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Sous des airs savants, une notion de
sens commun : la socialisation
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1988
I. Images de lordre socialII. La socialisation dans son plus simple appareil
III. Une notion du sens commun
IV. À la recherche dun concept intégrateur
Comme le souligne Vincent (1984), la notion de socialisation (ré) apparaît en sociologie de léducation. On voudrait en faire un concept unificateur, élargissant le champ de la sociologie de léducation, qui pourrait devenir, du moins dans le monde francophone, une " sociologie des modes et procès de socialisation ". Sans esprit polémique et en reconnaissant tout lintérêt des travaux qui sinscrivent dans cette nouvelle construction dobjet, en particulier ceux dAnne van Haecht, de Jean-Michel Berthelot ou de Guy Vincent, jaimerais amorcer ici un débat sur les risques théoriques et épistémologiques dun retour à une notion qui évoque les belles heures du fonctionnalisme et pourrait bien nêtre, sous des dehors savants, quune notion de sens commun. Le retour à la notion de socialisation manifeste essentiellement la volonté de réintégrer dans le champ de la discipline tout ce qui ne relève pas de la forme scolaire, ni même dune action éducative délibérée. On peut en effet déplorer certains déséquilibres, tant dans la réflexion théorique que dans les études empiriques. Je regretterais toutefois que la sociologie de léducation déserte lécole sous prétexte quelle lui a fait la part trop belle auparavant. Lanalyse sociohistorique de lémergence et des avatars de la forme scolaire (cf. notamment Archer, 1979 ; Petitat, 1982 ; Vincent, 1980, Magnin, 1983) reste essentielle si lon veut construire une théorie des " modes et procès de socialisation ". Et il faut poursuivre les travaux plus interactionnistes orientés vers lanalyse fine des processus de décision et dinnovation dans les organisations scolaires, des modes de fabrication du curriculum et des hiérarchies dexcellence scolaire ou encore des pratiques pédagogiques et du travail scolaire (cf. Delamont, 1976 ; Eggleston, 1979 ; Tanguy, 1983 ; Sirota, 1983 ; Woods, 1983 ; Isambert-Jamati, 1984 ; Demailly, 1984 ; Perrenoud, 1982, 1983, 1984, 1986). Ces travaux montrent dailleurs quil existe à lintérieur même des organisations scolaires des pratiques informelles et des apprentissages relevant du curriculum caché plus que dune intention éducative.
Pour ne pas abandonner le système denseignement tout en élargissant le champ dinvestigation à toutes les formes extrascolaires déducation, faut-il parler de socialisation ? Il me paraît plus simple de conserver à la notion déducation son sens le plus large, qui ne se confond ni avec scolarisation ni avec instruction dirigée en fonction dun curriculum explicite.
Il est vrai en revanche que la notion déducation suggère lexistence dun rapport pédagogique, formel ou informel, quelle présuppose une intention dinstruire (Hameline, 1971). Cela pourrait sembler restreindre la sociologie de léducation à létude des pratiques éducatives, excluant lanalyse des processus dapprentissage plus diffus, mais non moins importants dans la transformation des habitus individuels. La notion de socialisation met au contraire laccent sur ce que les individus apprennent, dune façon ou dune autre, par opposition à ce quon leur enseigne de façon délibérée. Mais cest malheureusement pour définir immédiatement les apprentissages par leurs fonctions !
Quon sintéresse aux effets de tel apprentissage, autrement dit à ce que les individus font de leur habitus et du capital culturel accumulé, rien nest plus légitime. Les travaux de Bourdieu (1979) sur la distinction, ceux de Boudon (1973) ou Girod (1978) sur la mobilité sociale montrent la fécondité de telles approches. Il est tout aussi légitime de se demander quels sont les apprentissages qui favorisent ou défavorisent lintégration à tel groupe social, la conformité à telle norme ou lexercice de tel rôle. Si la notion de socialisation désignait simplement ce quil faut apprendre pour satisfaire à certaines attentes et sintégrer à certains réseaux, elle aurait un sens descriptif limité. Autant de groupes, autant de rôles, autant de socialisations. Le pluriel simposerait. Il figure dailleurs dans le titre du colloque de Bruxelles : " Socialisations scolaires, socialisations professionnelles ".
Sans récuser un tel usage, je tenterai de montrer quentendues en ce sens spécifique, les socialisations ne sauraient constituer lobjet principal de notre discipline. La sociologie de léducation na aucune raison de sintéresser aux apprentissages du seul point de vue de leurs effets virtuels ou actuels sur lintégration de lindividu à une société ou à un groupe donnés. Il y a mille autres façons danalyser ce que les acteurs font de ce quils ont appris.
Si la notion de socialisation a vocation à unifier la discipline, ce ne peut être quau singulier, comme façon darticuler apprentissages individuels et ordre social. Ce qui présuppose une théorie de lordre social et de ses conditions de reproduction. Or, cette théorie reste à construire. On ne peut la prendre pour acquise au moment où il sagit simplement de baliser une province de la sociologie.
La notion de socialisation a été longtemps définie par ses fonctions ou ses effets supposés : contribuer à lintégration des nouveaux nés ou des nouveaux venus à société qui les accueille. Pour que sopère la rupture avec cette image, il ne suffisait pas de constater la diversité des modes et des contenus de socialisation. Lidée que chaque individu doit, pour tenir son rôle dans la société, intérioriser certains codes, certaines valeurs, certains savoirs ne suppose nullement un apprentissage uniforme. Dans une société différenciée, la diversité des apprentissages est au contraire, comme Durkheim le soulignait déjà, une condition de reproduction de la division du travail et des systèmes de rôles complémentaires dans une société caractérisée par une " solidarité organique ".
La rupture avec lidée dune socialisation programmant les acteurs en fonction dun ordre social établi nest pas venue non plus des théories du conflit et de la domination. Un marxisme sommaire peut encore définir la socialisation comme le processus dapprentissage qui conduit chacun à tenir et à accepter la position qui lui est dévolue dans les rapports de production, dans la méconnaissance de leur arbitraire.
La notion de socialisation nentre en crise que si lon refuse ces deux fonctionnalismes, en considérant :
Aussi longtemps quon se représente la société comme un orchestre qui ne pourrait donner de concert que si chaque musicien a appris sa partition, comme un ordre nécessaire et unique dans lequel chacun trouverait sa juste place grâce à lintériorisation de valeurs et de schèmes adéquats, la définition de la socialisation est toute trouvée : cest le processus par lequel chacun apprend ce quil doit apprendre pour devenir " lindigène dune société ". Si lon admet au contraire quun système social, petit ou grand, est compatible avec beaucoup de désordres et de conflits, avec des ordres partiels et contradictoires, si lon observe que ces ordres sont constamment reconstruits, fabriqués au gré dune négociation entre acteurs, si lon suggère en un mot que lordre social nest jamais donné davance et quil ne présuppose pas des apprentissages étroitement définis, que devient la notion de socialisation ?
Un biologiste peut dire dune différenciation cellulaire quelle est nécessaire à la survie dun être vivant. Moins rigoureusement organisées, capables dauto-organisation, les sociétés humaines sont moins fragiles. Elles saccommodent mieux du désordre ou dordres partiels, et surtout elles mettent en présence des acteurs capables de (re) construire une organisation à partir de ce quils sont et de ce quils cherchent. Cest pourquoi les systèmes sociaux ne sont pas mortels à la manière dun être vivant. Ils se défont et se refont, ils " font avec " les individus et les groupes qui les composent. Dans cette mesure, lidée de socialisation comme apprentissage nécessaire pour quun ordre social se reproduise perd beaucoup de son sens : un ordre peut se construire ou se reconstruire avec des acteurs porteurs dhabitus très divers ; lordre quils construisent ensemble les uns avec aussi bien que contre les autres dépend certes de leurs représentations du monde, de leurs savoir-faire, de leurs habitus. Mais ce ne seront pas des " prérequis " à lintégration de ces acteurs à un ordre social qui leur préexisterait.
À large échelle, les acteurs individuels ont peu de prise sur les structures, mais la mise en place dun ordre sociétal est justement lenjeu des partis politiques, des mouvements sociaux et de lÉtat. Comme Lévi-Strauss (1962) la bien montré pour les règles de parenté, lordre sociétal a dailleurs dans les sociétés complexes de grande taille une dimension statistique : la stabilité des structures nest pas incompatible avec la variété et limprévisibilité des conduites individuelles, puisquelles résultent de leurs effets agrégés (Boudon, 1977). Quant aux ordres partiels quon peut saisir à léchelle dune organisation, dune communauté locale, dun établissement scolaire ou dune famille par exemple, ils sont en général sujets à de constants remaniements au gré du renouvellement des acteurs et de leurs stratégies ; ils ne requièrent pas de ceux qui y participent un " bagage culturel " dont les contours seraient définis davance.
Que faire si lon prend au sérieux cette conception relativiste de lordre social, si lon accepte de faire la part du désordre, des effets pervers, de la négociation permanente ? Il y a me semble-t-il deux issues principales :
1. la première consiste à se replier sur une conception minimale de la socialisation, qui ne renvoie pas à un ordre social défini, mais à lacquisition dune sorte de compétence de base permettant à lindividu de devenir un acteur social dans une société quelconque.
2. la seconde consiste à mettre radicalement en doute lidée que les sciences humaines ont à définir LA socialisation comme un ensemble défini dapprentissages processus préparant " objectivement " à vivre en société.
Je défendrai ici cette seconde option. Elle ne conduit pas à se désintéresser de la socialisation, mais à la traiter explicitement comme une valeur et une représentation des acteurs. Jy reviendrai. Auparavant, jaimerais montrer que la première voie ne peut aboutir quen donnant à la notion de socialisation une signification très restreinte, qui lempêche définitivement dunifier et de délimiter le champ de la sociologie de léducation.
Pour donner de la socialisation une définition qui naffirmerait pas, explicitement ou implicitement, la nécessité dun ordre social et dune intégration des individus à cet ordre, il faut en effet sen tenir à une définition minimale de la socialisation, la concevoir comme lapprentissage qui permet à lindividu de devenir un être social au sens le plus élémentaire du terme, celui qui conditionne la simple survie dans une société quelconque.
Les sociologues de léducation qui plaident aujourdhui pour une sociologie de la socialisation se gardent bien de la définir, sur le modèle de lanthropologie, comme lintériorisation dune culture qui fonctionnerait comme " ciment " dune société. Vincent (1984) dit " simplement que socialiser, cest réaliser une certaine manière dêtre ensemble et dêtre au monde " (p. 62). Berthelot conçoit la socialisation comme " lensemble des procédés mis en uvre dans une société donnée, ayant pour effet de produire ses membres comme êtres sociaux : cela recouvrirait aussi bien les formes institutionnelles que non institutionnelles de ces procédés, les contenus techniques, scientifiques, didactiques, que les contenus mythiques, coutumiers, normatifs, les comportements éducatifs conscients que les situations à effets de socialisation non intentionnels " (Berthelot, 1984, p. 9). Anne Van Haecht (à paraître) reprend la définition de Berger et Luckmann (1971) pour lesquels la socialisation se présente comme " linduction compréhensive et constante dun individu dans le monde objectif de la société ou dun secteur de celle-ci ".
Ces auteurs nutilisent pas le langage de lintégration cher à lanthropologie culturelle. Ils nentendent pas davantage remettre le fonctionnalisme à lhonneur. Berthelot (1983) plaide au contraire pour une rupture avec " le fonctionnalisme de la reproduction ". Or, cette logique même ne peut que les conduire à donner de la socialisation comme concept sociologique une définition limitative, renonçant du même coup à lespoir initial den faire le concept unificateur de la discipline.
Hormis quelques enfants loups dont lexistence même est sujette à controverses, lêtre humain ne peut survivre hors de toute interaction avec ses semblables. En même temps, il fait partie dune espèce dans laquelle les conduites dinteraction sociale ne sont que faiblement programmées génétiquement. Il sensuit, presque tautologiquement, quun individu ne peut survivre sans témoigner dune " certaine manière dêtre ensemble et dêtre au monde " (Vincent, 1984). La socialisation serait lapprentissage correspondant. Cette perspective est en soi fort défendable. Elle ne condamnerait à retomber dans un fonctionnalisme étroit que si lon postulait lexistence de mécanismes assurant sans coup férir la socialisation de tous les nouveaux venus dans toutes les sociétés. Si lon admet que, dans toute génération, faute davoir acquis le goût et la capacité de vivre en société, certains individus se suicident ou se laissent mourir, alors que dautres ne survivent quau prix dune prise en charge intensive, on admet du même coup que la socialisation, même dans ce sens élémentaire, nest nullement automatique et quil faut donc lexpliquer. Dépression, autisme, schizophrénie sont, dans leurs formes extrêmes, des façons de ne pas savoir ou vouloir vivre en société. Ces cas minoritaires déchec patent suggèrent lexistence dune frange beaucoup plus large qui se trouve aux limites des conditions de survie. La question reste donc entière de savoir pourquoi certains apprennent à communiquer, à construire des liens, à trouver une place et une identité, alors que dautres non.
Cette question est dautant plus difficile à poser et à résoudre quil y a mille et une manières dêtre au monde et dêtre ensemble. Lermite, le moine, le prisonnier, le fou, le terroriste, le marginal, loriginal, le drogué, le handicapé, le dissident, le sociologue et tous les acteurs mieux " intégrés " ont-ils la même manière dêtre au monde et dêtre ensemble ? Rien ne permet daffirmer lunité du lien social ! Il y a maintes façons de trouver sa place dans une société, au centre et à la marge, en accord ou en opposition avec les valeurs dominantes, aux limites de lisolement ou immergé dans un bain relationnel, protégé par un micro milieu ou circulant dans de plus vastes espaces sociaux. Si la socialisation est lensemble des apprentissages qui nous produisent comme êtres sociaux, encore faudrait-il, pour en décrire les modalités, définir plus précisément ce qui nous caractérise comme êtres sociaux.
Les diverses formes de " socialité " ou de " sociation " (cf. Javeau, 1985), les diverses façons dêtre au monde et dêtre ensemble sont dautant plus difficiles à décrire quelles ne se présentent jamais à létat isolé. Les savoir-faire sociaux élémentaires ne sont quune petite partie de notre habitus. Il se fondent dans un ensemble dacquis beaucoup plus riches et diversifiés, qui vont bien au-delà du minimum requis pour survivre comme être social dans une société quelconque. Ladaptation à la société " en général " se double toujours de ladaptation à un secteur particulier dune société particulière.
Ces difficultés méthodologiques et théoriques ne devraient pas dispenser les sociologues de poursuivre la recherche dans ce domaine, si possible en dépassant la spéculation philosophique pour observer concrètement des manières concrètes dêtre ensemble et dêtre au monde, pour se demander ensuite comment et pourquoi les apprentissages correspondants se sont produits. Aussi légitime soit-il, ce programme ne saurait recouvrir lensemble des tâches de la sociologie de léducation. Une sociologie de la socialisation - entendue en ce sens restreint - nest quune composante de la sociologie de léducation. Peut-être est-ce la plus fondamentale dun point de vue théorique et philosophique. Elle népuise pas, et de loin, lensemble des processus dapprentissage et de formation dont il faut rendre compte sociologiquement.
Mais, dira-t-on, tout apprentissage nest-il pas lappropriation dune façon dêtre au monde et dêtre ensemble ? Quel quil soit, ne parachève-t-il pas notre qualité dêtre social ? Ne nous insère-t-il pas un peu mieux dans la société ? Tout apprentissage ne relève-t-il pas en définitive de la socialisation ? Ces questions mettent en évidence lambiguïté de la notion. Aussi longtemps quon en traite abstraitement, on peut avoir limpression de savoir assez bien de quoi il retourne. Mais lorsquon essaie de distinguer, dans tout ce quun individu apprend, ce qui relève de la socialisation " stricto sensu ", on se rend compte que " la production dêtres sociaux ", " linduction dans la société ou un secteur de celle-ci " ou " lapprentissage dune manière dêtre au monde et dêtre ensemble " ne sont pas encore des concepts opératoires. Lorsquun médecin ou un mécanicien apprennent leur métier, lorsquun adepte du Ku Klux Klan apprend les rituels de son mouvement, lorsquune jeune fille apprend les " bonnes manières ", lorsquun élève du secondaire apprend une langue étrangère, peut-on parler de socialisation ? Certainement non si lon sen tient aux apprentissages minimaux permettant la survie de lêtre humain comme être social. Si lon vise au contraire les apprentissages requis pour lexercice de certains métiers, lappartenance à certains groupes, laccession à certaines carrières ou la conservation de certains privilèges, on fait revenir par la fenêtre ce quon avait évacué par la porte : lensemble des normes, des valeurs, des codes et des langages spécifiques quun individu est censé intérioriser non pour devenir un être social quelconque, mais pour être sintégrer à des groupes définis dans une société définie.
Cette dérive du sens est très difficile à maîtriser. Cest pourquoi, si lon veut analyser spécifiquement la production dêtres sociaux au sens dune anthropologie fondamentale, si lon veut mettre à nu lapprentissage élémentaire du lien social, peut-être vaudrait-il mieux renoncer à parler de socialisation. Non que lexpression soit absurde. Elle évoque fort bien un processus dincorporation du social à lindividu. Mais sa fortune même la rend de moins en moins utilisable. Loin de désigner le strict apprentissage du lien social, elle finit toujours, de glissements sémantiques en généralisations incontrôlées, par renvoyer à des apprentissages plus " substantiels ", ceux qui semblent " préparer " un individu à satisfaire aux attentes dautrui dans un secteur donné dune société donnée.
Or, cet élargissement conduit insensiblement à adopter le point de vue des acteurs sur les apprentissages individuels et lordre social, à redonner crédit à limage de la socialisation comme processus de différenciation et de formation des individus en fonction de leur destination spécifique dans lorganisation sociale. Cette image a cours dans toute société, sous des habillages divers. Elle na pas besoin, pour exister, que les sciences humaines volent à son secours. Sociologie et anthropologie nont aucune vocation, aucun droit et aucun intérêt à prendre à leur compte la définition de la jeune fille bien élevée, du bon élève, du professionnel qualifié ou du militant loyal. Ce sont des faits symboliques dont les sciences humaines doivent tout bonnement prendre acte, pour les expliquer et analyser leurs effets sur les pratiques éducatives et les apprentissages réels
Dire quon a affaire à une notion de sens commun peut sembler dautant moins probant que le mot de " socialisation " ne figure guère, du moins au sens retenu ici, dans les dictionnaires courants du français contemporain. Lexpression appartient plutôt à la langue " savante " et on en donne volontiers une définition assez abstraite. Affirmer que la notion de socialisation relève du sens commun nest à lévidence pas dire quelle est totalement étrangère au vocabulaire et aux idées qui ont cours dans la communauté scientifique. Le sens commun est aussi celui des chercheurs en sciences humaines. Ils héritent dune psychologie et dune sociologie spontanées quils contribuent en retour à rendre plus savantes. Une bonne partie des mots et des concepts qui se rapportent aux rapports sociaux, à la culture, à la langue ou aux processus mentaux sont aujourdhui, même dans leur sens le plus ordinaire, influencés par les tentatives plus ou moins fructueuses des sciences humaines de sapproprier, souvent en les rebaptisant, des notions communes. Même lorsquelles ny parviennent pas et abandonnent lentreprise, il en reste quelque chose dans lesprit et dans le vocabulaire de ceux qui ont quelque familiarité avec le jargon des sciences de lhomme.
Si le mot de socialisation nappartient pas au langage de tous les jours, lidée est en revanche extrêmement banale. Les sciences humaines nont fait quépurer et euphémiser une intuition sans doute aussi vieille que lhumanité, selon laquelle il faut, pour que la société continue, que les nouvelles générations simprègnent des valeurs des anciens et apprennent à tenir les rôles dévolus aux uns et aux autres. Rien nest mieux partagé que lidée que lordre social dépend de léducation - au sens le plus large - des générations nouvelles ou des immigrants. Chacun sait que pour tenir son rang, exercer son métier, jouer son rôle en société, il faut avoir reçu une éducation et de préférence une " bonne éducation ". Éducation parfois assurée ou parachevée par un enseignement formel, mais qui prend aussi lallure dun apprentissage diffus dans la famille ou divers milieux de vie. Léducation, au sens commun du terme, ne renvoie pas toujours à laction explicite dun éducateur. Elle inclut aussi linfluence du milieu, limprégnation diffuse, lintériorisation lente, partiellement inconsciente, des valeurs et des savoir-faire ambiants, limitation parfois spontanée de modèles exemplaires ou simplement observables, lapprentissage tâtonnant corrigé par un entourage attentif et exigeant, mais qui na pas toujours conscience, à travers ses réactions, dengendrer des apprentissages.
Le bon goût, le tact, la probité, la raison, lardeur au travail, la loyauté, le civisme, le patriotisme, linstruction, voici ce quon attend de " lhonnête homme ", du travailleur, de lélève, du citoyen. Si ces vertus lui font défaut, on soupçonne demblée une " absence déducation " ou une " mauvaise éducation ". Même sil ne parle pas de " socialisation ", chacun a en tête une représentation normative des apprentissages qui conduisent à intérioriser certaines vertus et à maîtriser certains savoir-faire. Les attentes varient selon lâge, le statut, le métier, le sexe, les qualités et les engagements de lintéressé. Mais, par-delà cette diversité, on retrouve le même schéma de pensée, selon lequel lexcellence ou la vertu témoignent dune " bonne éducation ", alors que le défaut dexcellence ou de vertu sont volontiers rapportés à une socialisation inachevée ou gauchie, imputable aux infortunes du hasard, à la pauvreté, au manque dencadrement ou à linfluence perverse de mauvais exemples ou déducateurs irresponsables. On nen finirait pas de recenser, dans une société, les lieux communs qui permettent de penser et dexprimer le rapport entre écart à la norme et " manque déducation " ou " mauvaise éducation ".
Les mêmes schémas de pensée se retrouvent, cette fois sur le mode du projet pédagogique ou de la prévention, lorsquon a devant soi des enfants ou des adolescents et quon dispose dun certain pouvoir pour modeler leurs attitudes ou infléchir leurs apprentissages. Tous les adultes qui participent, de près ou de loin, à lencadrement ou à léducation des générations nouvelles ont en tête de tels schémas. Faire du nouveau-né un " être social ", lui inculquer " une certaine manière dêtre au monde et dêtre ensemble ", linduire dans la société ou dans un secteur de celle-ci, ce sont des préoccupations non seulement de la plupart des parents et des enseignants, mais encore dune partie de la classe politique, entrepreneurs moraux, patrons et syndicalistes, hommes de presse et maîtres à penser, qui se sentent responsables de lévolution de la société et donc de léducation des nouvelles générations. La volonté de mettre les nouveaux venus " au pas " et " au parfum " se retrouve dans nimporte quel groupe, nimporte quelle organisation.
Trêve de banalités ! Je voulais seulement rappeler que dans toute société, et en particulier dans la nôtre, les adultes pensent constamment léducation des jeunes, au sens le plus large, en fonction de leur insertion probable ou souhaitable dans lordre social. Ils ne se soucient pas alors dune socialisation " minimale ", qui se bornerait à lapprentissage des savoir-faire élémentaires permettant aux futurs adultes de choisir et de négocier leur participation à tel ou tel secteur de la société. Ce projet éducatif très ouvert est défendu par une minorité dintellectuels libéraux et de théoriciens de léducation. La plupart des adultes ont des attentes beaucoup plus substantielles. Sans savoir nécessairement comment sy prendre, ils souhaitent que leurs enfants et en général les nouvelles générations acquièrent toutes sortes de vertus et de connaissances spécifiques, celles qui leur assureront un métier, leur garantiront une place, les rendront heureux, leur donneront un sentiment dappartenance, les protégeront de la drogue et de la délinquance ou leur permettront, à leur tour, de devenir de bons parents et des exemples pour les générations suivantes
Loin de censurer la richesse et la diversité des représentations communes de la socialisation, la sociologie devrait plutôt en reconnaître lexistence, en expliquer la genèse, en décrire les effets sur les pratiques et les politiques éducatives. Mais alors une sociologie de la socialisation ne saurait être quune sociologie de ses représentations sociales, et donc aussi des pratiques et des politiques éducatives quelles commandent.
On retrouve ici un problème épistémologique classique, mais toujours irrésolu sur le fond : est-il possible et raisonnable de construire le champ dune sociologie à laide de notions qui appartiennent aux acteurs et qui, à ce titre, font partie de lobjet détudes en même temps quelles le délimitent ?
La question concerne aussi la notion déducation, qui appartient au sens commun plus quà la théorie sociologique. En fait, nombre de divisions internes de la sociologie se fondent sur des distinctions de sens commun entre divers types de pratiques ou dinstitutions : travail, loisirs, médecine, politique, etc. Aussi longtemps que ces emprunts servent à délimiter grossièrement une province de la sociologie, le problème ne se pose guère. Lorsquon se demande en revanche ce que recouvre au juste la notion de famille, de religion ou de consommation, par exemple, on se trouve devant un dilemme : faut-il en donner une définition proprement sociologique, ce qui garantit une certaine rigueur mais pose ensuite le problème de larticulation de la définition " savante " avec les définitions de sens commun ? ou faut-il renoncer à une définition sociologique et saccommoder de la diversité et du flou des définitions de sens commun ? On la vu, sagissant de la socialisation ou de léducation, jopte pour cette seconde formule, en en assumant le risque, qui est de se donner un découpage du réel dont la recherche dévoilera tôt ou tard la fragilité et larbitraire.
Cela nempêche ni le travail quotidien de recherche, ni lorganisation interne de la discipline. Il ny a donc pas durgence à régler de tels problèmes. Ils sont dailleurs à la source de nombreux renouveaux épistémologiques et théoriques, puisque la dynamique des sciences humaines se fonde davantage sur une reconstruction permanente de leur objet que sur un affinement et une validation plus serrée de propositions théoriques. Je ne plaide donc pas pour que nous nous mettions daccord, toutes affaires cessantes, sur une définition parfaitement rigoureuse du champ de notre discipline. Je crois en revanche quil faut saisir le prétexte du débat sur la socialisation pour avancer dans la construction de notre objet.
La " restitution " dune notion aux acteurs peut être extrêmement féconde. Cest ce que nous montre lhistoire de la sociologie de la déviance pourrait nous servir sinon dexemple, du moins de témoignage de la fécondité dune telle reconstruction. Je ne puis ici résumer en quelques phrases lapport considérable de Becker (1963, 1966), Cicourel (1967), Douglas (1970, 1971), Goffman (1973, 1975), Lemert (1967), Matza (1964), Rubington et Weinberg (1968), Schur (1971) et de bien dautres interactionnistes, ethnométhodologues ou phénoménologues. On trouvera des essais de synthèses de certains de ces travaux dans Chamboredon (1971), Robert et Kellens (1973), Hadorn (1975, 1978), Montandon (1974, 1975, 1976), Perrenoud (1976), Malherbe (1977), Robert (1977).
Très schématiquement, juste pour indiquer un parallèle possible, rappelons que jusquaux années soixante environ, les sociologues ont identifié la déviance à la transgression de normes sociales. Une fois admise cette définition de sens commun, ils se sont intéressés surtout aux causes de diverses formes de déviance ou à leurs effets. Cest à travers une réflexion sur les normes que lon a peu à peu remis en question lévidence de la notion de déviance. Dans des sociétés où le pluralisme des normes et des valeurs saccentuait, il devenait difficile de parler de transgression sans dire par rapport à quelle référence. On sest avisé aussi que la transgression dune norme définie ne devenait une déviance quà condition dêtre traitée comme telle, stigmatisée ou sanctionnée par une réaction sociale. On est passé progressivement dune sociologie de la transgression à une sociologie de létiquetage (" labeling ") de certaines conduites par dautres acteurs sociaux. Linterprétation et la réaction sociale devenaient constitutives du statut déviant ou délinquant des conduites. Dans le même temps, la sociologie de la déviance prenait au sérieux ce que chacun sait depuis son enfance : nous adhérons à toutes sortes de normes par conviction ou par intérêt, sans pour autant traquer constamment les déviances possibles dans notre entourage. Notre appréciation est sélective, elle dépend non seulement de la réalité des conduites et de ce que nous en percevons, mais dun travail dinterprétation et détiquetage qui nest jamais automatique, qui dérive au contraire dune stratégie, conduisant selon les cas à fermer les yeux sur une transgression criante ou au contraire à dramatiser, voire à inventer de toute pièce une déviance, à la manière des procès truqués.
Depuis les années soixante, la sociologie de la déviance étudie non plus un ensemble de conduites objectivement identifiables comme déviantes, mais des systèmes dinteractions dans lesquels des conduites réelles ou supposées prennent sens, en fonction des schèmes de perception et dévaluation des acteurs et de leurs stratégies, quil sagisse dacteurs individuels ou daussi lourdes machines quun tribunal ou un hôpital psychiatrique. Cela ne vas pas sans compliquer le travail de construction et de formulation des propositions théoriques. Mais en contrepartie, la sociologie de la déviance, plus sans doute que la sociologie de léducation, a tiré toutes les conséquences de lintuition fondamentale de Berger et Luckmann (1971) : la réalité sociale est socialement construite, les représentations des acteurs en sont constitutives.
Il me semble que le débat sur la notion de socialisation pourrait précipiter une évolution de la sociologie de léducation dans la même direction, en obligeant à tenir compte plus systématiquement et plus explicitement du fait que les phénomènes que nous étudions nexistent pour lobservateur que parce quils existent et prennent sens dabord dans lesprit de tout ou partie des acteurs. De même quAnne van Haecht plaide pour une sociologie compréhensive du travail, il faut aller vers une sociologie compréhensive de léducation. En étudiant le curriculum réel comme expérience en dernière instance individuelle (Perrenoud, 1984) ou en analysant les stratégies de lenfant comme go-between entre sa famille et lécole, il me semble aller dans le sens dune sociologie compréhensive, comme beaucoup dautres chercheurs dans leurs travaux empiriques. Reste à faire le pas au plan de la construction des objets, à reconnaître que la socialisation nexiste que parce quil existe des acteurs pour penser les rapports entre apprentissages et intégration à un ordre social.
La prise en compte des représentations et des stratégies éducatives des acteurs, donc de leurs conceptions de la socialisation, ne doit évidemment pas nous empêcher de nous intéresser aussi à ce quapprennent " objectivement " les individus tout au long de leur cycle de vie, indépendamment du jugement quils portent ou que portent dautres acteurs sur ces apprentissages.
Pour délimiter ce champ plus vaste, il nous manque des mots clés qui désignent des ordres de faits sans en suggérer immédiatement une interprétation séductrice ou idéologique. La notion dapprentissage évoque soit une modalité de formation professionnelle, soit une approche psychologique, souvent dobédience béhavioriste. La notion de capital culturel, qui désigne un acquis plus quun processus, se fonde par ailleurs sur une transposition discutable de léconomique au sociologique (cf. Cot & Lautier, 1984 ; Caillé, 1986).
La notion dhabitus, en létat actuel du vocabulaire des sciences sociales, me semble la plus féconde. Bourdieu (1972, 1979, 1980) a le mérite, comme le montre Rist (1984) davoir réactualisé une notion présente chez Aristote et Thomas dAquin. Jai essayé ailleurs (Perrenoud, 1976, 1984) de montrer la parenté entre le concept dhabitus et la notion de schème chez Piaget. Il est vrai que la façon dont Bourdieu utilise le concept dhabitus prête à controverses, puisquil la rend étroitement solidaire dune théorie de la reproduction quon ne peut accepter intégralement (cf. Petitat, 1982 ; Berthelot, 1983). Et surtout, Bourdieu présente la genèse de lhabitus essentiellement comme la résultante dune violence symbolique ou de lintériorisation de contraintes objectives : on se résigne à " faire de nécessité vertu " ! Je plaiderai volontiers pour une approche plus interactionniste, faisant la part de la négociation entre éducateurs et éducables, de lautonomie et de la résistance (Delcourt, 1985) des éducables. Bourdieu semble aussi sous-estimer la capacité qua lenfant, puis ladulte, de se représenter son propre habitus et de maîtriser en partie ses transformations, par exemple en choisissant de se protéger de certaines expériences formatrices ou de sy exposer, ou en négociant jusquà un certain point les contraintes objectives et les violences symboliques quil subit.
Je ne puis développer ici plus longuement ces thèmes. Je conclus donc simplement sur une conviction : la notion dhabitus peut être dégagée de linterprétation quen donne Bourdieu, rattachée à des courants plus interactionnistes et phénoménologiques. Elle pourrait constituer le concept unificateur de notre discipline, si nous en cherchons un. Comme idée et comme pratique des acteurs, la socialisation nest jamais quune politique de contrôle des habitus, que ce soit à léchelle dune famille ou dune société globale.
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Archer, M.S. (1979) Social Origins of Educational Systems, London, Sage.
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