, ça ne marche pas… et ainsi de suite avec chacune de ces trois composantes : si elles ne sont pas là simultanément, l’ensemble ne fonctionne pas.

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17 juin 1966

Il a fallu passer tout un cycle d’épreuves où s’est manifestée la dialectique individu-collectivité, puis personne-communauté, et puis ensuite État-nation, choc des nations, les nations voulant chacune prendre sur elle les caractères absolus de l’empire, alors qu’elles étaient plusieurs et qu’un empire, pour être valable, doit être unique, les nations voulant aussi avoir les caractères d’une Église, c’est-à-dire être sacrées et avoir le droit de condamner les hérétiques. Il a fallu traverser toute cette longue et sanglante histoire qu’est l’histoire des Européens jusqu’au xxe siècle pour qu’on arrive à la possibilité du fédéralisme au sens absolument moderne du terme.

Le fédéralisme ne pouvait naître réellement, malgré ce qu’on croit, qu’au xxe siècle, parce qu’il fallait que toute cette dialectique se développe. En outre, il peut naître au xxe siècle parce que nous disposons, aujourd’hui, des moyens techniques qui nous permettent d’envisager des solutions fédéralistes dans toutes sortes de domaines, pas seulement celui des relations entre États, mais celui des relations entre n’importe quelles communautés humaines, ou même entités économiques.

20 mai 1966

Si nous considérons, dans leur ensemble, deux exemples d’évolution de type fédératif, celui des Ligues suisses des environs de 1300 jusqu’à 1798, et celui des Provinces-Unies de la fin du xvie siècle jusqu’à 1795, nous voyons dans les deux cas réunies les principales conditions nécessaires à la formation d’un régime de type fédéral : la volonté d’union, des diversités réelles à sauvegarder, et un pacte juré librement.

Mais ces trois éléments sont très inégalement représentés dans ces deux expériences, ils sont mal équilibrés. À tel point qu’il est difficile de parler vraiment de fédération dans le cas des Ligues suisses, comme dans le cas des Provinces-Unies. Il s’agit plutôt d’efforts vers une fédération, d’une évolution tendant à une forme [p. 118] fédérative. Ce qui a le plus manqué aux Provinces-Unies de Hollande pour réaliser une vraie fédération, c’était une véritable diversité. Et ce qui a le plus manqué aux Ligues suisses, c’était un pouvoir central organisé, qui aurait été la traduction institutionnelle du pacte juré.

Je proposerais, de ces trois éléments et de leur dialectique, une sorte de représentation graphique, en prenant comme ligne horizontale la base d’unité et comme verticale, les diversités, et nous aurions à peu près ceci : dans le cas des Provinces-Unies de Hollande, une base d’unité extrêmement large et un très petit axe de diversité ; dans ce cas, les diversités sont très solidement reliées à la base unitaire. Cas de la Suisse : une base d’unité assez faible et un axe de diversité très haut ; le pacte ou des réseaux de pactes inégaux tenaient ensemble les différentes pièces de ce mât, mais le mât lui-même n’était pas arrimé, il n’y avait pas de cordages représentant les liens institutionnels de l’État (c’est ainsi que cela a été renversé assez facilement par le choc des armées françaises de la Révolution).

On pourrait dire, pour continuer ce même schéma, que la forme idéale d’une fédération serait un triangle équilatéral, base d’unité, axe de diversité solidement tenu par des institutions.

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6 février 1969

La fédération est le dernier régime apparu dans l’histoire des régimes en Europe. Elle ne pouvait apparaître qu’après que les nations se soient constituées, que l’État se soit constitué et qu’il ait déployé tous ses effets, conduisant à la crise actuelle, qui est, en somme, un appel à la fédération. Mais, cette fédération, comment la réaliser si l’idée même en est confuse ? Si la doctrine reste ambiguë au point que pour certains, fédération = séparatisme, et que pour d’autres, fédération = unitarisme ?

17 juin 1966

Il y a eu, pour la Révolution française, deux étapes différentes, deux sens différents du fédéralisme. La première étape va de 1789 à 1792. Durant celle-ci, le mot de fédération, de mouvement fédératif, est employé pour désigner le grand mouvement unitaire qui se fait sentir à travers toute la France, au moment où l’Assemblée constituante vient de détruire les vieilles institutions provinciales de l’Ancien Régime, mais ne les a pas encore remplacées par de nouvelles. Donc, à ce moment-là, les provinces auraient peut-être pu résister, se séparer, mais ne l’ont pas fait ; et ce qu’on a appelé « fédération », c’était le rassemblement nouveau de toutes les parties de la France. D’où les grandes fêtes qui se sont appelées « Fêtes de la Fédération ». C’était donc le sens unitaire, qu’il y a toujours dans le mot de fédéralisme. La célèbre Fête de la Fédération au Champ-de-Mars, près de l’actuelle tour Eiffel, le 14 juillet 1790, qui réunit les délégués des gardes nationales de toutes les provinces françaises, est une fête exactement de l’unité, plus même que de l’union. C’est la fête du mouvement unitaire français. À ce moment-là, « fédéralisme » est pris dans un sens favorable, mais erroné.

Et puis, cela change deux ans plus tard, en 1792, au moment où des conflits se multiplient entre la commune de Paris (où règne le Club des jacobins) et les provinces. La résistance des provinces [p. 120] à la commune de Paris, aux extrémistes jacobins, prend le nom de « fédéralisme ». C’est-à-dire que ce sont les jacobins qui accusent les girondins, défenseurs des libertés provinciales, d’être des fédéralistes dans le sens séparatiste ; donc, il y a eu un changement de signe. Et cela devient une accusation insultante.

Voilà donc les deux sens du mot « fédéralisme », cette ambiguïté que nous retrouvons toujours avec le fédéralisme, les uns le voyant comme quelque chose qui veut uniquement unir des éléments divers, et les autres comme quelque chose qui veut sauver les autonomies locales, provinciales, ou des États.

27 octobre 1966

Toute l’heureuse et créatrice première période de la Révolution est dominée par l’éloge de l’union fédérale, les projets d’organisation fédérative de la France et même du genre humain, et les Fêtes de la Fédération. Mais dans la deuxième partie, ce sont les jacobins unitaires qui triomphent. Les girondins sont décapités à cause de leur fédéralisme, et dès lors, le terme sera affecté, en France, d’un arrière-goût de trahison nationale.

20 janvier 1967

En Suisse, le mot « fédéralisme » a pris le sens presque exclusif d’autonomie locale, alors qu’en France — ou plus généralement en Europe — si on parle de fédération, on voit tout de suite un mouvement de convergence, bien entendu sur le plan européen, mais pas à l’intérieur de la France, où on verrait plutôt un mouvement de dissociation, de décentralisation.

3. Fédéralisme et diversités

20 octobre 1965

Je ne saurais trop insister sur cette observation que c’est la volonté d’unifier par la force qui crée les divisions et les passions [p. 121] séparatistes, bien loin de créer des fédérations ou d’être un élément fédérateur. Non seulement l’État hégémonique échoue dans sa volonté d’unifier, mais encore il s’oppose toujours et nécessairement à toute volonté d’unir. Je distingue bien unifier et unir, unifier étant l’acte impérialiste, unir étant l’acte fédéraliste.

22 avril 1966

L’unité, c’est l’objet de la vision, de l’idéal, et c’est le fondement du sens commun ; la diversité, c’est l’objet de la prise directe, du réalisme, et c’est le fondement de la passion, de l’amour créateur, irrationnel.

Mais l’unité n’est pas vraiment réelle, et la diversité n’est pas saine, si on les dissocie entièrement, ou bien si une des deux absorbe l’autre complètement.

11 février 1977

Il y a complémentarité parfaite des notions de fédéralisme et de tolérance. Le principe de tolérance s’est trouvé ouvrir la voie aux premiers théoriciens du fédéralisme, c’est-à-dire précisément de l’union dans la diversité, je dirais presque de l’union pour la diversité. On dit trop facilement l’union dans la diversité ; c’est devenu une formule qu’on emploie sans bien se rendre compte de ce qu’elle entraîne, et il me semble que si on dit l’union pour la diversité, on cerne la question de beaucoup plus près.

17 février 1964

La fédération est faite de tensions, entre des diversités qui sont supposées maintenues, protégées. C’est aussi l’ambition, sur le plan religieux, de l’œcuménisme moderne : non pas fusionner toutes les diversités, mais réussir à les unir tout en les conservant dans leurs diversités originelles.

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28 janvier 1977

Le problème de toute fédération est le suivant : comment sauvegarder les autonomies locales, les diversités réelles, qu’elles soient de régimes, de langues, d’ethnies, de coutumes ou de conditions économiques et comment, pour sauver ces autonomies, est-il nécessaire de s’unir et d’arriver à une unité supérieure qui puisse intervenir dans le cas où une de ces autonomies est menacée ?

4. Les finalités : puissance ou liberté ?

11 février 1977

Le but de la fédération n’est pas la puissance, mais l’autonomie des groupes fédérés, c’est-à-dire la possibilité pour eux de s’autogouverner, de s’autogérer, et pour y parvenir (et c’est bien le moyen d’un but, simplement), ils forment tous ensemble une ligue, une fédération, une confédération, qui aura juste la puissance nécessaire pour les protéger tous et chacun. Donc, le but n’est pas la puissance, la puissance est simplement le moyen de garantir l’autonomie de chacun des composants de la fédération. Le principe qui forme cette fédération, c’est le serment de confiance réciproque, qui est seul capable d’assurer les libertés qu’on appelle aussi les privilèges qu’il faut maintenir, les privilèges et les libertés des composants qui sont fédérés.

24 avril 1970

D’une façon plus précise, en Europe, il nous faut décider si notre union aura pour but la puissance collective ou la liberté des personnes.

Si nous attribuons pour finalité à la Cité européenne de demain la puissance, c’est-à-dire la puissance industrielle et militaire massive d’une sorte de troisième Grand préoccupé principalement de tenir tête aux deux autres, alors il faut créer un super-État-nation continental, uniformisé, centralisé et agressif, comme [p. 123] la France de Napoléon, et faire de nos États autant de départements. Il faut tout unifier par des lois inflexibles, sans égard aux diversités ethniques et régionales, et soumettre la production industrielle au seul impératif de l’élévation perpétuelle du PNB — cette tour de Babel du xxe siècle !

Au contraire, si nous donnons pour finalité à la Cité européenne la liberté, c’est-à-dire les plus grandes possibilités d’épanouissement des personnes, de participation des citoyens et d’autonomie des communautés (la production industrielle n’étant qu’un des moyens de ces libertés), alors il faut reconnaître que l’État-nation n’est pas seulement un modèle périmé, mais qu’il est en fait, aujourd’hui, radicalement incompatible avec les fins de l’Europe et de la liberté. Il faut adopter sans délai les méthodes les plus propres à réduire l’obstruction des stato-nationalismes, et se consacrer sérieusement à la tâche de construire des modèles neufs, pour une cité rendue à l’usage de l’homme. Il faut mettre en commun, à l’échelle fédérale continentale, tout ce qui est nécessaire pour garantir les autonomies de tous ordres, régionales, communales et personnelles, mais rien de plus.

4 février 1977

Une fédération n’est pas née pour une puissance collective, mais pour des libertés locales, elle n’est pas faite pour la puissance, mais pour la liberté. Est-elle un pouvoir ? Oui : mais à la limite, l’État-nation est le pouvoir sur autrui ; dans le fédéralisme, il s’agit de pouvoir sur soi-même, d’où liberté. Dans la mesure où le fédéralisme est authentique, c’est-à-dire liant par pacte des communes diverses, la fédération est condamnée à la neutralité, donc à la paix ou à l’éclatement. L’État-nation, au contraire, du fait de la loi formulée par Hegel « L’État-nation cherche au-dehors par la guerre la tranquillité (stabilité) qui lui manque au-dedans », est condamné à la guerre ou à l’éclatement.

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5. Moyens et stratégies d’une fédération

3 février 1972

Le lieu où la personne se forme en s’actualisant est le groupe le plus proche réunissant librement les individus : la commune, l’entreprise (pas la famille, car celle-ci s’identifie au clan, et l’individu occidental est apparu au moment où il s’arrachait au clan). Mais beaucoup d’entreprises, de projets, de tâches, dépassent par leurs dimensions la commune et la petite entreprise. Alors, il faut passer aux régions (définies par leurs fonctions) puis aux associations de régions vers des fédérations continentales ouvertes sur le monde.

Cette construction de bas en haut est proudhonienne certes, mais pas en vue de détruire l’État. Seulement de le répartir.

20 janvier 1967

La dimension d’une tâche indique à quel niveau de compétence cette tâche doit être attribuée : soit à la petite unité de base, soit au groupement d’unités, soit encore à des groupements de groupes d’unités, à l’échelle de l’État national d’aujourd’hui, puis, en continuant à monter, à des organismes fédéraux, c’est-à-dire des organismes supranationaux à l’échelle européenne, puis mondiale.

13 mai 1977

Le véritable sens du fédéralisme, c’est le régime politique où les provinces, les régions, les cantons, les communes autonomes forment entre elles librement un pouvoir commun, doté de certaines compétences parfaitement délimitées, qui correspondent à la plus grande dimension. En dehors de ses compétences, l’État fédéral n’a rien à voir dans les affaires des régions ou des communes autonomes ; il est au contraire là pour assurer cette autonomie, pour créer une force d’ensemble, juste suffisante à assurer ces autonomies.

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10 juin 1977

Une fédération, c’est un régime qui cherche à assurer, à la fois, ces deux maxima contradictoires que sont l’autonomie des parties et l’unité de l’ensemble. Voilà ce qui est fondamental pour toute fédération digne du nom ; et son but n’est pas de créer une nouvelle puissance qui, finalement, s’exercerait aux dépens de ses constituants en les uniformisant, c’est au contraire d’assurer l’autonomie de chacune des parties qui entrent en fédération, en ne donnant pour ce faire au pouvoir fédéral que ce qui est nécessaire et indispensable pour assurer la sécurité de chacun.

17 juin 1966

Nous disposons aujourd’hui de moyens assez subtils, assez complexes, pour résoudre des problèmes à multiples variables comme en posent les relations fédérales, ce qu’on ne pouvait pas concevoir du tout au xixe siècle, ni même au début du siècle.

Lénine avait coutume de dire : « le communisme, ce sont les soviets plus l’électricité », moi je dirais volontiers : « le fédéralisme, ce sont les pouvoirs locaux plus les machines électroniques ». Et voilà pourquoi, à mon sens, le fédéralisme ne fait que commencer, sous nos yeux, et a finalement beaucoup moins de passé que d’avenir.

29 octobre 1965

Qu’est-ce que nous voyons dans ce monde moderne ? Qu’il est toujours plus complexe, mais qu’il devient tellement complexe que c’est précisément le centralisme simplificateur qui perd ses prises sur la complexité de la vie moderne ! Tandis que le fédéralisme, avec son respect des diversités, je dirai plus, son goût des diversités et des complexités, se trouve être beaucoup mieux adapté ou adaptable aux conditions nouvelles de la société ; tandis que, d’autre part, les techniques modernes, techniques d’information, de transport accéléré, ou de calcul électronique, qui permettent [p. 126] de tenir compte d’une foule de variables en même temps, c’est-à-dire de maîtriser des situations d’une folle complexité, qui auraient été simplement impensables il y a seulement trente ou cinquante ans et encore plus au xixe siècle, toutes ces conquêtes techniques vont dans le sens d’un fédéralisme moderne, c’est-à-dire d’un régime politique qui, loin de vouloir effacer toutes ces complexités, voudrait au contraire leur rendre justice, compter avec elles, informer les ordinateurs électroniques de toutes ces conditions locales, infiniment enchevêtrées, dont il faut tenir compte et dont, enfin, on arrive à pouvoir tenir compte grâce à la technique moderne.

19 novembre 1976

Si on ne réussit pas dans la voie de la fédération, on retombe facilement dans le système de l’hégémonie, de l’impérialisme. C’est à mon sens l’opposition de base fondamentale, qui permet d’expliquer l’histoire de l’Occident. Mais si l’on réussit la fédération, alors se pose le problème : on ne peut pas la garder fermée. Il est très difficile de l’arrêter à un certain moment, sinon on devient une espèce d’hégémonie (aujourd’hui, on dirait État-nation) par rapport aux autres.

24 avril 1970

On me dira peut-être que je radicalise indûment l’antithèse État-nation / fédération, ramenée au dilemme puissance ou liberté comme finalités de l’union. Mais je ne crois pas qu’il y ait un tiers parti tenable. Je ne crois pas à cette « imposante Confédération » qu’évoquait le général de Gaulle, et qui serait formée d’États-nations conservant jalousement leurs prétentions à la souveraineté absolue. Je ne crois pas à cette amicale des misanthropes. Je crois à la nécessité de défaire nos États-nations. Ou plutôt, de les dépasser, de démystifier leur sacré, de percer leurs frontières comme des écumoires.