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Libertéh

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1. Liberté et responsabilité

28 janvier 1966

Seul un homme qui est autonome, qui est libre, peut vraiment aimer, être responsable d’aimer son prochain. Ceci jouera un très grand rôle dans toutes les lois ensuite, dans toute l’histoire de l’Occident, où on dira que si un homme est reconnu irresponsable, il ne peut être condamné pour un de ses actes. Il faut qu’il l’ait commis librement pour être responsable. Responsabilité et liberté sont deux concepts absolument liés et non pas qui s’opposent.

21 novembre 1969

La santé de l’individu, c’est qu’à la liberté qu’il prend en sortant de la tribu correspondent des responsabilités qu’il reçoit dans la cité. Libre et responsable, ce sont des adjectifs qui sont en interaction, qui se commandent l’un l’autre. Un homme n’est pas concrètement libre s’il ne peut pas le manifester en prenant ses responsabilités. Il n’est pas vraiment responsable de ce qu’il fait s’il ne le fait pas librement. Il faut voir liberté et responsabilité comme les deux pôles qui représentent la tension du citoyen, de l’individu sain.

À partir de là, on peut imaginer toute une dialectique, selon que le pôle des responsabilités, le pôle communautaire, le lien avec les autres hommes dans la cité, devient le plus fort. S’il devient trop fort, la liberté disparaît, et on a cette sorte de cité que l’on appelle aujourd’hui la fourmilière, la cité des robots, où tout est complètement réglé. Il n’y a plus de tension entre l’individu et la communauté. À l’autre extrême, si le pôle responsabilité s’affaiblit jusqu’à disparaître, on tombe dans l’individualisme : l’homme va n’importe où, il est complètement détaché et ne peut plus rien faire de sa liberté, c’est le stade de l’anarchie. La cité en santé est un bon équilibre en tension entre liberté et responsabilité.

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11 novembre 1966

Vouloir la liberté, c’est vouloir que chaque homme coure son risque, devienne non plus l’instrument d’une action collective, mais le vrai sujet de son action (au sens philosophique), l’agent libre de son propre destin. Vouloir la liberté n’est qu’une phrase démagogique, c’est-à-dire rien du tout, ou bien cela signifie vouloir des hommes libres, donc des hommes capables de choisir d’une manière nécessairement imprévisible — c’est eux qui choisiront, et pas l’État pour eux —, d’une manière qui peut être mauvaise pour les intérêts de la cité, de la nation, ou de l’État : ce risque, ce danger, doit être admis d’avance ; donc des hommes créateurs de conflits virtuels dans la société, et qui sont eux-mêmes le siège de conflits. En effet, pour être libre, l’homme doit être responsable. S’il ne l’est pas, sa liberté est parfaitement illusoire, il ne peut pas l’exercer, il ne peut pas en donner la preuve.

29 octobre 1965

Il ne peut pas y avoir de participation civique ou fédérale s’il n’y a pas d’autonomie, soit personnelle, soit de la cité, de la petite patrie ; pour la même raison qu’on ne peut pas être responsable si l’on n’est pas libre.

26 novembre 1971

Jusqu’à notre âge, le xxe siècle, on peut dire que la plupart des choses les plus communes et les plus importantes de la vie allaient de soi, c’est-à-dire ne posaient pas de problèmes fondamentaux, angoissants. Mais avec l’avènement de la civilisation industrielle, la consommation, l’abondance, la dissociation des liens familiaux, des coutumes de classe, des traditions religieuses dans la vie sociale, la démocratisation et l’étatisation du pouvoir, l’individu moderne, dans nos sociétés occidentales, se voit livré à l’indétermination, c’est-à-dire condamné à la liberté, au choix libre dans la plupart des domaines importants de la vie.

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9 février 1968

C’est à nous, c’est-à-dire que c’est à tous et à chacun d’assumer notre rôle libre et responsable et de choisir concrètement entre les finalités antinomiques que nous poursuivons en fait, ou que nous alléguons en théorie. C’est ce que j’appelle le grand dilemme d’aujourd’hui, le grand dilemme auquel aucune des recettes valables pour tous les autres risques de la liberté n’est applicable.

C’est toujours le même, mais qui se pose dans des termes un peu différents, toujours par paires d’antinomies. Par exemple : exploiter à mort la nature ou conclure un nouveau pacte, un nouveau concordat avec elle. Voilà le type de ce grand dilemme. Ou bien produire toujours plus ou vivre mieux, c’est antinomique. Ou encore, ce qui est presque la même chose : accroître le niveau de vie quantitatif ou améliorer le mode de vie qualitatif. Autre forme de dilemme : augmenter les richesses ou bien chercher plus de sens à la vie. Ou encore : vouloir la puissance de l’État-nation ou la fécondité des échanges. Réunir toutes les conditions d’hégémonie pour un État-nation ou essayer de se rendre utile, voire indispensable aux voisins. Se préparer à gagner la guerre ou se préparer à animer la paix. Uniformiser au maximum tout ce qui peut être uniformisé à l’intérieur des frontières d’un pays ou au contraire unir les diversités, donc, broyer toutes les diversités dans le premier cas, les composer dans le second. Viser une société parfaitement réglementée et conditionnée ou la recréation des communautés qui soient liées par une foi commune ou des espoirs communs. Cela revient finalement à ce très vieux dilemme qui est dans l’Évangile : gagner le monde ou sauver son âme, c’est-à-dire gagner le monde en détruisant la nature ou sauver son âme et sauver en même temps la nature. Tous ces dilemmes se résument finalement en deux mots, choisir comme finalité suprême la puissance ou choisir la liberté.

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2. Autorité de l’État et liberté

13 décembre 1968

La réaction romaine de plus en plus typique à mesure qu’on va vers la décadence de l’Empire, c’est d’invoquer « la majesté de l’État » contre la réalité des problèmes, c’est de recourir à l’autorité contre la libre discussion des pour et des contre, discussion qui pourrait seule mener à des compromis utilisables, à des créations fécondes.

15 novembre 1968

En centralisant et en unifiant l’administration, la Révolution française achèvera d’un seul coup le grand effort entrepris par les rois de France à partir de Philippe le Bel, et surtout sous Louis XI et Louis XIV. Là où les rois avaient été gênés par la parole qu’ils avaient donnée de respecter les chartes de franchises, « la Révolution va tout balayer d’un seul coup » comme l’écrit Marx, elle prend la place du roi pour unifier toute la France, en détruisant ce qu’elle appelle les « privilèges ». Il y a là un malentendu fréquent : les privilèges des provinces, c’étaient, dans le langage du Moyen Âge, leurs libertés. On a confondu ces privilèges avec ceux des riches et des nobles, et on a tout supprimé, sans s’apercevoir qu’on supprimait des franchises et des libertés.

18 novembre 1966

En Europe, nous devrions tenir compte à la fois de la liberté et de l’autorité. Nous sommes très souvent, en réalité, un mauvais mélange d’éléments autoritaires et libertaires, jusqu’à en être anarchiques. Nos démocraties de l’Ouest peuvent être décrites comme un mélange d’anarchie dans certains domaines et de tyrannie dans d’autres. La voie idéale que devrait poursuivre l’Europe serait une mise en tension productive de l’autorité et de la liberté.