Source et copyright à la fin du texte

 

in Schoeni, G., Bronckart, J.-P. et. Perrenoud, Ph. (dir.) La langue française est-elle gouvernable ? Normes et activités langagières, Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé, 1988, pp. 79-108.

 

 

 

" Parle comme il faut ! "

Réflexions sociologiques sur l’ordre linguistique

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1988

Sommaire

Une approche relativiste de la norme

La norme et le jugement

L’élaboration normative

Légiférer sur la langue

Pourquoi fabriquer des normes langagières ?

Les registres de légitimation des normes

Les deux faces du rapport stratégique à la norme

Le rappel à la règle

Du conformisme à l’excellence

La norme et la nécessité linguistique : conclusion

Références

 


" Un décès dû à l’ingérence de comprimés ", " la douleur qu’il lui a affligée ", " il surnageait le golf français ", " de petits problèmes solvables ", " il a effrôlé le filet " : on a compris ces quelques expressions, quand bien même les mots sont inadéquats. La plupart des " fautes " de syntaxe n’empêchent pas davantage la saisie du sens. " J’voyais pas ce que tu me parlais ", " il consacre tout un chapitre sur cet épineux problème ", " c’est ça qu’on a pas pu le convaincre ", " c’est ce que je m’aperçois ", " c’est pareil que toi ", " mon vocabulaire, j’y sais ", " l’escroquerie dans laquelle il serait mêlé " : ces locutions sont intelligibles. Cela ne les empêchera pas d’êtres jugées fautives ou maladroites par une partie des locuteurs de langue française, à commencer par ceux qui font métier de dire la norme ou tirent de leur jugement un profit de distinction. Il n’est guère de pratique langagière qui ait l’heur d’échapper à une forme ou une autre d’évaluation. On juge à la fois la distance à certaines normes d’excellence et la conformité à certaines règles auxquelles tel locuteur est censé se conformer compte tenu de son statut, de son instruction, de la situation. Aucun de nos mots, aucun de nos silences qui ne risquent d’être jugés : nous le savons ou nous le pressentons, ce qui pèse sur nos choix et nos habitudes. On juge le style et le niveau de langue, l’étendue, la précision ou la distinction du vocabulaire, la correction, l’élégance ou la complexité des tournures, l’orthographe et la présentation à l’écrit, le débit, le ton et l’accent à l’oral. On juge aussi l’à-propos, le sens, l’intention et l’effet des discours. Bien au-delà de la langue, c’est la communication qui est l’objet d’une attention normative de chaque instant.

Cette intense activité renvoie à toutes sortes de hiérarchies d’excellence, de classements, de formes de distinction, de correction ou de conformisme. Cet article tente d’organiser un peu cette diversité, en ignorant dans un premier temps ce qu’on pourrait appeler le statut de la norme en linguistique. Les normes langagières sont-elles constitutives du système de la langue ou ne sont-elles qu’un " épiphénomène " ? Les normes et la politique normative de l’État et de l’école sont-elles garantes de la stabilité et de l’unité du code linguistique, donc de la communication ? Ou le système de la langue a-t-il ses propres mécanismes de régulation, qui ne doivent rien ou presque aux pratiques normatives des locuteurs ? Peut-être un détour par la sociologie de ces pratiques permettra-t-il de poser ces questions moins abstraitement. J’y reviendrai donc en conclusion.


Une approche relativiste de la norme

Comme les autres normes sociales, celles qui régissent les pratiques langagières sont de statuts divers : la langue administrative, juridique, scolaire fait l’objet d’une législation, la jurisprudence pénale définit les injures, certains points d’orthographe font l’objet de règlements. Nombre d’organisations ou d’associations imposent à leurs membres des normes langagières censées garantir leur loyauté, leur efficacité ou leur statut : une organisation minoritaire enjoint à ses membres de ne pas parler la langue dominante ; l’armée privilégie une langue " militaire " respectueuse des hiérarchies, sobre, efficace, sans états d’âme. Un grand magasin impose des normes langagières à ses vendeuses, un hôpital à ses infirmières, une école aux maîtres et aux élèves, une Église aux prêtres et aux fidèles. Hors de la législation et des règles internes aux organisations ont cours des règles plus diffuses, qui définissent la raison, la moralité, la " correction ", la tradition, le bon sens, les bonnes mœurs, le bon goût, le savoir-vivre ou encore le " bon usage " de la langue.

Comme les autres, les normes langagières diffèrent par l’étendue de leur champ d’application : certaines ne valent qu’à l’intérieur d’une famille, d’autres sont reconnues dans une société entière ou dans une aire culturelle plus vaste. Comme dans d’autres domaines, certaines normes sont extrêmement codifiées, mises par écrit, élaborées par un appareil spécialisé et des professionnels ; d’autres sont floues, sujettes à variations et interprétations. En matière de langue aussi, les normes les plus précises sont en général énoncées par l’État ou une autorité constituée, alors que les plus vagues ont des sources difficiles à identifier, la tradition, l’opinion, l’esprit du temps, le sens commun. Les normes langagières diffèrent, comme les autres, selon la nature du contrôle social auquel elles donnent lieu : contrôle centralisé, confié à des agents spécialisés (l’école, le tribunal, toute instance de sélection ou de censure) ou contrôle diffus, laissé à l’appréciation de quiconque se croit témoin ou victime d’une déviance.

On peut de même étendre aux normes et aux déviances langagières les acquis de la sociologie dans d’autres domaines (Malherbe, 1977) :

  1. Les normes varient non seulement entre sociétés mais d’un groupe social à l’autre à l’intérieur de la même société.
  2. Les normes évoluent au sein d’un même groupe ; le consensus n’est jamais absolu, ni définitif ; la norme est au contraire l’enjeu permanent de négociations, de compétitions ou de luttes.
  3. Les normes peuvent aussi bien être l’instrument d’un pouvoir, voire d’une domination totalitaire, que la condition d’un fonctionnement égalitaire ou démocratique ; tout dépend de leur usage.
  4. Les jugements de déviance ou de conformité des conduites ne sont pas des évidences partagées, mais des représentations construites, souvent de façons divergentes, par des acteurs socialement situés.
  5. Le contrôle social n’est jamais automatique, il est toujours l’expression des stratégies d’un individu ou d’une organisation qui ont intérêt (moral ou matériel) à identifier une déviance, à la stigmatiser, à la sanctionner, espérant de la sorte affermir un pouvoir, affirmer une respectabilité, renforcer l’ordre social, discréditer un concurrent.
  6. La vie sociale est une négociation permanente à propos des normes aussi bien qu’un jeu avec les normes ; l’ordre normatif n’est pas un système établi une fois pour toutes, mais le produit d’une reconstruction permanente, traversée d’incertitudes et de conflits.

Tout cela ne veut pas dire que chacun définit les normes à sa guise ou que les normes communes changent d’un jour à l’autre. Mais tant leur caractère partagé que leur relative stabilité doivent être expliqués. Rien ne va de soi ! Les sciences sociales nous obligent aussi à prendre en compte la complexité des relations entre les normes et les pratiques : d’une part les normes sont loin de déterminer mécaniquement les pratiques, puisque les acteurs les contestent, les ignorent, les interprètent ou les transgressent délibérément. Inversement, les actes et les jugements quotidiens font évoluer les normes, parfois parce qu’elles sont l’enjeu de négociations et de redéfinitions explicites, souvent parce que c’est la pratique qui fait évoluer le droit, a fortiori les règles moins rigides.

Ces traits généraux, qui suggèrent une image très relativiste des normes, se retrouvent dans le champ du langage, avec des traits spécifiques bien entendu, qui tiennent par exemple à l’existence d’une politique normative, exercée notamment à travers l’école, qui n’a pas d’équivalent dans le domaine des manières de table ou des pratiques vestimentaires par exemple.


La norme et le jugement

Lorsqu’on évoque la norme langagière, on pense d’abord, en général, aux grammaires, aux guides du bon usage, aux dictionnaires, aux chroniques spécialisées de certains journaux. On pense également à l’école et aux endroits où il importe de bien parler, parce qu’on y est ouvertement exposé à une évaluation : au tribunal, à la radio ou à la télévision, en public ou à l’occasion d’une cérémonie. On pense aussi aux gens autorisés à légiférer sur la langue, aux grammairiens, aux " gens de lettres ", aux " gens d’école " et à tous ceux qui prétendent " posséder " la langue, connaître les règles, savoir " ce que parler veut dire " (Bourdieu, 1982). On se représente volontiers les normes langagières comme un ensemble de règles générales édictées par des gens instruits, des ouvrages de références, des institutions scolaires et culturelles.

Il existe bel et bien de telles règles. Mais on oublie qu’elles n’ont de poids sociologique, de véritable importance que si elles sont mises en œuvre dans mille situations quotidiennes où il y a matière à juger un texte ou une parole. Gardons-nous d’introduire, entre normes et jugements, une coupure telle que celle que de Saussure a institué entre langue et parole. Ce qui se donne à voir, à entendre, c’est la parole. Devant sa diversité, ses variations, son désordre apparent, la linguistique a préféré construire un objet abstrait, la langue ou le code. Démarche admissible, voire féconde, mais qui, lorsqu’on en oublie l’arbitraire, produit une fiction : l’image de la parole comme simple " mise en œuvre du code ", comme manifestation de la langue. La langue devient ce trésor dans lequel chacun puise pour former des phrases. La métaphore est parlante, mais elle masque le fait que le code n’existe pas en dehors du procédé qui permet de le construire à partir des actes de paroles.

Il faut renverser la manière habituelle d’envisager le rapport entre normes et jugements : bien loin de précéder à tout coup le jugement, la norme est souvent seconde, que ce soit dans la conscience individuelle ou dans les représentations sociales. Tous les jugements que nous portons ne sont pas pure et simple mise en œuvre de normes préétablies. Les attentes normatives qui ont effectivement cours sont toujours plus riches, plus ambiguës, plus diverses, plus changeantes et plus liées au contexte que les normes explicites, codifiées par les textes ou la tradition orale. C’est souvent sur le vif, au moment où nous formulons un jugement ou au moment où nous pensons à le justifier que nous le rattachons à une norme puisée dans le " répertoire " disponible ou construite de bric et de broc pour l’occasion. À l’échelle d’une communauté, la genèse de certaines règles naît de la codification d’attentes d’abord implicites.

Notre fonctionnement normatif se situe entre deux pôles : d’un côté des jugements explicites porté au nom de normes codifiées, de l’autre des évaluations presque inconscientes qui s’opèrent en vertu d’attentes à peine formulables. Qui ouvre une grammaire ou un dictionnaire pour connaître les réelles attentes normatives des locuteurs en situation se condamne donc à prendre au sérieux des règles que personne ou presque n’applique dans la vie quotidienne en même temps qu’à ignorer les attentes normatives qui ne renvoient à aucune règle codifiée, ni à aucun enseignement formel.


L’élaboration normative

L’homme est un " animal normatif ". Dans son rapport au monde, et notamment aux autres, il se borne rarement à voir les choses comme elles sont. Il les rapporte sans cesse à un monde possible, souhaitable ou nécessaire. Cette distance normative peut être vécue sur des registres divers, du sentiment confus que les choses " ne sont pas ce qu’elles devraient être ", sans qu’on puisse très bien dire en quoi ni pourquoi, à la conscience claire d’un écart entre une norme explicite et une pratique. C’est pourquoi il peut, à la limite, y avoir jugement normatif sans norme ! Il nous suffit souvent d’éprouver l’impression que les choses " ne sont pas normales ", " ne tournent pas rond ", sont bizarres ou inacceptables. À partir de cette impression s’amorce parfois un travail de clarification et d’explicitation de la norme. Mais il n’est pas automatique. Les intéressés ont souvent trop peu d’énergie, de temps ou de moyens pour réfléchir longuement. L’élaboration normative ne se déclenche que lorsqu’il semble possible de transformer la situation (il faut alors savoir dans quel sens !) ou nécessaire de justifier un jugement.

On se trouve donc en présence de deux réalités distinctes :

  1. des actes d’évaluation en situation, qui renvoient à une attente normative loin d’être toujours explicite ou même consciente au moment du jugement ;
  2. des représentations sociales normatives, énoncées soit dans une situation concrète à partir d’un jugement, soit en fonction d’une situation hypothétique.

Toute norme énoncée comme telle prétend à une certaine généralité. Même lorsqu’elle est formulée en fonction d’une situation qui a peu de chance de se produire ou de se reproduire, elle prétend valoir pour toute situation comparable. Cette prétention fait sa force : en appeler à une règle est la façon en apparence la moins arbitraire de contrôler la conduite d’autrui. Certes, qui veut se soustraire à la règle peut feindre de l’ignorer ou en contester la pertinence ou le bien fondé ; il peut plaider l’exception, tenter de cacher ou de minimiser sa déviance. La règle n’est donc pas un moyen absolu de contrôler les conduites et les interactions. Pouvoir se réclamer d’une règle partagée est toutefois un atout majeur pour quiconque veut exercer un pouvoir ; la règle permet de faire l’économie d’une décision au coup par coup et masque plus efficacement l’arbitraire du pouvoir. Contre une règle générale, on ne peut se défendre qu’au prix d’une argumentation difficile. La prétention à l’universalité, de préférence péremptoire, protège donc efficacement contre la contestation. " On ne parle pas la bouche pleine ! " : cette règle n’a de force que si on fait accroire qu’elle relève de la sagesse universelle !

La prétention d’énoncer une règle générale participe des stratégies d’élaboration normative autrement dit du travail sur la norme comme représentation communicable. Cette élaboration fonctionne selon deux modes principaux :

  1. l’élaboration normative en situation s’efforce de clarifier, voire d’énoncer la norme au moment où on en a besoin, pour fonder un jugement ou une décision, pour convaincre, pour contrôler, pour agir ; cette forme d’élaboration normative participe d’une pragmatique, elle met la norme au service d’une stratégie d’action ou de communication ;
  2. l’élaboration normative in abstracto se fait en un lieu et en un temps où la mise en œuvre de la norme n’est pas d’actualité ; l’enjeu est de contrôler de nombreuses pratiques à travers une politique normative adéquate.

Ces deux processus d’élaboration normative ne sont pas hermétiquement séparés. On passe parfois de l’un à l’autre sans solution de continuité. Nous les examinerons cependant l’un après l’autre, parce qu’ils renvoient à des logiques d’action très différentes.


Légiférer sur la langue

L’élaboration normative in abstracto n’est pas un jeu gratuit ; elle a des enjeux politiques et idéologiques à une échelle plus ou moins vaste. Saussure n’a pas inventé l’opposition entre langue et parole. Dans toutes les sociétés qui se donnent une image de leur propre culture, la langue apparaît comme un objet, un système ou un code relativement indépendant des locuteurs. L’idée qu’au-delà de la diversité des actes de langage il existe des invariants, un code, est une intuition bien antérieure à la naissance de la linguistique moderne ; d’une certaine façon, elle l’a rendue possible. Dans nombre de sociétés, et en particulier dans la nôtre, élaborer in abstracto des représentations normatives à propos de la langue est une pratique banale. C’est ce que font les dictionnaires, les grammaires, les guides du bon usage et tous les discours normatifs qui portent sur la langue en général. Bien entendu, subordonner la langue à une norme n’a véritablement d’intérêt que si, à travers la langue, on vise la parole. Mais on vise une parole idéale, abstraite, sans contexte précis, sans référence à un marché linguistique spécifique, ou à des situations d’énonciation ou de communication particulière. Ce qui revient soit à entretenir une fiction, soit à privilégier implicitement un marché linguistique particulier.

La fiction est de faire comme si tous les locuteurs parlaient la même langue et se trouvaient dans les mêmes situations de communication. On peut alors traiter de la langue au singulier, celle d’un locuteur abstrait, petit cousin du " sujet épistémique " de la psychologie piagétienne. Si l’on reconnaît - et comment ne pas le reconnaître aujourd’hui ? - que le code n’est pas unique, qu’il en existe des variantes distinctes à l’écrit et à l’oral, et dans chacun de ces registres selon les situations de communication, et selon les communautés et les marchés linguistiques, on conviendra que parler de la langue, c’est parler implicitement de la langue qui a cours dans un groupe de référence privilégié, en l’occurrence une plus ou moins large élite cultivée, limitée parfois, comme pour la prononciation, à la capitale ou à la région dominante du pays. On parle alors de la langue comme on parle de la culture, culture d’élite par opposition à la culture de masse ou à la culture populaire, culture dominante parce qu’elle s’impose comme la norme dans l’État et dans l’école, culture des dominants parce qu’elle est le code familier de ceux qui ont passé de longues années à l’école, où ils ont intériorisé non seulement la maîtrise du code, mais le rapport particulier à la langue et à la culture sans lequel cette maîtrise serait inachevée.

Le discours sur la langue renvoie aux marchés linguistiques officiels tels que l’école, les rapports avec l’administration, les échanges devant un public, un tribunal ou un jury, les cérémonies, la radio et la télévision et bien sûr l’écrit. Comme le souligne Bourdieu, " plus le marché est officiel, c’est-à-dire pratiquement conforme aux normes de la langue légitime, plus il est dominé par les dominants, c’est-à-dire par les détenteurs de la compétence légitime, autorisés à parler avec autorité " (Bourdieu, l982, p. 64). C’est à de tels marchés que pensent en priorité ceux qui prétendent légiférer sur la langue. Certains souhaiteraient certes que la norme qu’ils édictent soit respectée par tous les locuteurs sur tous les marchés linguistiques. Mais ils n’ont pas d’illusions ; ils savent qu’ils ont peu de prise sur les marchés non officiels, qui sont pourtant le cadre de la majorité des échanges quotidiens, même dans les classes sociales les plus instruites. On peut tenter de normaliser la langue des media, pas celle qui se parle en famille ou au café. Certains " légistes " du langage, faisant peut-être de nécessité vertu, considèrent d’ailleurs que les normes ne valent que pour les " gens de qualité " et qu’il ne faut attendre du peuple qu’un minimum de " correction " dans les situations officielles.

L’observation sociologique identifie, dans toute société développée, un certain nombre d’organisations, de professionnels ou d’amateurs éclairés qui passent une partie de leur temps à expliciter, commenter, nuancer ou justifier des normes censées s’appliquer à la langue, en fait à la parole sur les marchés les plus officiels. Le travail d’une sociologie des normes langagières consiste d’abord à décrire ces producteurs de normes et leurs pratiques. Qui sont-ils, comment travaillent-ils ? Une réponse empirique à ces questions amènerait à élaborer une sociographie détaillée des grammairiens et notamment de ceux qui font les grammaires scolaires (Chervel, 1977), des lexicographes et des auteurs de dictionnaires, des gens d’école et des spécialistes du curriculum et de l’enseignement de la langue maternelle, des professionnels de la rédaction et de la communication (écrivains, journalistes notamment), des critiques et des responsables de la chronique langagière dans la presse, des concepteurs de jeux éducatifs et de jeux de langage, des académies. Tous ces acteurs n’ont pas la même façon de produire ou d’expliciter les normes langagières et ils ne forment pas un groupe unique. En même temps, leurs actions sont souvent convergentes, du fait d’une éducation et de références culturelles semblables aussi bien qu’en raison des réseaux d’interconnaissance et de l’appartenance de beaucoup à plusieurs champs, par exemple journaliste et membre de l’académie, grammairien et auteur de manuels scolaires, lexicographe et animateur d’un jeu télévisé sur le langage. Je ne puis ici que suggérer la diversité de ces acteurs, de leurs insertions institutionnelles, de leurs pratiques.


Pourquoi fabriquer des normes langagières ?

Qu’est-ce qui pousse des institutions et des individus à légiférer sur la langue ? Espèrent-ils exercer une influence sur les pratiques ou les représentations de la langue dans des cercles plus larges ? Et s’ils veulent contrôler les échanges linguistiques de leurs contemporains ou des générations nouvelles, est-ce aux fins de maintenir l’intégrité de la langue ? d’en figer ou d’en maîtriser l’évolution ? de contribuer à la cohésion culturelle de la communauté régionale ou nationale ? de garantir la perpétuation d’une élite cultivée ?

De telles préoccupations ne sont pas étrangères à ceux qui participent à l’élaboration in abstracto de normes langagières censées s’appliquer au plus grand nombre. Ce sont en tout cas les raisons qu’ils affichent, présentées de façon à paraître défendre l’intérêt général et non celui d’une caste de lettrés ou de la classe privilégiée. Mais il faut aussi faire la part de la routine et de raisons plus terre à terre : fabriquer un dictionnaire ou un manuel scolaire, être grammairien ou académicien, c’est une façon de trouver une place, de s’assurer un revenu, de " tirer son épingle du jeu " dans une société industrielle. Fabriquer des normes, c’est plus gratifiant, plus intéressant, moins fatiguant, mieux payé, plus prestigieux que de fabriquer des chaussures ! La fabrication normative peut être une passion ou un gagne-pain, un jeu ou un travail, un emploi à plein temps ou un passe-temps occasionnel. Certains fabricants de normes ont l’impression d’avoir un rôle social à jouer, d’autres, plus cyniques ou plus routiniers, fabriquent des normes sans relier constamment leur activité à des finalités sociétales. Les effets de leur travail normatif n’ont pas nécessairement de rapport avec leurs intentions. Tel amuseur créant et animant un jeu de langage à la télévision peut exercer, au départ sans le vouloir, une influence considérable sur des millions de téléspectateurs, alors que tel grammairien pur et dur, engagé dans une croisade pour le beau langage, prêchera dans le désert, faute d’avoir trouvé les bons relais médiatiques.

Élaborer des normes in abstracto ne suffit pour contrôler les pratiques. Comme tous les légistes, les fabricants de normes langagières sont à la merci de ceux qui voudront bien prendre leurs normes au sérieux, pour les transmettre, les appliquer ou en exiger le respect là où ils ont une influence. Les moyens de communication de masse démultiplient le message. Mais encore faut-il qu’il soit lu ou entendu. La force d’un vrai législateur, c’est de s’appuyer sur un principe - nul n’est censé ignorer la loi - et sur un appareil judiciaire et pénal qui veillera à l’application des textes. Le juge de la province la plus reculée, le dernier des agents de police incarnent le droit ; leurs décisions ont " force de loi ". Les églises disposent, pour faire connaître et faire respecter leurs normes, d’un appareil séculier considérable. Ceux qui légifèrent sur le langage ne sont pas dépourvus de tout moyen de contrôle des pratiques. Mais ils ne disposent pas d’un appareil spécialisé. Il n’y a pas de " ministère de la langue ". Les grammairiens, les auteurs de dictionnaires ou de guides du bon usage doivent leur influence à la force que leur prêtent divers appareils dont le contrôle des pratiques langagières n’est pas la vocation unique, ni même la principale.

Au nombre de ces appareils, il y a bien entendu l’école, qui enseigne et évalue la langue. Il y a la justice, qui impose dans les procédures et devant les tribunaux un usage spécifique de la langue. Il y a l’administration, dont les usagers doivent maîtriser un tant soit peu la langue de bois. Il y a les églises, qui ne sont pas insensibles aux rituels et à la façon dont les choses sont dites, qu’il s’agisse de la prière, de la confession, de la participation au culte ou à la messe. D’autres institutions - la presse, les médias, les entreprises qui produisent des livres, des jeux, des logiciels ou des disques par exemple - n’ont pas véritablement le pouvoir de sanctionner la déviance et se bornent, dans le cas le plus favorable, à incarner la norme, à offrir des modèles aux lecteurs-consommateurs. Les grammairiens et autres légistes de la langue ne sont donc pas isolés, livrés à leurs propres forces. Mais ils ne sont pas tout puissants ; ils doivent composer avec des appareils et des institutions qui ont d’autres intérêts, économiques, politiques, pédagogiques ou ecclésiastiques, intérêts favorables parfois à la plus grande rigueur dans le respect des normes langagières, favorables en d’autres circonstances à une relative tolérance.

Même lorsque la norme est relayée par un pouvoir institutionnel fort, par exemple au sein d’un appareil scolaire ou administratif ou d’une institution, la question reste ouverte de savoir si les agents de cet appareil ou de cette institution sont tous convaincus du bien-fondé de la norme, capables et désireux de l’appliquer en toutes circonstances. Rien n’est moins sûr. Dans ses rapports avec ses élèves, le maître a d’autres enjeux. Il accepte bien souvent de mettre la norme entre parenthèses pour favoriser l’expression, faire participer certains élèves à l’échange, créer une relation plus chaleureuse ou plus permissive ou tout simplement pour gagner du temps ou ne pas perturber le travail en cours. Les nouvelles didactiques de la langue maternelle insistent d’ailleurs beaucoup moins sur le rôle de l’enseignant comme défenseur de la norme et beaucoup plus sur sa capacité de créer des situations de communication et de susciter le besoin et le pouvoir de s’exprimer. De la même façon, le prêtre, le juge, le fonctionnaire se permettent et permettent à leurs partenaires des accommodements avec la norme langagière chaque fois que cela sert leurs intérêts mieux que la censure. Quant aux industries culturelles et aux médias, le temps n’est plus où ils acceptaient de perdre leur public par respect pour le beau langage. Aujourd’hui, une radio périphérique ou un quotidien adaptent leur langue à leur " audience ", au besoin en suggérant aux journalistes de simplifier leur vocabulaire et leurs phrases, voire d’adopter des tournures argotiques ou incorrectes, plus modernes et " branchées ". Même les dictionnaires et les grammaires sont aujourd’hui l’enjeu d’une très dure compétition commerciale, qui peut justifier diverses concessions à la mode et au " laxisme ".

Il faut aussi tenir compte de l’érosion des arguments mis traditionnellement au service de la norme.


Les registres de légitimation des normes

L’ardeur normative des institutions ou d’une partie de leurs agents est d’autant plus faible que la foi dans la norme s’effrite de décennie en décennie. On peut y voir l’effet de la linguistique comparative, de la psychologie et de la sociologie du langage, qui ont mis l’accent sur le caractère relatif et arbitraire de la norme, sur la diversité des pratiques, sur la plasticité du code. On peut aussi évoquer des phénomènes plus généraux, la crise des valeurs, l’insistance sur le pluralisme et le droit à la différence, la critique des élites, des institutions et des pouvoirs dans la ligne de mai 1968.

La norme langagière fait, depuis des siècles, l’objet d’un discours très prolixe au sein des couches lettrées. Il emprunte maintenant aux sciences humaines leur vocabulaire et certains de leurs acquis, mais sa fonction est tout autre : il s’agit non pas de décrire mais d’énoncer la norme, de l’aménager pour tenir compte du changement social ou encore de la justifier face à ses détracteurs, voire de la contester si l’on fait partie de la fraction critique de l’intelligentsia.

Dans certaines sociétés traditionnelles, la norme est tellement intériorisée, et paraît tellement solidaire de l’ordre des choses que personne ne se demande d’où elle vient et ce qui la justifie. Dans un régime autoritaire, la norme est imposée " parce que c’est la norme ", même si cette tautologie n’emporte pas la conviction intime de ceux auxquels on l’assène. Dans une société pluraliste et complexe comme la nôtre, peu de normes échappent au débat idéologique, voire à une certaine contestation. Il faut, pour qu’une norme soit jugée légitime, que ceux qui la défendent puissent avancer une argumentation explicite et notamment rapporter telle règle particulière à des principes généraux acceptables, à des valeurs morales, politiques, juridiques, religieuses, esthétiques ou logiques qui font l’objet d’un certain consensus. De nos jours, ces principes évoluent avec les mœurs et l’esprit du temps ; aucune norme n’est donc justifiée une fois pour toutes. Le rapport entre générations se joue en partie sur la capacité des adultes de convaincre les jeunes qu’il y a " encore " des raisons de respecter certaines règles, par exemple quant à la façon de s’exprimer.

Le développement de l’esprit critique, même s’il reste très modéré, incite les individus confrontés à une norme à vouloir comprendre ce qui la justifie. Ils attendent de ceux qui les rappellent à l’ordre une explication convaincante. Plus le consensus est faible, plus les acteurs s’affrontent à propos du bien-fondé des diverses normes qui gouvernent la vie quotidienne. Ce qui ne va pas sans transactions et négociations. Il ne suffit plus d’affirmer qu’une norme est édictée par l’Église ou l’État pour qu’elle soit " au-dessus de tout soupçon ". La question est alors de savoir de quel droit, au nom de quelle science, de quelle vertu ou de quelle délégation de pouvoir, le parlement, l’académie, les églises, les autorités scolaires ou l’ordre des médecins énoncent des normes. Certes le parlement a constitutionnellement le droit de légiférer. Mais dans quelles limites ? Peut-on interdire le suicide, imposer la ceinture de sécurité, introduire tel vaccin, imposer une orthographe officielle ? De plus en plus souvent, la norme doit trouver une justification " rationnelle ", qui la rattache non à l’arbitraire d’une autorité, aussi reconnue soit-elle, mais à la mise en œuvre raisonnée de principes ou de valeurs auxquels tant les défenseurs que les détracteurs de la norme sont censés adhérer.

Quels sont, dans le domaine du langage, les registres disponibles de justification des normes ? Ils sont nombreux, mais d’efficacité très variable selon les contextes. Ainsi, en appeler à la tradition et au respect du patrimoine n’entraîne l’adhésion que de ceux qui privilégient la continuité et valorisent l’héritage. De même, les justifications esthétiques et littéraires laissent indifférents ceux qui n’ont qu’un rapport pragmatique à la langue et ne se soucient pas de faire de belles phrases. Les justifications de l’ordre linguistique comme signe de cohésion et d’unité de la communauté ne fonctionnent que dans les phases de construction ou de crise de l’identité nationale ou régionale. L’idée qu’il faut respecter des normes pour parler " comme tout le monde " ne séduit pas ceux qui plaident pour le droit à la diversité et à l’individualisme. Justifier la norme en disant que c’est la langue officielle, la langue de l’État, de l’administration, de l’école n’a d’importance que pour ceux qui s’identifient à ces appareils. Défendre la norme comme accomplissement et comme forme d’excellence ne mobilise que ceux qui ont intérêt à entrer en compétition sur certains marchés linguistiques, par souci de réussite scolaire ou professionnelle par exemple. Dire que bien parler est un indice de goût et de l’éducation n’a d’impact que dans les classes sociales où la recherche de distinction est une préoccupation majeure. Toutes ces justifications présentent une certaine efficacité, séparément et conjointement. Mais défendre la norme comme garante du code, donc de la communication, c’est s’adresser à tous, sans distinction de condition sociale, de sexe, d’âge ou de métier, dans l’illusion du communisme linguistique (Bourdieu, 1982).

Habilement adaptée au niveau d’instruction des destinataires, la thèse selon laquelle " une langue qui se dégrade, c’est une société qui se défait " est un argument qui fait mouche du haut au bas de l’échelle sociale. La volonté de sauvegarder la langue ne souffre guère la contestation ; la norme est présentée comme une nécessité fonctionnelle au service de l’intérêt général. La force de cette légitimation tient évidemment à sa vérité partielle : si chacun parlait " n’importe comment ", il n’y aurait pas de communication possible. De cette évidence, gardons-nous de conclure que toutes les normes langagières contribuent au même titre et au même degré au maintien d’un code de communication. Que ce type de justification ait largement cours ne prouve pas son bien-fondé. Le fait que la plupart des grammairiens, voire une partie des linguistes y souscrivent n’est pas un argument définitif, car certains spécialistes du langage ont partie liée avec les appareils et les classes sociales qui se soucient avant tout de conserver leur pouvoir et leurs privilèges. Dans une société égalitariste, il faut évidemment avancer des raisons plus avouables.

Les théories du langage sont, comme les autres, peuvent être mobilisées à des fins pragmatiques et au bénéfice d’un groupe social. Que d’éminents grammairiens affirment que le respect des normes est garant de la langue ne tient pas lieu de démonstration. Mais à l’inverse, le fait qu’une théorie conforte certains intérêts ne prouve pas qu’elle est fausse !

Pendant longtemps, la justification de la norme par les nécessités du code n’a guère trouvé de contradicteurs. Ce n’est guère qu’au vingtième siècle qu’un courant critique s’est manifesté, soulignant l’arbitraire de certaines normes langagières et le fait qu’elles servent des stratégies de domination ou de distinction beaucoup plus que de communication. Cette critique se fonde notamment sur l’étude des variations linguistiques, qui montre que la langue, bien loin d’être une petite chose fragile et rigide, est en fait une structure assez souple, qui permet la diversité et l’évolution des usages sans que la communication ou l’économie interne du code soient en péril. Dans la mesure où " le code " n’est jamais directement observable, mais doit être reconstitué à partir d’énoncés attestés, la nature même de ce qui devrait être conservé prête à discussion. Les variations ne nuisent pas toujours à l’intercompréhension. Lorsque c’est nécessaire, chacun s’adapte, au moins passivement, au code de l’autre.

Cette évolution des sciences du langage a nourri certaines rénovations de l’enseignement du français (Bronckart, 1983, 1985). Mais elle est loin d’avoir gagné une audience suffisante pour que le relativisme linguistique soit devenu façon courante de penser. La plupart des défenseurs de la langue justifient donc encore la norme au nom de la défense de la langue comme code de communication. Mais l’existence d’un débat, quel qu’en soit l’issue, affaiblit la légitimité des normes. Certains de leurs défenseurs d’hier deviennent leurs plus ardents détracteurs. Et surtout, nombre de ceux qui sont censés transmettre la norme ont maintenant des doutes. L’affaiblissement des certitudes normatives des " autorités ", quelles qu’en soient les causes, donne aux agents des appareils et des institutions culturelles de plus grands degrés de liberté. Pourquoi appliqueraient-ils une norme à laquelle ils ne croient qu’à moitié et que leurs supérieurs ne défendent pas davantage ? L’absence de conviction profonde les amène à appliquer les normes plus sélectivement, lorsque cela sert leurs intérêts.

Pas plus que le juge n’est une machine à appliquer la loi, le maître d’école ou d’autres agents de l’État ne sont des machines à appliquer la norme langagière. Ils peuvent avoir intérêt à se placer dans le registre normatif, ou au contraire à y échapper. On ne peut pas faire abstraction de leur appartenance à une organisation, avec les allégeances et les dépendances, les socialisations et les contrôles que cela suppose. Mais en définitive, les agents d’une organisation scolaire ou culturelle sont des acteurs comme les autres qui, lorsqu’ils appliquent une norme, le font en fonction de leur définition de la situation et de leurs stratégies du moment et de leurs convictions profondes autant que de leur rôle officiel. En cela, ils ne diffèrent pas fondamentalement des acteurs qui n’ont aucun mandat et jugent les pratiques langagières " à leur compte ", à titre privé. Ce qui nous amène à placer maintenant au centre de l’analyse les usages de la norme langagière dans la vie quotidienne.


Les deux faces du rapport stratégique à la norme

Évaluant comme il respire, l’être humain ne peut s’empêcher de faire subir à la parole un double traitement. Un premier travail, de décodage, porte sur le sens, dans son acception la plus large, incluant l’intention présumée du message et ce qu’il dit de la relation entre les locuteurs (cf. Watzlawick et al., 1972). Un second travail, d’évaluation, porte sur les aspects les plus divers du langage, l’accent, la prononciation, le débit, le rythme, le ton, la pose de la voix ; le choix du vocabulaire, plus ou moins précis, plus ou moins évocateur, plus ou moins argotique, plus ou moins riche ; la clarté et la complexité des constructions syntaxiques, leur correction grammaticale ; l’élégance de l’expression, le style ; l’intelligibilité du message, sa pertinence, le rapport entre la forme et le contenu ; l’intensité et la densité de la communication, l’implication affective, l’écoute ; le geste, la posture, la mimique qui accompagnent la communication verbale. Un message est fait de toutes ces composantes et chacune se prête potentiellement à un jugement de valeur ou d’excellence. Mais nous n’accordons pas à toutes la même attention. Certains locuteurs sont particulièrement sensibles à la correction syntaxique, au choix d’un lexique soutenu et riche et au respect d’une prononciation standard. D’autres jugent d’abord le contenu ou la construction du discours. L’évaluation déborde évidemment ce qui relève de la parole stricto sensu. Les locuteurs ordinaires n’ont cure des distinctions théoriques et jugent ce qu’ils veulent à leur façon ! À l’oral, ils accordent en général beaucoup d’importance à ce qui entoure la parole : expression, posture, communication non verbale, apparence du locuteur. À l’écrit, on tiendra compte de l’écriture, de la mise en page, du papier, de l’encre ou de la qualité dactylographique, etc.

Travail sur le sens et évaluation ne sont pas indépendants. L’évaluation se fonde nécessairement sur une interprétation définie du sens et des intentions du message entendu. Pour reconnaître qu’une phrase appartient à la langue française, qu’elle est correcte, qu’elle est intelligible, qu’elle est pertinente dans le contexte, il faut en avoir décodé le sens, ou du moins l’un des sens possibles. L’évaluation ne porte pas sur le signifiant seulement, mais sur le signifié et l’articulation entre l’un et l’autre. Les intentions et le sens attribués à la parole modulent l’évaluation : on jugera différemment une déviance imputée à la maladresse, à l’émotion, à la fatigue, à l’ignorance des usages où à une inexcusable désinvolture ; on ne jugera pas les propos d’un touriste étranger ou d’un travailleur immigré, comme ceux d’un homme politique parlant à la télévision. L’évaluation d’une performance linguistique est toujours rapportée à la compétence supposée du locuteur ou à la compétence en principe requise pour être autorisé à parler ou à écrire dans telle ou telle situation. À l’inverse, l’évaluation module l’interprétation du sens et des intentions. Négative, elle peut faire écran, atténuer la force du message, dévaloriser son auteur ou infléchir ses effets. Au contraire, la séduction engendrée par la forme ou l’habileté rhétorique peut donner au message un surcroît de sens ou d’efficacité.

L’évaluation de la parole en situation de communication est un processus complexe et différencié, aussi bien d’un individu à l’autre que d’une situation à l’autre. Pour mettre un peu d’ordre dans cette complexité, il me semble utile de distinguer deux modes d’évaluation, qui se réfèrent à deux types de normes, que j’appellerais d’une part les règles d’usage, d’autre part les normes d’excellence. Il n’y a pas en pratique de distinction absolue entre les deux, surtout à propos de la parole. Mais on peut situer les jugements entre deux extrêmes :

  1. Certains jugements se réfèrent à des règles d’usage appelant une pure et simple conformité ; pour l’assurer, il faut certes disposer d’une certaine compétence ; mais au-delà d’un certain seuil, le surcroît de compétence est sans influence. Lorsqu’un mot est prononcé ou orthographié correctement, lorsqu’une phrase est grammaticale, lorsqu’un vocable ou une expression sont utilisés conformément à leur sens officiel, la parole est jugée aussi conforme qu’elle peut l’être : on ne peut pas en faire plus ! La règle d’usage introduit donc une dichotomie : d’un côté les énoncés corrects, recevables, conformes ; de l’autre les énoncés fautifs, incorrects, irrecevables. La ligne de démarcation peut varier d’un contexte ou d’un marché linguistique à un autre. Mais une fois fixée à un moment donné, pour un locuteur donné, elle sépare ce qui est " correct " ou " acceptable ", de ce qui ne l’est pas.
  2. Certains jugements situent au contraire les pratiques langagières par rapport à une norme d’excellence, image d’une pratique idéale, achevée, parfaite, celle de maîtres mythiques ou d’une très petite minorité de praticiens hors pair (Perrenoud, 1984, 1987). La norme d’excellence n’induit donc pas une dichotomie mais une hiérarchie, une mise en ordre des performances sur une échelle de valeur. Il n’existe aucun seuil absolu, on peut toujours faire mieux, à la manière dont les athlètes repoussent les records. On peut aussi battre des records de médiocrité !

Règles d’usage et normes d’excellence ne concernent en général pas les mêmes aspects de la parole et de la langue. Les règles valent pour de petites unités, le phonème, le mot, la phrase, certaines articulations du discours. Sur ces constituants, il est possible de codifier une règle précise et donc de distinguer conformité et déviance. Au-delà, les règles strictes font place à des normes d’excellence, à des modèles idéaux. Le style d’un écrivain ne s’évalue pas essentiellement en termes de conformité à des règles d’usage. L’excellence littéraire consiste justement à transcender les règles, à jouer avec elles, à en inventer et en tout cas à en disposer d’une façon qui appartient en propre à un auteur. On peut décrire son style, mais non en tirer un modèle qu’il suffirait de suivre pour " bien écrire ". Ce faisant, on aboutit au mieux à un pastiche réussi. De même, tout ce qui fait le charme de l’expression orale relève de normes d’excellence difficiles à expliciter. L’excellence est appréciée sur l’ensemble d’un texte, d’une intervention, de la participation à un échange. C’est donc un jugement global, fondé sur divers éléments, dont le respect des règles orthographiques, syntaxiques, phonétiques ou lexicales n’est pas toujours le principal. La maîtrise de la langue, considérée globalement, n’est identifiable qu’en partie à la capacité de faire peu d’erreurs " graves " de syntaxe ou d’orthographe.

On peut à la fois, devant un texte ou un discours, apprécier la conformité de chaque élément à la règle correspondante et évaluer le niveau d’excellence de l’ensemble. Mais ces deux évaluations n’ont pas les mêmes conséquences dans l’interaction sociale. L’identification des erreurs appelle des réactions qui, lorsqu’elles sont exprimées, s’apparentent à des sanctions. Désigner l’erreur, c’est en appeler au mea culpa et à la correction, c’est exercer une sorte de police du langage qui n’a d’effet que si elle se fonde sur un rapport de pouvoir, qu’elle va en général renforcer.

L’excellence est parfois obligatoire (Perrenoud, 1984, 1987). Lorsqu’on engage un conférencier, un journaliste, un enseignant, un prédicateur ou tout autre professionnel de la parole, on s’attend à ce qu’il manifeste un certain niveau d’excellence. Lorsqu’un contrat garantit implicitement ou explicitement une certaine qualification, le défaut d’excellence devient une déviance, qui peut donner lieu à une action en dommages et intérêts ou appeler une sanction. Dans une communauté, certaines fonctions politiques, ecclésiastiques ou culturelles ont les mêmes exigences. Certains groupes fermés attendent de leurs membres un niveau minimum d’excellence. L’incompétence est une déviance lorsqu’elle contrevient à un engagement moral ou formel.

Hors de telles situations, l’excellence n’est pas interprétée en termes de conformité ou de déviance, mais comme un signe de qualité, de valeur, de distinction. L’évaluation de l’excellence peut s’inscrire dans un rapport social asymétrique, par exemple devant un jury. Mais elle peut aussi prendre la forme d’une compétition entre locuteurs de même statut. Autour d’une table, dans un salon, dans une salle de conférences, au bistrot ou en famille, les locuteurs se jugent mutuellement et établissent des hiérarchies d’excellence plus ou moins convergentes, plus ou moins explicites, plus ou moins stables. La place de chacun dans la hiérarchie locale lui vaut certains avantages ou certains désavantages, ou pour reprendre l’analogie économique chère à Bourdieu (1982), des " pertes " ou des " profits " plus ou moins considérables, symboliques autant que matériels.

J’analyserai séparément le rappel à la règle inscrit dans une stratégie de contrôle, de domination, de sélection ou d’exclusion et la recherche de distinction, qui fait du langage le terrain d’une compétition pour l’excellence.


Le rappel à la règle

Chaque locuteur dispose d’un répertoire plus ou moins étendu de règles. Les unes sont considérées comme valables pour toutes sortes de discours. Ce sont par exemple les principales règles d’orthographe, d’accord, de ponctuation, de construction syntaxique. D’autres règles dépendent du contexte, de la situation d’énonciation, de l’identité du locuteur. Il existe dans une " communauté linguistique " une immense variété de postures normatives : certains font de la concordance des temps, de la prononciation des liaisons ou de l’accord du participe à l’oral des règles absolues : nulle infraction n’échappe à leur vigilance, quels que soient le contexte et le locuteur ; d’autres au contraire n’appliquent jamais ces règles, qu’ils ignorent ou qui leur sont indifférentes. Entre ces extrêmes, certains considèrent que ces règles sont pertinentes sur certains marchés linguistiques, les plus " tendus ", les plus officiels, mais les tiennent pour déplacées, expression d’un purisme exagéré, dans d’autres situations de communication.

Comme on l’a souligné plus haut, un sentiment de déviance peut naître sans qu’on sache immédiatement et facilement expliciter la règle correspondante. On peut avoir l’impression qu’un interlocuteur " parle mal ", fait des erreurs sans pouvoir préciser exactement ce qui nous dérange et ce qu’il faudrait dire à la place. Le " Ne dites pas…, mais dites… " est un fonctionnement normatif parmi d’autres. En situation les jugements de déviance sont souvent plus intuitifs. Il n’est pas possible de décrire ici la diversité des attitudes normatives. Retenons deux idées simples : placée dans des situations différentes, la même personne n’est pas sensible aux mêmes déviances ; placées dans la même situation, deux personnes ne sont pas sensibles aux mêmes déviances.

Un jugement ou un " sentiment " de " déviance linguistique " n’entraînent pas nécessairement une réaction manifeste. Tout dépend des intérêts et des stratégies des acteurs. Dans la perspective du grammairien ou du maître d’école traditionnel, une erreur doit être relevée et corrigée, au nom de la défense de la langue ou du progrès de l’instruction. Cette répression systématique est parfois présentée comme l’archétype du jugement sur la langue. En fait, elle est exceptionnelle. On tient volontiers pour acquis que tout témoin d’une déviance, a fortiori toute victime, va s’efforcer d’obtenir réparation ou de contribuer à une sanction. En réalité, chacun ne se sent pas constamment une vocation de redresseur de torts. Même lorsqu’un professionnel a explicitement pour rôle de prévenir ou de réprimer la déviance, rien n’assure qu’il le fera constamment, à la manière d’un automate. Un policier, un surveillant, un enseignant ou un confesseur peuvent " fermer les yeux " sur certaines déviances, pour toutes sortes de raisons stratégiques. La prévention et surtout la répression sont des formes de pouvoir, parfois de coercition, qui détériorent nécessairement les relations interpersonnelles. Lorsque le surveillant doit coexister avec ceux qu’il surveille, il a intérêt à trouver avec eux un modus vivendi, donc à manifester une certaine tolérance sous peine d’être détesté et traité comme un indésirable. Aucun agent chargé d’une répression ne peut être indifférent à son insertion dans un tissu social, à sa réputation, au maintien d’un réseau informel qui lui permet de faire son travail en dépit du manque de moyens ou des contradictions de son cahier des charges.

Les professionnels de la répression ne répriment " machinalement ", mais parce qu’ils y ont intérêt : sentiment du devoir accompli, conformité à leur mandat ou raisons moins avouables. Les gens " ordinaires " modulent plus encore leur réaction lorsqu’ils sont témoins ou " victimes " d’une déviance. On sait que dans les grandes villes, nombre de vols et d’agressions se commettent sous les yeux de témoins qui restent impassibles, détournent les yeux ou passent leur chemin pour ne pas avoir d’ennuis. Les criminologues soulignent, pour la plupart des catégories d’infractions au code pénal, l’importance du " chiffre noir " autrement dit de la proportion des délits qui ne sont jamais punis, ni même rapportés à la police ou à la justice. Tout dépend de la situation, du rapport de force, de l’intérêt qu’ont les témoins ou les victimes d’une déviance à la stigmatiser. Comme d’autres déviances, fautes ou écarts de langage ne suscitent de réactions qu’en vertu d’un calcul : qu’est-ce que je gagne ? qu’est-ce que je risque à manifester un jugement ?

Parfois, la répression des fautes ou des écarts de langage est inscrite dans les rôles respectifs des interlocuteurs :

  1. Lorsqu’il existe un rapport pédagogique entre les interlocuteurs, celui " qui sait " est autorisé à corriger celui " qui ne sait pas " ; c’est le rôle du maître face à ses élèves, mais aussi des parents, voire des adultes en général, vis-à-vis des enfants.
  2. Dans un certain nombre de situations de sélection les locuteurs acceptent qu’on porte un jugement sur la conformité de leur pratique langagière et qu’on leur indique leurs éventuelles erreurs ; on pensera à divers concours et examens scolaires aussi bien qu’aux pratiques de sélection professionnelle ; lorsqu’on engage un cadre, un correcteur, un vendeur, un journaliste ou une standardiste, on s’assure qu’ils sauront se conformer aux standards linguistiques de la profession ou de l’entreprise.
  3. La prévention et la répression des erreurs linguistiques ont cours également dans les rapports de travail, en particulier dans les métiers de la communication au sens le plus large, écrite ou orale ; dans un journal, dans une agence de publicité, dans un institut de recherche ou une université, dans une maison d’édition, le rappel à la règle linguistique fait partie du contrôle hiérarchique, relayé souvent par le contrôle qu’exercent les collègues ; d’autres règles, non moins strictes, s’appliquent à tous ceux qui entrent en contact avec un public ou des usagers, le fonctionnaire qui reçoit au guichet, le réceptionniste, le serveur, l’hôtesse, etc.
  4. Un rapport de force très inégal autorise souvent celui qui détient le pouvoir à corriger le langage de l’autre, même si son statut ou son rôle professionnel ne justifient aucune exigence linguistique particulière ; ainsi une maîtresse de maison " s’autorise " à corriger sa bonne, le général son ordonnance, le PDG son chauffeur ; dans de tels cas, l’asymétrie est telle que le dominant se permet de juger l’autre globalement, dans ses aspects les plus personnels, sa posture, sa façon de se vêtir ou de marcher, sa propreté, son odeur ou son langage…
  5. Le statut d’étranger légitime l’intervention correctrice des autochtones : face à un touriste ou à un travailleur immigré qui s’aventure dans une langue qui n’est pas la sienne, tout indigène peut devenir censeur ou professeur.
  6. Cas particulier, la colonisation culturelle ou linguistique : même en terre étrangère ou dans un " no man’s land ", celui qui croit parler au nom d’une culture ou d’une langue supérieure se croit permis de corriger l’autre, indigène chapitré par le colon ou barbare jugé par le civilisé…

Malgré leur diversité, toutes ces situations ont un point commun : un rapport asymétrique donne à l’un des acteurs le droit ou le pouvoir de juger l’autre ouvertement et de justifier par son jugement des décisions (de sélection par exemple) ou des ordres (corrections, travail supplémentaire).

Il existe d’autres situations autorisant une répression explicite des erreurs, entre égaux cette fois. S’exposent par exemple au jugement de leurs pairs ceux qui font partie d’une équipe, d’un groupe qui sera jugé globalement sur sa production langagière. Entre comédiens, entre journalistes d’une même rédaction, entre auteurs d’un même livre ou " concepteurs " d’un message publicitaire, on se donne le droit, en y mettant les formes, de rappeler l’autre à la règle lorsque son erreur ou son écart pourraient nuire à la prestation commune. La répression est alors plus douce parce qu’elle doit, beaucoup plus que dans un rapport asymétrique, ménager les susceptibilités et maintenir les possibilités de coopération. Toutes ces situations autorisent l’un des interlocuteurs à identifier des erreurs ou des écarts de langage des autres au nom de leur intérêt commun. Encore faut-il ne pas en abuser ! Aucune censure ne va sans risque au bout de son pouvoir. Dans la vie ou le travail en commun, chacun navigue constamment, au mieux de ses intérêts supposés, entre l’attitude la plus sévère ou répressive et une tolérance, voire un " laxisme " propres à éviter les conflits.

Hors de ces situations, la répression ou la simple stigmatisation des erreurs ou des écarts de langage n’est pas socialement légitime. Au collègue de bureau qui me dit qu’il va " au coiffeur " ou à la voisine qui me raconte " qu’elle aurait fermé ses fenêtres si elle aurait su qu’un orage se préparait ", j’hésiterai à répondre qu’on ne dit pas " au coiffeur " mais " chez le coiffeur ", ou à signaler que " si j’aurais su " est fautif. Je penserai qu’il ne vaut pas la peine, pour si peu, de mettre mon interlocuteur dans l’embarras, de passer pour quelqu’un de pédant ou d’intolérant, ou de m’entendre demander sèchement de quoi je me mêle. Puis-je dire que les grossièretés ou les fautes écorchent mes pauvres oreilles ? Ou encore que l’école n’ayant pas fait son travail, il faut que chacun y mette du sien ? On sait le peu de succès de telles justifications lorsqu’un simple pékin se soucie de rappeler ses concitoyens au respect du code de la route, du bon goût ou de la politesse. Il n’en va pas autrement du langage.

C’est pourquoi, en dehors des situations spécifiques mentionnées plus haut, les écarts à la règle ne sont pas stigmatisés dans la plupart des échanges quotidiens : ceux qui les détectent n’ont aucun droit à la répression ou jugent plus prudent, plus courtois ou simplement moins fatiguant de ne pas réagit. L’intervention répressive sera d’autant moins probable que celui qui détecte une déviance n’est pas très sûr de la règle, ne se sent pas vraiment à l’aise pour l’expliquer ou pressent qu’elle apparaîtrait vieillie, prétentieuse ou déplacée sur un marché linguistique donné. Ainsi, personne ne se donnera le ridicule de corriger des tournures argotiques, les grossièretés ou les fautes de syntaxe dans une conversation détendue, et moins encore sur les marchés linguistiques où le mépris affiché de la norme scolaire est une valeur positive.

Parmi les critères qui, plus ou moins consciemment, dissuadent d’une intervention répressive, on accordera une importance particulière au sentiment que la règle pertinente n’est pas connue, pas comprise, ou pas acceptée par les interlocuteurs. Les réactions face à la déviance varient donc considérablement selon qu’on s’attend à un consensus sur la norme ou au contraire à de fortes divergences. Dans un milieu hétérogène, tout dépendra du rapport de forces, du poids et des contours des minorités et des majorités. Certains statuts forts permettent d’assumer un discours normatif à partir d’une position marginale, contre la majorité. Tout dépend encore une fois des stratégies de l’acteur : s’il veut s’intégrer au groupe, il en adoptera les normes et s’abstiendra de tout jugement répressif au nom de normes qui n’ont pas cours et qui paraîtraient déplacées. Mais il existe aussi des marginaux qui, loin de jouer la carte de l’intégration, forgent leur identité en jouant les censeurs, les maîtres d’école ou les intellectuels. Ils peuvent y trouver leur compte si le groupe les tolère, à la manière dont le roi et sa cour toléraient le bouffon !

Chaque censeur en puissance apprend, parfois au prix d’expériences douloureuses, à taire ses réactions dans certaines circonstances, même lorsque la norme langagière transgressée lui tient à cœur. Il est difficile cependant de maîtriser certains signes non verbaux de désapprobation ou d’étonnement. Haussements de sourcils, mimiques ironiques ou contrariées peuvent être aussi clairs qu’une remarque désobligeante ! Lorsque le rapport social n’autorise pas à une répression ouverte des erreurs ou des écarts de langage, le langage du corps permet une désapprobation assez ambiguë pour ne pas donner prise à l’interlocuteur.

Un écart ou une faute de langage peuvent, sans être ouvertement relevés, ni même stigmatisés de façon non verbale, faire l’objet d’une " sanction " fort concrète. On peut interrompre la lecture d’un article, changer de chaîne, abréger une conversation, feindre d’écouter en pensant à autre chose, s’intéresser à d’autres interlocuteurs, manifester une soudaine froideur. Il est rare qu’une seule erreur ou qu’un seul écart de langage provoquent de telles réactions. C’est en général leur accumulation qui l’engendre, avec des effets de seuil : tel orateur devient brusquement insupportable, tel interlocuteur grossier, tel journal illisible parce que " bourré de fautes ".


Du conformisme à l’excellence

Même en l’absence de toute réprobation manifeste ou de toute sanction directe, les déviances linguistiques ne restent pas sans effet. Elles participent à l’évaluation intuitive du niveau d’excellence de l’interlocuteur. Maîtriser la langue, c’est notamment éviter les erreurs graves ou trop fréquentes. Comment les erreurs et les déviances contribuent-elles à la formation ou à la révision d’une image globale de l’excellence ? Lorsqu’on a affaire à un travail de correcteur professionnel, il y a parfois codification précise des pondérations affectées à chaque type d’erreur. Dans un texte par exemple, on fixera l’importance respective des fautes d’orthographe, des fautes de syntaxe, de l’emploi inapproprié des mots ou des expressions. Dans les situations courantes, le jugement est beaucoup plus intuitif.

L’évaluation globale de l’excellence tient compte de la gravité et de la fréquence des erreurs, mais elle se fonde aussi sur d’autres critères. Il faut donc, pour en traiter, parler des hiérarchies d’excellence, des stratégies de distinction et des profits que la compétence linguistique vaut à son détenteur sur différents marchés. Dès que plusieurs personnes pratiquent le même art, le même sport, le même métier, elles se comparent et on les compare selon leur degré de maîtrise. Les praticiens les plus accomplis incarnent la norme d’excellence ou s’en approchent lorsque l’excellence fait figure de limite inaccessible. En matière linguistique, l’excellence est en première approximation une maîtrise accomplie du code, respectant les règles ou en jouant habilement pour produire des effets stylistiques ou pragmatiques hors de portée d’un locuteur ordinaire. L’excellence comme pratique accomplie ne se confond pas avec le simple conformisme.

L’excellence dans un champ donné consiste en partie à reconnaître et à respecter les règles de l’art. Mais un respect trop absolu nuit parfois à l’excellence. Même pour produire des œuvres ou des effets parfaitement codifiés, un praticien crée parfois un nouveau procédé, s’écartant des règles reçues. Flosbury, lorsqu’il " invente " le saut en hauteur sur le dos, rompt avec toutes les règles de l’athlétisme de son époque. Et pourtant il devient le meilleur et fonde une nouvelle technique qui devient à son tour la norme. Dans d’autres domaines, l’excellence passe par l’innovation, la rupture avec les traditions et les règles consacrées : la peinture non-figurative, la musique atonale, le surréalisme ou le nouveau roman en sont autant d’exemples. L’excellence entretient avec le respect des règles techniques des rapports assez subtils. Quant aux règles morales, leur stricte observance est souvent peu compatible avec les plus hautes performances. Lorsque la compétition est très forte, il est presque impossible de surpasser les autres et d’atteindre des records sans tricher un peu avec les normes. L’excellence consiste alors à le faire habilement, à sauver les apparences, à laisser ignorer au public ce qui se passe dans les coulisses. Jouer avec les règles ne consiste alors ni à les ignorer, ni à les transgresser inconsidérément. L’avocat ou l’industriel qui jouent avec les failles de la législation, l’écrivain qui revendique une licence poétique ou le sportif qui frise le doping connaissent les règles et croient savoir " jusqu’où ils peuvent aller trop loin ".

L’excellence linguistique passe elle aussi par un jeu avec les règles. Mais la façon de jouer et les libertés que l’on peut prendre varient fortement selon les marchés linguistiques et selon les pratiques langagières considérées. L’usage du langage n’est pas une pratique homogène. Non seulement parce que les locuteurs parlent différemment, mais parce que l’usage de la parole s’inscrit toujours dans un rapport social et un projet qui peuvent varier considérablement. On pourrait dire qu’il y a autant de pratiques langagières que de contextes pragmatiques possibles. Plaider en Cour d’assises est une pratique langagière, placer une police d’assurance vie en est une autre. Elles ont en commun l’intention de convaincre, mais elles ne relèvent pas de la même hiérarchie d’excellence. Une hiérarchie spécifique s’établira donc entre les avocats, une autre entre les courtiers. De telles hiérarchies se développent dans toutes les professions où la maîtrise de la langue importe. Mais elles portent aussi sur des pratiques langagières extra professionnelles : bien raconter une histoire est une forme d’excellence distincte de l’art de savoir marchander, séduire ou obtenir des renseignements par téléphone.

L’excellence langagière ne se limite pas à celle de l’écrivain ou de l’orateur, figures consacrées de la maîtrise de la langue. À l’intérieur du genre littéraire, les formes d’excellence sont d’ailleurs diverses : l’essai philosophique n’est pas jugé selon les mêmes critères que le roman littéraire, qui lui-même n’est pas comparable au roman d’aventures ou de science-fiction. Quant aux formes d’excellence propres à la langue orale, elles sont aussi diverses que les situations d’interaction : l’éloquence du prêtre n’est pas celle du général, de l’homme politique ou du professeur devant ses étudiants. Faire rire, captiver, interroger, mentir, autant de maîtrises distinctes !

S’il existe des standards professionnels ou une tradition " critique " relevant d’une discipline constituée (critique littéraire, rhétorique, analyse stylistique), les normes d’excellence seront relativement codifiées. Mais aucune pratique langagière n’échappe à l’évaluation en termes d’excellence, même si la norme est plus difficile à expliciter. Savoir raconter une histoire drôle, écouter, animer une conversation, réconforter un malade, parler à un jeune enfant, donner des ordres, fournir des explications simples et précises, parler de soi… autant de formes d’excellence à l’œuvre dans la vie quotidienne sans qu’on puisse identifier une norme précise, encore moins unique. On pourrait, à l’infini, multiplier les exemples. Les parents comparent leurs enfants et les enfants leurs parents. Les maîtres hiérarchisent leurs élèves, qui évaluent leurs professeurs. Dans n’importe quel milieu professionnel, les gens se jaugent, qu’il s’agisse de répondre au téléphone, de rédiger une note de service, de faire un petit discours, d’animer une réunion. La vie sociale est faite de circonstances dans lesquelles on parle. C’est parfois pour ne rien dire, mais alors, plus que jamais, tout est dans la manière !

Les hiérarchies d’excellence portent sur des pratiques globales, qui sont en général des pratiques de communication. Le langage est un instrument dont l’usage peut être apprécié selon des critères formels ou esthétiques, mais qui est évalué d’abord dans ses aspects sémantiques et pragmatiques. L’analyse des normes d’excellence ne renvoie donc jamais à la pure et simple maîtrise formelle du code. Il faut toujours prendre en compte la situation de communication, qui définit le rôle du locuteur et le registre langagier adéquat. Pour ne pas se perdre dans l’infinie diversité des normes d’excellence langagière, on s’inspirera donc d’une typologie des situations d’interactions, des actes de paroles et des discours (Bronckart et al., 1985 ; Bronckart, 1987). On trouvera sans doute certaines régularités dans des situations de même structure au sein desquelles certains acteurs ont des intentions pragmatiques comparables, par exemple convaincre, ordonner, enseigner ou faire rire. On peut aussi distinguer les pratiques langagières selon le poids que la norme d’excellence donne à des critères formels, à des règles relativement strictes de prononciation, de construction syntaxique, d’emploi du lexique ou de transcription. Dans un groupe d’adolescents (sauf peut-être dans les collèges chics et les quartiers résidentiels), on se préoccupe peu de la rigueur formelle. Les hiérarchies d’excellence qui s’établissent dépendent bien davantage du ton, de l’assurance, de l’humour, d’une certaine désinvolture ou d’une certaine violence dans l’expression, de la capacité de capter les mots à la mode et de s’en servir, de mimer et de ridiculiser le langage des adultes, des " profs ", des petits bourgeois. Dans d’autres milieux, l’indifférence aux normes scolaires est plus grande encore et l’art de la conversation ne tient pas au style ou à la forme, mais à la capacité d’exprimer des émotions, de partager des expériences, de faire passer " de bonnes vibrations ".

Dans d’autres milieux encore, la norme est d’ignorer la norme scolaire, de la tourner en dérision, de singer le langage précieux et maniéré des gens instruits, de faire volontairement des fautes grossières, ce qui peut être évidemment interprété comme une forme d’intériorisation des normes dominantes. Comme l’ont montré Labov (1978) et Bourdieu (1982), le poids des normes formelles dans les critères d’excellence ne varie pas linéairement avec la condition sociale. Certains parlers populaires sont une sorte de revanche prise sur la norme scolaire et bourgeoise, ce qui est le contraire de l’indifférence. Alors que, dans certains milieux privilégiés, on ne déteste pas un certain relâchement, l’affectation d’un parler populaire ou une certaine familiarité, signes de décontraction et d’aisance. C’est généralement dans la fraction la plus conservatrice des classes moyennes qu’on observe la plus forte propension à prendre la norme scolaire au sérieux, voire au tragique et à définir l’excellence langagière comme une " hypercorrection ", contrôle constant exercé sur la forme de l’expression, le respect des règles grammaticales, l’exclusion des termes populaires ou vulgaires, le rejet des prononciations fautives ou relâchées.

Lorsqu’on se trouve dans un milieu homogène du point de vue du rapport à la norme et des représentations de l’excellence, une hiérarchie d’excellence peut s’établir. Ce n’est pas le cas lorsque s’affrontent des images différentes de l’excellence. La question est alors de savoir quelle norme s’imposera. Ce ne sera pas toujours celle des gens les mieux situés dans l’échelle sociale ou les plus instruits. Comme le souligne Bourdieu (1982), plus le marché est officiel, plus la norme dominante est la norme des dominants. Dans d’autres marchés, la présence de gens instruits ne suffit pas à imposer leurs normes : dans une troupe de soldats ou une équipe de football, les intellectuels ne tiennent pas le haut du pavé ; le " beau langage " n’est pas la norme, mais plutôt un objet de railleries. Bien parler, au sens scolaire, est alors sinon une déviance - la norme dominante est connue -, du moins un signe de marginalité.

On touche ici à l’une des difficultés de l’analogie économique chère à Bourdieu : sur un " marché " linguistique donné, la valeur d’une pratique langagière ne vaut qu’en référence à une norme d’excellence définie. Si la norme d’excellence est partagée, une hiérarchie unique s’établit. Les pertes et les profits symboliques ou matériels de chacun dépendent alors de sa place dans la hiérarchie d’excellence. Dans un groupe qui valorise l’écoute, la faconde, l’art de faire rire ou la capacité d’exprimer l’unité du groupe, ceux qui maîtrisent ce savoir-faire auront un statut supérieur. Dans un milieu où la préciosité du verbe définit l’excellence, ceux qui ont le vocabulaire le plus choisi et les tournures les plus subtiles s’assurent davantage de considération, et parfois de pouvoir. S’il existe un consensus " local " sur la définition de l’excellence, l’analogie économique est alors heuristique, même si la quantification des coûts et des prix n’est guère possible en matière culturelle, sauf lorsque la culture devient marchandise. En revanche, lorsque les normes d’excellence langagières sont diverses et contradictoires, la même pratique langagière a des valeurs différentes selon l’évaluateur. Ainsi, dans un groupe disparate de touristes embarqués par hasard dans le même voyage organisé, tel amuseur ne reculant devant aucun jeu de mots et ayant toujours quelque chose à dire paraîtra prétentieux, vulgaire et sans goût aux gens cultivés, qui maudiront le sort de les avoir accablés d’un aussi détestable comparse, alors que d’autres voyageurs trouveront la même manière de parler pleine d’humour, sympathique, chaleureuse et se féliciteront d’avoir un aussi heureux compagnon. Si le même groupe se trouvait soudain transporté dans une salle de séminaire ou de conseil d’administration, dans un salon chic ou dans un état-major, la situation même imposerait une norme dominante à laquelle chacun se rallierait au moins pour la circonstance. Mais il existe beaucoup d’endroits qui ne sont pas définis avec une telle rigueur et où les exigences fonctionnelles n’imposent pas un type de pratique langagière au détriment de tout autre. Dans ces conditions, la même pratique peut avoir de multiples valeurs sur le même marché. Or en économie politique, un marché est le champ clos sur lequel se fixe, à un moment donné, la valeur unique d’un produit donné. Si ce produit a plusieurs valeurs, on dira justement qu’il est disponible sur plusieurs marchés… On le voit bien, pour commode qu’elle soit, la notion de " marché linguistique " ne doit pas être prise dans un sens trop strict. Peut-être l’économie gagnerait-elle, dans certains domaines, à élargir ses modèles aux situations dans lesquelles la définition même de la valeur est un enjeu idéologique. Une économie de la santé, de l’éducation, de la sécurité est d’abord une sociologie. Mais c’est un autre débat…


La norme et la nécessité linguistique : conclusion

Les pages qui précèdent ont rappelé l’importance et la diversité des jeux normatifs qui se jouent autour du langage. Demeure une question jusqu’ici laissée entre parenthèses, qui concerne traditionnellement la linguistique plus que la sociologie : quelle est le rôle des normes dans le développement et la conservation du système linguistique ?

La question n’est pas neuve, de savoir si les normes sont au fondement de l’ordre social. Il fut un temps où l’ordre moral semblait garant de l’ordre social. C’est la thèse que soutiennent aujourd’hui encore les forces conservatrices, qui annoncent l’effondrement de l’ordre social au moindre manquement aux règles et valeurs établies. Les sciences sociales, du moins en dehors du marxisme, ont longtemps prêté main forte à ce discours. Elles ont aujourd’hui tendance à adopter des positions plus nuancées. Les systèmes sociaux ne sont pas des orchestres dont la cohérence tiendrait au respect scrupuleux, par chaque concertiste, d’une partition intouchable. Aucune communauté ne survit, certes, sans un minimum de normes partagées ou imposées par un pouvoir fort. Mais une société complexe peut s’accommoder d’une importante dose de flou, de désordre, de conflits. Les sociétés libérales valorisent d’ailleurs le pluralisme et le droit à la différence. Loin d’être une mécanique fragile, que gripperait le moindre rouage défaillant ou déviant, une société est un système vivant, capable d’auto-organisation et d’adaptation. L’existence d’un ordre normatif intégré n’est pas une condition préalable de fonctionnement d’une société ; la définition de cet ordre est au contraire l’enjeu de négociations permanentes.

Ce qui amène à relativiser fortement l’importance fonctionnelle des normes. Leur arbitraire n’est pas total. Les normes ont une histoire qui les rend intelligibles et des effets qui contribuent soit à les stabiliser, soit à les faire évoluer ou disparaître. Mais aucune norme n’est la pure et simple traduction d’une nécessité. Le tabou de l’inceste ou les règles de parenté jouent un rôle important dans la reproduction d’un groupe social. Mais cela ne suffit pas à en expliquer la genèse. Une fois instituées, certaines règles paraissent indispensables à la survie d’une communauté ou d’une société globale ; mais on ne peut en déduire que leur émergence était fatale. Les sociétés sont mortelles, rien ne garantit qu’elles sauront, qu’elles voudront, qu’elles pourront se donner les règles censées garantir leur reproduction. Sauf à faire revivre un fonctionnalisme désuet, il faut accepter l’idée qu’il n’y a pas de deus ex machina, que la genèse de normes est le fait d’acteurs qui proposent ou imposent des règles à leurs concitoyens, par une voie démocratique ou totalitaire, en faisant appel à la tradition, à la foi, à la raison, à toutes sortes de sentiments et de valeurs. Les plus soucieux de l’avenir, les plus lucides ne sont pas toujours entendus. Les écologistes ont longtemps parlé dans le " désert ". Ceux qui veulent prévenir l’extension du SIDA, la mort des forêts ou la destruction nucléaire de la planète proposent des politiques et des normes. Sont-ils écoutés ? La seule nécessité qui compte est celle que des forces influentes définissent, en fonction de leurs représentations de la réalité, mais aussi de leurs intérêts.

Peut-on transposer cette analyse au langage ? Les normes langagières jouent-elles un rôle majeur dans l’intégrité et de la stabilité du code ? Depuis Saussure, il est acquis qu’il faut traiter la langue comme un système, doté d’une structure complexe. L’existence de ce système dépend-elle des normes langagières en vigueur et de leur respect ? Sur ce point, la linguistique saussurienne n’offre aucune certitude, puisque la norme est étrangère à son objet. Mais la linguistique de la parole ou la pragmatique ne sont pas beaucoup plus éclairantes sur le rôle des représentations normatives dans le fonctionnement langagier. La question paraît difficile et, je le crains, impossible à trancher en l’état actuel des connaissances.

La sociologie ne peut prétendre répondre à la place de la linguistique. Sa conception des rapports entre les pratiques et les normes permet en revanche de poser en termes différents le problème de l’ordre linguistique.

Pour soutenir que les normes langagières sont effectivement garantes de l’ordre linguistique - ce qui reste à démontrer - il faut expliquer la genèse de normes aussi " fonctionnelles ". Si la langue n’était parlée que par les linguistes qui la formalisent, on pourrait leur prêter la compétence et la rigueur nécessaires pour la faire fonctionner conformément aux exigences du code. Mais chaque langue naturelle est parlée par des milliers ou des millions de gens en majorité bien incapables de décrire le code qu’ils utilisent chaque jour. Si la plupart des locuteurs parlent en respectant grosso modo le code, ce n’est à l’évidence pas à la manière dont un logicien applique les règles d’un système formel.

Comment expliquer alors que les normes soient conformes à des " exigences " inconnues, voire insoupçonnées ? Faut-il, devant ce mystère, renoncer à l’hypothèse selon laquelle les normes jouent un rôle décisif dans la conservation ou l’évolution du système de la langue ?

Au risque d’ajouter à la confusion, j’aimerais montrer que cet argument n’est pas décisif. D’abord parce que la " création normative " n’est pas nécessairement un processus " démocratique ". Même le droit, formellement soumis à l’approbation du parlement, et parfois du peuple, est élaboré par un petit nombre de spécialistes. L’élaboration normative n’est pas l’affaire de tous. Dans le cadre d’une division du travail et d’une structure du pouvoir, il revient souvent à une minorité d’énoncer la norme et de la mettre en forme. Le problème de la prise de conscience ne concerne donc pas l’ensemble des locuteurs, mais seulement ceux qui participent activement à l’élaboration de normes langagières, en général les lettrés, les gens d’école, les grammairiens, les linguistes " engagés ". Ces défenseurs de la norme ne prétendent pas en général exprimer le sentiment commun. Ils se présentent au contraire comme " les gardiens avisés du temple ", ceux qui savent et qui, au nom de la langue, de la " tyrannie du code ", se donnent le droit de légiférer sur la langue. Le sociologue observe que ce discours vient à point pour légitimer le pouvoir des légistes et des censeurs. Mais des fonctions sociales d’une théorie on ne peut déduire qu’elle est fausse !

Pour faire la part de la conviction et celle de la mauvaise foi, il faudrait analyser de plus près la teneur des discours normatifs les plus savants, leur évolution, leurs contradictions. On montrerait sans doute que les tenants de la norme ont parfois affirmé sans savoir, qu’ils ont pris leurs désirs pour des réalités, qu’ils ont érigé leur goût ou leur intérêt en règle générale ou qu’ils se sont tout simplement fondés sur des théories de la langue qui ont par la suite été infirmées.

Mais là n’est pas l’essentiel. Un tel débat repose sur une conception rationaliste de la genèse des normes langagières. Une norme est certes en dernière instance une représentation " consciente " de ce que devrait être telle pratique. Mais elle ne se fonde pas nécessairement sur l’analyse des exigences du code. Elle peut résulter " simplement " de la codification progressive, de l’explicitation d’un fonctionnement normatif " en actes ". J’ai déjà rappelé que, dans nombre de domaines, nous jugeons en mettant en œuvre des schèmes inconscients. Ainsi toutes sortes de goûts, de préférences, d’attirances ou de réactions rejets se rattachent à des schèmes d’évaluation qui n’existent qu’à l’état pratique. Y a-t-il des raisons pour que de tels fonctionnements, qui dont déjà d’ordre normatif, coïncident avec d’éventuelles exigences du code ? Quelle que soit la force de la langue comme " système ", elle n’agit pas magiquement. Il faudrait, pour que les locuteurs se forgent des attentes normatives conformes aux exigences fonctionnelles supposées du code et de la communication, qu’il y soient sensibles d’une manière ou d’une autre, autrement dit que ces exigences se manifestent sinon en théorie, du moins en pratique.

La théorie de l’habitus peut sur ce point proposer une explication séduisante. Concept présent chez Aristote et Saint-Thomas, au cœur de la plupart des philosophies de l’action bien avant qu’on parle de sciences humaines (Héran, 1987), l’habitus désigne non seulement une forme d’acquis et de mémoire, mais la " grammaire génératrice " de nos actions, de nos représentations et de nos jugements. Bourdieu a fait de la notion d’habitus l’une des pierres d’angle d’une théorie de la pratique (1972, 1980). Il le définit classiquement comme un ensemble de " dispositions " ou mieux comme un système de schèmes de perception, de pensée, d’évaluation et d’action.

Le concept de schème, central dans la psychologie piagétienne aussi bien que dans la sociologie de Bourdieu, est fécond en particulier parce qu’il permet de concevoir la pratique comme autre chose que la mise en œuvre de règles ou de modèles idéaux. L’habitus, c’est ce qui nous permet d’agir dans l’illusion de l’improvisation, c’est-à-dire dans l’inconscience de nos schèmes, sans avoir constamment à nous référer à des normes ou à des schémas de conduite. C’est aussi ce qui nous permet de faire face à la diversité des situations non pas grâce à un inépuisable répertoire de réponses " programmées ", mais grâce à un nombre beaucoup plus limité de schèmes susceptibles d’être coordonnées, différenciés, ajustés à des situations inédites. Autrement dit : notre fonctionnement mental englobe l’application de règles à titre de cas particulier ; l’image de l’homme comme acteur guidé par des normes n’est pas entièrement fausse, mais elle nie la complexité de l’action.

Dans " Ce que parler veut dire " (1982), Bourdieu a étendu les concepts de schème et d’habitus aux pratiques langagières. Il définit l’habitus linguistique, comme l’ensemble des schèmes acquis que nous mettons en œuvre pour comprendre ou produire des énoncés. On pourrait ajouter : chaque locuteur dispose aussi d’un habitus métalinguistique, ensemble des schèmes - eux aussi dans une large mesure peu explicites, voire inconscients - que nous mettons en œuvre pour juger de l’orthodoxie, de la pertinence ou de l’excellence des pratiques langagières. Au sens large, notre pratique langagière ne consiste pas seulement à parler ou écouter. Elle est aussi évaluation quasi permanente de ce qu’il faut, de ce qu’on peut, de ce qu’on doit dire dans telle circonstance, à tel interlocuteur. Ce fonctionnement normatif participe du fonctionnement quotidien de la langue et de la communication et renvoie à une autre facette de l’habitus.

Il reste bien entendu à expliquer la genèse des schèmes. C’est ici qu’interviennent les régulations des pratiques de chacun à travers les réactions de ses interlocuteurs sur divers " marchés linguistiques " (Bourdieu, 1982). Nous combinons constamment la mise en œuvre de schèmes inconscients et l’ajustement de notre discours aux attentes et aux réactions de nos interlocuteurs. D’un point de vue génétique, la formation de l’habitus passe par l’intériorisation progressive des réactions que chaque locuteur rencontre dès qu’il parle, dans sa famille, à l’école puis au-delà. À force de se reproduire, certaines situations de communication engendrent des conduites ou des jugements qui, devenant des routines, se fondent dans un inconscient culturel qui n’est pas refoulé, à la manière de l’inconscient psychanalytique, mais seulement " oublié " de façon économique.

Il se peut donc - mais ce n’est qu’une hypothèse - que les normes langagières expriment certaines exigences du code non parce qu’elles dériveraient d’une prise de conscience d’ordre " métalinguistique ", mais parce qu’elles explicitent et codifient des attentes à l’œuvre dans la communication quotidienne. Parmi ces dernières, certaines sont à coup sûr l’expression de stratégies de domination, de distinction, d’exclusion et ne se réfèrent pas au premier chef à l’efficacité de la communication. Mais d’autres attentes s’ancrent dans le besoin d’être compris ou entendu et traduisent une certaine intuition des exigences du code et de la communication. De là à conclure à l’existence en chacun de nous d’une sorte de sagesse linguistique, dont les normes langagières ne seraient que la partie émergente, il y a un pas que je ne franchirai pas. J’espère seulement avoir indiqué que le débat ne pourra progresser qu’au prix d’une analyse beaucoup plus fine des fonctionnements normatifs en situation. Autre façon de dire que la linguistique seule ne pourra décider de la fonction des normes dans la conservation du code.


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