Source et copyright à la fin du texte

 

In Perrenoud, Ph. et Montandon, C. (dir.) Qui maîtrise l’école ?. Lausanne, Réalités sociales, 1988, pp. 175-195. Repris dans Perrenoud, Ph. : Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF, 1995, chapitre 5.

 

 

 

Nouvelles didactiques et
stratégies des élèves face au travail scolaire

 

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et de sciences de l’éducation
Université de Genève
1988

Sommaire

I. Un rapport stratégique au travail scolaire

II. L’élève condamné aux stratégies du pauvre

III. Contrôle du travail et didactique traditionnelle

IV. Tâches traditionnelles

V. Cinq stratégies classiques

VI. Nouvelles didactiques

VII. Tâches nouvelles

VIII. Stratégies nouvelles

IX. Questions ouvertes

Références


Le concept de didactique, en sociologie, renvoie à l’analyse du processus de transposition didactique tel que Verret (1975) l’a défini : la transformation de la culture en objet d’enseignement et d’apprentissage scolaire. La notion est aujourd’hui au centre des travaux de didacticiens comme Conne (1986) ou Chevallard (1985). Elle peut et doit aussi rester un concept sociologique (Perrenoud, 1986).

Lorsqu’on analyse la scolarisation de certains savoirs et savoir-faire, on observe d’abord la façon dont ils sont légitimés, codifiés et répartis aux fins de constituer un curriculum formel. Comme le montre D. Felder (1987) à propos de l’informatique, cette " première phase " de la transposition didactique est riche d’enjeux scientifiques et statutaires. La question est alors de savoir à qui appartiennent le droit et le pouvoir de dire ce qu’il faut enseigner et à qui : quelle informatique pour quels élèves ?

Il reste ensuite à comprendre comment le curriculum formel - objectifs, plans d’études - devient un curriculum réel (Perrenoud, 1984, 1985). La seconde phase de la transposition didactique se joue dans la salle de classe, avec la mise en place d’un " système didactique " qui met les savoirs et savoir-faire sous une forme compatible avec ce que Chevallard appelle " les lois du fonctionnement didactique ".

Il ne s’agit plus seulement, à ce stade, de structurer le " texte du savoir " en vue d’une progression du groupe-classe. Il s’agit de mettre en place un système d’interactions, d’activités, de travail dans une organisation. Dans la perspective des didacticiens, le contenu des interactions et des tâches est essentiel. J’en ferai ici partiellement abstraction, pour m’intéresser aux stratégies des élèves dans un système didactique.

Avant d’être des occasions d’apprentissages, les activités didactiques - écouter, intervenir, répondre à des questions, résoudre des problèmes, rédiger, etc. - sont des tâches assignées aux élèves puis surveillées, contrôlées et rétribuées. On se trouve alors plutôt dans le registre de la sociologie du travail et des organisations.


I. Un rapport stratégique au travail scolaire

Institution interne, l’organisation didactique instaurée dans une classe règle notamment la nature et l’intensité du travail demandé aux élèves. Comme dans n’importe quelle organisation, les élèves entretiennent avec les règles censées gouverner leur participation et leur travail un rapport stratégique. Bien loin de faire constamment tout ce qu’on leur demande, ils tentent, avec un succès inégal, de négocier ou de tourner les règles et les consignes.

La gamme des stratégies disponibles varie selon le système didactique institué. Je voudrais esquisser ici l’analyse de la transformation de l’espace de jeu (Berthelot, 1983) des élèves lorsque se substituent aux formes classiques de l’enseignement et du travail scolaire des didactiques nouvelles plus inspirées des principes de l’école active et du constructivisme. L’analyse portera essentiellement sur l’enseignement primaire. Elle permettra de redécouvrir que les élèves, même à l’école élémentaire, sont aussi des acteurs et qu’ils conduisent dans l’organisation scolaire des stratégies, inégalement efficaces et diversement concertées, pour protéger leurs intérêts, leur tranquillité et leur liberté contre les exigences des adultes, et en particulier des maîtres (Woods, 1979, 1983 ; Nizet et Hiernaux, 1985 ; Perrenoud, 1987).

Dans une organisation, les stratégies des acteurs se situent entre deux pôles : les uns tentent d’agir sur le système, d’en contrôler les règles de fonctionnement, les objectifs, les politiques ou les structures. D’autres se contentent de tirer leur épingle du jeu, en s’efforçant d’en repérer les failles et les zones d’incertitude, de bien choisir leurs alliances, de prendre des risques calculés, de monopoliser certaines informations ou certaines ressources, (Crozier et Friedberg, 1977).

Entre agir sur les règles et jouer avec les règles (Perrenoud, 1986), le choix des acteurs dépend de multiples paramètres, parmi lesquels la nature des enjeux : on peut obtenir certaines choses en utilisant savamment le système existant, mais d’autres passent par sa transformation explicite. Importent également les représentations que les acteurs ont du système : prisonniers d’un modèle formaliste ou juridique de l’organisation, ils auront tendance à ne pas voir qu’on peut jouer avec les règles ou à ne pas s’y autoriser ; plus cyniques ou plus clairvoyants, ils utiliseront leur connaissance intuitive du fonctionnement des organisations pour tourner les règles sans s’y opposer ouvertement.

Dans une organisation, seuls les dirigeants ont formellement le pouvoir de redéfinir les règles du jeu, d’infléchir les politiques, les budgets, les investissements, de remodeler les objectifs, la division du travail, les structures. Certes, ils ne décident pas seuls, ils sont dépendants de la coopération de leurs collaborateurs directs et dans une moindre mesure de l’ensemble des agents de l’organisation. Cette diffusion du pouvoir (Foucault, 1976) ne signifie pas cependant que chaque individu a prise sur la politique de l’ensemble. Même consulté, même proche du pouvoir, même écouté au sein d’une coalition influente, il finit par se trouver placé dans un système de règles et de statuts qu’il doit, du moins dans l’immédiat, considérer comme une donnée. Il cherchera alors à tirer le meilleur parti possible des règles en vigueur, de leur flou, de leurs contradictions.


II. L’élève condamné aux stratégies du pauvre

C’est à ce degré zéro de prise individuelle ou collective sur le système que sont en général réduits les élèves. Il existe certes quelques écoles qui ont poussé assez loin des formules de participation des élèves, par exemple à travers l’élection de représentants à un conseil d’établissement ou à un conseil de classe. Il existe aussi des classes où le maître a instauré une forme de " cogestion " dans la ligne de la pédagogie institutionnelle ou des classes coopératives. À l’école obligatoire, cependant, le lot de la majorité des élèves est de n’avoir que peu de prise sur le système, tant individuellement que collectivement. Comment s’en étonner ?

a. Ce faible pouvoir traduit dans la logique de l’organisation la dépendance des enfants et des adolescents à l’égard des adultes ; réputés immatures, irresponsables, incapables de gérer leur propre vie, les mineurs sont, à l’école comme ailleurs, placés sous la surveillance et le pouvoir d’adultes supposés bienveillants.

b. Mêmes s’ils passent dix ou vingt ans à l’école, les élèves changent de degré et de maître presque chaque année, de cycle d’étude et d’établissement plusieurs fois dans leur cursus. Les groupes d’élèves sont constamment défaits et refaits au gré de la sélection et des exigences de la carte scolaire. Les stratégies individuelles et collectives sont donc nécessairement à courte vue (les parents d’élèves souffrent du même handicap, cf. Montandon, 1987).

c. Les élèves sont en train d’apprendre la vie dans les organisations ; ils en découvrent peu à peu les rouages et les règles, mais leur expérience est trop courte pour qu’ils puissent s’en servir immédiatement pour intervenir au niveau du système, sinon pour des actions sporadiques, liées par exemple à un conflit avec un professeur ou à l’exclusion injuste d’un élève.

d. Les enfants et les adolescents ne maîtrisent pas davantage les formes de l’action collective qui permettent même aux adultes les plus démunis de réunir quelque peu leurs forces.

e. Les élèves sont placés dans une situation de compétition permanente qui empêche une véritable solidarité sur toute une série de thèmes, par exemple l’évaluation, la quantité du travail en classe ou à domicile, le rythme de progression dans le programme, l’aide apportée par le maître aux uns ou aux autres, ses exigences, le système disciplinaire.

Les élèves sont donc pratiquement condamnés à des stratégies essentiellement défensives, qui consistent à jouer avec les règles, à les contourner, à y échapper ou à en négocier l’application de cas en cas. Ces stratégies doivent en outre rester clandestines. Aucune organisation ne reconnaît volontiers à ses membres le droit de jouer avec les règles, de les interpréter, de tirer parti des zones d’ombre ou des contradictions. Mais dans certains systèmes, on considérera informellement que c’est " de bonne guerre " ou même que cela contribue, dans une certaine mesure, au bon fonctionnement de l’ensemble. Depuis le début du siècle, la psychosociologie a montré que, réduites à la pure application de leurs structures formelles, beaucoup d’organisations seraient complètement sclérosées, incapables de changer, enfermées dans des routines tenant davantage du rituel que de l’action efficace, peuplées de salariés investissant le meilleur de leur énergie et de leur imagination en dehors de leur travail. Les managers les plus réalistes comptent désormais sur la vie souterraine de l’organisation, sur les initiatives personnelles, sur le système D, le jeu avec les règles, voire la déviance caractérisée pour résoudre des problèmes qu’on ne peut gérer, ni même poser parfois au plan des structures formelles.

Cela vaut aussi pour l’école, mais sans être légitime et affiché dans la culture de l’organisation. Les libertés que prennent les enseignants avec leur cahier des charges, avec le curriculum formel, avec certaines règles rigides peuvent, comme ailleurs, contribuer à accroître l’efficacité de l’organisation. Mais au plan des représentations, le jeu avec les règles reste inavouable. Certains maîtres n’en ont même pas conscience.

Les élèves sont encore plus mal lotis. Beaucoup d’adultes leur dénient le droit de mener des stratégies, de défendre leur point de vue, de maintenir une façade, de dissimuler leurs " coulisses ", de tenir un double discours, de tricher ou de mentir pour protéger leurs intérêts ou par solidarité. Pendant longtemps, on a refusé avec horreur l’idée que les enfants puissent avoir une sexualité. Aujourd’hui on refuse encore de les considérer comme des acteurs sociaux à part entière, dont les intérêts réels pourraient, sur certains terrains, s’opposer à ceux de leurs parents ou de leurs maîtres. Les adultes se plaisent à croire qu’ils savent ce qui est bon pour les enfants. Toute opposition leur paraît donc perverse…

Il n’en va pas autrement du travail scolaire. Censé garantir leur réussite, donc leur avenir, il ne souffre aux yeux des adultes aucune contestation légitime. 


III. Contrôle du travail et didactique traditionnelle

Chaque maître organise à sa façon le travail de ses élèves. Cependant, on peut identifier certaines régularités. La didactique traditionnelle est d’autant plus reconnaissable qu’elle a fait l’objet d’une codification explicite dans le cadre de la formation des maîtres aussi bien que dans les guides méthodologiques.

On peut appeler didactique traditionnelle l’alternance bien connue de leçons, d’exercices et de moments de contrôle des acquisitions. Progressant dans le " texte du savoir " (Chevallard, l985), texte qu’il a lui même établi ou qu’il a reçu déjà constitué, le maître aborde successivement, au fil de l’année scolaire, les divers chapitres du programme. Il explique alors de nouvelles notions, expose de nouvelles connaissances, introduit de nouveaux savoir-faire ; il définit la terminologie correspondante et la fait noter et mémoriser ; il énonce et fait répéter des faits, des règles ou des théorèmes ; il donne des exemples, montre des objets ou des illustrations ; il s’assure par un questionnement que les élèves comprennent les explications et mémorisent l’essentiel. Dans cette phase - la leçon - les élèves ne restent pas passifs, mais le maître joue le rôle principal, demandant avant tout leur attention, par moment leur participation à un dialogue dont il est le principal organisateur.

Une fois les notions introduites, les élèves sont invités à faire des exercices parfois oralement, très souvent par écrit, à partir de consignes dictées, notées au tableau ou imprimées dans des manuels ou des brochures d’exercices. Leçons et exercices se combinent dans des proportions variables pour couvrir les notions constitutives d’un chapitre du plan d’études. Lorsque le maître juge que suffisamment d’élèves ont compris ou appris, il les interroge oralement ou leur administre une épreuve écrite ; cette évaluation, outre le fait qu’elle est formellement communiquée aux élèves ou aux parents, permet au maître de " tourner la page " et d’aborder un nouveau chapitre du programme.

En pratique, ce schéma admet d’innombrables variantes, selon l’âge des élèves, la discipline enseignée, le degré d’avancement dans le programme, le temps disponible ou les options personnelles du maître. En outre, les diverses composantes et leur articulation évoluent au gré du renouveau des idées pédagogiques. Ainsi la leçon magistrale tend-elle à devenir de plus en plus interactive ; elle fait une part croissante aux apports et aux curiosités des élèves, sans pour autant cesser d’être ordonnée en fonction d’une progression planifiée. Les exercices les plus traditionnels (lecture à haute voix, récitation par cœur, copie, dictée, analyse grammaticale, opérations arithmétiques, exercices à trous), sans disparaître, font place à des exercices plus " modernes " : questionnaires, recherches, constructions, classements et graphiques, manipulations concrètes. Cette évolution tient pour une part au renouvellement des contenus ; mais il faut aussi faire la part de l’importance croissante des livres et cahiers d’exercices préparés par des spécialistes et mis sur le marché par les éditeurs de moyens d’enseignement. Les formes d’évaluation se transforment également, on recourt davantage aux questionnaires à choix multiples, à des tests de connaissances standardisés, à des grilles d’observation.

Pendant les leçons, l’élève est impliqué dans un réseau de communication fort contraignant : le maître sollicite en permanence son attention et parfois son intervention sous deux formes modales : d’une part répondre à des questions, d’autre part en poser, pour manifester sa curiosité ou clarifier ce qu’il n’a pas encore compris. Dans les deux cas, une règle d’or : demander la parole, attendre la sollicitation ou l’autorisation du maître pour s’exprimer. R. Sirota (1985, 1987) a étudié les stratégies des élèves de l’école primaire dans cette situation d’interaction, en insistant sur les liens entre origine sociale et stratégie adoptée. Ces travaux montrent que les élèves ont le choix entre quelques stratégies seulement, dans la mesure où le réseau " officiel " de communication est sous le contrôle attentif du maître.

En renvoyant à cette étude, je me centrerai ici sur un autre aspect de la didactique traditionnelle, le travail demandé aux élèves entre les leçons. Je ne puis ici faire l’analyse des contenus, qui varient selon la discipline et le degré. Ce que je voudrais montrer, c’est que les tâches assignées aux élèves relèvent essentiellement d’une logique du contrôle.

1. Le travail scolaire est exigé par le maître ; il arrive très rarement qu’un élève se mette au travail de sa propre initiative, autrement dit sans injonction ni référence à une échéance ; autrement dit, le travail ne répond pas à un besoin personnel, mais à une attente de l’enseignant, explicite ou implicite.

2. Le travail demandé est effectué sous surveillance ; on laisse rarement les élèves livrés à eux-mêmes pendant de longues périodes ; même les devoirs à domicile sont en principe faits sous le contrôle des parents ou de responsables des études surveillées ; en classe, les exercices sont faits sous l’œil du maître, qui vérifie au moins de loin que les élèves se mettent au travail, qu’ils ne bavardent pas, qu’ils se plongent dans les cahiers ou les livres indiqués, qu’ils utilisent les instruments voulus. Souvent, le maître exerce une surveillance plus serrée en parcourant les rangs ou en interpellant tel ou tel élève.

3. Le travail des élèves est évalué lorsqu’il est achevé, non pas nécessairement pour recevoir une note mais pour être corrigé, et rendre avec indication des erreurs et consigne de compléter ou de rectifier les éléments peu satisfaisants.


IV. Tâches traditionnelles

Pour que le travail scolaire soit facile à donner, à surveiller et à corriger, la nature des tâches est essentielle. Sociologiquement, on peut analyser toute une série de caractéristiques des tâches scolaires sous cet angle : elles paraissent conçues pour favoriser un contrôle à la fois omniprésent et relativement économique pour un maître qui a devant lui vingt à trente élèves, parfois davantage. Quelles sont-elles ? J’en distinguerai une dizaine.

1. L’accomplissement synchronisé de tâches identiques permet au maître de concentrer toute son attention sur la façon dont les élèves travaillent ; même s’il la donne pour la première fois, le maître n’a aucune difficulté à maîtriser les tenants et aboutissants d’une tâche unique, à en connaître les consignes, à en repérer les difficultés, à savoir quelles procédures les élèves doivent adopter et où elles doivent les mener. Si tout le monde commence le même travail en même temps, le maître peut vérifier collectivement la compréhension des consignes ; n’avançant pas au même rythme, les élèves ne terminent pas tous ensemble, ce qui permet de contrôler leurs résultats les uns après les autres.

2. La fermeture des tâches garantit l’existence d’une procédure unique dont la mise en œuvre méthodique est à la fois nécessaire et suffisante pour faire correctement le travail demandé ; en questionnant un élève ou en l’observant, le maître repère immédiatement le stade d’avancement de son travail ; il peut évaluer le rythme de travail de l’élève, donc sa bonne volonté ; une tâche ouverte, au contraire, oblige le maître à entrer dans le raisonnement et le cheminement de chacun ; il ne suffit plus d’un coup d’œil sur un cahier, il faut un dialogue qui prend du temps, fixe le maître auprès d’un élève et amoindrit son contrôle sur l’ensemble.

3. La fragmentation des tâches va dans le même sens : il est beaucoup plus facile de contrôler une série de tâches courtes indépendantes qu’une tâche unique demandant un travail équivalent, qui sera donc plus important et plus complexe ; l’école met donc souvent l’accent sur des tâches élémentaires dépourvues de contexte : opérations arithmétiques en séries, formes verbales à compléter, phrases à transformer, unités à convertir, etc.

4. La standardisation des tâches simplifie elle aussi le contrôle, car elle élimine un élément difficile à évaluer, la compréhension des consignes ; devant une tâche inédite, les élèves ne comprennent pas immédiatement ce qu’on leur demande, ils tardent à se mettre au travail ou empruntent des voies sans issue ; cela n’arrive plus avec les tâches standards, semblables sinon dans leur détail (on ne donne pas dix fois exactement le même exercice), du moins dans leur structure : type de données et de consignes, genre d’opérations et de démarches, façon de transcrire les étapes et les résultats du travail.

5. La composante écrite des tâches accroît leur visibilité, puisque le travail laisse des traces. Un maître n’a pas le temps de suivre pas à pas ce que fait chaque élève ; mais si l’essentiel est mis par écrit, il reconstituera facilement la suite des opérations déjà faites ; il pourra identifier d’éventuelles erreurs, réorienter le travail ou le donner à refaire à partir d’un point précis de la feuille ; il pourra aussi corriger le travail de façon différée, ce qui lui permet par exemple, au moment où les élèves sont en train de faire des exercices, de concentrer son intervention sur certains d’entre eux ou de veiller à l’application générale de tous - "Continue ! Retourne à ta place ! Ne lève pas le nez ! "- en remettant à plus tard la correction proprement dite.

6. Le caractère individuel du travail (à ne pas confondre avec son individualisation) oblige certes à un contrôle de chaque élève séparément, alors qu’un groupement des élèves en petites équipes de deux ou trois diminuerait d’autant le nombre de tâches parallèles à suivre. En contrepartie, le maître n’a affaire chaque fois qu’à un seul élève, réputé responsable de son travail, qu’il peut féliciter ou blâmer individuellement, avec lequel il peut se fâcher, plaisanter, auquel il peut apporter ou refuser son aide, dont il peut évaluer et sanctionner les compétences et la bonne volonté en restant dans le registre de la psychologie individuelle.

7. Le caractère quantifiable des tâches permet un contrôle plus efficace parce que la " rétribution " de chacun (notes, appréciations qualitatives, récompenses ou sanctions diverses) est " calculée " en proportion de la quantité de travail correctement effectué ; dans certains domaines, les élèves travaillent quasiment " aux pièces ", leur rétribution est fonction inverse du nombre d’erreurs ou fonction directe du nombre d’opérations ou de réponses correctes.

8. L’alternance rapide de tâches courtes permet de reprendre le contrôle du groupe-classe, de " remettre les compteurs à zéro " fréquemment ; plus une tâche se prolonge, plus les écarts se creusent entre élèves : les plus rapides s’ennuient, les plus lents se démobilisent ; pour avoir sa classe " bien en main " le maître préfère changer souvent d’activité.

9. La relative facilité des tâches est essentielle : si elles sont trop difficiles, la plupart des élèves seront rapidement bloqués, arrêteront de travailler, lèveront la main, s’adresseront à leurs voisins, regarderont par la fenêtre, demanderont à aller au toilettes ou iront jeter un papier dans la corbeille… Pour que les élèves restent concentrés pendant un certain temps sur une tâche écrite, il faut qu’elle soit à leur portée et qu’ils puissent progresser sans appeler constamment à l’aide.

10. Le caractère peu interactif des consignes est une autre façon de limiter les interventions du maître. Chaque élève est censé disposer au départ de l’ensemble des informations nécessaires et suffisantes pour accomplir seul son travail. Ces informations seront en général dictées ou mises par écrit au tableau, sur stencil ou dans une brochure d’exercices avec d’éventuels renvois à des ouvrages de référence. Le maître interviendra parfois pour éclairer le sens des informations initiales ou pour les répéter, pas pour en donner de nouvelles au fur et à mesure que les élèves progressent.

V. Cinq stratégies classiques

Face à de telles tâches, la marge de manœuvre des élèves est limitée. Tous n’ont d’ailleurs pas la même attitude face au travail scolaire. Ceux qui aiment ce genre de tâches et s’en acquittent sans trop de peine n’ont pas besoin de stratégies subtiles pour s’en protéger. Ils font avec bonheur et sérieux ce qu’on leur demande de faire. Mais les autres ? Ceux que le travail scolaire n’intéresse pas ? Ceux qu’il met en situation d’échec ? Leurs stratégies de défense ne sont pas innombrables, en raison du caractère extrêmement structuré de la situation. On peut en recenser cinq :

i. Boire le calice jusqu’à la lie : plutôt que de se battre contre le système, l’élève en accepte toute la logique, renonce à toute révolte, fait docilement ce qu’on lui dit de faire, comme il doit le faire, sans discuter, sans se poser de questions. Il investit peu de lui-même, ayant la satisfaction d’être sinon irréprochable quant au résultat, du moins peu suspect de mauvaise volonté, ce qui lui vaut la confiance du maître et une certaine autonomie, par exemple dans les corrections.

ii. Vite ! vite ! vite ! ou comment s’en débarrasser : il s’agit alors d’expédier le plus rapidement possible les tâches scolaires pour s’occuper à autre chose ; l’élève bâcle ses exercices, met des abréviations ou des guillemets chaque fois qu’il peut, copie éventuellement sur un voisin plus avancé, prend le minimum de temps pour réfléchir, pour vérifier son raisonnement ou ses calculs, pour se relire ; l’essentiel est d’avoir fini assez vite pour bénéficier d’un petit moment de répit jusqu’au moment où le maître redonnera à tous un nouveau travail.

iii. Hâte-toi lentement : la stratégie est alors, sans refuser ouvertement le travail, de trouver mille manières d’en différer le début, puis de s’interrompre sous prétexte de tailler son crayon, de chercher un cahier ou de demander une explication ; il faut avant tout gagner du temps, avoir l’air occupé sans faire d’effort, feindre de s’intéresser aux problèmes et exercices proposés ; cette stratégie est risquée, surtout si le maître exige que tous les élèves finissent le travail commencé, au besoin en restant en classe à la récréation ou après les heures, ou en achevant le travail à la maison ; dans certaines classes, où le contrôle est moins strict, beaucoup d’élèves n’arrivent pas à la fin du travail demandé parce qu’ils ont avancé trop lentement, sans qu’on puisse ouvertement le leur reprocher.

iv. " J’y comprends rien ! " : s’avouer incompétent devant le travail à faire est une autre stratégie permettant d’échapper à une partie du travail ; l’incompétence, l’incapacité de comprendre les consignes ou de trouver une voie vers la solution permet de justifier de longs moments d’inactivité, surtout si le maître refuse de répondre aux questions ou est occupé avec d’autres élèves ; si le maître est disponible, cette stratégie permet de lui faire faire en partie le travail, en lui soutirant des informations et des indices, en lui demandant de confirmer des réponses incertaines, en le mettant en situation, par impatience ou par charité, de piloter l’activité de l’élève.

v. Contestation ouverte : cette cinquième stratégie est la plus dangereuse ; elle consiste à nier ouvertement l’utilité du travail demandé, voire à refuser explicitement de le faire en invoquant son peu d’intérêt, l’absence d’envie, la fatigue ou la mauvaise humeur. Peu d’élèves ont les moyens d’adopter régulièrement cette stratégie sans courir au devant de graves ennuis disciplinaires ; c’est pourquoi c’est plutôt une stratégie occasionnelle ; ceux qui y recourent constamment n’ont en général plus grand chose à perdre et mènent une guerre d’usure contre l’institution. D’autres élèves contestent plus subtilement le travail demandé : sans refuser le principe, ils argumentent avant même que le groupe se mette au travail, suggérant soit que les exercices sont trop difficiles et qu’il faut des explications supplémentaires, soit qu’on a déjà fait ce genre de travail et qu’il est inutile de recommencer, soit qu’on pourrait le faire à un autre moment. Le succès de ce type de stratégie dépend de l’oreille que le maître voudra bien prêter à de tels arguments. Aucun enseignant n’a envie d’apparaître constamment comme celui qui impose sans discussion un travail unanimement jugé ennuyeux ou trop difficile. Il y a donc des moments où il est prêt à supprimer un exercice, à différer une tâche ou à la simplifier. Encore faut-il saisir ces moments. C’est là que le sens stratégique de certains élèves fait merveille !


VI. Nouvelles didactiques

On ne peut évidemment pas identifier un jour J où les didactiques traditionnelles auraient laissé la place à des didactiques nouvelles. Dans l’enseignement primaire, on trouve plutôt un large éventail de pratiques, des plus traditionnelles aux plus actives. Chaque maître dispose d’ailleurs de plusieurs registres didactiques, de plusieurs systèmes de travail, différents selon les disciplines, selon les moments de l’année, selon l’énergie dont il dispose, selon qu’il se trouve dans le creux de la vague ou en période d’optimisme et d’innovation.

En gros, on peut dire que les didactiques nouvelles, nées d’une critique des didactiques traditionnelles, se présentent comme des alternatives proposées à tous ceux qui ne se satisfont pas des formes classiques de l’enseignement et du travail scolaire. Au-delà de leur forme canonique, elles sont, en pratique, ce qui reste des pédagogies alternatives, actives, coopératives, institutionnelles ou modernes lorsqu’elles se diffusent au-delà des mouvements pédagogiques qui leur ont donné naissance, lorsqu’elles sont reprises, sensiblement édulcorées, par les rénovations officielles qui touchent notamment l’enseignement de la mathématique, de la langue maternelle et des disciplines dites d’éveil ou d’étude de l’environnement. L’historien des idées pédagogiques attribuera ces idées à tel ou tel père fondateur, Freinet, Bovet, Dewey, Ferrière, Claparède, Decroly, Piaget et quelques autres. Mais à force d’être évoquées, sinon mises en pratique massivement, dans des cercles qui vont s’élargissant, ces idées sont tombées dans le fond commun de la pensée pédagogique. Elles alimentent d’innombrables discours sur les réformes sans que les intéressés sachent très bien d’où viennent ces idées, ce dont ils se soucient d’ailleurs assez peu.

Les didactiques nouvelles se caractérisent en général par :

  1. L’accent mis sur l’élève, comme sujet actif de son apprentissage, plus que sur le maître dispensateur de savoirs.
  2. L’insistance sur le construction progressive des connaissances et des savoir-faire non seulement à travers une activité propre mais à travers des interactions sociales aussi bien entre élèves qu’entre le maître et les élèves.
  3. Une volonté de décloisonner les disciplines, de privilégier des compétences fonctionnelles et globales par opposition à des acquis notionnels et à des savoirs fragmentés.
  4. La volonté d’ouvrir l’école sur la vie, d’ancrer les apprentissages scolaires dans les expériences quotidiennes, le " vécu " des élèves.
  5. Le respect de la diversité des personnalités et des cultures.
  6. La valorisation de l’autonomie de l’enfant, du " self-government " du groupe-classe, du moins dans certaines limites.
  7. Le prix attaché à la motivation intrinsèque, au plaisir, à l’envie de découvrir et de faire par opposition au jeu de la carotte et du bâton.
  8. L’importance accordée aux aspects coopératifs du travail scolaire et du fonctionnement du groupe-classe, par opposition aux tâches strictement individuelles et à la compétition entre élèves.
  9. L’importance donnée à l’éducation et au développement de la personne par opposition à une centration exclusive sur les savoirs ou les savoir-faire.

Tous les mouvements pédagogiques et tous les enseignants ne donnent pas la même importance à tous ces thèmes. Mais, quelles qu’en soient l’intensité et les accents, toute rupture avec les didactiques traditionnelles se traduit notamment par une redéfinition des tâches.


VII. Tâches nouvelles

En reprenant les dix critères utilisés plus haut pour décrire les tâches scolaires traditionnelles, on peut esquisser le profil d’une didactique nouvelle sous l’angle de ce qu’elle attend des élèves mis au travail :

1. Tous les élèves ne font pas constamment la même chose en même temps ; cette diversité peut aller bien au delà d’une absence de synchronisation, par exemple lorsque les élèves s’engagent dans des tâches dont le contenu et la difficulté varient en fonction de leurs besoins ou de leurs préférences.

2. Les tâches sont ouvertes, n’appellent pas une solution unique, mais requièrent l’invention d’une démarche partiellement originale, que personne ne connaissait d’avance, même pas le maître ; lorsqu’on se lance dans une recherche en mathématique, une enquête sur un aspect de l’environnement ou la création d’une pièce de théâtre, on ne sait pas exactement à quel résultat on va aboutir, ni combien de temps cela prendra.

3. Les tâches sont plus globales, dans la mesure où elles naissent en principe d’un problème réel, d’une nécessité fonctionnelle, et ne se plient pas, par conséquent, au découpage horaire et notionnel du curriculum.

4. Les tâches présentent des formes moins stéréotypées, parce qu’on ne les puise pas dans des répertoires d’exercices, mais qu’on les invente au fur et à mesure en fonction de projets et de propositions du maître ou des élèves, en saisissant certaines occasions qui ne se représenteront pas régulièrement, une campagne électorale à analyser, une action collective dans l’école, une fête, un voyage, un élève qui s’en va, un meuble à construire, etc.

5. Les tâches font fréquemment appel à l’oral. On ne recourt à l’écrit que lorsqu’il est utile, on s’en passe lorsqu’il alourdit ou ralentit inutilement le travail. L’essentiel est d’arriver à une décision, à une solution, à une réalisation sans âtre obsédé par des traces écrites.

6. Les tâches sont souvent assumées collectivement par plusieurs élèves, qui discutent, qui se partagent le travail, qui font des propositions à l’ensemble du groupe-classe.

7. Il est difficile de comparer le rendement des uns et des autres, parce que les tâches sont de natures diverses, et ne s’analysent pas facilement ; l’appréciation du travail de chacun repose sur une évaluation globale et intuitive plus que sur un décompte précis de la quantité de phrases ou d’opérations.

8. Certains élèves ou le groupe-classe tout entier s’engagent parfois dans des tâches de longue haleine, plusieurs heures, une journée entière, parfois une semaine ou davantage lorsqu’il s’agit de la préparation d’un spectacle, d’une enquête sur le terrain, de l’impression d’un journal par exemple. La journée ne se présente plus comme une alternance rapide de tâches distinctes, mais comme une succession de moments différenciés inscrits dans un même objectif général, dont la réalisation suppose toutes sortes d’opérations et en général une division du travail.

9. Les tâches ne sont pas choisies essentiellement en fonction de leur facilité et des possibilités de correction qu’elles offrent, mais de leur utilité pratique ou de leur intérêt. Il arrive donc que les élèves soient confrontés à des tâches qui les dépassent et fassent l’expérience soit de leur impuissance, soit de leur dépendance par rapport à l’adulte ou à d’autres personnes ressources.

10. Les tâches se définissent progressivement, au gré d’une concertation entre les élèves et le maître. Il n’y a pas à proprement parler de " consignes ", mais un travail permanent de rappel et d’aménagement des objectifs généraux, d’explicitation des prochaines étapes et des priorités.

Il n’existe sans doute aucune classe où toutes les tâches présenteraient constamment toutes ces caractéristiques. Tout simplement parce qu’une telle didactique exigerait une dépense d’énergie considérable, tant du maître que des élèves, et serait très difficile à gérer, même dans une école alternative, sans programme rigide ni évaluation formelle, a fortiori dans une école publique où les contraintes sont légion. Ces caractéristiques indiquent des tendances très diversement réalisées d’une classe à l’autre et d’une tâche à l’autre.

Cet inventaire nous permet cependant de décrire ce qui se passe alors du côté des élèves. Dans un tel système didactique, ils sont placés devant des choix beaucoup plus ouverts, mais aussi plus complexes et pour certains angoissants. Une didactique traditionnelle enserre les élèves dans un réseau serré d’obligations et de contrôles. Une didactique nouvelle les emporte dans un tourbillon de projets et de possibilités, sans commune mesure avec l’organisation du travail dans une classe traditionnelle. Leur contrat devient à la fois plus flou et plus exigeant. Ils ne peuvent plus se contenter de faire simplement leur travail. On leur demande d’être actifs, inventifs, d’amener des idées, de prendre des initiatives, d’assumer des responsabilités, d’âtre à la fois autonomes et capables de travailler en groupe, assez investis dans leur travail pour mener leurs tâches à bout, assez décentrés pour négocier la division du travail et les projets avec les autres… Même si ces exigences ne se cumulent pas constamment, elles définissent un tout autre métier d’élève (cf. Perrenoud, 1984), appelant d’autres stratégies.

 
VIII. Stratégies nouvelles

Les stratégies disponibles face au travail scolaire traditionnel restent partiellement valables. Il reste possible : i. de boire le calice jusqu’à la lie à force de conformisme ; ii. de se débarrasser le plus vite possible du travail en en faisant le minimum ; iii. de perdre le maximum de temps ; iv. de feindre de ne rien comprendre aux consignes et d’être dans l’impossibilité d’avancer ; v. enfin de contester ouvertement l’utilité du travail demandé ou d’en négocier le volume ou les modalités.

Le conformisme est moins facile cependant, parce que les normes sont moins claires et que l’élève ne peut simplement suivre des rails ; quant à la contestation, elle implique l’élève non plus seulement dans un rapport de force, mais dans un travail intellectuel constructif : on lui demande, s’il n’est pas d’accord, de proposer autre chose de plus intéressant, ce qui risque en définitive de lui demander davantage d’efforts ! Il devient plus difficile aussi de se débarrasser rapidement d’une tâche pour s’occuper à autre chose, puisque la tâche n’est pas définie d’avance, qu’elle peut se compliquer au fur et à mesure, que le maître est toujours prêt à relancer l’élève qui a atteint une étape sur de nouvelles pistes, à lui demander de se fixer un nouveau défi, de s’inventer un nouveau problème. Travailler très vite devient donc moins intéressant, puisque c’est souvent se condamner à travailler davantage !

En revanche, la lenteur et le peu d’enthousiasme mis à comprendre ce qu’il faut faire restent des stratégies accessibles ; elles sont même plus simples encore que face aux didactiques traditionnelles : les tâches ne sont pas standardisées ; il faut chercher des méthodes par tâtonnements, donc " perdre du temps " ; devant une situation mathématique, un mécanisme linguistique ou un fait expérimental, beaucoup d’élèves n’ont pas beaucoup de mal à faire croire qu’ils ne " voient rien ", qu’ils n’ont aucune idée de ce qu’il faut faire. Devant des tâches ouvertes et plus créatives, la mauvaise volonté prend beaucoup plus facilement les dehors de l’impuissance ou de l’incompétence !

Les didactiques nouvelles modifient donc les coûts et les profits associés aux stratégies déjà disponibles face au travail scolaire traditionnel. Mais ce n’est pas leur seul effet. Elles rendent également possible des stratégies différentes, qui n’auraient guère de sens dans le cadre d’une didactique traditionnelle. Voici les principales :

vi. Accaparer des tâches sécurisantes : certains élèves détestent les tâches ouvertes, n’aiment pas réfléchir, sont découragés à la simple idée de se poser des questions. Parmi plusieurs activités possibles, ils choisissent celles qui se rapprochent le plus du travail scolaire traditionnel, par exemple recopier un texte, classer des fiches, mettre en ordre des documents, chercher des mots ou des renseignements dans une liste, réaliser minutieusement les découpages ou les graphiques requis pour faire certains essais ; il y a toujours, dans des tâches complexes et collectives, place pour des tâches d’exécution relativement stéréotypées ; certains élèves se les attribuent systématiquement, ayant l’air de participer à une pédagogie nouvelle, reproduisant en réalité des conduites très conformistes.

vii. Organiser le travail des autres : les tâches ouvertes et collectives permettent l’émergence d’un râle nouveau, qui est d’organiser, de coordonner le travail des autres élèves. Dans une didactique traditionnelle, ce râle est monopolisé par le maître. Dans une didactique nouvelle, il ne peut plus animer et coordonner seul toutes les tâches parallèles, et souvent il ne le souhaite pas, pensant que le leadership est aussi formateur que toute autre tâche. Certains élèves qui n’ont qu’un intérêt limité pour le programme, trouvent des satisfactions intellectuelles et relationnelles dans l’exercice d’un leadership dont ils prennent l’initiative ou qui leur est délégué par le maître ou par leurs camarades. Ils deviennent les porte-parole du groupe, ils organisent la discussion, ils rappellent les uns et les autres à leurs engagements.

viii. Disparaître dans les interstices : dans n’importe quelle classe, certains élèves tentent de " passer entre les gouttes ", d’échapper à certaines tâches ; mais c’est assez difficile lorsqu’on donne systématiquement le même exercice à tout le monde. Lorsque les tâches se diversifient, lorsque le maître sollicite des initiatives, attend des propositions, il devient possible de ne rien proposer du tout ! Encore faut-il le faire avec une certaine habileté : un élève qui ouvertement, ne jouerait pas le jeu, qui montrerait qu’il n’a aucune envie d’inventer une histoire ou de trouver une démarche pour calculer l’aire d’un polygone, courrait le risque d’être rappelé à l’ordre, et éventuellement de se voir assigner des tâches plus conventionnelles. Certains élèves sont assez subtils pour ne pas afficher leur manque d’intérêt ; il feignent avec application de se creuser la tête désespérément. Mais si on les observe assez longtemps, on s’aperçoit qu’ils passent d’un groupe à l’autre, constamment sur le point de se mettre au travail, mais que vingt minutes plus tard, ils n’ont toujours rien fait et ne savent toujours pas ce qu’ils veulent faire. Le maître est souvent trop occupé par ceux qui s’investissent dans la tâche pour repérer rapidement les élèves habilement inactifs. Môme lorsqu’il les surveille du coin de l’œil, il lui est difficile, dans une telle didactique, de leur imposer d’emblée un travail structuré alors que la règle du jeu est de faire preuve d’initiative et de créativité.

ix. L’activisme désordonné : au contraire des élèves qui ne font rien, d’autres sont en permanence occupés, on pourrait même dire hyperactifs. Mais si l’on regarde de près ce qu’ils font, on se rend compte que, souvent, ils s’engagent dans des tâches qui n’ont que peu de rapport avec la situation définie par le maître, qui n’ont qu’une utilité limitée et dont personne ne se servira vraiment. Certains élèves vérifient fébrilement dans le dictionnaire des mots dont on n’a pas besoin, font des calculs sans rapport avec le problème, mesurent, découpent, dessinent n’importe quoi sous prétexte de contribuer à la tâche commune. Cette agitation ne paraît guère source d’apprentissages, mais elle fait illusion.

x. Faire cavalier seul : les didactiques nouvelles permettent à certains élèves, individuellement ou à deux, de se détacher complètement du groupe-classe et de s’inventer un curriculum et des objectifs particuliers, avec la bénédiction du maître. C’est évidemment un privilège réservé aux meilleurs élèves, qui peuvent alors, plutôt que de chercher à combattre l’ennui par diverses formes d’indiscipline, se distancer des tâches communes et trouver des activités à leur mesure. Si le maître tente de différencier son enseignement, une didactique nouvelle lui permet aussi, dans certaines limites, d’établir pour les élèves les plus faibles un régime de travail partiellement indépendant des activités du groupe-classe, ce qui peut les aider à retrouver un intérêt, donc à recourir moins souvent aux stratégies défensives auxquelles les condamne le travail scolaire traditionnel.


IX. Questions ouvertes

Si des observations plus systématiques devaient valider ces observations conduites dans quelques classes primaires, il resterait à se demander si les stratégies adoptées varient en fonction de l’origine sociale des élèves. Si les pédagogies nouvelles sont à certains égards élitaires (Perrenoud, 1985), c’est notamment parce qu’elles élargissent l’espace de jeu des élèves et leur demandent, pour survivre, des compétences stratégiques plus étendues.

Autre piste à suivre : quelles que soient leurs vertus pédagogiques, les nouvelles didactiques affaiblissent le contrôle du maître et élargissent l’espace de jeu des élèves. Pour expliquer l’attachement de nombreux enseignants aux didactiques traditionnelles, il n’est pas nécessaire de leur prêter une idéologie conservatrice ou une rigidité personnelle face au changement. Un enseignant qui ne maîtrise pas les stratégies des élèves face à une didactique nouvelle a de bonnes raisons d’être réticent. Garant à la fois d’une certaine discipline et de certaines acquisitions, il ne peut se permettre d’instituer une didactique qui lui ferait courir trop de risques sur l’un de ces deux points. Pour comprendre le changement des pratiques des maîtres face aux courants de rénovation didactique (Dokic, Favre & Perrenoud, 1986 ; Favre & Steffen, 1987), il faut donc, parmi d’autres facteurs, faire la part des stratégies nouvelles qu’ils anticipent chez leurs élèves !


Références

Berthelot, J.M. (1983) Le piège scolaire, Paris, PUF.

Chevallard, Y. (1985) La transposition didactique. Du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La Pensée sauvage Éditions.

Conne, F. (1986) La transposition didactique à travers l’enseignement des mathématiques en première et deuxième années de l’école primaire, Conne, Noverraz.

Crozier, M. & Friedberg, E. (1983) L’acteur et le système, Paris, Seuil.

Dokic, M., Favre, B. & Perrenoud, Ph. (1986) Enseigner le français dans les grands degrés, Genève, Service de la recherche sociologique, Cahier n° 21.

Favre, B. & Steffen, N. (1988) Tant qu’il y aura des devoirs, Genève, Service de la recherche sociologique, Cahier n° 25.

Foucault, M. (1976) Histoire de la sexualité. 1. La volonté de savoir, Paris, Gallimard.

Mouvet, B. (1987) Comment les maîtres font. Tableau de deux pratiques enseignantes à l’école primaire, Liège, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Nizet, J. & Herniaux, J.P. (1985) Violence et ennui, Paris, PUF.

Perrenoud, Ph. (1984) La fabrication de l’excellence scolaire : du curriculum aux pratiques d’évaluation. Vers une analyse de la réussite, de l’échec et des inégalités comme réalités construites par le système scolaire, Genève, Droz, 2e édition augmentée 1995.

Perrenoud, Ph. (1985 a) Les pédagogies nouvelles sont-elles élitaires ? Réflexions sur les contradictions de l’école active, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (repris dans Perrenoud, Ph., La pédagogie à l’école des différences, Paris, ESF, 1995, 2e éd. 1996, chapitre 3, pp. 105-118).

Perrenoud, Ph. (1985 b) Scolarisation et sens des savoirs. De l’obsession d’instruire la jeunesse pour son bien, Revue suisse de sociologie, n° 2, pp. 213-226 (repris dans Perrenoud, Ph., Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF, 1994, 3e éd. 1996, chapitre 3, pp. 63-74).

Perrenoud, Ph. (1986) L’évaluation codifiée et le jeu avec les règles. Aspects d’une sociologie des pratiques, in De Ketele, J.-M. (dir.) : L’évaluation : approche descriptive ou prescriptive ?, Bruxelles, De Boeck.

Perrenoud, Ph. (1987) Vers un retour du sujet en sociologie de l’éducation ?, in Van Haecht, A. (dir.) : Socialisations scolaires, socialisations professionnelles : nouveaux enjeux, nouveaux débats, Bruxelles, Université Libre, 1987, pp. 20-36.

Perrenoud, Ph. (1987) Le " go-between " : entre sa famille et l’école, l’enfant messager et message, in Montandon, C. et Perrenoud, Ph. (dir.) Entre parents et enseignants : un dialogue impossible ?, Berne, Lang, pp. 49-87, (2e éd. augmentée 1994). Repris dans Perrenoud, Ph., Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF, 1994, 3e éd. 1996, chapitre 4, pp. 75-98.

Plaisance, E. (dir.) (1985) " L’échec scolaire " : Nouveaux débats, nouvelles approches sociologiques, Paris, Ed. du CNRS, l985.

Sirota, R. (1985) Classe moyenne et école primaire, in Plaisance, E. (dir.) : " L’échec scolaire " : Nouveaux débats, nouvelles approches sociologiques, Paris, Ed. du CNRS, pp. 79-82.

Sirota, R. (1987) L’école primaire au quotidien, Paris, PUF.

Verret, M. (1975) Le temps des études, Paris, Honorè Champion, 1975, 2 vol.

Woods, P. (1979) The Divided School, London, Routledge & Kegan.

Woods, P. (1983) Sociology and the School. An Interactionist Point of View, London, Routledge & Kegan.

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