Source et copyright à la fin du texte

 

In Éducateur, n° 7, octobre 1990, pp. 13-15. Repris in Perrenoud, Ph. : Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF, 1996, chapitre 7.

 

 

 

Pourquoi parler de l’essentiel
quand il est si amusant de parler des devoirs ?

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1990

Finirai-je par m’y faire ? Comme sociologue de l’éducation, je devrais être habitué à voir l’école foncer tête baissée dans des débats sans issue. Pourtant, j’ai parfois du mal à conserver ma sérénité. Je vois trop la face cachée des choses : encore une fois, un dialogue de sourds risque fort de détourner les interlocuteurs de l’essentiel et de les laisser aigris et fatigués, peu disponibles pour parler sérieusement d’autre chose pendant un bon bout de temps.

Les devoirs ne sont pas sans importance dans la vie des élèves, des parents, des enseignants : il est évident au contraire qu’ils comptent passablement dans la journée de nombre d’écoliers et le climat de beaucoup de familles. Je ne dis pas que tout va bien, qu’il ne faut rien changer. Il est sûr qu’on peut rêver de devoirs plus intelligents, équilibrés, intéressants, utiles, différenciés…

Mon désaccord est ailleurs : espérer progresser en détachant le thème des devoirs de l’ensemble du débat pédagogique est un non sens.

 Bon sujet pour dialogue de sourds

La force extraordinaire du thème des devoirs, c’est qu’il autorise n’importe quelle opinion. C’est idéal pour nourrir le débat au Café du Commerce. Chacun s’exprime à partir de son expérience, de ses valeurs, de sa conception de l’éducation. Le sujet semble concret, bien délimité, simple. Tout le monde a quelque chose à dire, avec suffisamment de passion pour qu’on ne s’ennuie pas.

Avec l’orthographe, l’horaire scolaire et les punitions, les devoirs constituent l’un de ces sujets inépuisables qui font démarrer la discussion au quart de tour. Comme le sait tout animateur d’une table ronde, un " bon sujet " permet à chacun de camper sur ses positions ; le flou est suffisant pour que chacun ose soutenir avec force une idée initiale et la conserver en toute bonne foi quoique disent ses interlocuteurs. Il ne reste plus qu’à relancer la polémique, en touchant les diverses facettes du problème, qui mettent à jour les mêmes clivages. Les débats sur les devoirs sont écrits d’avance, c’est ce qui fait leur vertu médiatique et leur absurdité pédagogique.

Il n’en va pas ainsi parce que les interlocuteurs abandonneraient toute logique, mais parce que la part du non dit et peut-être de l’indicible est immense dans les propos de chacun. On pourrait certes rêver d’un débat suffisamment long et organisé pour que chacun parvienne à mettre sur la table ses expériences et ses intuitions, ce qui permettrait aux autres de comprendre vraiment ce qu’il dit, d’où il parle, dans quelle vision du monde et quelles conditions de vie s’enracinent ses opinions. Hélas, un échange aussi laborieux deviendrait vite assommant et risquerait d’être confisqué par les spécialistes. Le charme du débat sur les devoirs, c’est son caractère passionné, son côté guerre de religions, son rendement médiatique. L’apostrophe et l’excommunication crèvent l’écran, la nuance et la recherche du consensus tuent le spectacle ! Les bons sujets sont ceux qu’on dramatise, qu’on presse comme un citron le temps d’une émission ou d’un dossier, qu’on oublie ensuite jusqu’à ce qu’ils retrouvent une nouvelle jeunesse.

Comme tout le monde, j’ai mon idée sur les devoirs. Comme chercheur, j’ai évidemment la faiblesse de croire qu’elle est partiellement fondée, mieux du moins que nombre d’opinions toutes faites, sur des éléments fiables d’observation et de théorie. Mais je sais en même temps que, même si j’avais totalement raison et si je pouvais le démontrer, cela n’aurait guère d’importance. Tout simplement parce que mes convictions s’ancrent dans une expérience d’élève, de père, d’intellectuel, de sociologue et participent de représentations de l’apprentissage, du savoir et de la pédagogie difficiles à partager au Café du Commerce.

En bref, ma conception des devoirs, comme la vôtre, ne peut être réellement comprise dans les conditions habituelles du dialogue sur les devoirs. Je vais essayer de montrer pourquoi. Ce qui m’amènera à identifier quelques uns des non dits.

 Qu’est-ce qu’apprendre ?

Rien n’est moins partagé, dans notre société, que la réponse à cette question, dont dépend pourtant largement l’attitude face aux devoirs.

Vous êtes pour les devoirs au nom des apprentissages ? Pour les mêmes raisons, je suis contre. Comment espérer vous convaincre ? Parlons-nous de la même chose ?

Vous avez peut-être le souvenir d’avoir appris l’orthographe, la table de multiplication ou d’autres éléments essentiels en passant chaque jour un moment à faire des devoirs. Pour moi, faire des devoirs, c’est faire ce qu’il faut pour avoir la paix, se bourrer le crâne pour faire bonne figure et avoir le droit d’oublier. Aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais rien appris par devoir. J’ai appris par nécessité, par calcul, sans véritable envie, sûrement. Mais rarement à heures fixes, par tranches, pour le lendemain. Ou alors, pour tout oublier une fois l’épreuve ou l’interrogation orale passées. Si les devoirs sont pour vous des moments forts et gratifiants, comment pourrions-nous trouver un terrain d’entente ?

Vous avez peut-être la conviction qu’on apprend en travaillant régulièrement, sans états d’âme, avec discipline, comme on arrache méthodiquement les mauvaises herbes. J’aurai du mal à vous prouver, alors que j’en fais quotidiennement l’expérience, qu’apprendre peut être une activité très complexe, fragile, sinueuse, qui dépend fortement de l’humeur, du climat, de l’énergie. Une activité fantasque, peu rationnelle, en dents de scie, qui fait alterner temps perdu et moments de stress. Une activité éminemment subjective, dont personne ne peut me décharger, que nul ne peut programmer à ma place. Une activité qui s’accommode mal d’horaires fixes, qui dépend des rythmes personnels. Si apprendre est pour vous une simple question de volonté, de persévérance et d’effort, comment pourrions-nous trouver un terrain d’entente ?

Vous pensez peut-être qu’apprendre, c’est ajouter chaque jour une pierre à l’édifice, à coup d’exercices et de mémorisation. Pour moi, pour apprendre quelque chose de durable à l’école, il faut accepter d’affronter des problèmes et de prendre le temps de les résoudre, pendant les heures de classe et en dehors. C’est prendre le temps de finir ce qui est commencé lorsqu’on pourra difficilement recréer une dynamique favorable. C’est prendre le temps de lire, de réfléchir, de revenir avec des questions, des propositions, des observations pour alimenter le travail de la classe. Ne me dites pas, de grâce, que c’est une façon de définir des devoirs " intelligents ". Ne jouons pas sur les mots ! Les " tâches " que l’élève emmène chez soi, chaque jour ou chaque semaine, quoiqu’il arrive, n’ont par définition qu’un rapport ténu avec les activités en cours en classe. Lorsqu’on fabrique un journal de classe, il y a des périodes où tout le monde devrait travailler plusieurs heures par jour pour faire avancer les textes, les illustrations, la mise en page, les enquêtes. Et des périodes où il suffit de réfléchir à un titre ou de discuter d’un projet avec un camarade en rentrant de l’école. Si l’on apprend en s’engageant dans un véritable travail intellectuel, il faut en accepter les rythmes, parfois anarchiques. Il faut accepter aussi, dans une entreprise collective, que certains aient davantage de travail que d’autres, ou ne soient actifs en même temps. Il faut admettre que chacun fasse " ce qu’il a à faire " non par " devoir ", mais parce que le projet lui importe, parce que les autres comptent sur lui, parce que le groupe a des échéances. Bref, il faut miser sur l’école active, pas sur des devoirs plus intelligents. Si vous pensez que le savoir est un capital qu’il faut constituer patiemment, comment pourrions-nous trouver un terrain d’entente ?

Je veux dire : comment pourrions-nous trouver un terrain d’entente dans les conditions habituelles du débat ? rapidement ? simplement ?

 Faux semblants

Vous êtes pour les devoirs au nom du dialogue avec la famille ? Pour les mêmes raisons, je suis contre. Comment espérer vous convaincre que dialoguer avec les parents, ce n’est pas leur montrer la part la plus pauvre des programmes et du travail scolaire, les stresser, les culpabiliser, laisser le champ libre à leurs angoisses, les transformer en répétiteurs, empoisonner les soirées familiales, mettre beaucoup de parents dans des situations d’incompétence ou de toute puissance ?

Vous êtes pour les devoirs au nom de l’autonomie à développer ? Pour les mêmes raisons, je suis contre. Comment espérer vous convaincre que favoriser l’autonomie, ce n’est pas imposer un devoir, c’est laisser la liberté de ne rien faire en assumant des risques, c’est apprendre à faire ce qu’on a à faire, même si on n’en a pas envie, parce que ça fait partie d’une stratégie d’ensemble, parce qu’on anticipe au delà du lendemain ? Que favoriser l’autonomie, ce n’est pas donner des consignes, c’est laisser un espace et créer une dynamique favorable à des projets ?

Vous êtes pour les devoirs au nom de la lutte contre l’échec scolaire ? Pour les mêmes raisons, je suis contre. Comment espérer vous convaincre que prévenir les inégalités, ce n’est pas accabler les élèves faibles de tâches qui sont inutiles lorsqu’elles sont faisables, impossibles à accomplir seules lorsqu’elles favoriseraient vraiment le développement et les apprentissages fondamentaux ? Que l’échec scolaire doit être attaqué à la racine, par un enseignement différencié en classe, pas par des compensations illusoires ?

Vous êtes pour les devoirs au nom de la surcharge des programmes ? Pour les mêmes raisons, je suis contre. Comment espérer vous convaincre que l’essentiel n’est pas de trouver du temps hors de classe pour tout faire, mais de revenir aux acquis essentiels, de cesser de courir tous les lièvres ?

Sur chaque point, pour avoir une chance de rapprocher les points de vue, il faudrait un travail de fond, l’explicitation de conceptions du savoir, de l’autonomie, de la coopération famille-école, de la lutte contre les inégalités.

Si le débat sur les devoirs en amorce d’autres, plus fondamentaux, tant mieux. S’il enferme dans une polémique sans issue, il ne mérite pas qu’on le prenne à ce point au sérieux… Ce pourrait être un prétexte privilégié pour parler du travail et du jeu, de l’échec scolaire et de la sélection, de la part de l’école et de la famille dans l’éducation, des connaissances et des savoir-faire, de la discipline et de la responsabilité, de la surcharge des programmes et de l’horaire de l’écolier. Il est vraisemblable que tous ces thèmes seront mobilisés pas les uns ou les autres pour étoffer une argumentation. Mais il y a fort à parier qu’avec le souci d’obtenir un changement rapide et localisé, on ne fera qu’agiter des idées anciennes au service de la cause du moment.

Quand comprendra-t-on dans l’organisation scolaire que tout se tient, qu’aucun dossier ne détient à lui seul la clé du progrès ? Les devoirs actuels sont l’expression d’un système pas très efficace, mais qui a sa logique. Une réelle modernisation des devoirs ne peut passer que par un changement qualitatif de l’école, par la construction d’une autre école, avec une autre logique. Pourquoi ne pas mettre cartes sur table ?

 L’école à l’école ?

Je suis, on l’aura compris, contre les devoirs. Est-ce à dire que je refuse l’idée que les élèves travaillent pour l’école en dehors de leurs heures de présence en classe ? Absolument pas. L’école à l’école, c’est le comble de la bureaucratie, c’est transformer avant l’âge les élèves en employés modèles qui oublient tout dès que s’achèvent leurs heures de présence dans l’entreprise. On peut regretter que notre société ait, pour tant de gens, rendu le travail professionnel si peu intéressant qu’on peut l’interrompre au milieu d’une phrase ou d’un geste, figeant l’action jusqu’au lendemain. En tout cas, ce n’est pas un modèle engageant pour le travail scolaire. Parler de l’élève comme d’un salarié sans salaire, c’est précipiter son aliénation. Considérer qu’on ne peut apprendre qu’entre les quatre murs de l’école, enfermé dans un groupe, c’est nier le besoin de solitude, de distance, de liberté dans le travail intellectuel. Apprendre, ce n’est pas un travail comme un autre.

Il se peut que vous soyez comme moi contre les devoirs. Dans les conditions actuelles du dialogue, cela ne prouve pas que nous nous comprenons mieux que des partisans de thèses opposées. La façon dont on discute ce dossier autorise aussi bien les alliances contre nature que les oppositions absurdes. Ce n’est pas bon signe !

 

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