Mission impossible ?

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

17 septembre 2004

Texte paru dans l'Educateur (n°9), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


 

" Enseigner : métier impossible ", disait Freud. Pas facile, pour les jeunes, de sauter dans le grand bain. Et pas simple, pour les vieux, de leur tendre la main.

De futurs enseignants tournent un reportage vidéo dans le cadre de leur formation. Ils interrogent quelques " anciens ", des maîtres qui connaissent le terrain et témoignent de ce qu’offre et demande la pratique au quotidien. La même question clôt chaque interview : " Pour résumer votre conception du métier, quel titre de film vous semble indiqué ? " La vie est belle ? Angélique. Le salaire de la peur ? Pathétique. Non, ce qu’il faut trouver, c’est une formule combinant deux idées : 1. enseigner reste un engagement ; 2. il faut soigner la préparation. " Je verrais bien… Mission impossible, conclut un expert en séries B. Vos formations parlent " socioconstruction " et " contrat didactique ", mais ces messages sont trop théoriques. Ils s’autodétruiront dans le feu de l’action. Livrés à vous-mêmes – devant votre programme, vos dix disciplines, vos vingt-cinq élèves et vos cinquante parents – saurez-vous relayer les vieux combattants ? "

Il y a deux façons d’entendre l’avertissement. On peut d’abord relativiser le changement. Les débuts dans le métier n’ont jamais été simples. Ce n’est pas d’hier que date l’angoisse des commencements. Les maîtres ne sont ni mieux ni moins bien préparés qu’avant. Ils le sont différemment, parce que le métier est différent. Quand on s’inquiète pour elle, la relève demande un peu moins de compassion : " C’est vrai, nous avons nos doutes, nos lacunes, nos questions. Mais nous n’avons pas fini d’apprendre. Aidez-nous à débuter. Ne soyez pas rebutants… " Mieux vaut donc élargir le raisonnement. Si le métier change, peut-être que doivent changer nos méthodes d’initiation. Quelles recrues faut-il former : des héros solitaires modernisés, ne comptant d’emblée que sur eux-mêmes pour subsister ; ou des professionnels polyvalents, partageant en équipe les missions, les problèmes, les solutions ? Compétence collective, suivi collégial, échange de pratiques, intervisions, coformations et professionnalisation : on ne cesse d’annoncer une école décloisonnée. Pourquoi attendre de l’enseignant nouveau qu’il soit le champion de la collaboration… et qu’il sache tout faire tout seul par dessus le marché ? C’est demander au médecin-assistant d’opérer à cœur ouvert à la place du patron. Si les nouvelles générations résistent à ce court-circuit, est-ce parce que le niveau baisse ou parce que des virtuoses " livrés à eux-mêmes " ne suffisent plus à le relever ?

Encadrer les élèves, rencontrer leurs parents, démocratiser l’enseignement : le mandat n’a pas changé, mais c’est collectivement que nous progresserons ou non. Autant choisir. Soit nous demandons des jeunes maîtres autosuffisants, formés pour la vie en trois ou quatre ans, mais nous ne nous plaignons ni de l’isolement ni des ordres anonymes venus d’en haut. Soit nous refusons le statut d’exécutants, et c’est ensemble que nous assumons le changement. Puisque nous sommes compétents, nous intégrons les nouveaux arrivants. Au lieu de les attendre au tournant, nous leur disons " Bonjour, bienvenue dans la maison " (c’est poli). " En cas de besoin, je suis à ta disposition " (c’est gentil). Nous suggérons des associations (" On échange nos évaluations ? "), présentons les ressources et le projet de l’établissement (" Sa chorale, son règlement, ses modules d’allemand "). Quand un coup de pouce s’impose (" Tu donnes trop de punitions… "), nous restons cohérents : nous assumons notre part de soutien, sans tout renvoyer vers la formation (" Qu’est-ce qu’ils t’ont dit, là-bas ?! ") ou vers l’inspection (" Ils contrôlent quoi, en haut ?! "). Bien sûr : cet appui est un travail. Si l’expertise est d’abord sur le terrain, il faut que chaque praticien puisse y mettre du sien. Cela demande du temps, des moyens, le soutien en retour de l’institution ; des équipes mandatées, outillées, rémunérées pour former et se former professionnellement. Mais ça, c’est le b-a-ba des agents spéciaux : qui veut les ressources accepte d’abord la mission.