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In Éducateur, n° 6,
septembre 1989, pp. 19-21.

 

 

 

Douze bons élèves
trois heures par jour…

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1989

Douze bons élèves trois heures par jour… ou quatre élèves en difficulté pendant la même période : est-ce l’avenir de la profession enseignante à l’école primaire ? Sans doute la question paraîtra-t-elle surréaliste là où les classes comptent encore 30 élèves, où les maîtres sont mal payés et gardent un statut précaire. Elle s’annonce en revanche dans les pays les plus nantis. Même alors, il reste nécessaire de revaloriser la condition enseignante. Mais comment ? L’amélioration des conditions de travail signifie-t-elle nécessairement moins d’heures de travail, moins d’élèves, moins d’hétérogénéité des classes, moins de diversité des problèmes à résoudre et des difficultés à surmonter ?

L’observation du système scolaire genevois en témoigne, la question n’est pas rhétorique. On tend à Genève vers une moyenne de 18 élèves par classe ; dans le même mouvement se généralise l’intervention régulière de spécialistes ou de généralistes non titulaires déchargeant le maître de classe d’une partie de ses tâches " traditionnelles " : l’intégration des élèves non francophones, l’appui aux élèves en difficulté, l’enseignement des activités créatrices (dessin, travaux manuels, activités sur textiles), de la musique, de l’éducation physique, ou même les activités organisées autour du livre et de la lecture, animées désormais, en partie, dans le cadre d’ateliers du livre. Parallèlement, la gestion des programmes, des didactiques et des moyens d’enseignement devient l’affaire de professionnels qui n’ont plus de charges d’enseignement ou ne forment plus que des adultes.

Cette évolution répond sans doute, pour une part, à la complexité du travail pédagogique en milieu urbain, compte tenu des réformes pédagogiques de tous genres, des exigences accrues des parents, des nouvelles figures de l’échec et de l’inadaptation scolaires, de l’afflux de réfugiés ou d’enfants non scolarisés, de l’évolution des courants d’immigration. Une telle évolution n’est par ailleurs possible que dans un canton riche, qui a les moyens de faire face au changement. Sans doute peut-on à cet égard considérer Genève comme un cas particulier. Mais j’aimerais suggérer ici que l’évolution genevoise esquisse l’un des avenirs possibles de la profession d’instituteur. Au bout du Léman se joue peut-être, sans qu’on y prenne garde, le choix entre un grand métier héroïque et un petit métier tranquille…

Toujours plus ?

Les maîtres primaires genevois ont, non sans raisons, le sentiment qu’on exige d’eux toujours plus de disponibilité pour recevoir les parents, travailler en équipe, se concerter avec d’autres intervenants, participer à la gestion des établissements, suivre une formation continue intensive. Et qu’on leur demande aussi de plus en plus de qualifications, pour faire face à la rénovation des programmes et des didactiques, au renouvellement rapide des moyens d’enseignement, à la pression en faveur d’une évaluation plus formative, d’un enseignement plus différencié, d’une pédagogie plus active.

Que leur propose-t-on en contrepartie ? Certainement aucune augmentation spectaculaire de leur revenu. On sait que la revalorisation financière d’une seule profession est extrêmement difficile dans la fonction publique : les autres catégories veulent maintenir les écarts, alors que les porte-parole de l’économie privée s’opposent à tout accroissement global des revenus des fonctionnaires. Pour qu’un métier soit fortement réévalué pour lui-même, il faut une mutation technologique, une situation de crise ou de pénurie, ou encore un mouvement de solidarité avec un corps professionnel unanimement apprécié. Rien de tel pour les enseignants : la profession est souvent mal aimée et mal comprise ; les salaires et les conditions de travail des maîtres font rarement pleurer dans les chaumières. On sait le poids des idées simples : pour l’opinion publique, les enseignants ont davantage de vacances que les autres, des horaires assimilés à ceux des enfants, la sécurité de l’emploi, une formation continue souvent gratuite ; on imagine qu’ils ne courent aucun risque et n’exercent guère de responsabilités.

On se trouve donc dans une situation apparemment bloquée : la profession estime avoir droit à une revalorisation, la classe politique et l’opinion publique ne suivent pas. Les responsables des systèmes scolaires, interlocuteurs des syndicats d’enseignants, doivent gérer cette contradiction. Pour éviter les conflits et permettre le fonctionnement de la machine scolaire, il n’y a qu’une voie étroite : la revalorisation discrète des conditions de travail et des possibilités de carrière des enseignants.

Des aménagements qualitatifs

Les conditions de travail s’améliorent, pense-t-on, chaque fois qu’on réduit l’effectif des classes, qu’on modernise ou qu’on étoffe les équipements et les moyens didactiques, qu’on assure la formation continue pendant les heures d’école, qu’on limite l’hétérogénéité des groupes d’élèves, qu’on allège les programmes, qu’on décharge les titulaires de classes de certaines tâches. Les conditions s’améliorent aussi, même si c’est moins avouable, lorsqu’on dilue les responsabilités, qu’on ferme les yeux sur de petites déviances (retards anodins, courtes absences, libertés prises avec le règlement), qu’on allège les contrôles exercés par la hiérarchie, qu’on laisse les enseignants choisir leurs collègues, leur fonction, leur degré, voire leurs élèves, qu’on favorise des arrangements en fonction de la situation familiale, de l’état de santé ou d’autres contraintes. Les conditions de travail, au sens large, s’améliorent encore chaque fois qu’un enseignant peut décider d’arrêter puis de reprendre le métier, obtenir facilement un congé ou une décharge, travailler selon les années à plein temps ou à temps partiel, choisir son horaire ou son lieu de travail. Enfin, la survie dans la carrière se trouve facilitée lorsqu’on peut changer d’affectation ou de fonction de temps en temps, accéder à des postes de responsabilité ou être associé à la recherche, à la formation des maîtres, à la création de moyens d’enseignement, de didacticiels ou de méthodologies.

Ces améliorations ne suscitent pas les mêmes oppositions que l’accroissement des salaires. Leur coût social est moins visible. Certaines dépenses, qui ne sauraient passer inaperçues (moyens d’enseignement, équipements audiovisuels et informatiques, bâtiments, effectif des classes), sont mises sur le compte du progrès global de l’école, de la modernisation, de la démocratisation. Quant au fonctionnement de l’organisation, il est aujourd’hui trop complexe et diversifié pour qu’un observateur extérieur au système puisse en prendre l’exacte mesure et distinguer ce qui profite aux élèves de ce qui facilite avant tout la vie des enseignants.

Les associations et l’administration scolaire peuvent donc négocier, d’année en année, des aménagements qui limitent les tensions en calmant le mécontentement diffus d’une partie des enseignants. Sans faire l’objet d’une politique à long terme, donc sans donner prise à un débat de principe, ces aménagements dessinent peu à peu le nouveau visage de la profession.

D’aménagements en réformes, l’école devient une organisation toujours plus diversifiée et complexe, fourmillant de secteurs et de professionnels spécialisés censés assumer une partie bien délimitée de la tâche globale, sans qu’ils en aient toujours une vue d’ensemble, ni qu’ils se sentent responsables du tout. Chacun est fort naturellement conduit à surévaluer l’importance de son établissement, de sa discipline, de sa fonction, à défendre son territoire, à conserver ou à accroître ses ressources ou son public, à protéger droits acquis et spécificités. Le système tend à devenir ingouvernable, l’exercice du pouvoir scolaire se mue en un arbitrage constant entre l’extérieur - les parents, l’opinion, les employeurs, la classe politique - et l’intérieur du système, et, à l’intérieur, entre les corporations professionnelles et les fiefs administratifs (Perrenoud & Montandon, 1988).

Cette complexité de l’organisation place chacun, qu’il le veuille ou non, dans un environnement plus difficile à maîtriser, parce que plus instable, régi par des règles du jeu et des stratégies multiples. Un tel environnement renforce de façon circulaire la tentation de se replier sur un territoire familier et de défendre des intérêts sectoriels. Chacun joue désormais son jeu : les formateurs d’adultes veulent un statut, les maîtres titulaires demandent une indemnité supplémentaire, les maîtres non titulaires souhaitent n’être pas une main d’œuvre corvéable à merci, ceux qui travaillent à mi-temps veulent garder la possibilité de reprendre un plein temps le jour où cela leur conviendra, les suppléants aimeraient être titularisés, certaines catégories nouvelles veulent obtenir les mêmes avantages que d’autres plus anciennes…

La spécialisation comme stratégie de protection

Lorsqu’on aspire à se construire une " niche ", au sens écologique du terme, un micromonde assez isolé pour protéger des fluctuations et des incertitudes de l’ensemble du système scolaire, la spécialisation est l’une des stratégies disponibles. Ce n’est pas la seule. Certains choisissent au contraire de rester ou de redevenir " seuls maîtres à bord ", par exemple en enseignants dans une école de campagne ou dans un quartier très défavorisé. Déviants par rapports aux conditions habituelles, ces maîtres affrontent seuls la complexité de leur terrain, mais en contrepartie on leur " fiche la paix ", l’administration ferme les yeux et leur fait confiance.

Cette forme de protection n’est pas accessible au plus grand nombre, parce qu’elle suppose une solidité personnelle et un goût des responsabilités inégalement partagés, mais surtout parce que, dans la plupart des écoles " ordinaires ", on ne peut pas se mettre en marge des réformes, ignorer les attentes des parents ou les directives de l’administration, faire comme si on était " à son compte ". La spécialisation est une alternative qui peut séduire certains enseignants las de courir en tous sens pour gouverner leur barque. Avec un effet " boule de neige " : la spécialisation des uns complique la tâche des titulaires généralistes, qui doivent " faire avec " la multiplication des intervenants. Du coup, la spécialisation, sous une forme ou une autre, se définit, dans les représentations collectives, comme une issue enviable. Dans un système social où beaucoup trichent, ceux qui paient leurs impôts, respectent le code de la route et honorent leur cahier des charges se sentent tôt ou tard les dindons de la farce ; ils sont tentés tôt ou tard de rejoindre le camp des petits malins. Il se passe quelque chose du même genre au sein du corps enseignant : à partir d’un certain seuil, les spécialistes, hier marginaux, deviennent une minorité importante dont le statut, à tort ou à raison, paraît privilégié.

Certes, toute spécialisation s’accompagne d’une plus grande " technicité " et d’une attente accrue d’efficacité dans le champ restreint dont on est désormais responsable : une maîtresse de soutien est censée être moins démunie qu’une titulaire de classe devant les enfants en échec ; d’un maître de musique ou de sport on attend des didactiques plus pointues que d’un maître généraliste. Mais en contrepartie, le rétrécissement du champ d’intervention permet de moins se disperser, construire et d’améliorer des instruments et des procédures, de planifier plus facilement. Les spécialistes disposent aussi, assez fréquemment, d’un encadrement favorable, fonctionnel plus que hiérarchique, avec des réseaux d’échange et des ressources supplémentaires de formation continue. Enfin, ils échappent au stress du généraliste, qui a la charge de tous les élèves, qui porte la responsabilité globale de l’évaluation certificative et assume la gestion globale du groupe-classe, du temps, des locaux, des relations avec les parents et le reste de l’école.

Comment juger cette évolution vers la division du travail ? Ajoute-t-elle au bonheur des enseignants ? On ne dispose guère de statistiques sur le " bonheur national brut " et la part qu’y prennent les diverses professions. Mais il est vraisemblable que l’évolution qualitative évoquée compense partiellement la stagnation relative des revenus et des horaires des maîtres primaires, et la lente dégradation de leur statut social. Ce n’est pas négligeable, en particulier dans une profession fortement féminisée ; sans généraliser, il paraît clair qu’une partie des institutrices prisent davantage la possibilité de concilier vie familiale et profession que des chances de carrière ; la spécialisation, en tout cas à Genève, a été longtemps, les duos pédagogiques étant pratiquement proscrits, la seule façon de travailler à temps partiel.

Les aspirations de la majorité des enseignants et surtout des enseignantes s’inspirent-elles, aujourd’hui, de la mythologie du " grand métier " ? Les " hussards de la République " sont d’une autre époque. On se contente désormais d’un métier relativement intéressant, correctement payé, qualifié, assez souple pour être conciliable avec la vie de famille et d’autres activités. Peu importe alors que l’évolution tourne le dos aux images héroïques. Entres les " petits boulots " de ceux qui vivent en marge et la vocation de ceux qui espèrent façonner les générations montantes, peut-être y a-t-il place pour un métier ordinaire, sans histoire…

Y a-t-il une alternative ?

Le retour à une grande pauvreté, une crise grave démantèleraient sans doute rapidement l’édifice, on l’a vu dans d’autres pays européens récemment. Dans l’hypothèse inverse, celle d’un maintien de l’opulence, la seule alternative à la fragmentation du métier passe à mon sens par une élévation radicale du niveau de qualification de la profession. Paradoxalement, le moyen terme qu’on connaît à Genève favorise plutôt l’évolution vers la spécialisation et l’éclatement. Une formation " bac + 3 ", de plus partiellement universitaire, installe clairement ses titulaires dans les classes moyennes ; elle ne les place pas sur un pied d’égalité avec les professions universitaires classiques et ne les autorise pas à exiger un revenu ou une autonomie comparables.

Faut-il alors aligner le statut des maîtres primaires sur ceux de leurs collègues du secondaire ? Surtout pas. Il serait désastreux de vouloir accroître le niveau de qualification des maîtres primaires en les envoyant faire une licence de lettres ou de sciences avant de recevoir un vernis didactique. Il ne serait guère plus sérieux d’exiger " simplement " une licence en sciences humaines ou sciences de l’éducation. La seule voie défendable serait de construire une formation professionnelle fonctionnellement équivalente à celle des médecins, avec un apport des sciences humaines pertinentes, mais surtout une orientation vers une pratique de généraliste plus efficace.

Une telle évolution passerait bien entendu par un saut non négligeable dans l’échelle des salaires. L’école coûterait-elle au total plus cher ? Pas sûr. Et peut-être serait-elle plus efficace. C’est en définitive l’enjeu essentiel. Trop d’enfants s’ennuient, se dévalorisent, échouent dès l’école primaire faute d’une prise en charge adéquate. Il fut un temps ou le défi majeur était tout bonnement de scolariser tous les enfants ; peut importait alors que ce soit avec un bonheur inégal quant aux apprentissages. Au XXI siècle, pour rester un " grand métier ", l’enseignement devra viser et atteindre plus haut. Il n’en suit pas le chemin en se laissant aller à une fragmentation que personne ne maîtrise et qui procède davantage d’appauvrissements successifs de la tenue de classe que d’une conception cohérente de l’action pédagogique globale.

Quelques références

Perrenoud, Ph. (1985) Enseigner ou l’ivresse de la dispersion. Fragments d’une sociologie des pratiques pédagogiques, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (repris dans Perrenoud, Ph., La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan, 1994, chapitre II, pp. 43-62).

Perrenoud, Ph. (1987) L’ambiguïté instituée. À propos de la liberté méthodologique des maîtres primaires, Éducateur, n° 6, pp. 10-14.

Perrenoud, Ph. & Montandon, Cl. (éd.) (1988) Qui maîtrise l’école ? Politiques d’institutions et pratiques des acteurs, Lausanne, Réalités sociales.

Perrenoud, Ph. (1988) La pédagogie de maîtrise, une utopie rationaliste ?, in Huberman, M. (dir.) Assurer la réussite des apprentissages scolaires. Les propositions de la pédagogie de maîtrise, Paris, Delachaux et Niestlé, pp. 198-233 (repris dans Perrenoud, Ph. Enseigner : agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF, 1996, chapitre 4, pp. 87-108).

Perrenoud, Ph. (1988) Les enjeux de la division du travail pédagogique, Éducateur, n° 5, pp. 6-9.

Perrenoud, Ph. (1988) La formation des maîtres ou l’illusion du " Deus Ex Machina ". Réflexion sur les rapports entre l’habitus et la pratique, in Séminaire des sciences de l’éducation de l’Université de Neuchâtel, La formation des enseignants en Suisse romande. Actualités, perspectives, Cousset, DelVal, pp. 47-71 (repris dans Perrenoud, Ph., La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan, 1994, chapitre III, pp. 63-89).

Perrenoud, Ph. (1988) " Noosphère, noosphère, est-ce que j’ai une gueule de noosphère… ", Journal de l’enseignement primaire, n° 12, p. 25-29.

Perrenoud, Ph. (1989) Généraliste honoris causa, un métier d’avenir ?, Journal de l’enseignement primaire, n° 15, pp. 20-23.

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