Source et copyright à la fin du texte
Paru dans INRAP " Évaluer l’évaluation ",
Dijon, 1988, pp. 352-360.

 

 

 

 

Analyse des pratiques
et évaluation formative d’un curriculum

Bernard Favre et Philippe Perrenoud

Service de la recherche sociologique
Genève
1988

Sommaire

I. L’évaluation formative d’un changement de curriculum

II. L’analyse des pratiques : un point d’entrée privilégié

III. La régulation est un combat !

IV. Les chercheurs face aux stratégies des autres acteurs

Références


Dans le cadre de nos travaux sur l’introduction d’un nouveau curriculum de français dans l’enseignement primaire genevois, nous accordons une importance particulière à l’évaluation des représentations et des pratiques des enseignants. Cette évaluation devrait en principe permettre aux responsables de l’innovation - autorité scolaire, formateurs, enseignants - d’intervenir plus efficacement, plus rapidement et de façon plus pertinente pour ajuster le nouveau curriculum aux réalités de la classe et aux caractéristiques des élèves : clarification des objectifs et des démarches, amélioration des moyens d’enseignement, réponse aux besoins de formation.

Nous avons présenté ailleurs les premiers résultats de ce travail d’observation (voir Favre & Perrenoud, 1985 a, 1985 b ; Favre, Perrenoud & Dokic, 1986). Nous nous en tiendrons ici à quelques réflexions sur la place et la signification de l’observation des pratiques dans l’évaluation formative d’une transformation du curriculum. Quatre questions nous paraissent centrales et étroitement liées :

i. Qu’est-ce au juste que l’évaluation formative d’une transformation du curriculum ?

ii. Pourquoi privilégier, dans une telle évaluation, l’analyse des représentations et des pratiques des enseignants ?

iii. Peut-on évaluer l’évaluation formative sans l’analyser pour ce qu’elle est sociologiquement, une stratégie située dans un système d’action ?

iv. Quel est le rôle des chercheurs dans un tel système ? S’agit-il seulement de " donner à voir " ou s’agit-il d’intervenir en tant qu’acteurs parmi d’autres ? Quel pourrait être le sens de cette intervention ?


I. L’évaluation formative
d’un changement de curriculum

Pourquoi change-t-on les contenus et les méthodes d’enseignement dans un cycle d’études défini ? À cette question on peut avancer des réponses provocantes, tel Chevallard (1985) qui affirme que la rénovation du curriculum de mathématique - l’introduction des fameuses " mathématiques modernes " - avait avant tout pour fonction de recréer une distance entre le savoir des professionnels et celui des parents…

Si l’on prend au sérieux les intentions déclarées des réformateurs, on constate qu’ils justifient le changement de curriculum (contenus et méthodes) :

Dans les deux perspectives, il s’agit d’assurer certains acquis, définis en termes de développement ou d’apprentissages. On ne change le curriculum formel objectifs, programmes, découpage du cursus, méthodes, grilles d’évaluation, moyens d’enseignement standard - que pour produire des effets sur les élèves. Mais on sait bien que le curriculum formel n’engendre pas directement des apprentissages. Il faut que maîtres et élèves le transforment en un curriculum réel, autrement dit en une succession d’activités et d’expériences formatrices grâce auxquelles les élèves sont censés se développer ou s’approprier des savoir-faire et des connaissances. Si le curriculum formel n’est pas réalisé, il n’y a aucune raison de s’attendre à l’évolution des apprentissages dans le sens voulu.

Processus complexe, l’introduction d’un nouveau curriculum peut faire, comme l’apprentissage d’un élève, l’objet d’une triple évaluation : pronostique, formative et certificative (Cardinet, 1977). Une évaluation " pronostique " devrait logiquement précéder la généralisation d’un nouveau curriculum. Elle se fonde au minimum sur l’analyse critique des nouveaux textes (objectifs, plans d’études, méthodologies notamment), de leur cohérence interne, de leur compatibilité avec les théories du développement et de l’apprentissage, de leur réalisme compte tenu de ce qu’on sait de la formation des maîtres, du niveau des élèves, des équipements, des conditions de travail, etc. Dans le meilleur des cas, ces analyses pourront s’appuyer sur des expériences comparables dans d’autres systèmes scolaires ou sur des essais à échelle restreinte (zones pilotes, classes expérimentales).

Une évaluation certificative intervient une fois la rénovation achevée ; elle ne conduit pas à décerner un diplôme à la rénovation, mais presque. Elle atteste que le nouveau curriculum produit, au moins dans une mesure acceptable, les apprentissages attendus. Elle se fonde donc essentiellement sur la mesure des niveaux de développement et de maîtrise des élèves à divers stades du cursus.

Une évaluation formative a une autre fonction encore. Elle intervient en cours de transformation, une fois la décision prise d’introduire un nouveau curriculum. Il s’agit d’observer la transformation des contenus à enseigner en contenus enseignés, des didactiques conseillées ou imposées en pratiques effectives. L’observation porte donc sur ce qu’on appellera la seconde phase du processus de transposition didactique (Chevallard, 1985 ; Conne, 1986 ; Perrenoud, 1986) ou plus généralement, sur le processus de traduction du nouveau curriculum formel en curriculum réel (Perrenoud, 1984 ; 1985).

L’évaluation formative d’une rénovation de curriculum n’a évidemment de sens que s’il est possible de réorienter la rénovation en cours, soit en aménageant les contenus ou les méthodes, soit en modifiant les ressources, les conditions, les compétences ou les attitudes dont dépendent les pratiques. Si, pour diverses raisons - politiques, financières ou administratives -, on ne peut ou on ne veut rien changer, il est inutile de mettre en place une évaluation formative. Elle suppose une volonté et des possibilités concrètes de régulation.

Cette volonté a été affirmée en Suisse romande pour la rénovation du curriculum de l’enseignement primaire entreprise à la faveur d’une harmonisation des plans d’études cantonaux. Ceux-ci, adoptés au cours des années 1970, entrent progressivement en vigueur et, pour chaque discipline, une évaluation a été prévue sous l’égide de l’Institut romand de recherches et de documentation pédagogique. En français, on a voulu une observation interactive, autre façon de nommer l’évaluation formative appliquée à une réforme de l’enseignement plutôt qu’aux apprentissages des élèves. Nous reviendrons sur le sens de cette expression. Auparavant, essayons de situer le rôle de l’observation des pratiques dans la régulation du changement de curriculum.


II. L’analyse des pratiques : un point d’entrée privilégié

Une évaluation formative d’un changement de curriculum ne doit pas se priver d’établir assez rapidement un bilan provisoire des apprentissages des élèves. Mais elle ne devrait pas se limiter à cet aspect sommatif. Car les lacunes et les difficultés inévitablement mises en évidence ne feront que désigner un point critique. Il restera à en saisir les causes. Ce qui ramène aux pratiques. Ce sera parfois pour mettre en cause, dans un second temps, la cohérence du plan d’études, le bien- fondé des méthodes proposées ou le découpage du cursus ; mais bien souvent on s’apercevra que les choses se jouent au stade de la transposition didactique, de l’interprétation et de l’appropriation du curriculum formel par les maîtres, compte tenu de leur formation, de leurs attitudes, de leurs contraintes.

Dans l’évaluation formative d’un curriculum, l’analyse des pratiques est donc un moment clé, tout simplement parce que le curriculum à évaluer est le curriculum réel, la réalité quotidienne des pratiques enseignantes et du travail scolaire. Ce sont en définitive les pratiques qu’il s’agira de modifier, puisque ce sont elles qui produisent des effets sur les élèves.

Les pratiques sont certes " canalisées " par le curriculum formel. Mais on ne saurait les assimiler à la simple mise en œuvre de modèles prescriptifs. Pour agir, le maître doit construire sa pratique en fonction des situations, des élèves, de la progression dans le programme et de toutes sortes de contraintes didactiques. Les prescriptions méthodologiques ne sont qu’une des références possibles. Quant aux contenus enseignés, ils supposent un travail de transposition, d’interprétation, d’illustration, de structuration à partir du plan d’études ou de sources plus commodes (moyens d’enseignement par exemple).

D’autres raisons militent pour une observation intensive des pratiques dans le cadre d’une évaluation formative :

a. L’évaluation des pratiques inscrit le projet d’innovation dans la durée, dimension fondamentale de tout apprentissage et de tout changement. Elle tend à saisir le processus de changement en tant que tel. Certaines tendances et certaines évolutions deviennent prévisibles ou du moins apparaissent vraisemblables. Ce sont elles qui rendent possibles interventions et corrections.

b. Dans une perspective de changement, le langage de la pratique risque d’être le mieux entendu, parce qu’il est le seul qui puisse véritablement prendre en compte le possible et l’impossible, le probable et l’improbable, le vraisemblable et l’invraisemblable. La seule clarification du curriculum formel ne suffit pas à provoquer des changements et les enseignants sont d’autant plus disposés à modifier leurs pratiques qu’ils se trouvent en face de partenaires qui ne minimisent pas les contraintes de la situation scolaire et n’imaginent pas le changement comme la simple application de directives, imposées sans souci de savoir si le maître pourra garder la maîtrise de la situation. En ce sens, l’évaluation des pratiques " mord " sur ses destinataires, sur leur identité et leur image d’eux-mêmes ; elle ne leur renvoie pas un jugement sur l’efficacité de leur travail ou sur leurs compétences, elle leur propose un miroir de ce qu’ils font, dans lequel ils peuvent se reconnaître et grâce auquel ils peuvent réfléchir sur leurs pratiques et en interroger la pertinence sans risque de perdre la face. L’évaluation peut ainsi contribuer à briser des routines et des automatismes, en rétablissant le lien entre ces routines et les apprentissages visés.

c. L’évaluation des pratiques contraint à prendre en compte l’ensemble des variables de la situation pédagogique, et surtout la reconstruction qu’en font les enseignants. En en privilégiant certaines (la pression des parents, les contraintes de l’évaluation, etc.), les praticiens se protègent d’autres contraintes ou d’autres pressions dont ils ont le sentiment qu’elles limitent davantage leur liberté d’action. À la lumière de l’analyse des pratiques, le curriculum se révèle comme tout autre chose que l’agencement plus ou moins habile de moyens, de méthodes, de situations d’apprentissage, mais comme système d’action.

d. C’est à la lumière de l’analyse des pratiques que le curriculum formel lui-même révèle ses présupposés, ses contradictions, et donc une multiplicité de lectures possibles. Il abandonne alors ses oripeaux d’excessive rationalité et peut remplir le rôle qui n’aurait jamais dû cesser d’être le sien : indiquer des directions de recherche, ouvrir des voies, élargir le champ des possibles, plutôt qu’imposer aux enseignants un modèle didactique impossible à atteindre et donc démobilisant. Toute rénovation du curriculum réactive les fantasmes de maîtrise en présentant des contenus et des démarches une image séductrice à force de cohérence apparente et de toute-puissance supposée de l’enseignant à tout faire, tout prévoir, tout contrôler. L’analyse des pratiques tempère cette fiction (Favre & Perrenoud, 1985).

e. Dans la mesure où l’évaluation des pratiques contraint à porter le regard sur les zones d’ombre du métier d’enseignant et du système scolaire, où elle révèle des acteurs et des pratiques situés historiquement, et donc limités et souvent contradictoires, elle peut contribuer aussi à démystifier un " besoin ou un désir d’évaluation " qui procéderait d’une volonté trop totalitaire ou trop " obsessionnelle " de contrôle et de maîtrise.

En Suisse romande, le plan d’évaluation formative du nouveau curriculum de français a donné une assez grande importance à l’observation des pratiques, parallèlement aux acquis des élèves. Ce modèle a certes été proposé par les chercheurs sur la base d’expériences faites dans d’autres disciplines, notamment en mathématique. Mais l’idée d’une observation interactive largement étendue aux pratiques a été acceptée et, dans une certaine mesure, comprise par les autorités scolaires et les représentants des maîtres. De là à saisir toutes ses implications, il restait un pas à franchir. Même pour nous, au moment où s’engageaient nos travaux, en 1980 à peu près, la nécessité d’observer les pratiques se fondait sur une intuition plutôt que sur une théorie construite du curriculum réel et de la transposition didactique. Cette théorie est loin d’être achevée aujourd’hui, mais peut-être les éléments qui précèdent indiquent-ils assez clairement pourquoi l’analyse des pratiques est un aspect décisif de l’évaluation formative d’un nouveau curriculum.


III. La régulation est un combat !

Dans l’évaluation formative d’un curriculum en cours d’introduction ou de rénovation, qui doit aider à clarifier, corriger, améliorer le système enseignement/apprentissage, tel qu’il se concrétise dans la vie quotidienne de la classe, nous mettons donc l’accent sur le curriculum réel comme système d’action, ensemble de moyens, de méthodes, de situations qui devraient rendre possibles les apprentissages. Une fois cet objet délimité, il reste à concevoir des modalités d’observation interactive. Au départ, l’interaction était conçue dans un sens assez abstrait, comme interaction entre la recherche et le pilotage de la rénovation, entre la prise d’information et la décision. Plus nous avancions, plus nous comprenions que l’observation serait interactive en un second sens : l’évaluation est l’enjeu, dans sa conduite comme dans son interprétation et ses usages, de débats et de négociations entre les divers acteurs intervenant dans le champ de la rénovation : linguistes et autres spécialistes, autorités scolaires, formateurs, représentants des enseignants ou des parents, chercheurs en éducation. Cette dynamique sociale complique singulièrement la réalité de l’évaluation formative…

On l’aura compris : telle que nous la concevons, l’idée d’observation interactive suppose une conception point trop naïve de l’acteur et du fonctionnement des organisations. L’image d’Épinal voudrait que les acteurs responsables d’une réforme définissent en commun les objectifs et les critères, qu’ils chargent des chercheurs de réaliser les enquêtes dans le terrain, et finalement qu’ils utilisent leurs travaux pour corriger, améliorer, modifier le curriculum. En réalité, les rapports entre les différents acteurs sont des rapports stratégiques. Chacun tente de maximiser ses gains, d’atteindre ses objectifs particuliers tout en veillant à ne pas se mettre ouvertement en contradiction avec les objectifs de l’organisation. Les corrections et les améliorations du curriculum ne dépendent pas simplement du diagnostic des chercheurs ; elles sont le résultat de négociations, souvent longues et difficiles, entre les décideurs et les spécialistes du curriculum, entre les décideurs et les enseignants.

Ces négociations ne portent pas seulement sur les conditions d’application du nouveau curriculum formel, mais sur sa structure et ses contenus. Aucun curriculum formel n’obéit à une rationalité unique ; sa rénovation témoigne sans doute d’un effort de modernisation des contenus et des didactiques. Mais cette modernisation elle-même ne fait pas l’unanimité, et la formule finalement retenue résulte en général de compromis parfois peu avouables ; elle dépend dans une très large mesure des rapports de force internes au groupe de rédaction du curriculum, puis des rapports de force au sein des instances successivement ou parallèlement consultées, jusqu’à la décision officielle. Certains contenus sont maintenus aux seules fins d’éviter l’éclatement du consensus ou le rejet du nouveau curriculum par certaines catégories d’acteurs, les parents, les enseignants, les spécialistes ou la classe politique. Il paraît en tout cas peu réaliste de penser qu’un curriculum obéisse à la seule logique de l’efficacité ou du plus grand bien de l’élève. L’échec d’un nombre important d’élèves ou l’inefficacité d’un apprentissage sont certes invoqués à l’appui d’un changement de curriculum, mais cette préoccupation se perd souvent en cours de route.

L’évaluation du curriculum réel et de ses effets réactive nécessairement les oppositions qui s’étaient présentées au moment de l’élaboration des textes. À quoi s’ajoutent de nouveaux enjeux, liés à la formation des maîtres, au coût de la rénovation, aux obstacles qu’elle rencontre en pratique de divers côtés et qui n’avaient pas été pris en compte au départ.

L’évaluation en tant que telle est prise dans ces jeux ; elle est d’abord une " praxis ", c’est-à-dire une tentative d’agir sur la réalité dans un sens ou un autre. Comme personne ne peut agir seul à cette échelle, chacun s’efforce d’abord de faire prévaloir une représentation particulière de ce qui se passe et de ce qu’il faudrait faire pour aller dans le sens des objectifs déclarés. Cette représentation est élaborée dans un champ social où s’affrontent différents groupes d’acteurs entre lesquels il existe non seulement une division technique ou fonctionnelle du travail, mais - ouvertement ou de façon plus feutrée - des jeux de pouvoir, des compétitions pour des ressources, des territoires, des compétences. Une fois diffusée dans ce système d’action, l’évaluation formative devient donc l’enjeu de rapports stratégiques.

Ces stratégies interfèrent inévitablement avec le pilotage " optimal " d’une rénovation. Dans la mesure où un curriculum ne vaut que par ses effets sur le développement ou les apprentissages des élèves, on pourrait penser qu’une régulation alimentée par une évaluation formative n’a pas pour but de faciliter à tout prix le fonctionnement quotidien de l’organisation. À tout prix, c’est-à-dire : au mépris des objectifs. Cette évidence résiste mal cependant à la nature d’un système d’action : plusieurs logiques y coexistent ; la fidélité aux intentions initiales et la volonté de se rapprocher des objectifs de la réforme ne sont pas des préoccupations constamment dominantes chez tous les acteurs. Les uns et les autres, là où ils sont, songent avant tout à parer au plus pressé, à assurer leur survie dans le système, à sauvegarder leurs intérêts, à maîtriser le changement à leur échelle, à réaliser leurs propres projets. Les objectifs généraux de la rénovation n’ont par eux-mêmes aucun poids s’ils ne sont pas défendus par des acteurs assez cohérents et influents pour neutraliser les stratégies divergentes et les dérives diverses dont tout projet à long terme est menacé. Rien ne garantit l’émergence de tels acteurs et leur présence dans le système à long terme. D’une certaine façon, pour paraphraser une formule connue, la régulation est un combat ; l’évaluation formative en fournit au mieux les armes. Encore faut-il des combattants dont ce soit la priorité et qui acceptent les risques qu’on court toujours à défendre une idée contre des intérêts plus immédiats.

Dans un système social, la régulation par rapport à des objectifs à long terme n’est jamais automatique ; elle ne relève pas de rétroactions impersonnelles comme aiment à les formaliser cybernéticiens et systémiciens ; elle est le produit d’un travail de définition de la situation, de diagnostic, de proposition, d’argumentation, elle émerge de décisions et de négociations qui débouchent souvent sur des compromis ou des demi-mesures. Sociologiquement, tout cela n’a rien d’étonnant : l’évaluation formative et la régulation qu’elle est censée guider sont prises dans un système d’action plus large, celui qui gère l’organisation scolaire et le curriculum. Ce que chacun sait d’une certaine façon, mais tout en s’appliquant souvent à le nier pour se réclamer - avec une naïveté feinte ou réelle - d’un modèle simple de régulation dans la transparence, le consensus et la rationalité ! Cette naïveté s’atténue cependant au gré des expériences successives.

Les chercheurs, surtout s’ils sont sociologues, sont donc condamnés à gérer dans une certaine solitude les ambiguïtés du système. Ils tentent parfois de provoquer une prise de conscience des véritables fonctionnements. Mais ils savent que les logiques mêmes qu’ils décrivent s’opposent à une complète lucidité de tous les intéressés et plus encore à la mise en commun explicite d’une représentation plus réaliste des jeux et enjeux des uns et des autres.


IV. Les chercheurs face aux stratégies
des autres acteurs

Les chercheurs qui s’engagent dans l’évaluation formative d’un curriculum ou de toute autre réforme scolaire d’envergure devraient idéalement disposer d’une théorie minimale du changement en éducation et du fonctionnement des organisations. Il est non moins important qu’ils soient lucides sur leur rôle. Ainsi doivent-ils savoir que, souvent, la demande qui leur est adressée ne procède pas simplement de la volonté de faire réussir une rénovation déterminée. Aux yeux des décideurs, l’important c’est aussi et peut-être d’abord que le changement fasse le moins de " vagues " possibles, qu’il ne suscite pas trop de mécontents, que les résultats des élèves ne soient pas moins bons qu’auparavant. La commande d’évaluation peut fort bien s’inscrire dans ce type de stratégie. Ainsi l’évaluation des représentations et des pratiques des enseignants de la division moyenne de l’enseignement primaire (degrés 3 à 6), que nous avons réalisée à Genève a-t-elle été demandée par le syndicat des enseignants et par l’autorité scolaire. Nous n’étions pas convaincus de l’opportunité d’une évaluation entreprise alors qu’une partie des enseignants étaient à peine formés. Et nous avions le sentiment de n’avoir pas tiré tous les enseignements des observations conduites les années précédentes dans les degrés élémentaires. Nous n’avons donc pas fait pression pour que l’évaluation s’étende aussi vite, au contraire. Nous avons plutôt répondu aux attentes de nos partenaires, soucieux de prévenir ou d’apaiser le mécontentement d’une partie des enseignants, de leur montrer qu’on s’occupait d’eux, qu’on était en haut lieu conscient des problèmes et que les solutions ne tarderaient pas.

Qu’ils aillent au-devant de la demande ou qu’ils la négocient, les chercheurs ne sont pas hors du jeu ; ils ne sont jamais sollicités uniquement comme observateurs désintéressés, aussi objectifs que possible… Si l’évaluation est une pragmatique, les praticiens ne peuvent renoncer à contrôler le moment et les modalités des prises d’information d’une part, de la publication des résultats d’autre part. Les chercheurs voudraient bien que, leur ayant demandé de contribuer à la régulation du changement, on les laisse mener leur démarche à leur rythme, avec l’instrumentation, les précautions et les transparences propres à la recherche scientifique, fût-elle appliquée. Ils voudraient se mettre au-dessus de la mêlée. Mais on les y ramène, parfois à leur insu ! On leur attribue des rôles et des intentions déterminés. On les prend pour alliés ou pour adversaires.

Ces jeux déterminent leur audience et leurs chances d’être entendus ou suivis. Ce n’est pas tant la vérité de ce qu’ils disent qui compte, que la part de vérité qui convient aux acteurs les plus influents. La vérité n’a, dans le domaine de l’évaluation, qu’une valeur d’usage, un emploi stratégique. Il y a des vérités bonnes à dire et d’autre non… La lucidité n’est pas toujours opportune, compte tenu des règles non écrites du jeu administratif et politique. Ce qui ne veut pas dire que la rigueur scientifique des travaux des chercheurs soit sans importance : si certains acteurs s’emparent de leurs analyses, c’est au nom de son mode " scientifique " de production, qui en tant que tel légitime telle ou telle prise de position. Le problème c’est qu’une fois prises en charge par les acteurs, les données scientifiques prennent souvent un sens qui n’a plus rien de scientifique, perdent leur relativité et leur caractère provisoire pour devenir points d’appui pour l’action. Elles sont extraites de leur contexte et coupées de leurs conditions de production.

Dans cette transformation d’un ensemble de données scientifiques en points d’appui pour l’action, c’est-à-dire en représentations sociales, les chercheurs ne sont pas démunis de toute possibilité de contrôle. Ils peuvent intervenir pour éviter certaines objectivations et certaines mises en relation qu’ils estimeraient préjudiciables au succès de la rénovation, ou plus prosaïquement à leur crédibilité… Cela pose tout le problème de la transmission et de la vulgarisation de résultats scientifiques : dans quelle mesure le chercheur doit-il participer à l’élaboration de la représentation (pour, dans une certaine mesure, la contrôler) ? doit-il au contraire laisser les acteurs se " débrouiller " ?

L’évaluation est un message, dont il convient d’évaluer les conditions de production et les modes de diffusion. Prenons un exemple : nous avons choisi de diffuser les résultats de certaines enquêtes en restituant la parole des acteurs, plutôt qu’un résumé directement utilisable par une minorité de décideurs plus soucieux d’action que d’explication. Cette stratégie de transmission est-elle efficace ? Ne favorise-t-elle pas la multiplicité des interprétations et l’utilisation sauvage des résultats d’une enquête ? N’empêche-t-elle pas les décideurs de décider dans le temps limité dont ils disposent pour chaque dossier, sans pour autant suffire à élargir la réflexion à l’ensemble des enseignants ? Ou cette stratégie n’a-t-elle pas au contraire un rôle formateur pour les acteurs directement concernés dans la mesure où elle leur tend un miroir ? Son efficacité ne dépend-elle pas des acteurs auxquels on s’adresse ? S’il s’agit des décideurs, n’est-il pas souhaitable d’aller au-delà des constats en formulant des propositions d’action qui tiennent compte de l’ensemble des résultats ? Mais le risque, alors, c’est que, si les propositions contredisent leurs stratégies habituelles, elles ne soient pas entendues ou bien que les chercheurs soient perçus comme s’occupant de ce qui ne les regarde pas. La prise en compte des résultats dans le sens souhaité suppose qu’il existe une relation de confiance entre chercheurs et décideurs, que des concessions soient faites (quant à la liberté de publication par exemple). Mais que la relation de confiance devienne connivence, les chercheurs risquent de s’aliéner la confiance des enseignants ! À l’inverse, s’ils insistent pour favoriser la plus grande diffusion des observations et le débat le plus ouvert, ils paraissent vite empêcher la gestion de l’organisation scolaire selon ses procédures habituelles, plus souvent bureaucratiques que participatives.

Étant donné le rôle attribué à l’évaluation formative d’un curriculum, les chercheurs ne peuvent se désintéresser du mode de présentation et de diffusion des résultats. Ils doivent, pour choisir à bon escient, avoir une bonne connaissance du fonctionnement de l’organisation, des stratégies des acteurs, des représentations qu’ils se font des chercheurs, de la place qu’ils leur assignent comme acteurs parmi d’autres, des alliances possibles. Il est vrai que dans leur travail d’évaluation, les chercheurs se placent dans une position de relative extériorité ; mais dès le moment où les résultats de leur travail doivent alimenter des décisions, donc être mis en forme et communiqués, ils redeviennent acteurs ; l’observation qu’ils font du cheminement de leurs messages, de la façon dont ils sont reçus et utilisés peut leur permettre de se retirer à nouveau du jeu pour analyser cette fois le fonctionnement de l’organisation, analyse qui à son tour éclaire les pratiques qu’ils étudient.

Il y a là une dialectique constante entre la proximité et la distance, l’implication et la " désimplication ". Entre les acteurs de l’évaluation (décideurs, enseignants, formateurs, méthodologues, chercheurs) se jouent des jeux complexes et équivoques. Il est probable que des chercheurs qui ne sauraient ou ne voudraient aucunement prendre conscience de leur propre implication dans de tels jeux auraient quelque peine à observer avec réalisme les pratiques pédagogiques et le curriculum réel, puisqu’ils participent aussi d’un système d’action ; on ne peut affirmer que les pratiques des maîtres sont faites de rationalités multiples, complexes, équivoques et ambiguës, et faire comme si les pratiques des partenaires de l’évaluation étaient d’une tout autre nature !


Références

Cardinet, J. (1977) 0Objectifs pédagogiques et fonctions de l’évaluation, Neuchâtel, Institut romand de recherches et de documentation pédagogiques.

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Conne, F. (1986) La transposition didactique à travers l’enseignement des mathématiques en première et deuxième années de l’école primaire, Lausanne, Conne/Couturier-Noverraz..

Crozier, M. & Friedberg, E. (1977) L’acteur et le système, Paris, Seuil.

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Favre, B., Perrenoud, Ph. & Dokic, M. (1986) Enseigner le français dans les grands degrés, Genève, Service de la recherche pédagogique, Cahier n° 21.

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Moscovici, Serge (1982) The coming era of representations, in Codol, J.-P. et Leyens, J.-Ph. (dir.) : Cognitive analysis of social behavior, The Hague, Martinus Nijhoff, 1982.

Perrenoud, Ph. (1984) La fabrication de l’excellence scolaire : du curriculum aux pratiques d’évaluation. Vers une analyse de la réussite, de l’échec et des inégalités comme réalités construites par le système scolaire, Genève, Droz, 2e édition augmentée 1995.

Perrenoud, Ph. (1985) Du curriculum formel au curriculum réel, Genève, Service de la recherche sociologique.

Perrenoud, Ph. (1986) Vers une lecture sociologique de la transposition didactique, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

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