Résumé
en français de l'article :
de Pury, Albert, "Jakob am Jabbok. Gen 32,23-33 im Licht einer alt-irischen Erzählung", Theologische Zeitschrift 35, 1979, p. 18-34 |
| Depuis H. Gunkel, tous les
exégètes historico-critiques ont proposé de voir le
récit de la lutte de Jacob comme le produit d'un long développement,
d'un long cheminement, avant que le récit ait atteint sa forme actuelle.
Chaque élément doit sa présence dans le récit
à une phase bien déterminée de sa croissance. Ils ont
donc proposé de notre texte une lecture essentiellement diachronique.
Trois considérations ont été à cet égard déterminantes :
L'exégèse historico-critique s'est efforcée de résoudre ce problème de plusieurs manières, d'abord par la critique des sources. Ainsi, depuis Wellhausen, Gunkel (1910) reconstruit deux versions parallèles, E et J. Si ces solutions n'ont finalement pas été retenues par la majorité des exégètes historico-critique, c'est parce qu'aucune des tensions n'a paru suffisamment rédhibitoire pour exiger une répartition du récit entre plusieurs couches littéraires. De plus, aucune des versions postulée ne tient en tant que telle. La plupart des auteurs récents préfèrent donc considérer notre récit comme une unité sur le plan littéraire et ils cherchent à résoudre les tensions par une reconstitution des étapes qui ont marqué la transmission du récit sur le plan oral. En général, on procède de la manière suivante : on commence par écarter tous les éléments du récit ou motifs qui paraissent "secondaires" pour obtenir le "noyau primitif" du récit, puis on reconstruit le récit à partir de ce noyau en expliquant à quel moment et pour répondre à quelles questions les autres éléments sont venus s'y ajouter. Des exégètes ont proposé des tentatives de reconstruction du récit, notamment Hermisson (1974), Hentschel (1977) et Cruells (1977). Ce qui caractérise ces trois tentatives, c'est de proposer une ligne d'évolution clairement reconnaissable allant, d'une part, en ce qui concerne la caractérisation du héros, d'un glorieux vainqueur du démon à un personnage patriarcal sauvé de justesse. En ce qui concerne l'orientation étiologique, le récit évolue d'une visée simple vers une visée multiple, de la simplicité vers la complexité. La divergence principale entre les propositions de reconstruction réside dans le fait que les auteurs ne concordent pas quant à l'ordre chronologique dans lequel ils situent l'adjonction des éléments nouveaux. Ce qui, en tous cas, est caractéristique de leur démarche exégétique, c'est que chaque élément du récit n'est vu et lu que dans la portée qu'il pouvait avoir au moment de son insertion dans le récit. La lecture proposée est donc une lecture radicalement diachronique. Le sens du récit ne s'explique que comme une résultante, plus ou moins arbitraire, de sens antérieurs et divergents. L'exégèse structurale, elle, part de présupposés et d'options totalement différentes : le texte, rien que le texte. La question de savoir si le texte actuel pourrait "recouvrir" un texte antérieur n'est même pas posée, même pas envisagée. L'unité du texte est considérée comme donnée. On ne va donc pas chercher non plus à situer le texte dans le temps, dans l'histoire des idées, dans l'histoire sociale ou dans l'histoire tout court. On fera abstraction de la question de l'auteur et de son destinataire. La seule chose qui va faire l'objet d'une analyse est la manière dont le texte donné "fonctionne". Les analyses de Roland Barthes ("La lutte avec l'ange. Analyse textuelle de Genèse 32,23-33", in Roland Barthes et al, (éd.), Analyse structurale et exégèse biblique, 1971), Couffignal (Jacob lutte au Jabboq, 1975) et Durand (Le combat de Jacob, 1977) sont des exemples de ce type d'analyse. Toutefois, les analyses de Barthes, Couffignal et Durand ont une faiblesse : ils se contentent de travailler sur les schémas de Propp et de Greimas mais ne citent pas une seul récit folklorique concret qui pourrait servir de comparaison. C'est pourquoi je me propose de comparer le récit de Jacob au Jabbok avec le conte irlandais de Cuchulainn (entre le Vème et le IXème siècle ap. J.-C.). Il est bien évident qu'il ne peut exister aucune influence directe entre ces deux récits. Pourtant, le conte irlandais révèle, à mon avis, une parenté étonnante avec le récit de la lutte de Jacob. Voici ce que raconte ce conte, à propos de la jeunesse de Cuchulainn, dont le premier nom est Setanta : Le jeune Setanta est élevé à la cour du roi Conchobar avec d'autres enfants de nobles. Dès sa naissance, il fait preuve d'une force et d'une adresse inhabituelle pour un enfant de son âge. Un jour, le roi Conchobar est invité avec sa suite à un banquet donné par le forgeron Culann : c'est là qu'ils doivent aussi passer la nuit. Conchobar demande à Setanta de se joindre à l'équipée, mais celui-ci répond qu'il aimerait d'abord terminer ses jeux. Il promet de les suivre un peu plus tard. Lorsque Conchobar et sa suite arrivent chez Culann, c'est la tombée de la nuit, et Culann leur demande s'ils attendent encore quelqu'un. Conchobar, qui a oublié Setanta, répond par la négative. Fort de cette assurance, le forgeron Culann fait fermer la porte de la clôture qui entoure son domaine et lâche son terrible chien de garde. Il s'agit d'un animal d'une puissance surnaturelle, "fort comme 100 hommes", "incroyablement sauvage, écumant, déchirant, bouillant de haine". "Trois chaînes sont nécessaires pour le retenir, avec trois hommes à chaque chaîne". Entre-temps, Setanta, qui s'est mis en route pour rejoindre Conchobar et sa suite, arrive à la grille du domaine, et est instantanément attaqué par le chien. Les hurlements du chien sont si affreux que les hôtes de Culann, à l'intérieur, pâlissent d'effroi. Ils se souviennent de Setanta, mais il est trop tard pour intervenir. Or, Setanta lutte avec le chien les mains nues et, pour en venir à bout, il profite d'un moment où le chien ouvre sa gueule pour précipiter dans la gorge du monstre la petite balle avec laquelle il jouait. Le chien étouffe et meurt sur le champ. Face à cette victoire inespérée, Conchobar et sa suite accueillent Setanta avec enthousiasme. Mais le forgeron Culann est inconsolable : il a perdu son précieux chien de garde. "C'est lui, sanglote-t-il, qui était le gardien de ma vie, de mon honneur et de toutes mes possessions". Setanta propose alors à Culann de lui élever un autre chien de la même nichée. Et surtout : en attendant, c'est lui, Setanta, qui servira de gardien à Culann et qui protégera son domaine. Culann accepte cette proposition, et Setanta, muni d'un bouclier et d'une lance, entre au service de Culann. Alors, le druide Cathbad lui dit : "Ton nom sera désormais Cuchulainn (ce qui signifie "le chien de Culann") !" Setanta préférerait garder son nom de naissance. Pourtant, il ne sera plus appelé autrement, à partir de là, que Cuchulainn. La lutte contre le chien laisse à Cuchulainn une autre séquelle : désormais, il lui sera interdit de consommer de la viande de chien (et c'est d'ailleurs la transgression de ce interdit qui, beaucoup plus tard, causera la mort du héros). Le cycle de Cuchulainn a beaucoup d'autres épisodes qui pourraient, à certains égards, évoquer la lutte de Jacob : lutte dans les gués de rivières, lutte contre des démons de rivière, tours de lutteur, longues luttes sans issues. Pourtant, l'épisode de la lutte contre le chien de Culann est le seul véritable parallèle structural de Gn 32. Vous me direz, bien sûr, que le récit que je viens de vous résumer n'a rien à voir avec le récit biblique. Le monde conceptuel, culturel, les valeurs, la situation sociale, bref, tout diverge. C'est pourquoi il est d'autant plus frappant de constater à quel point les structures narratives, les séquences, les articulations du récit sont les mêmes. Un seul motif important de Gn 32 fait défaut : le marchandage pour obtenir la libération et le chantage qui y répond de la part du héros. Je résume ici les points convergeants des structures narratives :
Toutefois, il est possible qu'il existe certaines structures narratives qui sont "données", comme sont "données" les structures linguistiques de base. Il n'est évidemment pas de mon propos d'analyser ces structures (ou, par exemple, de corriger les schémas dégagés par Propp). Il me suffit pour l'instant de les constater. Cela signifie que la logique narrative, avec la multiplicité des visées étiologiques, par exemple, n'est pas nécessairement celle que nous imaginons intuitivement. Le découpage d'un récit structurellement analogue à celui de Gn 32 nous oblige à reconnaître au moins ceci : Gn 32 est narrativement possible. Trois éléments, au moins, qui ont traditionnellement été considérés comme "secondaires" dans le récit de Gn 32 s'avèrent ainsi s'expliquer dans la logique narrative du récit et donc appartenir vraisemblablement à la forme primitive du récit. Ce sont :
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