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Du côté des dealers : regards croisés sur un marché de l'illégalité

11 mars 2016



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Du côté des dealers : regards croisés sur un marché de l’illégalité


La deuxième séance du cycle de conférence « Les drogues dans tous leurs états » portait sur des dealers de rue ouest-africains dans la ville de Genève et sur leurs manières d’agir au sein du marché. Loïc Pignolo, assistant à l’Institut de recherches sociologiques (Faculté des sciences de la société) a présenté son enquête de terrain, menée dans le cadre de son mémoire de master.


Dans son approche du terrain, il s’est retrouvé confronté à une difficulté, bien connue de la littérature sur la question, et consistant dans la crainte que les dealers peuvent éprouver envers des personnes inconnues. Ils lui ont fait peu à peu confiance. Les données ont été récoltées pendant cinq mois dans une rue genevoise, auprès d’une quinzaine d’hommes âgés entre 20 et 30 ans. L’objectif principal était de mieux comprendre le rapport de ces dealers à la revente de drogue, à leurs clients, et les uns par-rapport aux autres. Une similitude dans leurs trajectoires de vie était l’espoir de meilleures conditions de vie. Les difficultés qu’ils rencontrent pour obtenir des papiers valables font partie de leur justification pour vendre des produits potentiellement dangereux. Contrairement à l’image répandue du dealer amoral, cette enquête a relevé que ces dealers de rue avaient des dilemmes moraux vis-à-vis de leurs clients, mais également vis-à-vis de leur famille, à qui ils mentent concernant la source de leur revenu. Ils considèrent ce travail plutôt comme un moment difficile mais temporaire, dans leur vie, ce qui contribue ainsi à sa légitimation. Le chercheur a mentionné l’ambiguïté avec laquelle ces dealers revendent de la cocaïne, qui est considérée comme la drogue la plus dangereuse pour le client comparé à l’ecstasy et le cannabis, mais avec laquelle ils peuvent faire le plus d’argent. Entre les dealers, il existe une grande inégalité, liée à la durée de leur présence dans la rue et à leur manière de gérer la revente, notamment au niveau du nombre de clients fidèles qu’ils ont. Malgré cette concurrence évidente, la violence n’est que peu présente. Selon le chercheur, ceci est dû au fait qu’il existe une certaine collaboration et des gestes d’entraide entre ces hommes, ainsi que la règle inédite de ne pas toucher le client d’un autre. C’est le client qui choisit son dealer et non l’inverse. Loïc Pignolo a insisté sur le fait qu’il n’existe pas un marché de drogue, mais une grande pluralité. Dans cette perspective, il plaide pour une compréhension locale et contextualisée des problématiques rattachées au trafic des stupéfiants.


En contraste avec les résultats de cette étude sociologique, Christian Ben Lakhdar était invité pour commenter la question du deal à partir d’une perspective économique. Maître de conférence à l'Université Lille 2, il est expert en économie de la santé et en particulier dans le domaine des drogues. Récemment, il a publié un livre sur l’intérêt de sortir le cannabis de son statut illégal dans le but de pouvoir mieux gérer les inconvénients liés à cette drogue. Dans son commentaire de la conférence, le chercheur a proposé d’aborder la question du deal en tenant compte à la fois du marché du travail légal, du marché du travail illégal, et d’une zone entre les deux, qui serait grise et quasi-légal. En effet, il propose de voir les barrières qui empêchent l’entrée sur le marché de travail légal comme des incitations pour l’entrée sur le marché de travail illégal, et de regarder dans quelle mesure et pour quelles raisons ces dealers naviguent ou non entre les sphères légale, illégale et quasi-légale. Finalement, il a mis en évidence l’importance de prendre en compte la gouvernance et la structure sociale du deal de rue pour avancer davantage dans la compréhension de ce phénomène. Le chercheur était très reconnaissant de l’enquête menée dans ce champ encore peu étudié.


Le large public présent lors de la conférence était fortement intéressé par ce sujet actuel. Plusieurs personnes ont souhaité avoir plus de détails sur la démarche menée dans le cadre de cette étude et sur les interactions entre les différents acteurs du marché. Des discussions est ressortie notamment l’importante question de la perduration du deal de rue en dépit du fait que les dealers ne connaissent que rarement la qualité effective de leurs produits. Christian Ben Lakhdar a avancé différents éléments d’explication à ce propos, notamment la question de l’effet placebo avéré dans l’appréciation de la consommation de drogues, lorsqu’un lien de confiance existe entre le dealer et le client.


Par Martina von Arx (étudiante du Master en sociologie, Unige)



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