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In Journal de l’enseignement primaire
(Genève), 1988, n° 12, pp. 25-29.

 

 

 

" Noosphère, noosphère,
est-ce que j’ai une gueule de noosphère… "

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1988

" Noosphère, noosphère, est-ce que j’ai une gueule de noosphère… ", dirait aujourd’hui Arletty devenue méthodologue. Chacun se reconnaît le droit et la capacité de penser. De là à se retrouver dans la " sphère de ceux qui pensent ", il y a un pas difficile à franchir. Surtout si penser s’oppose à faire comme théorie s’oppose à pratique, si penser évoque planer, divaguer, disserter loin du réel plutôt que résoudre de vrais problèmes. Dans la situation actuelle de l’école primaire genevoise, il se pourrait que " noosphère " devienne la dernière injure à la mode pour stigmatiser ceux qui, planqués dans des bureaux, inventent à grands coups de " n’y a qu’à " des pédagogies de rêve dont les pauvres GT et GNT (généralistes titulaires et généralistes non titulaires, pour les francophones ordinaires) doivent assumer l’irréalisme, confrontés qu’ils sont aux exigences contradictoires des parents, du monde politique, des collègues. Ou bridés tout simplement par la réalité d’une semaine qui n’a que 26 heures, qui compte beaucoup de temps morts dédiés à des activités non prévues au programme, 26 heures pendant lesquelles tous les élèves ne sont pas constamment mobilisables pour apprendre.

Si faire partie de la noosphère équivaut à troquer l’aura du praticien contre l’impuissance - confortable - du théoricien, chacun dira bien sûr que la noosphère, c’est les autres… On voudra bien être formateur d’adultes, cadre, chercheur, méthodologue, responsable syndical. Mais appartenir à la noosphère, vous n’y pensez pas !

Et pourtant la noosphère, ça existe. À Genève, ça existe même diablement ! Encore faut-il revenir aux sources :

…à la périphérie du système d’enseignement, il faut faire sa place à une instance essentielle au fonctionnement didactique, sorte de coulisses du système d’enseignement, et véritable sas par où s’opère l’interaction entre ce système et l’environnement sociétal. Là se trouvent tous ceux qui, aux avant-postes du fonctionnement didactique, s’affrontent aux problèmes qui naissent de la rencontre avec la société et ses exigences ; là se développent les conflits, là se mènent les négociations, là mûrissent les solutions. Toute une activité ordinaire s’y déploie, en-dehors même des périodes de crises (où elles s’accentuent), sous forme de doctrines proposées, défendues et discutées, de production et de débat d’idées - sur ce qui pourrait être changé et sur ce qu’il convient de faire. Bref, on est ici dans la sphère où l’on pense - selon des modalités parfois fort différentes - le fonctionnement didactique. Pour cela, j’ai avancé pour elle le nom parodique de noosphère (Chevallard, 1985).

La parodie n’empêche pas la pertinence. Parlons de l’enseignement primaire genevois : une direction générale très étoffée, qui gère d’importants dossiers didactiques ; un corps inspectoral qui a les ambitions et les moyens d’une animation pédagogique et qui participe collectivement à l’élaboration d’une politique ; plusieurs services de recherche et une Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation fortement impliqués, sur certains points, dans la marche de l’école primaire ; des Études pédagogiques dont la direction et les formateurs ont contribué de longue date à l’émergence de nouvelles méthodologies ; des services didactiques spécialisés - environnement, français, évaluation, informatique - responsables de la formation continue et de l’orientation dans des secteurs importants de la pratique pédagogique ; enfin, une association professionnelle extrêmement active dans de nombreux domaines techniques qui touchent de près à la définition et à la résolution des problèmes didactiques ; même les associations de parents, on le voit avec l’horaire de l’écolier, s’engagent dans un travail de proposition qui intègre les phases d’apprentissage à une vision plus large de la journée de l’écolier.

Appartenir à la noosphère, ce n’est pas nécessairement un job à plein temps. Certains y jouent un rôle central, qui les occupe complètement. D’autres y interviennent de façon plus marginale, aux côtés d’une tenue de classe ou d’un travail d’encadrement ou de formation d’adultes ou de recherche stricto sensu. Par-delà la diversité des statuts et des implications, une réalité : un réseau relativement dense de personnes qui, à titre professionnel, tentent de penser et de concerter le fonctionnement didactique de l’école, de la " mathématique moderne " à la rénovation de l’enseignement du français, de l’introduction de l’allemand à la scolarisation de l’informatique, du soutien pédagogique au " redéploiement " et à la revalorisation du généraliste. Tout cela participe de la pensée avant de devenir décision ou action. Et tout cela touche à la didactique au sens large beaucoup plus qu’à l’administration et aux finances.

Quelqu’un a-t-il voulu le développement de la noosphère ? Probablement pas. Il n’y a eu aucun plan d’ensemble. Les développements se sont faits au coup par coup, étalés sur vingt à trente ans. Chaque fois, il y avait un problème concret à résoudre : le retard scolaire, les enfants migrants, la modernisation des programmes ou de l’évaluation, les nouvelles technologies, le besoin de formation continue. Chaque fois, il y a eu une volonté politique et par conséquent des moyens à engager dans la réflexion, l’évaluation, la formation. Puis on s’est aperçu que le dossier ne pouvait être fermé, qu’il fallait un suivi, une actualisation des réformes, une formation continue. S’est constitué ou renforcé un pôle de réflexion et de formation. Les méthodologues, les chercheurs, les chargés de mission n’avaient pas conscience d’élargir une noosphère naissante ; ils pensaient seulement être en charge d’un domaine limité mais important pour l’ensemble du système.

La noosphère ne se dégage donc qu’a posteriori, comme un paysage qui émerge du brouillard et prend peu à peu forme. Et que voit-on ? Une école qui n’a plus grand rapport avec ce qu’elle était et ce qu’elle est encore dans d’autres cantons ou d’autres pays : l’administration scolaire s’est diversifiée, ramifiée ; en dehors de la ligne hiérarchique traditionnelle, on compte de nombreux professionnels qui n’ont pas d’autorité sur les enseignants mais qui pèsent néanmoins sur leurs pratiques en infléchissant la politique générale de l’école primaire. Même l’association professionnelle s’est transformée, elle n’est plus une simple corporation, elle n’est pas vraiment un syndicat pur et dur donnant constamment dans la revendication ; elle est devenue un rouage du fonctionnement de la machine, qui contribue, autour de diverses tables, à poser et à résoudre des problèmes dans une logique qui n’est pas celle de l’opposition entre employés et employeurs, mais de la contribution constructive au fonctionnement et à la modernisation de l’institution.

De cette évolution, on ne prend que lentement la mesure. Et ce n’est pas toujours dans la sérénité. Les enjeux sont multiples. Il y en a deux qui traversent presque tous les dossiers. Le premier touche au partage du pouvoir didactique. Le pouvoir administratif stricto sensu, nul ne le conteste à la direction et aux inspecteurs. La question est plutôt de savoir qui aura gain de cause lorsqu’il s’agit de définir le savoir-lire dans les petits degrés, de définir une pédagogie du texte, de changer le carnet scolaire, d’introduire l’informatique dans les classes. Aux directions et aux inspecteurs, qui tranchent traditionnellement, s’opposent désormais des " spécialistes " qui font valoir une compétence scientifique à leurs yeux plus légitime que l’autorité administrative dans certains domaines. À court terme, cela pourrait conduire la direction générale à multiplier les arbitrages entre divers groupes de pression. N’est-ce pas déjà ce qui se passe ?

L’autre enjeu touche à la division du travail et aux statuts respectifs des enseignants généralistes, titulaires et non titulaires, et des spécialistes, en particulier ceux qui n’interviennent plus régulièrement dans des classes. Il paraît acquis désormais que, lorsqu’on devient inspecteur ou chef de service, on a franchi un pas pratiquement irréversible dans la hiérarchie administrative. Il est devenu clair, plus récemment, que les fonctions qu’on regroupe maintenant sous l’appellation de " généraliste non titulaire " ne sont pas des statuts durables et ne doivent pas conduire à des corporations fermées. Ces fonctions peuvent être exercées par tous les enseignants intéressés, une fois ou l’autre, au cours de leur carrière.

Là où le bât blesse, c’est dans l’entre-deux, pour les méthodologues, chargés de mission, formateurs d’adultes et autres détachés dans les services de didactique ou de recherche. Les intéressés, sans exclure de reprendre une fois ou l’autre une classe, ne voudraient pas y être condamnés, surtout pour une échéance fixée. Ils estiment avoir accumulé une expérience et des compétences spécifiques de formateurs ou de didacticiens. Les chefs de services qui les emploient ont de leur côté le sentiment d’investir beaucoup dans la formation de leurs collaborateurs et ne voient pas pourquoi ils les laisseraient échapper au moment où ils deviennent " opérationnels ". À l’inverse, une partie des enseignants ne comprennent pas pourquoi leurs anciens collègues pourraient s’exclure définitivement de leurs rangs, leur différence étant rapidement ressentie comme une supériorité ou un esprit de caste.

La récente proposition du comité SPG de réduire à cinq ans le mandat des divers spécialistes a mis en évidence ces arguments contradictoires. Pour les uns, les fonctions de spécialistes sont un passage, une occasion de renouveau et de formation pour les généralistes repartant dans leur classe avec de nouvelles idées et de nouvelles ressources, une possibilité de mobilité accrue dans le corps enseignant, une valorisation générale d’une profession capable de trouver en son sein, pour un temps limité, des gens compétents créateurs de moyens d’enseignement ou formateurs d’adultes. À l’autre extrême, d’autres plaideront pour l’émergence de métiers nouveaux, avec un statut, un salaire, une formation spécifiques et donc la constitution d’une minorité stable de professionnels certes issus du corps enseignant mais dont la plupart ne reprendront jamais une classe.

Il n’y a aucune raison de penser que tout cela va se clarifier rapidement et dans la bonne humeur générale. Il y a en jeu des pouvoirs, des privilèges, des salaires, des carrières. Qu’on le veuille ou non, ce qui valorise les uns dévalorise les autres. Plus se stratifie l’enseignement primaire, plus les généralistes se sentiront " au bas " d’une échelle et victimes d’une injustice : alors qu’ils sont confrontés le plus directement aux contradictions et aux difficultés de la pratique en classe, ce sont eux qui ont le moins de prise sur les orientations générales du système. Paradoxalement, le pouvoir de l’administration centrale et du corps inspectoral dérange moins que celui des spécialistes, anciens collègues suspects d’avoir changé de camp ou tiré leur épingle du jeu. D’où une agressivité et une amertume que beaucoup de spécialistes ne comprennent pas, persuadés qu’ils sont d’être restés très proches des enseignants et de poursuivre, là où ils sont, des projets ébauchés dans une équipe pédagogique ou un groupe de collègues.

De la même façon, les inspecteurs peuvent se penser plus responsables et plus familiers du terrain que les " chefs de pupitre " et autres " super-spécialistes ", lorsqu’il s’agit par exemple de savoir comment les parents accueilleront un nouveau carnet ou une nouvelle façon d’enseigner. À l’inverse, les spécialistes estimeront que le français, la mathématique, l’environnement, l’évaluation, l’informatique, l’allemand sont devenus des domaines trop complexes pour que l’autorité scolaire traditionnelle ait encore vocation à décider des moyens d’enseignement et des méthodologies, comme ce fut longtemps le cas.

Bien heureusement, il y a dans chaque groupe des gens plus nuancés, qui refusent les excommunications et les dévalorisations mutuelles. Cependant, dans une aventure que personne ne maîtrise complètement, chacun est fort tenté de croire qu’il incarne le bon sens et la raison et que les autres défendent des privilèges ou mènent des combats d’arrière-garde…

Qu’elle le veuille ou non, l’école primaire genevoise est condamnée à fonctionner avec une noosphère qui continuera vraisemblablement à s’accroître plus qu’à diminuer, et qui tend à devenir un acteur collectif. Certes, la noosphère est faite de toutes sortes de professionnels souvent divisés sur des questions de fond ou de stratégie. Mais ils sauront surmonter leurs dissensions si leur existence même est en jeu.

Au-delà des querelles de personnes et des jugements à l’emporte-pièce, la question est de savoir si la noosphère s’imposera par le fait accompli ou au gré d’une évolution concertée. Cette seconde voie obligerait à reconnaître son existence et donc sa différence. Mais elle permettrait la définition de règles du jeu plus explicites entre les enseignants et les spécialistes d’une part, entre ces derniers et les cadres de l’enseignement primaire d’autre part.

Références

Chevallard, Y. (1985) La transposition didactique du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La Pensée Sauvage,

Favre, B. (1988) Les stratégies des maîtres face aux transformations du curriculum de français, in Perrenoud, Ph. & Montandon, Cl. (dir.) Qui maîtrise l’école ? Politiques d’institutions et pratiques des acteurs, Lausanne, Réalités sociales, pp. 157-174.

Perrenoud, Ph. (1987) L’ambiguïté instituée. À propos de la liberté méthodologique des maîtres primaires, Educateur, n° 6, pp. 10-14.

Perrenoud, Ph. (1988) Les enjeux de la division du travail pédagogique, Educateur, n° 5, pp. 6-9.

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