Olivier
MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de
l'éducation
18 janvier 2002
Texte paru dans l'Educateur (n°1), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).
Il est une astreinte plus difficile quapprendre : désapprendre. Marcher, courir et sauter ; lire, écrire, compter ; monter à vélo, conduire une voiture, faire du ski : il faut, pour devenir un homme, tout apprendre. Et il faut, lâge venu, accepter dy renoncer. Lorsque le corps est trop fatigué, lorsque " la tête ne suit plus ", que les réflexes sont émoussés et que la vivacité sen est allée, il faut accepter de ne plus être tout à fait ce que lon a été. Et ce qui nous a tant apporté, nous devons apprendre à nous en passer.
Ma grand-mère a bientôt 90 ans. Elle a traversé son siècle sans rien en manquer. Elle a vu Londres, Florence, Amsterdam, Stockholm ; la Coupe du Monde de football à Wembley ; le pape Paul VI au Vatican. Elle a sillonné le pays et elle a traversé les Alpes au volant de sa voiture. Dans lentreprise familiale, elle a géré la facturation, la trésorerie et les salaires sans rien devoir au patron. Mais ce quelle a fait pour nous, cest à nous, maintenant, de le faire pour elle. La conduite dabord, la marche ensuite : les déplacements, par exemple, sont devenus difficiles, pénibles même. Il faut aller de plus en plus doucement, pour ne pas tomber et, surtout, ne pas se blesser. Il faut prendre une canne, puis un " auxiliaire de marche ", puis une chaise roulante. Il faut accepter, alors quil fut si bon dapprendre, de désapprendre à marcher. Et pour apprendre à renoncer, il faut du courage, beaucoup de courage. Et de laide. Mais juste assez.
Ce qui est émouvant, cest de retrouver, en fin de vie, les questions qui fondent la pédagogie. Comment réinstaller, au fur et à mesure des difficultés, les soutiens que les éducateurs ont lhabitude de désinstaller ? Un petit qui apprend à marcher, à nager, à lire, à compter, on le tient dabord par les deux mains, puis une seule, puis, un jour, on le laisse aller. Les grands-mères et les grands-pères, cest quand ils ne vont plus tout seuls quil faut les aider. Evidemment, ce ne sont pas des enfants. Et cest bien là, dailleurs, le plus déchirant. Faut-il les protéger de tout, y compris deux-mêmes ? Sils affirment quils peuvent se lever seuls, et quon pense quils risquent de tomber, faut-il les mettre en garde, les en empêcher, les laisser faire ? Sils disent quils se souviendront bien quils sont invités dimanche prochain, faut-il les croire sur parole, ou leur téléphoner plusieurs fois pour le leur rappeler ? Faut-il tout prévenir, ou faut-il respecter leurs choix et leur quant-à-soi, sans quoi on ne respectera pas leur dignité ?
Cest là, finalement, que la pédagogie qui permet de grandir rejoint la pédagogie qui permet de vieillir. Le dilemme est connu, et indépassable : si lon pense et si lon décide sans cesse à la place de lautre, comment fera-t-il " ses propres expériences ", et comment deviendra-t-il ou restera-t-il une personne à part entière, responsable de ses actes et libre de ses jugements ? Lhumanité se construit à 6 mois comme à 90 ans. Dans sa lutte contre les renoncements, cest ce quune grand-mère opiniâtre apprend chaque jour à ses petits-enfants.