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in CRESAS, On n’apprend pas tout seul ! Interactions sociales et construction des connaissances, Paris, Ed. ESF, 1987, pp. 139-148.

 

 

De l’école active à l’école interactive :
un nouveau mythe ?

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1987

Sommaire

I. Interactions sociales et école active

II. On peut apprendre tout seul !

III. Le poids de la routine

IV. Intervention du maître et contrôle des interactions

V. Pour une approche statistique de l’interaction

VI. Interaction sociale et échec scolaire

Réponses aux questions

Références


Que certaines interactions sociales soient déterminantes dans la construction des savoirs, voilà qui ne fait pas l’ombre d’un doute aux yeux d’un sociologue acquis à l’interactionnisme symbolique et, s’agissant de l’habitus et des représentations, à deux " constructivismes interactionnistes ", l’un inspiré de Piaget et de ses continuateurs en psychologie sociale (Perret-Clermond, 1979), l’autre de Berger et Luckmann (1971) ou de Watzlawick (1978). L’importance que donnent les chercheurs du CRESAS aux interactions sociales me paraît faire utilement contrepoids à la centration trop fréquente sur les facteurs individuels de la réussite scolaire. Si j’exprime ici quelques doutes ou quelques questions, c’est avant tout pour contribuer à une réflexion commune.


I. Interactions sociales et école active

La société n’existe, comme système vivant, qu’à travers les interactions partiellement régulières et prévisibles qui recréent chaque jour ses structures. Modalité obligée d’existence du social, l’interaction n’est en elle-même ni un bien ni un mal ; elle peut être source de d’autonomie ou d’égalité aussi bien que d’aliénation ou de domination. De même, alors que certaines interactions sont formatrices, d’autres sont sources d’appauvrissement culturel ou de troubles de l’identité.

Une interaction ne contribue à la construction de savoirs et de savoir-faire que si elle favorise l’activité du sujet. Les intuitions qui ont fondé les notions d’éducation fonctionnelle et d’école active et qui inspirent les mouvements d’école moderne et les pédagogies nouvelles ont insisté depuis longtemps sur le rôle de l’activité du sujet dans l’apprentissage. Wallon et de Piaget ont montré que la construction des connaissances passait par l’action, entendue au sens large : action concrète aussi bien qu’opération mentale sur des représentations ou des symboles. Mais cela signifie pas que toute action est génératrice d’un apprentissage : il faut qu’elle se heurte à une certaine résistance du réel, entraînant une accommodation, une coordination, une différenciation des schèmes, des savoir-faire ou des savoirs acquis.

La question est : en quoi l’insistance sur l’interaction sociale permet-elle de mieux poser ou de mieux résoudre les problèmes que rencontrent les pédagogies actives ? À cette question, on peut imaginer au moins trois réponses : 1. on peut avancer que toute activité favorable à la construction de savoirs est solidaire d’une interaction sociale ; 2. on peut penser que les interactions sociales induisent, par leur nature, même des fonctionnements mentaux particulièrement féconds du point de vue des apprentissages ; 3. on peut soutenir que l’interaction sociale est un moteur privilégie de l’action, à la fois puissant et partiellement indépendant des interventions de l’enseignant.


II. On peut apprendre tout seul !

Les êtres humains participent d’une culture et vivent en société. Toute activité individuelle, aussi intériorisée et privée soit-elle, renvoie en dernière analyse à des rapports sociaux, donc à des interactions passées ou à venir. Cela non seulement dans l’esprit de l’observateur, mais dans celui de chaque acteur social : lorsque nous sommes seuls, même en rêve, nous passons beaucoup de temps à nous remémorer des interactions passées, pour les revivre, les comprendre, les justifier, les assimiler ; et non moins de temps à nous imaginer des interactions possibles, souhaitables ou probables. En ce sens, toutes nos pensées et tous nos actes, même les plus solitaires, renvoient à autrui et à des interactions sociales possibles ou réelles. Ce qui ne veut pas dire que nous sommes constamment pris dans le vif d’une interaction. Or nous n’arrêtons pas de penser et d’agir pour autant. Notre mode de fonctionnement mental est certainement différent, mais rien ne permet d’affirmer que les activités qui participent directement de l’interaction sont les seules fécondes du point de vue de la construction des savoirs.

Nous pouvons apprendre en réfléchissant et en agissant seuls, en réorganisant nos informations, nos concepts, nos représentations, en jouant avec le langage et d’autres systèmes de signes, ou agissant sur des objets ou des systèmes mécaniques ou électroniques. Quiconque dessine, travaille de ses mains, rédige un texte, résout un problème, programme un ordinateur ou joue en solitaire est confronté à une réalité qui résiste, qui l’oblige à différencier et à restructurer ses schèmes, ses savoirs, ses savoir-faire au même titre que dans une interaction directe. Papert (1981) a insisté sur la fécondité des engrenages, des " micromondes ", des " machines pour penser avec ". Sans doute le LOGO n’est-il pas une solution à tous nos problèmes, pas plus que les technologies nouvelles dans leur ensemble. Mais l’insistance sur les interactions sociales ne devrait pas dévaloriser les vertus éducatives des activités individuelles de toutes sortes, qu’elles soient ou non dépendantes d’une technologie avancée. L’exploration, le jeu, la manipulation, la création, l’écriture, la lecture, la rêverie restent des activités individuelles créatrices d’apprentissages et qu’il vaut la peine de susciter dans un cadre scolaire au même titre que les interactions sociales. Ce qui conduit simplement à élargir le rapport entre interactions sociales et construction des savoirs : pour apprendre, il n’est pas nécessaire d’être pris constamment dans le vif d’une interaction ; mais il faut être inséré dans un tissu social qui stimule l’activité personnelle.


III. Le poids de la routine

L’interaction, qui n’est pas nécessaire pour apprendre, n’est pas non plus suffisante. Si toutes les interactions étaient éducatives, nous serions diablement savants ! En réalité, la plupart des interactions dans lesquelles nous sommes impliqués ne sont pas ou ne sont plus éducatives. Elles participent de nos routines, elles font fonctionner nos schèmes acquis et mobilisent des savoirs et des savoir-faire déjà constitués. La routine n’est pas en tant que telle sans valeur : elle permet économie

d’énergie, sécurité, rapidité, faible investissement affectif, automatisme et donc disponibilité pour d’autres aspects de la réalité. Il reste que, pour engendrer des apprentissages nouveaux, une interaction doit nous obliger à mettre en question nos certitudes, à élargir nos connaissances, à surmonter des contradictions, à prendre des décisions difficiles, à négocier avec des partenaires peu commodes.

Les interactions éducatives correspondent donc à une classe bien définie de situations sociales. Sans disposer d’une typologie exhaustive on peut mentionner les situations qui appellent : a. un partage équitable de ressources rares ; b. la concertation d’une action collective ; c. une compétition ; d. la coordination de points de vue divergents ; e. une décision commune difficile ; f. une coopération intellectuelle dans la résolution d’un problème difficile ; g. la résolution pacifique d’un conflit. Ces situations exigent toutes communication, négociation, argumentation et calcul stratégique. Or, rien ne permet d’affirmer que de telles interactions se produisent spontanément et constamment dans la vie scolaire.

On a affirmé longtemps que l’enfant était naturellement actif. Peut-être est-ce vrai durant la petite enfance. Au-delà, l’activité n’est plus une " compulsion ". L’individu doit y trouver son compte de plaisir, d’excitation, d’émotion ou, plus prosaïquement, avoir l’impression d’atteindre un but ou de préserver ses intérêts. Il en va de même des interactions : les acteurs sociaux n’interagissent pas pour interagir. Et lorsqu’ils affrontent les autres, c’est souvent de façon routinière. Il arrive bien entendu à chacun de rechercher la compétition, d’inventer un problème pour le seul plaisir de le résoudre, de s’engager librement dans un jeu ou un travail difficile, de se fixer des défis. Mais à l’inverse, rien ne permet de prétendre que les élèves recherchent constamment les problèmes à résoudre, les contradictions à surmonter, les conflits cognitifs à dépasser, les décisions épineuses à prendre. Avant d’être " apprenant ", l’élève est un acteur social à part entière (Perrenoud, 1984, 1985, 1988), il a des intérêts et des stratégies, il s’implique pas l’interaction pour des raisons qui lui appartiennent, souvent étrangères à tout projet éducatif.

Sans nier le goût du jeu, la curiosité, l’envie de maîtriser la réalité, le désir de gagner, le goût du pouvoir ou le plaisir de communiquer, il faut constater que, pour la plupart des individus, ces moteurs ne sont ni constants, ni inusables, ni toujours assez puissants pour les impliquer dans des interactions éducatives. L’individu ne s’engage dans une interaction que si elle a pour lui un sens. Or ce sens ne naît pas de la situation d’interaction en tant que telle, mais de la balance entre ce qu’il y perd et ce qu’il y gagne. Il a autant de raisons de se protéger de certaines interactions, de les tenir en lisière de son champ de conscience que d’y entrer de plain pied.


IV. Intervention du maître et contrôle des interactions

Quel que soit l’intérêt d’une approche interactionniste il faut, pour ne pas construire un nouveau mythe, savoir que l’interaction, en tant que telle, ne propose aucune solution miracles aux problèmes pédagogiques fondamentaux. L’idée d’interaction peut cependant, sur un point crucial, avancer très concrètement la réflexion didactique. Les pédagogies traditionnelles ne sont pas indifférentes à l’interaction, mais elles la situent d’abord entre le maître et l’élève, qu’il s’agisse du dialogue socratique ou de l’exposé magistral suivi de questions. Ce qui limite considérablement la densité des interactions en classe. Sans doute le maître, qui dialogue avec l’ensemble de ses élèves et parfois avec chacun en particulier, a-t-il l’impression d’être au centre de très riches échanges. Cela masque la pauvreté des interactions " légitimes " entre élèves. L’expérience d’une interaction permanente est avant tout celle du maître, même dans une classe active !

Au contraire, dès le moment où l’on considère que les échanges entre élèves sont féconds, on multiplie de façon extraordinaire les possibilités d’interaction au cours du temps scolaire. Chaque élève devient un moteur de l’interaction ou une personne-ressource pour les autres. Il cesse d’être ce personnage censé ne s’animer que lorsque le maître le sollicite. On retrouve ici, d’une certaine façon, les intuitions fondatrices de l’enseignement mutuel, débarrassées de ce qui en faisait les limites : la reproduction entre élèves du schéma d’interaction maître-élève. On peut considérer les interactions sociales entre élèves comme un enseignement mutuel spontané, chacun étant à son tour, sans même s’en rendre compte, formateur pour l’autre.

Reste à créer les conditions dans lesquelles pourront naître et se développer des interactions fécondes entre élèves. Par définition, le maître ne les contrôlera pas entièrement et en sera largement absent. Il n’aura donc pas prise sur leur continuité, leur densité, leur contenu ou leur symétrie. Autrement dit, les interactions dépendront de la confrontation des stratégies respectives des élèves, qui peuvent, selon les cas, rendre les échanges très enrichissants ou les vider de tout intérêt éducatif. Ainsi, dans une recherche-action conduite à Genève sur l’échec scolaire et la différenciation de l’enseignement (Groupe RAPSODIE, 1979 ; Haramein & Perrenoud, 1981 ; Hadorn, 1984), avons-nous constaté qu’en instituant une plage hebdomadaire consacrée au jeux de réflexion, nous perdions la maîtrise des interactions entre élèves dès le moment où nous renoncions à jouer avec eux, à arbitrer leurs parties ou à intervenir comme garants du respect des règles et de l’implication de chacun dans un jeu. Les jeux de réflexion se prêtent en principe fort bien à des interactions entre égaux. Les élèves, un peu plus de trente, avaient à disposition une quarantaine de jeux de réflexion et trois ou quatre adultes fonctionnant comme partenaires ou comme personnes-ressources ; ils avaient du temps, une grande liberté dans le choix de leurs partenaires, la possibilité de se déplacer dans plusieurs locaux. Malgré cela, certains élèves ne jouaient à rien ou ne s’engageaient sérieusement dans aucun jeu ; certaines parties étaient interrompues au premier signe de lassitude ou au moindre conflit. Beaucoup d’élèves choisissaient en priorité des jeux stéréotypés et répétitifs ; les règles étaient systématiquement simplifiées et appauvries, d’entente entre tous les joueurs ; les élèves semblaient plus sensibles aux enjeux relationnels qu’au travail intellectuel que les maîtres espéraient favoriser.

Cette expérience, comme bien d’autres, montre qu’il est très difficile, lorsqu’on crée des occasions d’interaction, de maîtriser ce que les élèves en font. On ne peut, à moins d’intervenir constamment, au risque de transformer du tout au tout la nature des interactions, éviter complètement les inégalités dans la participation, l’agressivité, la lassitude, la régression vers des formes stéréotypées d’interaction, l’enlisement des activités, l’éclatement des groupes ou le détournement du matériel proposé.


V. Pour une approche statistique de l’interaction

Lorsqu’il est au centre du réseau d’interactions, le maître a un sentiment de maîtrise. Il peut donc prendre le risque d’improviser, de saisir des occasions, de tirer parti des initiatives des élèves ou des circonstances. En revanche, lorsqu’il accepte que ses élèves travaillent sans lui, individuellement ou en groupe, le maître a tendance, pour garantir une certaine " rentabilité ", à structurer fortement les interactions, à travers un matériel et des consignes précises. Un maître convaincu de la fécondité de l’approche du CRESAS pourrait être tenté d’investir dans de " belles interactions ", bien pensées, bien planifiées, assorties d’un matériel bien élaboré, placées sous contrôle de bout en bout. Serait-ce un tort ? Je conçois qu’on puisse préparer certaines situations d’interaction sur ce modèle. Il est sûr par exemple que certains jeux logico-mathématiques ne peuvent fonctionner que si l’on propose des règles et un matériel conçus pour engendrer de façon optimale la formation de certains concepts ou de certains savoir-faire. De même, en structurant fortement certaines situations de communication, on oblige les élèves à affronter des difficultés spécifiques.

Souvenons-nous toutefois qu’en dehors du milieu scolaire, par exemple dans la famille, l’enfant apprend souvent à travers des interactions qui n’ont pas été planifiées à cette fin, mais qui se produisent spontanément dans la vie quotidienne. Chacune de ces interactions, prise isolément, a sans doute une vertu éducative limitée, bien inférieure à ce qu’on peut attendre d’une interaction didactique " bien pensée ". Mais c’est la répétition aussi bien que la variété qui font peu à peu évoluer la construction des savoirs et des savoir-faire. Transposée aux apprentissages scolaires, cette approche statistique de l’interaction obligerait à renoncer au perfectionnisme qui caractérise souvent l’école, à résister aux fantasmes de maîtrise, au désir de vouloir tout prévoir, tout contrôler, tout corriger. Il s’agirait de concevoir des situations peut-être moins riches, mais beaucoup plus nombreuses. L’apprentissage naîtrait de leur densité et de leur partielle redondance plutôt que de la fécondité de chacune prise séparément.

Poussée à son extrême logique, l’insistance sur les vertus des interactions sociales devraient amener à repenser l’école comme milieu de vie et d’interaction, pour y introduire délibérément des incertitudes, des conflits, des zones de désordre, en multipliant les décisions à prendre. Le milieu scolaire est pauvre en interactions éducatives parce qu’il est hyperorganisé, parce qu’on doit inventer des problèmes faute d’en avoir de vrais à résoudre, parce que le travail et les échanges suivent des formes stéréotypées qui n’incitent guère à la négociation et à la création. Si les interactions sociales éducatives supposent des situations de compétition, de concertation de l’action collective, de décisions, de résolution de problèmes, de partage, il faut que l’organisation scolaire fasse émerger de telles situations par sa structure même. Cela passe par une transformation de l’organisation scolaire et non seulement des didactiques. En ce sens, l’autonomie des classes et des établissements est essentielle. Toutes les décisions qui viennent d’en haut sont autant d’occasions perdues de susciter des interactions éducatives sur le terrain !


VI. Interaction sociale et échec scolaire

Je voudrais pour finir mettre en évidence un paradoxe. Si l’on fonde la construction des savoirs sur des interactions sociales permanentes, riches et diversifiées, il faut éviter que ces interactions soient constamment contrôlées par les adultes, ou même placées sous leur regard. Comment assurer dans ces conditions la symétrie dont le CRESAS souligne la nécessité pour qu’une interaction soit éducative ? Faut-il absolument, pour qu’une interaction soit éducative, que les partenaires soient égaux ? Je ne le crois pas. Certaines formes de lutte contre une domination sont extrêmement éducatives. Encore faut-il que l’asymétrie ne réduise pas l’un des partenaires réduit au silence et à l’obéissance. Une interaction éducative peut s’accommoder d’un rapport de pouvoir ou d’une différence d’âge ou de statut, mais elle doit laisser à chacun un espace de jeu, une possibilité d’expression, une marge de négociation et de choix.

Même nuancé de la sorte, ce modèle d’interaction reste improbable, tout simplement parce que les enfants ne sont pas égaux. Ils ne disposent pas des mêmes informations, ils n’ont pas les mêmes idées et les mêmes ressources. Certains ont le goût du pouvoir ou occupent, pour toutes sortes de raisons, une position centrale dans le groupe. Certains ont le goût du risque, d’autres moins. Certains réinvestissent dans les interactions scolaires une expérience de la négociation ou de la communication acquise dans d’autres contextes. C’est pourquoi, surtout hors de la présence des adultes, les interactions entre enfants sont rarement symétriques. On observe souvent, au contraire, de très fortes prises de pouvoir, des hiérarchies, des ségrégations, des phénomènes de marginalisation ou de dépendance. Pour que l’interaction soit éducative pour tous ceux qui y participent, il peut être nécessaire que l’adulte intervienne, non pas dans l’interaction, mais pour fixer un cadre et des règles qui la rendent vivable et féconde pour tous, à commencer par les plus démunis. Ces règles peuvent être elles-mêmes explicitées et négociées. Rien n’est plus formateur que de négocier les règles mêmes de fonctionnement d’un groupe. L’école de Palo Alto (Watzlawick et al., 1972) a montré l’importance des échanges à ce second niveau pour le réglage des relations interpersonnelles.

Dans ce domaine, évitons toute approche morale ou idéologique de l’interaction. La symétrie est intéressante non parce que c’est une forme d’égalité, mais parce qu’elle rend l’interaction vivante, durable et éducative. L’important n’est pas qu’une interaction corresponde à un modèle idéal de relation sociale, mais qu’elle soit féconde du point de vue des apprentissages, autrement dit qu’elle soit stimulante, qu’elle incite à penser et à agir. Sous cet angle, gardons-nous de caricaturer les interactions adulte-enfant. Il n’est pas nécessaire, pour valoriser les interactions entre enfants, de renvoyer la relation pédagogique traditionnelle au musée. Il est vrai qu’un enseignant est plus âgé, qu’il a plus de pouvoir et qu’il en sait davantage. Mais son rôle est justement de faire oublier cette asymétrie. Le maître est sociologiquement en situation de servir les intérêts de l’interaction elle-même plutôt que ses intérêts particuliers.

Pour conclure sur ce point, je dirais que, si on peut les mettre en place, des interactions plus denses et plus riches sont certainement favorables à la construction des savoirs. Mais que le problème de la différenciation de l’enseignement (Favre & Perrenoud, 1984 ; Perrenoud, 1979, 1982) n’est pas réglé pour autant. Il est simplement reposé en d’autres termes, à la fois plus difficiles et plus réalistes : comment créer des espaces d’interaction sans favoriser à nouveau les plus favorisés ?


Réponses aux questions

La psychologie sociale, comme composante de la psychologie ou comme carrefour interdisciplinaire, a dès sa naissance, presque par définition, intégré la dimension interactive ; la psychanalyse aussi, d’une certaine manière. Mais en psychologie, pendant des décennies, ont tenu le haut du pavé un certain nombre d’expérimentalistes ou de psychologues comparatistes qui ont repoussé les " interactionnistes " dans l’ombre. En lisant les Études sociologiques de Piaget (Genève, Droz, 1965), on s’aperçoit qu’il mettait en évidence, dès 1923, la coopération intellectuelle comme dimension fondamentale du développement. En psychologie sociale - dans l’œuvre de Georges Herbert Mead - et en psychologie génétique, chez Piaget, puis Wallon, l’idée est acquise depuis des décennies. Une archéologie de la notion d’interaction, en psychologie et en pédagogie, montrerait que la conscience du pouvoir formateur des interactions n’est pas récente, mais qu’elle longtemps heurtée aux paradigmes dominants.

J’insisterai par ailleurs sur la nécessaire redondance des interactions génératrices d’apprentissage ou de développement. Les travaux de Lautrey sur les structures de communication et d’interaction dans la famille montrent bien que les structures mentales ne se forment pas en un jour ; il se peut que certaines interactions décisives fassent passer un seuil. Mais c’est la répétition inlassable de certains types d’interactions, de conflits cognitifs, de négociations, de contradictions qui, peu à peu, transforme les structures mentales et les savoirs. C’est ce que démontre toute analyse des apprentissages qui se font au jour le jour hors de l’école. Si l’on veut introduire des interactions formatrices dans les salles de classe, c’est plutôt sur ce modèle-là qu’il faudrait les penser, c’est-à-dire comme quelque chose de permanent, de redondant et qui produit des effets à long terme.

J’ajoute un dernier mot à propos de l’idée de microculture ; les sociologues des organisations s’intéressent très vivement à ce qu’on peut appeler la culture d’une organisation, autrement dit à l’ensemble des codes, des valeurs internes à prison, un hôpital, une entreprise. Peut-être n’a-t-on à ce jour pas prêté assez attention à la culture interne de l’organisation scolaire. Sans doute parce qu’à force de parler de la culture à transmettre aux élèves, les enseignants et les gestionnaires finissent par oublier la culture qu’ils partagent avec eux comme membres de l’organisation. Quelle est, dans cette culture, la valeur de l’interaction ? Existe-t-il une culture de l’interaction ?

Nombre d’espèces animales se caractérisent pas des interactions sociales assez denses : les comportements de chacun sont partiellement induits par les comportements des autres. Dans l’espèce humaine, l’interaction est non seulement vécue, elle est constamment pensée, et pas seulement dans les colloques… Tous les acteurs sont des sociologues et des psychologues de leurs pratiques d’interaction. Et l’interaction a constamment son double, la représentation plus ou moins fantasmée que s’en font les intéressés. Les acteurs sont capables de maîtriser leurs interactions parce qu’ils se les représentent, les codifient, les anticipent. Développer les interactions dans l’école, c’est aussi mettre en circulation des images et des normes relatives à la de la communication et à l’interaction.

On pourrait suggérer que le développement de situations interactives dans les classes doit s’accompagner d’une métacommunication, en d’autres termes d’échanges et de négociations à propos de la communication, pour en fixer les codes et les règles. C’est à travers la métacommunication que se forgent prises de conscience et modèles culturels de l’interaction. En outre, qu’y a-t-il de plus formateur que d’essayer de mettre à distance et d’objectiver le fonctionnement interactif dans lequel on se trouve, pour le changer, en fixer les règles, le rendre plus équitable ou plus transparent ?


Références

Berger, P. & Luckmann, Th. (1980) The Social Construction of Reality, London, Penguin

Favre, B. & Perrenoud, Ph. (1985) Organisation du curriculum et différenciation de l’enseignement, in Plaisance, E. (dir.) " L’échec scolaire " : Nouveaux débats, nouvelles approches sociologiques, Paris, Ed. du CNRS, pp. 55-73.

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Hadorn, R. (1985) La lutte contre l’échec scolaire et les autres enjeux de la recherche-action RAPSODIE, in Plaisance, E. (éd.) " L’échec scolaire " : Nouveaux débats, nouvelles approches sociologiques, Paris, Ed. du CNRS, pp. 43-51.

Haramein, A. & Perrenoud, Ph. (1981) RAPSODIE, une recherche-action (1980) du projet à l’acteur collectif, Revue européenne des sciences sociale, n° 59, pp. 175-231.

Papert, S. (1981) Jaillissement de l’esprit. Ordinateurs et apprentissage, Paris, Flammarion.

Perrenoud, Ph. (1979) Des différences culturelles aux inégalités scolaires : l’évaluation et la norme dans un enseignement indifférencié, in Allal, L., Cardinet J., Perrenoud, Ph. (dir.) L’évaluation formative dans un enseignement différencié, Berne, Lang, pp. 20-55.

Perrenoud, Ph. (1982) L’inégalité quotidienne devant le système d’enseignement. L’action pédagogique et la différence, Revue européenne des sciences sociales, n° 63, pp. 87-142 (repris dans Perrenoud, Ph., La pédagogie à l’école des différences, Paris, ESF, 1995, 2e éd. 1996, chapitre 2, pp. 59-105).

Perrenoud, Ph. (1984) La fabrication de l’excellence scolaire : du curriculum aux pratiques d’évaluation. Vers une analyse de la réussite, de l’échec et des inégalités comme réalités construites par le système scolaire, Genève, Droz, 2e édition augmentée 1995.

Perrenoud, Ph. (1985) Scolarisation et sens des savoirs. De l’obsession d’instruire la jeunesse pour son bien, Revue suisse de sociologie, n° 2, pp. 213-226 (repris dans Perrenoud, Ph., Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF, 1994, 3e éd. 1996, chapitre 3, pp. 63-74).

Perrenoud, Ph. (1988) Nouvelles didactiques et stratégies des élèves face au travail scolaire, in Perrenoud, Ph. et Montandon, C. (dir.) Qui maîtrise l’école ? Politiques d’institutions et pratiques des acteurs, Lausanne, Réalités sociales, pp. 175-195 (repris dans Perrenoud, Ph., Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF, 1994, 3e éd. 1996, chapitre 5, pp. 99-114)Perrenoud, Ph. (1988) Nouvelles didactiques et stratégies des élèves face au travail scolaire, in Perrenoud, Ph. et Montandon, C. (dir.) Qui maîtrise l’école ? Politiques d’institutions et pratiques des acteurs, Lausanne, Réalités sociales, pp. 175-195 (repris dans Perrenoud, Ph., Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF, 1994, 3e éd. 1996, chapitre 5, pp. 99-114).

Perret-Clermond, A.N. (1979) La construction de l’intelligence dans l’interaction sociale, Berne, Lang.

Watzlawick, P. : (1978) La réalité de la réalité, Paris, Seuil.

Watzlawick, P., Helmick Beavin, J. & Jackson, D.D. (1972) Une logique de la communication, Paris, Seuil.

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