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Vers une sociologie de lévaluation
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1989
Lévaluation est une composante permanente de laction individuelle aussi bien que des interactions sociales. Une sociologie de lévaluation ne saurait donc se limiter à lexploration dun champ relativement autonome de la pratique sociale, à lexemple de la sociologie de la famille ou de la médecine. Il sagit au contraire danalyser de façon transversale lensemble des pratiques et des rapports sociaux, didentifier dans chacun ce qui relève de lévaluation, pour dégager certaines régularités, certains mécanismes généraux.
Avant den venir aux pratiques dévaluation scolaire, il nest pas inutile de sarrêter à quelques aspects plus généraux des processus dévaluation, ne serait-ce que pour prendre un peu de distance à légard tant du discours pédagogique que du discours commun sur la notation, les examens, les concours, les bulletins scolaires, les épreuves et autres interrogations orales. Ces discours sont en effet nécessairement tenu " de lintérieur ", souvent au nom dune rationalité pédagogique ou dune nécessité institutionnelle qui obscurcissent lanalyse.
On peut évaluer des personnes, des groupes, des organisations, des systèmes sociaux, aussi bien que des produits, des uvres, des idées, des méthodes. Limitons-nous ici aux êtres humains, pris individuellement ou en groupes, et à lévaluation de leurs actions, de leur compétences, de leur rendement, de leurs vertus
Évaluer, cest construire et négocier des représentations. Les valeurs, les normes et les jugements sont dans les esprits, pas dans les choses. Bien entendu, les évaluateurs ont en général intérêt à affirmer lobjectivité de leurs jugements, alors que les évalués en souligneront volontiers la subjectivité, surtout si elle leur est défavorable. Le propos du sociologue nest pas de les départager, ni de rationaliser les procédures dévaluation. Son rôle est plutôt danalyser lévaluation comme pratique et comme représentation, de rappeler que les normes dexcellence et le mode de fabrication des jugements sont des enjeux souvent conflictuels.
On ne peut évaluer quen fonction dune norme, implicite ou explicite, quelle soit fixée davance ou se dégage de la comparaison même. Schématiquement, on distinguera deux types de normes, les règles de conduite dune part, les normes dexcellence dautre part.
En fonction dune règle de conduite (loi, règlement, coutume, convention), lévaluation porte sur le degré de conformité des acteurs assujettis à cette règle. À travers elle, on juge de leur volonté, de leur sérieux, de leur vertu. À lécole, les règles de conduite sont nombreuses et lévaluation de la conformité et de la déviance participe du fonctionnement des groupes-classes, des établissements, du système dans son ensemble.
En fonction dune norme dexcellence, on juge, comme le nom lindique, du degré daccomplissement, de perfection dune pratique. Alors que la conformité est à la portée de presque tous, certes au prix dun effort, lexcellence ne saurait être exigée de chacun sous peine de perdre sa valeur. Elle suppose une compétence particulière, un talent quon se représente comme le fruit dun travail ou dun " don ". Une norme dexcellence ordonne lensemble des praticiens - professionnels, sportifs, artistes, élèves - selon leur degré de maîtrise de leur pratique commune. À lécole, chaque discipline, chaque type dexercice donnent naissance à une forme dexcellence, donc à une hiérarchie, la valeur scolaire globale dun élève résultant dune synthèse de ces hiérarchies spécialisées (Perrenoud, 1984).
Lévaluation dont ils sont lobjet importe évidemment aux acteurs sociaux. Leur prestige, leur liberté, leurs privilèges, leur avenir en dépendent souvent. La vie se joue parfois sur une évaluation décisive, par exemple celle qui commande laccès à une école ou à une profession enviables. Lenjeu nest pas toujours aussi important, mais la carrière et la vie des gens sont peu à peu infléchies par les évaluations quotidiennes dont ils sont lobjet.
Psychométrie et docimologie réduisent en général lévaluation à une mesure, éventuellement entachée de biais ou derreurs aléatoires. La sociologie insistera au contraire sur le fait que larbitraire de lévaluation est constamment susceptible dêtre (re) découvert et contesté par les intéressés : arbitraire dabord des normes qui définissent la conformité ou lexcellence ; arbitraire ensuite des procédures dévaluation (par exemple du mode dadministration des examens, du système de notation des performances, de la façon de composer les jurys, des possibilités de recours) ; arbitraire encore dans la mise en pratique de ces procédures sur le terrain ; arbitraire enfin des suites données à lévaluation.
Les évaluateurs, quil sagisse dindividus ou dorganisations, doivent se tenir prêts à défendre leur droit à évaluer ; ils doivent être capables de justifier les normes et les valeurs auxquelles ils se réfèrent, les modes dévaluation adoptés, les jugements et leurs suites. Une partie des évalués apprennent eux, parfois dès la prime enfance, à contester, à influencer, à négocier, individuellement ou collectivement, les jugements dont ils sont lobjet et même le système dévaluation. Le pouvoir dévaluer nest pas sans partage, il donne des responsabilités et expose à des conflits.
Lécole néchappe pas à ces caractéristiques générales, même si lévaluation y a une place et des fonctions particulières.
Dans le monde scolaire, lorsquon dit " évaluation ", on pense dabord à lappréciation de lexcellence scolaire des élèves dans les diverses disciplines enseignées, éventuellement à lévaluation de la conduite et du travail. Noublions pas cependant quon évalue aussi les enseignants, les établissements, les programmes, les réformes, le système scolaire dans son ensemble. Certaines de ces évaluations se fondent sur une appréciation préalable des acquis des élèves : sur cette base, on juge souvent de la qualité dun enseignant, dune école ou dun curriculum. Dautres évaluations font appel à des critères dun autre ordre, bureaucratique, politique, économique.
Pour faire court, on ne traitera que de ce qui touche directement ou indirectement à lévaluation des élèves, en esquissant quelques uns de ses enjeux à quatre niveaux de fonctionnement du système scolaire :
Ces niveaux ne sont pas indépendants : les formes et les normes dexcellence, les niveaux dexigences, les règles de conduite, les procédures dévaluation sont pour une part décidés loin des salles de classe ou même des établissements. Mais ceux qui les mettent en uvre conservent une certaine autonomie dans linterprétation et la traduction concrète du curriculum formel et des directives de la hiérarchie. En sens inverse, les hiérarchies dexcellence fabriquées par les maîtres et les établissements sont mises en circulation à plus vaste échelle, agrégées, comparées ; lévaluation produite par les enseignants est une " matière première " que les autres niveaux du système ne font que retraiter en fonction de leur logique propre. Si bien que les politiques de sélection, les phénomènes de concurrence entre établissements sont dépendants de ce qui se joue dans les classes et les écoles, alors que ces dernières doivent suivre peu ou prou des directives venues den haut.
Si les niveaux distingués ne sont pas indépendants, on peut néanmoins mettre en évidence des rapports sociaux et des enjeux propres à chacun.
Dans la salle de classe, lévaluation formelle est un moment fort, parfois dramatique. Les notes et autres appréciations codifiées dans les registres et les bulletins scolaires commandent la moyenne trimestrielle ou annuelle, et donc la promotion au degré supérieur ou laccession à un nouveau cycle détudes. Cest lévaluation formelle qui, préoccupe les parents et ladministration scolaire.
Pourtant, elle nest que la pointe dun iceberg ; elle senracine dans une évaluation informelle continue, qui la prépare, la valide, la conforte, mais qui a aussi dautres fonctions essentielles, notamment un rôle de régulation des conduites en classe, du travail scolaire et des interactions didactiques. Dans la plupart des écoles, le maître tient avant tout à couvrir le programme annuel et à envoyer au degré suivant des élèves " présentables ". Il tente donc dobtenir deux un rythme soutenu de travail et un niveau acceptable dassimilation des connaissances et des savoir-faire. Pour ce faire, il doit maintenir lordre, instaurer un climat pas trop défavorable à létude, prévenir la dérive des uns ou la contestation des autres. Lévaluation est lune des ressources de lenseignant. Il sen sert dans un double registre :
Ces fonctions ne sont pas toutes avouables, pas toutes compatibles avec les normes déquité, les modèles de pédagogie active, la valorisation de lautonomie, le mythe de lintérêt intrinsèque de la connaissance et de lautorité naturelle du maître. Les programmes sont trop chargés pour être intégralement enseignés et évalués, les procédures officielles dévaluation trop lourdes pour être appliquées à la lettre. Cest pourquoi les maîtres doivent ruser, jeter un voile sur le détail de leurs pratiques de correction, de notation, de motivation, de punition, ménager une zone dautonomie sans laquelle on ne peut survivre dans ce métier.
À ce niveau du système, la sociologie de lévaluation participe dune sociologie du contrat didactique, du travail scolaire et des pratiques denseignement. Certes, cest bien dans la salle de classe que se fabriquent les hiérarchies dexcellence qui gouvernent la sélection et lorientation des élèves tout au long du cursus. Mais ce nest à cette échelle pas lenjeu unique de lévaluation, ni même le principal.
Létablissement scolaire doit à la fois maintenir une réputation et sauvegarder sa paix intérieure, choses parfois difficilement conciliables. La direction ou les professeurs les plus performants sont certes tentés dimposer à leurs collègues des standards très élevés, ou au minimum de prendre au sérieux et de répercuter les exigences de ladministration centrale ou des associations de parents. Mais la pression exercée dans ce sens est génératrice de conflits idéologiques (par exemple à propos de la sélection, de lélitisme) ou de tensions interpersonnelles, chaque fois quelles attentent à lautonomie ou à limage de soi dun enseignant.
Pris dans cette double logique, nul ne peut se désintéresser de lévaluation que pratiquent ses collègues. Il en est triplement dépendant :
Alors que chacun se sent dépendant de la façon dont les autres évaluent, de leur définition de lexcellence, de leur niveau dexigence, cela reste en général un sujet tabou dans le cadre de létablissement. On y entretient volontiers la fiction selon laquelle chacun respecte les instructions officielles, ce qui exclut toute conversation sur les interprétations et les déviances des uns et des autres. Le débat se fait donc à mots couverts, par personnes interposées, souvent les parents, qui apprennent à lenseignant que tel de ses collègues le trouve laxiste, tel autre exagérément sévère.
Même dans les équipes pédagogiques véritables, fondées sur un contrat librement consenti, lévaluation est une pratique difficile à concerter, sans doute parce que, loin dêtre une technique, elle participe de lensemble du rapport pédagogique et renvoie chacun à des angoisses ou des fantasmes peu avouables (Ranjard, 1986).
Rares sont les établissements qui gèrent tous les degrés du cursus. À lexception de lécole maternelle, la plupart reçoivent leurs élèves en provenance dun cycle détudes précédent. La plupart, en dehors des classes terminales de la scolarité, envoient leurs élèves vers un autre établissement, appartenant au cycle détudes suivant.
Lors de ces transitions, lévaluation joue un rôle décisif. Lorsque lorientation ou la sélection se décident sur la base des résultats obtenus au cycle détudes précédent, lévaluation doit y être crédible, autrement dit fonder des pronostics qui seront globalement confirmés dannée en année. Cette crédibilité est un enjeu à lintérieur de létablissement scolaire, qui doit maintenir une réputation. Si, pour quelques raisons, on y prend par exemple le risque dune évaluation trop laxiste, le rappel à lordre est immédiat à partir des établissements situés en aval.
Autre cas de figure : les établissements qui pratiquent leur propre sélection à lentrée, sur dossier, concours ou examen. Lorientation et la sélection sont alors indépendantes des évaluations fabriquées au cycle détudes précédent. En revanche, ce cycle détudes lui-même est évalué par les élèves, leurs parents, les maîtres qui les reçoivent plus loin dans le cursus.
Lévaluation dun établissement à travers son " rendement " et lorientation de ses élèves importe dautant plus quil y a compétition entre établissements de même degré. Lorsque la carte scolaire le permet, soit parce quelle fait coexister secteur privé et secteur public, soit parce quelle donne un certain choix entre établissements à lintérieur du secteur public, la concurrence porte sur la part du public quun établissement sattribue à la fois quantitativement et qualitativement. Tout établissement souhaite à la fois avoir assez délèves pour maintenir lemploi et pas trop pour conserver des conditions de travail, des taux dencadrement satisfaisants. Le niveau social et scolaire des élèves importe également, puisquil commande en partie la qualité des équipements et la qualification des professeurs. Dans un marché scolaire régi par la concurrence, aucun établissement ne peut ignorer que lévaluation quil pratique ou dont il est lobjet fonctionnera comme un atout ou comme un handicap.
Même dans un système où il ny a pas de concurrence directe pour lattribution des publics scolaires, la réputation des établissements leur vaut certains avantages : une certaine visibilité, une influence sur la politique générale, des possibilités de promotion accrues pour les professeurs.
La publication régulière de " palmarès " des lycées ou des universités, ne fait que confirmer que les établissements ne sont pas seulement des pièces dun dispositif cohérent, mais des acteurs collectifs dont les intérêts sont fortement liés à évaluation des élèves et à travers elle des maîtres, des programmes, des directions.
Lévaluation entre enfin dans la comptabilité nationale des titres et des compétences, qui règlent laccès aux postes et aux positions enviables dans la division du travail. Que reste-t-il de la scolarité une fois oubliées ces péripéties ? Un niveau de formation, défini globalement par le diplôme le plus élevé atteint, à défaut par la dernière filière postobligatoire fréquentée et le nombre dannées de survie dans cette filière.
La sociologie de léducation a montré depuis longtemps que lécole opérait une hiérarchisation globale des générations qui la traversent, commandant dans une large mesure leur distribution initiale sur le marché de lemploi et pour une part le destin professionnel et social ultérieur des uns et des autres.
On a parlé de reproduction dans un double sens :
Lévaluation est alors fort loin de la salle de classe. On ne sait plus grand chose de ce quelle recouvre exactement en fait de compétences " réelles ". Ses modalités de fabrication sont oubliées. Elle devient un titre attaché à une personne, qui la situe dans notre société presque aussi clairement que lâge, le sexe ou létat civil.
À léchelle des individus, lévaluation ainsi cristallisée régit les carrières, mais plus généralement les histoires de vie, par exemple le mariage. À léchelle sociétale, agrégées, les qualifications acquises par les générations successives entrent dans la planification et les études économiques. Lévaluation des qualifications et des filières de formation ne salimente pas alors à la statistique des diplômes mais se base aussi sur les demandes et les offres demploi, les comportements des entreprises, les analyses du patronat et des syndicats.
Cest à cette échelle également, dans un autre ordre didée, que se joue lévaluation du système scolaire ou de certaines de ses réformes. Dans la compétition internationale, on rapporte volontiers le taux de lemploi, la fécondité de la recherche scientifique ou de linnovation technologique à la qualité du système de formation. Les organisations internationales mettent en évidence les politiques de léducation les plus " performantes ".
À lintérieur dune société nationale, lenjeu de lévaluation du système scolaire est la confirmation ou le déni des politiques de léducation suivie ou proclamée par les gouvernements successifs. Les thèmes de la dégradation du niveau, de léchec des réformes relèvent de cette forme dévaluation. En ce sens, toute statistique des acquis des élèves, aussi mal faite et peut représentative soit-elle, nourrit le procès de lécole ou son illustration.
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