|
|
Pourquoi parler de
lessentiel
quand il est si amusant de parler des devoirs ?
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1990
Finirai-je par my faire ? Comme sociologue de léducation, je devrais être habitué à voir lécole foncer tête baissée dans des débats sans issue. Pourtant, jai parfois du mal à conserver ma sérénité. Je vois trop la face cachée des choses : encore une fois, un dialogue de sourds risque fort de détourner les interlocuteurs de lessentiel et de les laisser aigris et fatigués, peu disponibles pour parler sérieusement dautre chose pendant un bon bout de temps.
Les devoirs ne sont pas sans importance dans la vie des élèves, des parents, des enseignants : il est évident au contraire quils comptent passablement dans la journée de nombre décoliers et le climat de beaucoup de familles. Je ne dis pas que tout va bien, quil ne faut rien changer. Il est sûr quon peut rêver de devoirs plus intelligents, équilibrés, intéressants, utiles, différenciés
Mon désaccord est ailleurs : espérer progresser en détachant le thème des devoirs de lensemble du débat pédagogique est un non sens.
La force extraordinaire du thème des devoirs, cest quil autorise nimporte quelle opinion. Cest idéal pour nourrir le débat au Café du Commerce. Chacun sexprime à partir de son expérience, de ses valeurs, de sa conception de léducation. Le sujet semble concret, bien délimité, simple. Tout le monde a quelque chose à dire, avec suffisamment de passion pour quon ne sennuie pas.
Avec lorthographe, lhoraire scolaire et les punitions, les devoirs constituent lun de ces sujets inépuisables qui font démarrer la discussion au quart de tour. Comme le sait tout animateur dune table ronde, un " bon sujet " permet à chacun de camper sur ses positions ; le flou est suffisant pour que chacun ose soutenir avec force une idée initiale et la conserver en toute bonne foi quoique disent ses interlocuteurs. Il ne reste plus quà relancer la polémique, en touchant les diverses facettes du problème, qui mettent à jour les mêmes clivages. Les débats sur les devoirs sont écrits davance, cest ce qui fait leur vertu médiatique et leur absurdité pédagogique.
Il nen va pas ainsi parce que les interlocuteurs abandonneraient toute logique, mais parce que la part du non dit et peut-être de lindicible est immense dans les propos de chacun. On pourrait certes rêver dun débat suffisamment long et organisé pour que chacun parvienne à mettre sur la table ses expériences et ses intuitions, ce qui permettrait aux autres de comprendre vraiment ce quil dit, doù il parle, dans quelle vision du monde et quelles conditions de vie senracinent ses opinions. Hélas, un échange aussi laborieux deviendrait vite assommant et risquerait dêtre confisqué par les spécialistes. Le charme du débat sur les devoirs, cest son caractère passionné, son côté guerre de religions, son rendement médiatique. Lapostrophe et lexcommunication crèvent lécran, la nuance et la recherche du consensus tuent le spectacle ! Les bons sujets sont ceux quon dramatise, quon presse comme un citron le temps dune émission ou dun dossier, quon oublie ensuite jusquà ce quils retrouvent une nouvelle jeunesse.
Comme tout le monde, jai mon idée sur les devoirs. Comme chercheur, jai évidemment la faiblesse de croire quelle est partiellement fondée, mieux du moins que nombre dopinions toutes faites, sur des éléments fiables dobservation et de théorie. Mais je sais en même temps que, même si javais totalement raison et si je pouvais le démontrer, cela naurait guère dimportance. Tout simplement parce que mes convictions sancrent dans une expérience délève, de père, dintellectuel, de sociologue et participent de représentations de lapprentissage, du savoir et de la pédagogie difficiles à partager au Café du Commerce.
En bref, ma conception des devoirs, comme la vôtre, ne peut être réellement comprise dans les conditions habituelles du dialogue sur les devoirs. Je vais essayer de montrer pourquoi. Ce qui mamènera à identifier quelques uns des non dits.
Rien nest moins partagé, dans notre société, que la réponse à cette question, dont dépend pourtant largement lattitude face aux devoirs.
Vous êtes pour les devoirs au nom des apprentissages ? Pour les mêmes raisons, je suis contre. Comment espérer vous convaincre ? Parlons-nous de la même chose ?
Vous avez peut-être le souvenir davoir appris lorthographe, la table de multiplication ou dautres éléments essentiels en passant chaque jour un moment à faire des devoirs. Pour moi, faire des devoirs, cest faire ce quil faut pour avoir la paix, se bourrer le crâne pour faire bonne figure et avoir le droit doublier. Aussi loin que je me souvienne, je nai jamais rien appris par devoir. Jai appris par nécessité, par calcul, sans véritable envie, sûrement. Mais rarement à heures fixes, par tranches, pour le lendemain. Ou alors, pour tout oublier une fois lépreuve ou linterrogation orale passées. Si les devoirs sont pour vous des moments forts et gratifiants, comment pourrions-nous trouver un terrain dentente ?
Vous avez peut-être la conviction quon apprend en travaillant régulièrement, sans états dâme, avec discipline, comme on arrache méthodiquement les mauvaises herbes. Jaurai du mal à vous prouver, alors que jen fais quotidiennement lexpérience, quapprendre peut être une activité très complexe, fragile, sinueuse, qui dépend fortement de lhumeur, du climat, de lénergie. Une activité fantasque, peu rationnelle, en dents de scie, qui fait alterner temps perdu et moments de stress. Une activité éminemment subjective, dont personne ne peut me décharger, que nul ne peut programmer à ma place. Une activité qui saccommode mal dhoraires fixes, qui dépend des rythmes personnels. Si apprendre est pour vous une simple question de volonté, de persévérance et deffort, comment pourrions-nous trouver un terrain dentente ?
Vous pensez peut-être quapprendre, cest ajouter chaque jour une pierre à lédifice, à coup dexercices et de mémorisation. Pour moi, pour apprendre quelque chose de durable à lécole, il faut accepter daffronter des problèmes et de prendre le temps de les résoudre, pendant les heures de classe et en dehors. Cest prendre le temps de finir ce qui est commencé lorsquon pourra difficilement recréer une dynamique favorable. Cest prendre le temps de lire, de réfléchir, de revenir avec des questions, des propositions, des observations pour alimenter le travail de la classe. Ne me dites pas, de grâce, que cest une façon de définir des devoirs " intelligents ". Ne jouons pas sur les mots ! Les " tâches " que lélève emmène chez soi, chaque jour ou chaque semaine, quoiquil arrive, nont par définition quun rapport ténu avec les activités en cours en classe. Lorsquon fabrique un journal de classe, il y a des périodes où tout le monde devrait travailler plusieurs heures par jour pour faire avancer les textes, les illustrations, la mise en page, les enquêtes. Et des périodes où il suffit de réfléchir à un titre ou de discuter dun projet avec un camarade en rentrant de lécole. Si lon apprend en sengageant dans un véritable travail intellectuel, il faut en accepter les rythmes, parfois anarchiques. Il faut accepter aussi, dans une entreprise collective, que certains aient davantage de travail que dautres, ou ne soient actifs en même temps. Il faut admettre que chacun fasse " ce quil a à faire " non par " devoir ", mais parce que le projet lui importe, parce que les autres comptent sur lui, parce que le groupe a des échéances. Bref, il faut miser sur lécole active, pas sur des devoirs plus intelligents. Si vous pensez que le savoir est un capital quil faut constituer patiemment, comment pourrions-nous trouver un terrain dentente ?
Je veux dire : comment pourrions-nous trouver un terrain dentente dans les conditions habituelles du débat ? rapidement ? simplement ?
Vous êtes pour les devoirs au nom du dialogue avec la famille ? Pour les mêmes raisons, je suis contre. Comment espérer vous convaincre que dialoguer avec les parents, ce nest pas leur montrer la part la plus pauvre des programmes et du travail scolaire, les stresser, les culpabiliser, laisser le champ libre à leurs angoisses, les transformer en répétiteurs, empoisonner les soirées familiales, mettre beaucoup de parents dans des situations dincompétence ou de toute puissance ?
Vous êtes pour les devoirs au nom de lautonomie à développer ? Pour les mêmes raisons, je suis contre. Comment espérer vous convaincre que favoriser lautonomie, ce nest pas imposer un devoir, cest laisser la liberté de ne rien faire en assumant des risques, cest apprendre à faire ce quon a à faire, même si on nen a pas envie, parce que ça fait partie dune stratégie densemble, parce quon anticipe au delà du lendemain ? Que favoriser lautonomie, ce nest pas donner des consignes, cest laisser un espace et créer une dynamique favorable à des projets ?
Vous êtes pour les devoirs au nom de la lutte contre léchec scolaire ? Pour les mêmes raisons, je suis contre. Comment espérer vous convaincre que prévenir les inégalités, ce nest pas accabler les élèves faibles de tâches qui sont inutiles lorsquelles sont faisables, impossibles à accomplir seules lorsquelles favoriseraient vraiment le développement et les apprentissages fondamentaux ? Que léchec scolaire doit être attaqué à la racine, par un enseignement différencié en classe, pas par des compensations illusoires ?
Vous êtes pour les devoirs au nom de la surcharge des programmes ? Pour les mêmes raisons, je suis contre. Comment espérer vous convaincre que lessentiel nest pas de trouver du temps hors de classe pour tout faire, mais de revenir aux acquis essentiels, de cesser de courir tous les lièvres ?
Sur chaque point, pour avoir une chance de rapprocher les points de vue, il faudrait un travail de fond, lexplicitation de conceptions du savoir, de lautonomie, de la coopération famille-école, de la lutte contre les inégalités.
Si le débat sur les devoirs en amorce dautres, plus fondamentaux, tant mieux. Sil enferme dans une polémique sans issue, il ne mérite pas quon le prenne à ce point au sérieux Ce pourrait être un prétexte privilégié pour parler du travail et du jeu, de léchec scolaire et de la sélection, de la part de lécole et de la famille dans léducation, des connaissances et des savoir-faire, de la discipline et de la responsabilité, de la surcharge des programmes et de lhoraire de lécolier. Il est vraisemblable que tous ces thèmes seront mobilisés pas les uns ou les autres pour étoffer une argumentation. Mais il y a fort à parier quavec le souci dobtenir un changement rapide et localisé, on ne fera quagiter des idées anciennes au service de la cause du moment.
Quand comprendra-t-on dans lorganisation scolaire que tout se tient, quaucun dossier ne détient à lui seul la clé du progrès ? Les devoirs actuels sont lexpression dun système pas très efficace, mais qui a sa logique. Une réelle modernisation des devoirs ne peut passer que par un changement qualitatif de lécole, par la construction dune autre école, avec une autre logique. Pourquoi ne pas mettre cartes sur table ?
Je suis, on laura compris, contre les devoirs. Est-ce à dire que je refuse lidée que les élèves travaillent pour lécole en dehors de leurs heures de présence en classe ? Absolument pas. Lécole à lécole, cest le comble de la bureaucratie, cest transformer avant lâge les élèves en employés modèles qui oublient tout dès que sachèvent leurs heures de présence dans lentreprise. On peut regretter que notre société ait, pour tant de gens, rendu le travail professionnel si peu intéressant quon peut linterrompre au milieu dune phrase ou dun geste, figeant laction jusquau lendemain. En tout cas, ce nest pas un modèle engageant pour le travail scolaire. Parler de lélève comme dun salarié sans salaire, cest précipiter son aliénation. Considérer quon ne peut apprendre quentre les quatre murs de lécole, enfermé dans un groupe, cest nier le besoin de solitude, de distance, de liberté dans le travail intellectuel. Apprendre, ce nest pas un travail comme un autre.
Il se peut que vous soyez comme moi contre les devoirs. Dans les conditions actuelles du dialogue, cela ne prouve pas que nous nous comprenons mieux que des partisans de thèses opposées. La façon dont on discute ce dossier autorise aussi bien les alliances contre nature que les oppositions absurdes. Ce nest pas bon signe !
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1990/1990_08.html
Téléchargement d'une version Word au format RTF :
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_199 0/1990_08.rtf
© Philippe Perrenoud, Université de Genève.
Aucune reprise de ce document sur un site WEB ou dans une publication imprimée ne peut se faire sans laccord écrit de l'auteur et dun éventuel éditeur. Toute reprise doit mentionner la source originale et conserver lintégralité du texte, notamment les références bibliographiques.
Autres textes : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/textes.html Page d'accueil de Philippe Perrenoud : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/ Laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation - LIFE : |