Olivier
MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de
l'éducation
4 novembre 2005
Texte paru dans l'Educateur (n°11), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).
Quand lintelligence se fait artificielle, que reste-t-il concrètement à apprendre et à enseigner ? Suite de lexploration, où la mécanisation change un peu de côté.
Nous avons vu le mois dernier que la cartographie nest plus ce quelle était : on entre « Grandvaux » puis « Porto » sur un site de voyage en ligne, et le logiciel trace instantanément ce que nos parents passaient jadis une soirée à mesurer, calculer, lire et dessiner à la sueur de leur front. « Une automobile part de Berne à 11 ¼ heures du matin et fait du 55 kilomètres à lheure. Quand arrivera-t-elle à Lausanne, distante de 119 km ? » « La carte murale de la Suisse est dressée au 1/200.000. Quelle est en kilomètres la distance à vol doiseau de Genève à Villeneuve, si ces deux villes se trouvent sur la carte à 31 ½ centimètres lune de lautre ? » À lécole, les problèmes darithmétique appelaient les leçons du même nom. Topographie, géométrie, règle de trois et tables de multiplication : il en fallait des ressources pour trouver les solutions.
Aujourdhui, la pensée sautomatise, nos techniques nous déchargent de plus en plus dopérations : elles réduisent les racines carrées, développent les volumes, transcrivent des textes, contrôlent lorthographe, se mettent à traduire, raisonner et même apprendre sur commande. « Quand vous achetez un appareil photo, dit Philippe Meirieu, vous êtes bien contents de ne plus avoir à faire de l'optique cartésienne et à chercher le rapport entre la profondeur du champ et le diaphragme. L'appareil le fait pour vous. » Les systèmes experts et leurs moteurs dinférence organisent les données, combinent les règles, produisent des réponses à des questions de plus en plus sophistiquées. Cest un progrès, mais aussi une complication. Linstruction est obligatoire parce quelle offre le pouvoir de raisonner. Que répondre à lélève qui trouve que la machine le fait bien mieux et à moindre frais que son cerveau et sa règle à calculer ?
Première option, largument dautorité : « Silence ! Cest moi qui enseigne ; vous, vous étudiez. Nous faisons le programme ; dautres se chargent de le rédiger » Lordre règne, mais lapprentissage est tronqué : on sait se passer de la modernité, pas pourquoi lécole a choisi de lignorer. Deuxième option, la subsidiarité : « Tout confier à lélectronique ? Mais que ferez-vous quand le courant sera coupé, le réseau saturé ? » Pour voir venir la panne, on duplique chaque fonction. On mime la machine pour échapper à sa domination. Cest prudent mais coûteux : qui passerait un diplôme de mécanique pour économiser le prix dune réparation ? Une société complexe sépare nécessairement les compétences expertes de ce que chaque honnête homme doit connaître de son côté. Cest le troisième niveau, celui qui fait des savoirs enseignés, de leur usage, de leur validité, non un sujet tabou, pas une simple utilité, mais un problème en soi, qui peut et doit sétudier. Les technologies sont alors bien plus quun outil à prendre ou à laisser : un objet problématique, à solliciter et à interroger.
Il y a deux façons, pour lécole, de démissionner. Dire aux élèves quils nont pas à sinquiéter, que les maîtres savent très bien quelles techniques sont valables, lesquelles sont inadaptées. Ou leur assurer quelles peuvent toutes flancher, quils ne seront tranquilles quen devenant leur alter ego, une sorte de succédané. Sen remettre aux professeurs ou jouer soi-même les processeurs : ne seraient-ils pas là, les apprentissages mécanisés ?
Reprenons les voyages en ligne. Changent-ils tout ou rien à la géographie ? Drôle dalternative. Mieux vaut mettre la chose à contribution, demander à la classe déprouver linterface, de faire des essais, des comparaisons, des triangulations, de voir quand et comment linvention ou ses utilisateurs sont pris en défaut. Aller de Berne à Lausanne est laffaire dun algorithme. Faire le tour de Suisse via les cinq plus grandes villes et les trois plus beaux cols est un problème dun autre ordre, dun tout autre niveau. Mettons cinq groupes au travail et voyons comment ils réussissent mais aussi ce quils comprennent de la situation. Qui use pour quel profit et selon quel raisonnement de quels savoirs et de quelle technologie à quel moment ? Le désir de voyager et le besoin de calculer seront toujours combinés. Cest lusage du monde qui sera (un peu) revisité.