Former au métier de vivre

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

18 octobre 2002

Texte paru dans l'Educateur (n°11), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


Eduquer ou instruire ? Instruire ou éduquer ? On sait que le débat est sans fin. Il y a d’un côté la logique inflationniste : les adultes vivent dans le monde du chacun pour soi, mais ils comptent sur la bonne volonté des maîtres pour restaurer à la fois le " vivre ensemble ", le " respect d’autrui " et l’" intégration républicaine " via l’éducation des jeunes générations. Et de l’autre côté, il y a la logique déflationniste, qui témoigne des mêmes angoisses, mais qui renverse la demande : puisque les comparaisons internationales portent sur les disciplines de base, ceux qui veulent monter très vite dans les classements réclament moins l’expansion de l’école que son repli sur l’instruction élémentaire. Tant d’ambivalence pourrait nous irriter si nous n’avions pas nos propres contradictions. Car nous-mêmes, nous disons que les parents " démissionnent " lorsqu’ils ne font pas leur travail éducatif, mais s’ils gardent leur fiston à la maison au lieu de l’envoyer " vivre ensemble " au camp vert, nous trouvons qu’ils s’inquiètent trop. En fait, nous sommes comme tout le monde : nous aimons bien l’éducation d’autrui, à condition qu’elle ressemble à la nôtre.

Comment sortir de cet imbroglio ? Par une pirouette ? Il serait facile de dire, en effet, qu’il n’y a rien de plus éducatif que l’instruction, ni rien de plus instructif que l’éducation. Mais cela ne résoudra aucun problème concret. Ce qui peut par contre orienter et soutenir concrètement les politiques et les pratiques scolaires, c’est le remplacement de ce couple infernal par un terme de synthèse : la formation.

" Programme de formation " (Québec), " projet global de formation " (Suisse romande), " parcours commun de formation " (France) : les derniers textes officiels nous donnent mandat de transmettre aux élèves autre chose que de l’érudition et/ou des bonnes manières : une solide formation. " Vivre est le métier que je veux lui apprendre ", disait Rousseau à propos d’Emile. Si le " métier d’homme " est le plus beau et le plus difficile des métiers, il demande logiquement une vraie formation. Cette formation est plus qu’une éducation, parce qu’elle suppose un travail méthodique (un " parcours de formation ") et des objectifs bien identifiés (un " projet global de formation "). Et elle est plus qu’une instruction, parce que le travailleur qui se forme n’apprend pas seulement à connaître son métier, il apprend à l’exercer.

Métier d’homme et travail de formation : cette conception de l’école est intéressante, parce qu’elle permet d’aborder à nouveaux frais bien des enjeux pédagogiques. Du point de vue des finalités, d’abord, parler de formation, ce n’est pas " préparer " les élèves de quatre ans au marché du travail. C’est leur fournir les armes qui leur permettront d’exercer dignement le " métier de vivre ". Ces armes, ce sont des savoirs (instruction) et des attitudes (éducation), mais surtout des compétences (formation) qui intègrent ces ressources pour comprendre et agir dans le monde, comme nous le faisons lorsque nous lisons le journal (lecture), lorsque nous critiquons un sondage (mathématique), lorsque nous dessinons un plan (géographie), lorsque nous soignons une maladie (sciences) ou lorsque nous pratiquons un sport (éducation physique). Pour construire de telles compétences, on peut adopter les principes propres à toute formation : alterner le travail pratique et le travail théorique (étudier l’orthographe en publiant une revue), organiser chaque cycle en unités et en modules d’apprentissage (une semaine compacte sur la construction du nombre), fixer des objectifs à moyen terme et évaluer la progression des élèves dans des situations complexes (présenter un exposé documenté devant la classe), jeter des ponts entre l’école et son environnement (chercher de l’information sur Internet pour préparer un camp à la fois vert et formatif). Vaste programme, évidemment. Pour former nos élèves au métier d’homme, nous n’avons pas fini de nous former. Et c’est tant mieux : la formation des maîtres, nous dit Samuel Roller, c’est pour nous aussi une " école d’humanité ".