Notre Master en Sociologie

Familles contemporaines : forces et faiblesses

7 mars 2018



Familles contemporaines : forces et faiblesses

Professeur honoraire Jean Kellerhals, Discutant : Dominique Froidevaux

 

Changements démographiques et juridiques - Implications

Dans un premier temps, le Professeur Kellerhals attire notre attention sur les interprétations trop rapides des changements démographiques liés à la famille. Certes les chiffres montrent une multiplication des divorces, une baisse des indices de nuptialité et de fécondité, ainsi qu’un changement radical de la division du travail dans les familles. Cependant, il est important de prendre en considération le niveau de satisfaction au sein du mariage : il ne faut pas confondre stabilité et bon fonctionnement. En effet, jusque dans les années 1960, le point d’ancrage de la famille est un couple hétérosexuel marié ; mais le niveau d’insatisfaction et de frustration était aussi beaucoup plus élevé. De plus, la baisse drastique de la nuptialité ne s’est pas traduite par un « désamour du couple » mais par le développement d’unions libres. En 2016, 23% des enfants nés en Suisse sont des naissances hors mariage (42% dans les pays de l’UE, proches de la Suisse). Cette évolution peut être vue comme une privatisation de la famille : la gestion de l’union devient une affaire privée. Cette évolution nous amène à moins considérer la famille comme institution, mais plutôt comme groupe, et plus spécifiquement comme un réseau qui se désancre et se répand.

De plus, ces transformations démographiques vont de pair avec des transformations juridiques (droit au divorce, mariage homosexuel, etc.) qui ont de nombreuses implications. La première est que les familles ont basculé dans le « provisoire ». Il existe un décalage entre les aspirations, les croyances des individus et des couples (que cela durera pour « toute la vie » : une volonté de pérennité) et ces statistiques sur le taux de divorces. Cela crée une oscillation dans la psychologie des conjoints entre la volonté de rester ensemble (guidée par cette volonté de pérennité) malgré l’insatisfaction, le contexte, etc. De plus, dans la plupart des sociétés, les cadres de la famille sont prédéfinis par la loi, la coutume, la religion, etc. mais dans les sociétés occidentales (malgré un contrôle et des pressions indirectes), les familles ont une grande marche de manœuvre. Cela permet certes à la famille d’être plus soudée et plus forte, mais comme il n’existe plus d’orthodoxie familiale et relationnelle, cela crée un sentiment d’incertitude, voire d’angoisse. La deuxième implication de ces changements démographiques et juridiques, est la différenciation des fonctionnements familiaux (4 axes), qui sont très sensibles à la question des classes sociales. Le Professeur Kellerhals revient rapidement sur les trois premiers axes (autonomie-fusion, ouverture-fermeture, normativité-négociation) de fonctionnements des couples. Le quatrième axe est l’accent, l’orientation prioritaire, les objectifs dominants qui caractérisent la famille (4) : la sécurité (le foyer est un lieu de repos, où l’on se sent protégé) ; l’accession (le foyer est un lieu où puiser des ressources pour son propre épanouissement ; découle de l’esprit d’entreprise) ; la relation (la famille nous aide à nous épanouir émotionnellement, à travers les relations tissées) ; et enfin, moins fréquente, la foi (des familles qui se reconnaissent dans une tradition religieuse/politique/idéologique et veulent transmettre un patrimoine, une idéologie, une passion). Trois principaux types de familles découlent de ces axes : Les familles bastion (fusion, fermeture, normativité, sécurité), compagnonnage (fusion, ouverture, négociation, relation), et associations (autonomie, ouverture, négociation, valeur d’entreprise/d’accession). Nous abandonnons donc l’idée d’orthodoxie familiale, puisqu’il y a plusieurs formes de familles, construites par les conjoints. Quand ce n’est plus la loi ou la religion qui fait tenir la famille, mais que la famille fait elle-même le choix de son système familial, il faut nécessairement des critères, des sortes d’idéal-de-soi/images, de mythe en réponse à l’anomie sociétale à laquelle sont confrontées les familles.   

La gestion du « stress conjugal »

Ces « conjugalités sur mesure » où les couples peuvent et doivent décider de tout (enfants, mariage, divorce, etc.) sont associées à un fort niveau de stress (appelé « stress conjugal ») dû à : des divergences d’intérêts ; des incertitudes concernant les images liées au « bien du couple/de la famille/de l’enfant ; et des définitions floues des frontières du couple et de la famille (temps et espace : combien de temps cela va durer, quand se marier, où vivre etc.). Aujourd’hui, 4 couples sur 10 rencontrent deux problèmes sérieux (sur les trois) dans la gestion de ces choix familiaux ; ces problèmes relationnels conjugaux se répercutant directement sur le(s) enfant(s). Il existe trois pôles de la gestion du stress conjugal : le pôle cognitif (se forger une idée du problème, communiquer, multiplier les informations) ; le pôle de relation (continuer à être en cohésion, redéfinir l’orientation du couple) ; le pôle d’action (savoir prendre des décisions, faire les investissements nécessaires à une décision, contrôler les effets de la décision et des investissements). Nombreuses sont les familles qui ne possèdent pas de qualifications optimales pour la gestion de ces stress et deux tiers d’entre elles sont souvent bloquées sur un des pôles.

Le développement de nouvelles formes de parentalité 

Les trois piliers de la parenté - juridique, biologique (sang), sociale (partage du même destin) - qui avant étaient liés, se sont séparés, donnant naissance à de nouvelles formes de parentalités. Ce développement de nouvelles formes de parentalité a des implications faibles comme des liens plus sectoriels entre parents et enfants et la possibilité de conflits de loyautés (ancienne famille-nouvelle famille, parents biologiques-parents sociaux, etc.). De plus, la famille devient « multi-locale », on abandonne la notion de « foyer » pour celle de réseau. La famille est un égo-réseau, c’est-à-dire un ensemble de personnes mise en relation par « je » et propre à chaque individu.

Les relations intergénérationnelles

Enfin, ces changements démographiques et juridiques -notamment- ont des implications sur les relations intergénérationnelles. Le rapport de force entre les aînés et les cadets a considérablement changé depuis les années 1950, car la socialisation verticale est plus compliquée : l’adulte qui savait (compétences techniques, savoirs sociaux, etc.) a laissé sa place à une égale « méconnaissance » entre le jeune et l’adulte. On assiste alors à un système de transmission plus horizontal où chacun doit aller chercher l’information pertinente ; et parfois même à un système inversé où c’est l’enfant qui apporte des informations aux parents. Le pluralisme religieux/politique/idéologique peut également être une cause de ce changement. Cette diversité bien que souhaitable, complique la tâche de celui ou celle qui veut transmettre. Quelle est la légitimité de celui qui veut influencer lorsque les trois piliers de la parentalité sont séparés ? Quelle est l’autorité du beau-père, par exemple ? Ce nouveau rapport de force semble devoir engendrer une nouvelle pédagogie qui n’est pas encore suffisamment développée, résumée en 6 points : mettre l’accent sur l’apprentissage de l’organisation (de l’information) ; apprendre à définir des objectifs réalistes et des moyens pour y parvenir ; construire avec autrui ; s’auto évaluer; réviser ses objectifs et voir dans le pluralisme, la diversité culturelle une force, une ressource et non une menace/un obstacle.

Discussion

Dominique Froidevaux, sociologue et directeur de CARITAS, soulève la question de la multiculturalité, de la migration et des types familiaux. Très souvent, la migration est liée avec une rupture du schéma familial traditionnel, et donc à l’incertitude. Il soulève également la question du désendettement en relation avec la dynamique familiale et la question de la négociation et de l’incertitude. Pour le Professeur Kellerhals, ces aspects, bien que de plus en plus préoccupants, sont plus liés à des facteurs extrinsèques à la famille (lui-même s’étant plus concentré sur les précarités et vulnérabilités intrinsèques à la famille). Il relève cependant que l’image véhiculée de la famille (médias, pub, etc.) est extrêmement coûteuse ; se crée alors un conflit entre cette image et les moyens à disposition des individus pour y parvenir. Il relève également que les études faites sur les mariages mixtes montrent qu’il y a davantage d’échecs et des tensions plus grandes. La confrontation culturelle est un risque, mais ce qui peut en ressortir peut être beaucoup plus beau et fort que dans des couples hétéro-culturels (qui bénéficient eux, d’une plus grande stabilité). 

Comment les familles vont-elles évoluer ? Que peut-on prédire ?

Pour le Professeur Kellerhals, c’est une question impossible… Cependant, il est important de se rendre compte que les équilibres familiaux ont été très sensibles à la force de l’Etat. Plus les pouvoirs publics sont forts, plus la latitude laissée aux familles est grande. C’est un environnement relativement sécure (pas de guerre) qui a permis le développement de ces configurations « sur-mesure ». Si on continue dans ce contexte, on peut penser qu’on ira vers un renforcement des familles de type « réseau », où la valeur de pérennité ne sera plus centrale.

Le Professeur Kellerhals conclut en relevant que lorsqu’on regarde des minorités, par rapport à des majorités (minorités de divorcés, minorités de mariages mixtes, etc.), on tente trop facilement d’attribuer la situation de minorité à des conséquences négatives intrinsèques, qui tiennent en fait aux circonstances sociales. C’est la manière dont la « déviance » est vécue dans l’environnement qui a des impacts, et non la déviance elle-même.

 

Johanna Yakoubian, 7 mars 2018

 



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