Source et copyright à la fin du texte

 

In Coordination n° 37, mai 1990, pp. 21-23. Repris in Perrenoud, Ph.: La pédagogie à l’école des différences, Paris, ESF, 1996, chapitre 1.

 

 

 

Culture scolaire, culture élitaire ?

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1990

En 1964, Bourdieu et Passeron publiaient " Les héritiers ". Vingt-cinq ans plus tard, l’analyse n’a pas une ride. Aujourd’hui comme hier, une partie des élèves retrouvent à l’école une culture familière, parce que familiale, alors que d’autres y vivent en exil. C’est vrai d’élèves immigrés ou issus de familles établies de fraîche date. Mais c’est vrai aussi, moins visiblement, d’enfants des classes populaires.

On sait désormais que tous les élèves participent d’une culture, celle de leur famille, de leur quartier ou de leur communauté locale, de leur classe sociale. Tous sont, à leur façon, des héritiers. Mais sur le marché scolaire, certains héritages valent de l’or, d’autres ne sont guère " monnayables ". Les élèves qui ont grandi parmi les livres et les conversations intellectuelles ne sont, lorsqu’ils entrent à l’école, dépaysés que par les formes particulières du travail scolaire et du rapport pédagogique. Ceux qui ont grandi dans les terrains vagues, sur les stades ou devant la télévision ont une distance bien plus grande à parcourir : à l’école, rien ne leur parle, ni les gens, ni les objets, ni les activités.

Peut-on dire pour autant que la culture scolaire soit élitaire ?

 Le choc quotidien des cultures

Pour un anthropologue ou un sociologue, les cultures ne sont pas hiérarchisées, ni entre sociétés ni à l’intérieur d’une société. Ou du moins elles ne le sont qu’en vertu de normes et de rapports de force. Mais ce n’est pas là une perspective commune. Rien n’est plus étranger au relativisme culturel que les conceptions de la culture : qui, dans notre société, tiendra pour équivalent le dernier Kundera et le dernier roman de la collection Harlequin, Rambo III ou Le cercle des poètes disparus, Sacrée soirée ou Apostrophes, le " jass " ou les échecs ?

Les sociologues définissent généralement la culture d’élite comme celle des classes instruites ; c’est la Culture avec un grand K, celle qui s’enracine dans les Humanités, se nourrit d’œuvres, celle qui imprègne l’enfant de se consolide celle des gens qui écoutent de la musique classique, visitent les musées et les galeries d’art, vont voir le dernier Woody Allen, achètent les romans des éditions Gallimard (et parfois les lisent), vont au théâtre, à l’opéra, au ballet, voyagent avec le Guide bleu à la main, ne bronzent pas idiots, regardent Océaniques, méprisent les émissions populaires et la littérature de gare.

Pour les membres les plus conservateurs de l’élite, leur culture est LA culture. Entendez qu’il y n’y a pas à leurs yeux d’autre culture digne de ce nom. On en a ou on n’en a pas, c’est aussi simple que cela. Les autres se caractérisent pas une absence du culture.

Pour les sociologues, la culture est inséparable de la condition humaine. La culture d’élite n’est donc qu’une culture parmi d’autres, ce qui n’empêche pas de reconnaître qu’elle joue un rôle dominant. Reste à savoir comment décrire et nommer les autres cultures.

Il y a un siècle, il était relativement facile d’identifier une culture paysanne, une culture ouvrière, la culture des petits artisans ou des petits commerçants. Aujourd’hui, la culture de masse a brouillé les cartes. Elle n’a que peu de rapports avec les cultures populaires traditionnelles. C’est la culture des média de masse, celle des émissions télévisées à succès, des best-sellers, des sports spectacles, des jeux, du Top 50, des journaux de boulevard. La culture de masse participe de la consommation, elle est produite pas des industries culturelles, c’est une culture qui privilégie le divertissement, les loisirs, le spectacle, les jeux, l’image. Certains avancent que la culture de masse s’est purement et simplement substituée à la culture populaire. Il me paraît plus juste de dire que la culture populaire s’est retranchée dans la sphère quotidienne, celle de la famille, du supermarché, des conversations de bistrot, du coude à coude sur les stades ou dans le métro, des solidarités syndicales, des grands ensembles, de la drague. Souvent, la culture populaire paraît une réponse commune à une condition commune : pauvreté relative, chômage, insécurité et solitude dans les grandes villes, logements précaires, confrontation aux immigrés. Longtemps, les bourgeois en quête de la culture du peuple ont cherché des œuvres, des fêtes, des rituels, une littérature, une musique, des arts " populaires ". Peut-être était-ce déjà une transposition hâtive d’un modèle de la culture qui convient avant tout à l’élite.

Aujourd’hui, les différences de consommations culturelles n’épuisent pas la diversité des cultures. Mais elles en sont les signes les plus perceptibles, notamment à l’école. Il reste de vrais pauvres dans les écoles des pays riches. Mais les enfants des classes populaires ne se signalent pas aujourd’hui d’abord par des sabots ou des haillons. Ils " trahissent " leur condition lorsqu’ils racontent que leur famille visite Europa Park plutôt que les Châteaux de la Loire, regarde Sacrée Soirée plutôt que Temps Présent, lit Nous Deux plutôt que Le Temps Stratégique…

Ces oppositions sont certes un peu caricaturales. Il y a des intellectuels qui regardent Dimanche Martin ou Dallas, des ouvriers qui lisent Umberto Eco ou ne manquent pas un ballet de Béjart. Les cas singuliers se multiplient lorsqu’on ne s’enferme pas dans une définition étroite de la culture comme fréquentation des œuvres ou consommation des produits de l’industrie culturelle. N’oublions pas que les loisirs, le sport, la cuisine, le vêtement, l’ameublement, le " look ", les vacances, sont autant de terrains de distinction. De plus, de décennie en décennie, les marques extérieures de statut évoluent, le tennis et le golf ne signalent plus l’appartenance à la bourgeoisie, une publicité bien orchestrée ou une vedette draine les foules à l’opéra ou au théâtre même lorsque ce n’est pas la tradition populaire, la nouvelle cuisine voisine avec le fast-food. Au-delà des nuances, des frontières floues ou mouvantes, des cas atypiques, une évidence demeure : dans notre société, les diverses classes sociales n’ont pas les mêmes loisirs, les mêmes pratiques, les mêmes consommations. Et cela ne tient pas seulement au revenu, mais aux goûts, aux valeurs, à l’éducation.

 La distance culturelle entre maîtres et élèves

Y a-t-il un rapport entre ces phénomènes et l’école ? Certainement, dans la mesure où les instituteurs et les professeurs sont plutôt du côté de la culture d’élite. Ils lisent une presse " de bon niveau ", " ne regardent pas n’importe quoi à la TV ", aiment " la bonne musique ", savent ce qu’il faut lire, voir, visiter, manger, écouter, même s’ils ne vont pas toujours jusqu’au passage à l’acte… Un enseignant " cultivé " ne peut que se sentir à mille lieues du mode de vie de certains de ses élèves, " gavés de publicité télévisée et de feuilletons ", ceux dont les parents aiment les grandes bouffes, les jeux de cartes ou les sports populaires, les cassettes porno ou la presse du coeur. À ces rejets s’en ajoutent souvent d’autres, en matière d’hygiène, de goûts alimentaires ou vestimentaires, de rapport à la violence, au sexe, à l’autorité, au langage.

Il y a une part importante de distance culturelle dans la relation pédagogique. Entre maîtres et élèves, la communication, la complicité, l’estime mutuelle tiennent largement à des communautés de goûts et de valeurs, dans des domaines en apparence étrangers au programme. Car l’école n’est pas faite que de savoirs intellectuels à enseigner et à exiger. C’est aussi une coexistence dans un espace clos, selon des règles du jeu et des rituels : ranger ses affaires, se déplacer, prendre la parole dans les formes, respecter les espaces et les objets communs. Dans l’interaction quotidienne, l’école est élitaire, souvent à son insu, parce qu’elle met des enfants de toutes classes sociales (au moins à l’école primaire) en présence d’enseignants de classe moyenne ou supérieure qui participent, fût-ce scolairement et au bénéfice d’une promotion sociale, à la culture d’élite, qui partagent les goûts et les dégoûts de ceux qui ont de l’éducation, les valeurs et les préjugés (notamment à l’endroit de la culture de masse) de ceux qui aspirent à se distinguer du commun.

On ne saurait sous-estimer ce choc quotidien des cultures. Il n’est pas sans influence sur l’échec scolaire : les rejets, les ruptures dans la communication, les conflits de valeurs et les différences de moeurs comptent autant que l’élitisme éventuel des contenus. À un enfant qui refuse la violence, respecte les livres, salue poliment et a toujours les mains propres, on pardonnera davantage qu’à celui qui, à difficultés égales, agresse les autres, jure allègrement, mâche du chewing-gum, sent mauvais, s’en prend sournoisement aux plantes vertes du maîtres ou raille ouvertement ses professions de fois écologistes au nom de la " sacro-sainte bagnole ".

Toute distance n’est pas sociale et culturelle. C’est aussi une affaire de personnalité et d’atomes crochus. Mais souvent, ce qu’on attribue au caractère s’enracine dans des valeurs et des habitudes familiales, dans une culture au sens le plus large. On ne sympathise en règle générale qu’avec ceux qui partagent une sensibilité, des valeurs, une vision du monde. Les mariages se font plutôt entre gens d’origines sociales et de niveaux culturels proches. Les autres relations sociales suivent les mêmes tendances.

Combattre cette forme d’élitisme, c’est s’intéresser de près au travail scolaire quotidien, à la discipline, aux usages du temps et de l’espace, aux normes vestimentaires, à l’hygiène, au bruit, à la langue et aux formes des échanges les plus anodins. C’est réfléchir au curriculum réel, au curriculum caché, aux normes non écrites qui balisent le parcours scolaire (cf. Perrenoud, 1984). C’est former les maîtres, au-delà des didactiques, à maîtriser la distance culturelle dans le rapport pédagogique et la gestion de leur classe.

Paradoxalement, le thème de l’interculturel, en vogue aujourd’hui, risque à la fois de sensibiliser les maîtres à la diversité des cultures et de suggérer que c’est un phénomène nouveau. En réalité, pour un enseignant de classe moyenne/supérieure, un enfant de classe populaire est peut-être aussi difficile à comprendre qu’un petit Turc. Mais voilà, le maître et l’élève parlent la même langue. De là à croire qu’ils se ressemblent…

 Les programmes sont-ils élitaires ?

Lorsqu’en parle de l’élitisme de l’enseignement, on ne pense pas en général à la distance culturelle entre enseignants et élèves. On parle des contenus, de la culture scolaire dans sa définition la plus manifeste : l’orthographe, la grammaire, l’histoire, l’explication de texte, la composition et la dissertation passent facilement pour des disciplines élitaires.

Il faut sur ce point nuancer fortement l’analyse selon qu’on s’intéresse à l’école primaire, à l’école moyenne ou aux filières postobligatoires. Lorsqu’on se situe à un niveau avancé du cursus, les élèves ont auparavant été fortement sélectionnés, scolairement, donc aussi culturellement et socialement. L’enseignement gymnasial est élitaire par vocation, presque par définition : dans une classe de maturité, on prépare ceux qui exerceront demain des métiers intellectuels, des professions libérales, des professions d’encadrement. Tous n’y parviendront pas, mais c’est la destination " normale " à ce stade de la carrière. Pourquoi s’étonner que les contenus de l’enseignement soient alors élitaires ? Le débat oppose plutôt traditionalistes et modernistes, tenants de la culture classique et prophètes de l’informatique. On reste entre gens " cultivés ", qui divergent sur le sort de l’héritage.

La question est plus ouverte à propos de l’école primaire. Elle est aujourd’hui ouverte à tous, la sélection s’opérant au seuil du cycle secondaire. La scolarité primaire, dans les pays développés, ne débouche plus directement sur la vie active. Elle prépare à la suite de la scolarité plutôt qu’à une condition sociale particulière. Pourquoi l’école primaire serait-elle élitaire ? L’est-elle ?

On peut, pour répondre à ces questions, s’en tenir à une définition classique de l’élitisme et chercher à repérer dans les programmes ou les manuels les traces ou les prémisses de la culture d’élite. Il y en a :

L’évolution des programmes va cependant dans le sens d’un élitisme moins marqué : on fait davantage de place à la pratique de la langue et du raisonnement, on part de l’expérience, du " vécu ", on diversifie les textes, on relativise les normes, on ouvre l’école sur la vie. Tout cela n’avance pas très vite et il y a loin des textes aux pratiques. Mais l’élitisme régresse peu à peu, du moins au sens classique. L’école primaire n’est plus aussi fortement que dans un passé récent l’antichambre des études longues, l’école moyenne n’est plus toute entière ordonnée aux exigences des établissements gymnasiaux.

Reste l’essentiel, l’élitisme ordinaire de l’école. De tous, elle exige des savoirs et des attitudes scolaires, autrement dit familiers aux adultes qui, précisément, ont réussi leur propre scolarité. En se donnant du mal, l’école peut moderniser ses programmes, les rapprocher de la vie pratique, bannir les subtilités grammaticales, élargir ses valeurs. Il reste qu’elle accueille, pêle-mêle, les enfants de ceux qui doivent tout ou presque à leur diplôme et à leur culture scolaire et les enfants de ceux qui ont été exclus des études longues.

Que les programmes soient élitaires paraît, dans ce sens, presque inévitable. Cela signifie-t-il que l’enseignement est lui aussi nécessairement élitaire ? Nullement ! C’est bien là la confusion majeure que doivent identifier et dénoncer tous ceux qui travaillent à démocratiser l’enseignement. D’un conservatoire, on n’attend pas qu’il renonce à enseigner la musique de chambre au profit de la pop music. Cela serait la plus sûre façon de réserver cet apprentissage à ceux qui peuvent le construire dans un cadre familial ou un réseau privé. Mais rien n’impose, en revanche, que tous les enfants de musiciens réussissent au conservatoire et qu’échouent tous les autres.

C’est justement ce qui fait la différence entre une pure instance de sélection et une école. À l’école, avant d’évaluer, de certifier, de sélectionner, on est censé enseigner. L’élitisme se joue largement sur la façon dont cet enseignement est dispensé. Si, selon l’expression de Bourdieu, on traite tous les élèves comme " égaux en droits ou en devoirs ", si on pratique l’indifférence aux différences, sauf au moment d’évaluer, alors l’enseignement est élitaire. Il favorise les favorisés, reproduit les inégalités. Au contraire, si l’enseignement est différencié, si l’on donne à chacun le temps et les moyens de s’approprier la culture scolaire, l’élitisme des programmes n’est pas aggravé par la pédagogie.

On imagine mal que les enfants de musiciens ne soient aucunement avantagés lorsqu’ils étudient la musique. La démocratisation des études ne consiste pas à leur créer un handicap par souci d’égalitarisme. L’essentiel est de donner aux autres, qui n’ont pas le même héritage, le même entourage, les mêmes atouts, des moyens efficaces, proprement scolaires, de s’approprier néanmoins la même culture. Pour cela, il faut rompre définitivement avec l’idéologie du don et s’orienter vers une pédagogie de la maîtrise dans son sens le plus fécond (Huberman, 1988).

Aujourd’hui, le débat sur la culture devrait être indissociable d’un débat sur la pédagogie. L’élitisme se joue selon ces deux axes, et la pédagogie paraît, si la volonté politique existe, susceptible de se transformer davantage que l’essence même de la culture scolaire.

Références

Bourdieu, P. & Passeron, J.-P. (1965). Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Éditions de Minuit.

Bourdieu, P. (1979). La distinction, Paris, Éditions de Minuit.

Berthelot, J.M. (1983). Le piège scolaire.

CRESAS (1978). Le handicap socio-culturel en question, Paris, Ed. ESF.

Huberman, M. (dir.) (1988) Maîtriser les processus d’apprentissage. Fondements et perspectives de la pédagogie de maîtrise, Paris, Delachaux & Niestlé.

Perrenoud, Ph. (1984) La fabrication de l’excellence scolaire : du curriculum aux pratiques d’évaluation, Genève, Droz.

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