Olivier
MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de
l'éducation
2 mai 2003
Texte paru dans l'Educateur (n°5), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).
Il y a un signe qui ne trompe pas : quand le monde a lair dimploser, les journalistes se glissent dans les classes pour voir comment elles réagissent à lactualité. Lécole dans le journal, cest bien, mais le journal dans lécole, cest mieux.
Effondrement du World Trade Center, guerre en Irak, à chaque fois simposent les mêmes questions : que dire aux enfants ? que dire aux jeunes qui descendent dans la rue ? que dire aux plus petits qui tombent peut-être des nues ? En quête de réponses, la presse locale entre dans les écoles. Logique en somme. Pour parler de linnommable, quoi de mieux quun professionnel de lenseignement ? Ce que font linstituteur ou la prof dhistoire, les mots quils disent et les jugements quils sinterdisent, le citoyen pédagogue peut sen inspirer à la maison. Il peut trouver, dans son journal, de quoi éclairer sa lanterne de parent.
Mais on dirait quil y a plus que ça. On dirait quen passant du désert irakien aux gymnases gruyériens, les journalistes veulent non seulement déchiffrer lévénement, mais aussi confirmer que cen est un. Quand les programmes sont suspendus, quand on parle de la guerre pendant la leçon de grammaire, alors le doute nest plus permis : il se passe quelque chose dimportant. Que lécole sorte de ses gonds, quelle quitte son cours pour commenter lactualité, on dirait que cest ça lévénement !
Etrange événement, en vérité. Que lécole soccupe du monde et les journalistes de lécole, cest deux fois tant mieux. Mais pourquoi tous les dix-huit mois ? Pourquoi céder sur lIrak et pas sur la Palestine ? Pourquoi sinquiéter des massacres à larme lourde et pas des guerres civiles, des conflits sociaux, des épidémies et des famines ? Il y a tant de souffrances sur cette terre, tant de choses à connaître pour comprendre et pour combattre les injustices. Pourquoi lécole et les journaux se rencontrent-ils si rarement ? Pourquoi éduquons-nous nos enfants " à la citoyenneté " au hasard des bombardements ?
Dans la faim dans le monde expliquée à [s]on fils (Seuil, 1999), Jean Ziegler sétonne quil nexiste aucun enseignement où la faim soit analysée, discutée, examinée quant à ses racines, aux moyens à mettre en uvre pour léliminer. Quand un fléau manque de spectacle, lécole est muette, elle ne fait pas son travail. Les jeunes la quittent pleins de bonnes intentions (" la faim cest mal et ça fait mal ! "), mais jamais avec un vrai savoir, une claire conscience des origines et des effets désastreux de la faim. Comprendre et combattre la faim, mais aussi les inégalités, la misère, la guerre ou la pollution, ce nest pas sindigner un moment sous le coup de lémotion. Cest étudier régulièrement la géographie, lhistoire, la politique, les religions, léconomie, les sciences et les mathématiques, cest lire les cartes, les tableaux, les graphiques, les récits et les rapports qui montrent où sont les déséquilibres, comment ils sexpliquent, ce qui les aggrave et ce qui les réduit, ce que les hommes peuvent faire pour vivre et prospérer ensemble durablement. Comment construire ces compétences si lécole met le monde entre parenthèses ?
Dans leur Déclaration sur les finalités et objectifs éducatifs de l'Ecole publique, les départements romands de linstruction publique nous donnent mission denseigner " le respect de la valeur intrinsèque de la personne humaine " et " le sens de la solidarité " en même temps que la lecture et lécriture. Cest excellent. Mais comment faire concrètement ? Don Lorenzo Milani, le prêtre-instituteur des enfants de Barbiana, avait sa méthode : il faisait lire le journal chaque matin à tous ses élèves et il leur demandait ensuite de poser des questions. Dans sa classe, on apprenait la lecture en lisant, la solidarité en se solidarisant, la citoyenneté en débattant du prix du pain ou de la crise de Cuba. Pas dinterruption, dans ce programme-là. Par dexception, dans cette actualité-là. Quand le journal entre dans lécole, parler du monde nest plus un événement et les journalistes restent à la maison.