Sortons !

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

26 novembre 2004

Texte paru dans l'Educateur (n°12), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


Nos journées « portes ouvertes » n’attirent pas magiquement les passants ? Inversons donc le mouvement.

Jours de grève dans la fonction publique. Des écoles sont fermées. D’autres travaillent ou sont partiellement paralysées. Tous les maîtres ne sont pas du même avis. Ils n’ont pas tous les mêmes soucis. « Les enfants n’ont rien fait, disent les uns. Pourquoi les pénaliser ? Leurs parents n’en peuvent mais. Pourquoi leur créer des difficultés ? » Les autres répondent que c’est ça le problème : les prestations diminuent, les élèves sont moins bien encadrés et les familles les plus pauvres souffrent en premier. Quel est le plus grave, en somme : bloquer un jour la République ou la laisser tranquillement décliner ? Chaque moyen d’action est matière à discussion. « Ce qu’il faudrait, c’est d’abord informer : ouvrir l’école à la population, montrer ce qu’elle fait, comment nous travaillons à former les nouvelles générations ! » Expliquer, justifier, combattre les préjugés, bref, communiquer efficacement : sur ce point, il y a presque l’unanimité. « Ouvrir l’école, d’accord, dit quand même un sceptique des derniers rangs, mais pas pendant l’affrontement. Communiquons une autre fois, en dehors du conflit et en prenant collectivement d’autres initiatives : à quoi bon ces journées « portes ouvertes » où seuls les convaincus font le déplacement ? »

C’est le paradoxe de l’invitation : l’école se méfie des intrusions mais quand elle s’ouvre, elle ne vit pas d’envahissement. Le soir, c’est différent, mais la journée qui a le loisir de passer deux heures chez l’enseignant ? Les parents doivent aussi travailler. Les pères – apparemment… – ont plus de peine à se libérer. Et la population ? Elle n’est pas même concernée. L’accès aux bâtiments lui est refusé pour des raisons de sécurité. Vous parlez d’une publicité ! Ceux qui pourraient en profiter s’avancent les derniers. Il y a de quoi se décourager. « J’ai tout organisé, dit une collègue : signalé le matériel que j’ai moi-même financé ; préparé des ateliers que les enfants animeraient ; fabriqué des biscuits pour combiner texte injonctif et convivialité. Je n’ai vu que deux parents : la présidente de l’association et mon cousin Armand ! Je ne recommencerai pas la prochaine fois. S’ouvrir dans l’indifférence, n’est-ce pas le comble de l’enfermement ? »

C’est le paradoxe de la communication : il ne suffit pas d’ouvrir le dialogue ; il faut avoir en face de soi quelqu’un qui entre en discussion. Sans partenaire, pas de partenariat. À qui parler si l’interlocuteur ne vient pas ? L’impasse est mortifiante : comment nous faire entendre si nos portes grandes ouvertes ne détournent pas le quart d’un passant ? Eh bien : renversons le raisonnement. Dégageons l’accès et… sortons !

Ne serait-ce pas de la bonne communication ? Un jour par an, pacifiquement, envahir la Cité pour venir à la rencontre des travailleurs et des retraités, de ceux qui peuvent aimer l’école, la détester parfois, mais qui la paient de toute façon via leurs impôts. Bien sûr, cela fait longtemps que nous sortons. Que nous partons en excursion, visiter les musées ou dessiner le plan du quartier. Mais justement : si l’enseignement n’est pas reclus par vocation, pourquoi ne pas venir collectivement au-devant des gens et promouvoir l’opération à la télévision ? Pas pour le plaisir de la promenade. Encore moins celui de la manifestation. Mais pour montrer – cette fois à chaque passant – comment nous travaillons à ce qu’apprennent les enfants. « Lire, écrire et compter ? Bien sûr que c’est notre priorité ! » La preuve par l’acte vaut 100’000 de thèses de la CDIP. Une classe au marché, à peser les légumes. Une autre à la gare, lisant les horaires. Les petits enquêtent chez le boulanger qui leur explique la recette du pain brioché. Les grands interviewent le cantonnier, mesurent la densité du trafic, disent des poèmes devant la poste et au club des aînés. « Des compétences et des savoirs ? Évidemment que l’école peut bouger et en même temps rester fidèle à son passé ! » Si nos élèves nous aident à le démontrer, sera-ce une « prise d’otage » ou la fête nationale du savoir et du respect ? Ceux qui ont peur d’une école populaire voudraient la « sanctuariser ». Nous préférons la démocratiser ? Alors ouvrons les portes et sortons enseigner !