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Lindispensable et
impossible
allégement des programmes scolaires
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1990
I. Un rapport de forces incertainII. La difficulté de concevoir lallégement
III. Lillusion de la délégation
Depuis que lécole existe, on oppose les têtes bien faites et les têtes bien pleines, on plaide pour des programmes moins encyclopédiques, moins chargés de notions et qui fassent davantage de place au développement des personnes et à la construction de savoirs essentiels. Lallégement des programmes est périodiquement à lordre du jour de presque toutes les écoles du monde ; lautorité affirme volontiers, dans les moments de crise, sa ferme intention de remettre les programmes sur le métier, pour enfin revenir à lessentiel.
Si toutes ces intentions avaient été suivies deffet, le programme de lécole obligatoire tiendrait aujourdhui en quelques lignes : se développer, apprendre à penser par soi-même, à communiquer avec autrui, à sorganiser et à apprendre, à maîtriser quelques outils et quelques notions qui donnent accès à dautres savoirs. Si on nen est pas là, cest à lévidence quil y a quelque chose qui " ne tourne pas rond " dans le discours sur lallégement.
On peut formuler à cet égard une première hypothèse : " Nul ne veut vraiment alléger les programmes ". Dans cette perspective, le discours sur lallégement serait purement rituel : tous les dix ou vingt ans, lorsquune fraction de lopinion réclame (pour diverses raisons) un " réel allégement des programmes ", linstitution scolaire ferait un geste, annoncerait quelle ouvre le chantier, nommerait des commissions. Peu importerait alors que lallégement reste une chimère. Dans cette perspective, lessentiel ne serait pas daboutir, mais de calmer les esprits, le temps quun autre problème occupe le devant de la scène. Une décennie ou deux plus tard, avec une autre génération de parents et peut-être denseignants, on feindrait une nouvelle fois de prendre le problème au sérieux
Sans exclure certains épisodes cyniques dans la " guerre des programmes ", cette explication reste un peu courte. Il arrive que lautorité scolaire et les enseignants sengagent vraiment en faveur dun allégement, sans pour autant enrayer lencyclopédisme et la surcharge. Pourquoi ? Quels sont les obstacles majeurs ? Jen examinerai quatre :
i. les résistances au nom dintérêts acquis ou de visions de la culture ;
ii. la difficulté de concevoir lallégement ;
iii. lenlisement du processus de redéfinition du curriculum ;
iv. une conception naïve de la surcharge, et donc de lallégement.
Po Tout mouvement vers lallégement se heurte aux résistances de ceux qui, traditionnellement, dénoncent la baisse du niveau et la dégradation de la culture scolaire. On le sait, nimporte quelle proposition dallégement, aussi dérisoire soit-elle, a pour vertu de faire monter au créneau quelque érudit qui, la main sur le coeur, vous expliquera vers quelle catastrophe court la civilisation si on supprimait dans nos écoles létude de telle langue morte, de telle notion grammaticale ou de tel siècle de notre histoire. Tout projet dallégement suscite une polémique.
Même entre gens de bonne foi, il est très difficile de se mettre daccord sur lessentiel ; chacun engage dans ce débat sa conception de la vie et de la culture et ne fait pas facilement des concessions. Et surtout, une partie des acteurs concernés se moquent pas mal de ce que les élèves apprennent ou doivent apprendre, et se bornent à défendre des intérêts professionnels acquis, des bastions disciplinaires ou une définition étroite ou dogmatique de la culture.
La partie se joue tôt ou tard devant lopinion publique, dont la religion nest pas faite au départ et dont le soutien à lun ou lautre camp sera en fin de compte déterminant. Or les forces qui bloquent tout allégement ne craignent pas, on la vu à propos de la rénovation de lenseignement du français, de peindre le diable sur la muraille : la langue est en péril, on renie les traditions, on brade la culture classique dès le moment où on renonce à certaines subtilités grammaticales. Les plaidoyers pour le statu quo séduisent sans mal une large majorité de ceux qui ont passé par des études longues : ce sont en quelque sorte les purs produits de la surcharge des programmes et de lencyclopédisme ; en défendant les programmes, les bons élèves dhier défendent dune certaine manière leur identité et ce quils estiment être leur supériorité culturelle. Les détracteurs de tout allégement mettent aussi de leur côté une partie des défavorisés dhier, en menaçant leurs enfants dêtre définitivement privés daccès au coeur de la culture.
Pour neutraliser ces raisonnements paresseux et démagogiques, mais qui portent, les partisans de lallégement ne trouvent pas toujours largumentation rigoureuse et claire qui ferait mouche. Car rien nest simple dans ce débat si lon refuse les sophismes et les arguments à lemporte-pièce. Cest le second obstacle.
Po Comment démontrer au plus grand nombre, notamment aux parents, que lallégement des programmes nest pas synonyme dappauvrissement de lesprit, que la connaissance fondamentale ne se construit pas en ingérant le maximum possible dinformations, de listes de mots, de règles de grammaire, de procédés techniques et de connaissances en tous genres ? Tel est la question que doivent résoudre les partisans de réel allégement. Pour convaincre, ils doivent en appeler à une autre conception de lapprentissage, donc de lenseignement, à une autre image de la culture, de lintelligence, du développement. Cest donc une entreprise intellectuelle ardue, qui exige des parents et de lopinion publique non pas la simple adhésion à quelques slogans, mais un cheminement de pensée en terrain mouvant.
Lentreprise nest pas désespérée, parce quau fond de lui-même, chacun pressent que limportant nest pas de connaître sur le bout du doigt une liste de batailles, de capitales ou de compléments circonstanciels. Chacun sait, pour lavoir éprouvé, que les connaissances qui lui servent le plus, dans sa vie, y compris dans sa vie professionnelle, ce sont celles quil a construites patiemment au gré dune expérience, que ce nest pas le nombre de notions et dinformations qui compte, mais la façon de les relier, de leur donner du sens et de les mettre en uvre pour agir.
Au fond, toute proposition dallégement parle au bon sens de chacun. Mais elle réveille en même temps les peurs et les ambivalences. On le voit bien en analysant les plans détudes modernes. Dans des pages introductives, on trouve des idées séduisantes : apprendre à penser, à communiquer, à se situer dans son environnement ; et dans le corps du texte, des listes impressionnantes de connaissances ponctuelles et de notions à assimiler. Il ne reste quà faire comme si les deux approches étaient parfaitement compatibles aussi bien du point de vue du temps disponible en classe que des procédures dévaluation, des moyens denseignement, sans parler de lesprit dans lequel on travaille et du rapport au savoir. Or il nen est rien !
Ce qui caractérise souvent le débat dans ce domaine, cest labsence de courage, la volonté de ne pas choisir, la fiction qui consiste à croire que lon peut à la fois apprendre toutes les exceptions orthographiques par coeur et sexercer à utiliser intelligemment les ouvrages de référence ; passer des heures à faire des calculs avec retenues et développer le sens de lapproximation et de lestimation ; passer des jours à copier ou à paraphraser des textes et apprendre à écrire de façon autonome ; tout savoir de lélevage du mouton en Australie ou de la géologie du Jura et apprendre à lire une carte ou à se faire une image correcte de la planète.
On pourrait multiplier les exemples. Chacun illustre un mécanisme fondamental : en matière denseignement, on veut le beurre et largent du beurre. On veut des programmes favorisant le développement, lintelligence, lautonomie, la créativité, le sens critique, la coopération, parce quon sait que ces ressources sont et deviennent de plus en plus indispensables dans les sociétés complexes où nous vivons. Mais on ne veut pas accepter vraiment les conséquences de ce choix. Alors, comme dhabitude pourrait-on dire, on aboutit à une cotte mal taillée, à un allégement illusoire ; on supprime ou déplace quelques notions et quelques savoirs piqués ci et là dans les programmes, mais on se garde bien de reconsidérer fondamentalement lemploi du temps scolaire et la nature des apprentissages.
Certes, on ne développe pas lintelligence ou la communication dans le vide. Les savoir-faire les plus généraux et les plus transposables sappuient sur des contenus conceptuels, sur des informations, sur des outils plus limités quil faut aussi maîtriser. Développer les compétences de communication ne saurait consister à bavarder de tout et de rien pendant des heures, ni à réfléchir intensément sur de pures abstractions. Dans tous les cas, il sagit de manier des informations et des connaissances, de conduire des projets, de résoudre des problèmes, de penser, de communiquer, de décider dans des situations définies et en fonctions de certains objectifs.
Privilégier lacquisition de savoir-faire fondamentaux néquivaut donc nullement à planifier des semaines toutes vides. Cela consiste à accepter que les contenus, les notions, les techniques travaillées ne soient que des moyens, à convenir quil nimporte pas que tous les élèves et toutes les classes suivent le même cheminement. Telle classe qui construit une monographie sur la faim ou la maladie dans un pays du Tiers Monde aura besoin de mobiliser toutes sortes de savoirs, de définitions, dinformations et de savoir-faire techniques pour venir à bout dune telle entreprise. Cela sans que ces acquis soient mis au programme. Une classe qui monte un spectacle aura autant doutils et de notions à maîtriser, mais pas les mêmes.
Il restera, dans le meilleur des cas, quelques acquis ponctuels. Tant mieux si on les conçoit comme des bénéfices secondaires, sils ne font pas perdre de vue le fait que des contenus spécifiques servent de prétextes à la construction et à lexercice de compétences plus fondamentales et plus durables, qui trouveront à semployer dans dautres contextes, pour résoudre dautres problèmes et réaliser dautres projets.
Ces idées sont aujourdhui banales. Elles ont été défendues et développées par tous les mouvements décole active et par la plupart des courants de psychologie cognitive et de sciences de léducation. Piaget a écrit il y a fort longtemps que lécole fonctionne à rebours du bon sens et cest une banalité que de constater quon consacre beaucoup de temps à des acquis secondaires - laccord du participe ou la classification des polygones -, et beaucoup moins à des acquis fondamentaux.
Dune certaine façon, la doctrine de lallégement nest pas neuve et on sait quelle conduit à rompre radicalement avec la logique traditionnelle qui sous-tend les programmes. On se doute que tout allégement à lintérieur de cette logique nest quune solution bâtarde, vite annulée par de nouveaux ajouts, ou démentie par les attentes non écrites des collègues, des parents, de lopinion publique.
Aussi longtemps que lécole naura pas réussi une sorte de révolution culturelle, lallégement restera un jeu dont les dés sont pipés et auxquels ne joueront bientôt que ceux qui ont du temps à perdre ou la naïveté de croire quon peut alléger un programme en supprimant un verbe par-ci, un chapitre de mathématique par-là, une leçon dallemand ailleurs.
On sait que les beaux discours ne touchent que les convertis. Dans une école alternative, dont Summerhill incarne le prototype, il suffit peut-être de quelques maîtres et parents convaincus pour construire un curriculum relativement cohérent dans le sens indiqué plus haut. Dans le cadre de lécole publique, la tâche est évidemment plus complexe. On imagine mal chaque établissement reconstruisant son curriculum aux fins de lalléger. Dabord parce quil nest pas sûr que, dans la fonction publique, tous les maîtres soient disposés à jouer le jeu. Certains pourraient dire " On ne me paie pas pour ça ! ". Même là où une dynamique sinstaurerait, les contraintes du système risqueraient de la faire avorter avant terme. Enfin, même à supposer quun processus de ce type se déroule en parallèle dans tous les établissements scolaires dun même ordre denseignement, on se retrouverait avec des programmes rénovés ou allégés de façons extrêmement disparates, ce qui mettrait peut-être en cause lunité de lécole publique.
Devant ces risques, bien connus, le réflexe est généralement de confier à un groupe dexperts le soin de faire des propositions, de bâtir une réforme. Reste ensuite à la généraliser, au besoin en formant et en informant lensemble des intéressés, à commencer par les maîtres.
Cette seconde stratégie a un avantage considérable : elle ne perturbe en rien le fonctionnement de lécole, ne menace pas les pouvoirs en place, noblige pas non plus la plupart des maîtres à prendre des responsabilités, même lorsque leurs représentants sont associés à lentreprise. Même des commissions paritaires très étoffées névitent pas ce qui guette les technocrates les moins représentatifs : au bout du compte, un groupe innovateur adresse au reste du système un message qui, sil nest pas rejeté purement et simplement, est souvent immédiatement trahi ou appauvri. Pourquoi ? En partie parce que la mauvaise foi est une des données incontournable du fonctionnement des systèmes scolaires. Il est " de bonne guerre " de rejeter un changement dont on ne veut pas en prétendant navoir pas été associé à sa genèse ou ne pas comprendre ses prémisses ou ses conséquences.
Cette mauvaise foi ne fait souvent que dramatiser un réel problème : tout groupe novateur creuse une distance qui rend son discours progressivement incompréhensible, donc inacceptable, pour tous ceux qui nont pas suivi, au moins de loin, son cheminement. Cest ce que montrent les travaux sur la dissémination des connaissances et des innovations (cf. Huberman & Gather Thurler, à paraître).
Cest vrai de toute délégation sur des sujets controversés, même lorsquils ne présentent pas de difficultés conceptuelles particulières. La solution, si solution il y a, exige de chacun un esprit de compromis, une attitude un peu différente. Ne serait-ce que pour cette raison, il importe dassocier le plus grand nombre à une démarche progressive, faute de quoi on exigera au bout du compte un saut qualitatif inconcevable.
Cette démarche de changement devient deux fois plus nécessaire lorsque, comme cest le cas dans la plupart des réformes scolaires, le changement passe par une reconstruction conceptuelle complexe des finalités et des modalités de lenseignement et de lapprentissage. Car alors, la distance ne sétablit pas seulement en termes dattitudes ou dintérêts, mais de représentations et de connaissances. Ceux qui réfléchissent pendant deux ou trois ans sur lallégement des programmes, sur la redéfinition de la culture générale, sur lidentification de compétences transversales ou sur la transdisciplinarité se trouveront rapidement isolés sils ne se sont pas donnés demblée des moyens de diffuser régulièrement, étape par étape, leurs démarches et ses résultats.
Dans cette perspective, il importe de concevoir lallégement des programmes comme le fruit dune démarche participative de plusieurs années qui devrait impliquer la majorité des maîtres et des responsables détablissement dans un ordre denseignement. Cela ne va pas sans un groupe pilote assez légitime et imaginatif pour orienter le processus, redéfinir les stratégies détape en étape, et surtout mettre en circulation des questions, des hypothèses de travail, des réponses possibles. Sa préoccupation centrale ne devrait pas être de faire le tour de la question et de revenir avec une solution " bien ficelée ", mais de faire progresser une réflexion très générale, parmi les cadres aussi bien que parmi les maîtres, voire au-delà, du côté des parents et de lopinion publique.
Il ne sagit pas de débattre en Landsgemeinde pendant des années à partir des opinions toutes faites de chacun, mais de conduire un processus dinnovation qui permette à chacun davancer dans un apprentissage. Car cest bien de cela quil sagit : on ne peut alléger les programmes sans reconstruire une image de la culture et des finalités de lécole obligatoire.
Quiconque détient dans ses tiroirs un allégement à livrer " clés en main " ne peut, aujourdhui, quêtre incompris et ignoré. Il ne manque pas de praticiens ou de chercheurs ayant de bonnes idées sur la question, et on peut espérer quon sen servira le moment venu. Mais lurgence ne consiste pas à proposer une réponse, mais à construire de façon partagée une problématique.
Là encore, gardons-nous daller trop vite : la construction de la problématique fait partie de la démarche et exige donc un certain temps et une première phase de participation. On ne peut espérer mobiliser le corps enseignant sur une question dont la signification, la pertinence ou lurgence ne sont pas clairement perçues.
Pourquoi faut-il faut alléger les programmes, reconstruire les savoirs enseignés, reconsidérer léquilibre de la formation ? Il importe de prendre le temps dy réfléchir, de dépasser les fausses évidences. Certains pensent depuis longtemps que " Cela ne peut pas continuer comme ça ". Sans doute Montaigne le savait-il déjà. Peut-être suffit-il de lire quelques bons auteurs pour avoir mesuré la vanité des programmes scolaires encyclopédiques. Reste que ce ne sont pas ces auteurs qui transformeront lécole daujourdhui, ici et maintenant. Rejeter lencyclopédisme, laccumulation des notions, le fractionnement des savoirs et des disciplines, ce ne devrait pas être adhérer à une idée séduisante, mais sans rapport avec lexpérience personnelle des enseignants et des cadres.
Doù limportance dune réflexion commune des enseignants, de presque tous les enseignants ; lallégement na une chance de samorcer dans leur esprit que sils se demandent : " Quels élèves formons nous, que savent-ils, leurs acquis sont-ils proportionnés au temps passé en classe depuis lâge de quatre ans, les préparent-ils à ce qui les attend dans la suite de leur scolarité, mais aussi dans la vie ? " Sur ces questions, il semble quun nombre important denseignants ont des doutes, éprouvent un certain malaise, ont limpression, par moments, et parfois de façon confuse, de faire des choses sans trop savoir si elles sont utiles, ou même en soupçonnant quelles ne le sont pas, mais en ne sachant pas comment faire autrement.
Un processus dinnovation doit partir de ces intuitions et de ces malaises, donner à chacun le temps de les cerner, de constater quil nest pas le seul à se poser ces questions, et de voir aussi quelles convergent vers quelques thèmes fondamentaux : le programme certes, mais aussi lemploi du temps, lorganisation de lespace scolaire, la nature du travail des élèves et du rapport pédagogique.
Po On feint souvent de croire que lallégement se joue dans lécriture des plans détudes. Cest parfois vrai. Mais dans nombre de domaines, le plan détudes se prête à une lecture minimaliste, ne dicte pas la pléthore de moyens denseignement, de leçons, dexercices et dépreuves, donc de temps et dénergie, quon accorde à tel chapitre ou telle notion.
Entre le programme et les contenus effectifs du travail scolaire sopère une transposition didactique (Verret, 1975 ; Chevallard, 1985). On entendra par là : lensemble des transformations quon faire subir au savoir pour lenseigner, lévaluer, lassimiler.
Cest pour une large part au moment de la transposition que se joue lallégement. Le texte du programme ne prend véritablement son " poids " quen fonction des apprêts didactiques quil exige. Pour juger de la surcharge, il faut donc discerner ce qui revient aux textes et ce qui revient à des choix didactiques guidés par dautres logiques : maintien de lordre, gestion de classe, évaluation, progression ordonnée, contrôle du travail quotidien, etc.
Lorsquon inscrit une notion ou un savoir-faire dans un programme, on affirme la possibilité de lenseigner à une majorité des élèves dans le cadre dune année scolaire. Or le caractère enseignable dun savoir nest pas dicté par son seul contenu Certes, certaines notions ou certains savoir-faire sont pratiquement impossibles à enseigner, quoiquon fasse, à certains publics définis, parce quils supposent un développement opératoire ou des acquis antérieurs sur lesquels on sait davance ne pas pouvoir compter. Sauf aberration, la surcharge des programmes nest pas de cette nature. Elle consiste plutôt à multiplier les notions et savoir-faire enseignables, mais au prix dune transposition toujours plus lourde quon ne pense.
Travailler sur lallégement des programmes, cest donc entrer nécessairement dans lanalyse du processus de transposition didactique, aussi bien au stade de la fabrication des moyens denseignement et des ouvrages méthodologiques quà celui de la pratique de chaque maître.
Yves Chevallard (1986) laffirme : " Pour lenseignant, le programme nest pas un tracé régulateur, un cadre à demi vide ; regardant le cadre, il y voit le tableau, toujours déjà peint ".
En dautres termes, le maître sait (par sa formation et surtout son expérience) que pour telle théorie mathématique, tel chapitre dhistoire, tel niveau de maîtrise dune langue il " ne sen tirera pas " à moins de tant dheures ou de semaines denseignement et dévaluation. Là où le profane ne trouve que quelques lignes elliptiques (équations du second degré, usage du passif, notion de population, etc.), le professionnel lit entre les lignes.
On en conclura que ceux qui rédigent des programmes écrivent entre les lignes. Ils comptent implicitement sur les enseignants pour lire de même. Mais peut-être ne sont-ils pas suffisamment réalistes quant aux contraintes de la transposition didactique. Peut-être parce quils oublient que les textes de référence sont complétés, redoublés, amplifiés par les attentes des collègues, des élèves, des parents, de lautorité locale. Il faut compter aussi avec les propres projets et défis de lenseignant. Il y a tout ce quil doit faire pour maintenir lordre, renouer le fil de semaine en semaine, mettre les élèves au travail sur des tâches définies, exercer une pression sur lécoute et linvestissement, faire fonctionner le contrat didactique. Lorsque les auteurs de programmes écrivent " initiation à ", " sensibilisation ", " enrichissement ", ils feignent daccorder aux maîtres la liberté de sen tenir là. Parfois, les conditions de lexercice du métier denseignant et délève obligent à en faire davantage, pour supporter la comparaison avec les maîtres des classes parallèles, pour faire bonne figure face aux parents et aux élèves qui en veulent toujours plus. Lorsquils écrivent " On reverra rapidement les notions enseignées dans les degrés précédents ", " On approfondira certains thèmes seulement ", " On construira une progression à partir des acquis et des intérêts des élèves, en respectant quelques passages obligés ", les auteurs de programmes et de méthodologies (ce sont souvent les mêmes) font comme si tout cela allait de soi, comme si tous les professionnels étaient capable de doser constamment le trop et le trop peu
Il ne suffit pas davoir été enseignant pour tenir compte de toutes les facettes de la transposition. Même lorsque ce sont des enseignants qui travaillent à la réécriture des plans détudes, ils contribuent à entretenir certaines fictions ; ils laissent entendre que tout le temps de classe est un temps denseignement et dapprentissage, ils font comme si les élèves maîtrisaient effectivement le programme des degrés antérieurs, ils feignent de croire que tous les maîtres sont capables de bien gérer le temps disponible et dorganiser une progression raisonnable des apprentissages. Les non dits sont nombreux, qui empêchent lanalyse du poids effectif de la transposition didactique dans la surcharge. Le monde des programmes et des méthodologies est un monde de rêve ; malheur à celui qui aurait le mauvais goût de rappeler à quel point la réalité résiste à lintention dinstruire.
Suffit-il dune image réaliste des pratiques pour doser correctement les programmes ? Peut-être. Mais on peut envisager des mécanismes plus pervers, par exemple lhorreur du vide, le besoin de peindre tout le tableau et de passer deux couches. Rien ne garantit que la plupart des maîtres sen tiennent strictement à ce que leur impose la transposition didactique du programme. Il y a :
On ne peut exclure quune fraction des enseignants soient capables de réinventer un programme " plein comme un uf " même à partir dattentes et de textes considérablement allégés. Tout simplement parce quils en ont besoin pour fonctionner dans un rapport pédagogique et durer dans le métier.
Tout cela relève aussi de la transposition didactique au sens large. Mais on voit que les plans détudes ne sont pas le seul facteur, même si on fait la part de ce quils impliquent réellement pour " faire passer le programme " auprès dune majorité des élèves dune classe ordinaire.
Un processus dallégement qui refuse de prendre en compte les faits didactiques ne peut quéchouer. Reste à savoir comment intégrer dans le débat ces dimensions complexes et partiellement inavouables. Alléger, cest consentir un travail sur soi-même, indissociable dune participation à la réflexion, voire dun travail de formation continue. Comment espérer que quelques uns puissent faire ce chemin pour tous les autres ?
Gros, F. (1989). Principes pour une réflexion sur les contenus de lenseignement, Monde de lEducation, n° 159, pp. 15-18.
Chevallard, Y. (1985). La transposition didactique. Du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La Pensée sauvage Éditions.
Chevallard, Y. (1986). Les programmes et la transposition didactique. Illusions, contraintes et possibles, in Bulletin de lA.M.P.E.P., n° 352, février, pp. 32-50.
Huberman, M. et Gather Thurler, M. (1991) De la recherche à la pratique, Berne, Lang.
Perrenoud, Ph. (1983) La pratique pédagogique entre limprovisation réglée et le bricolage, Éducation et Recherche, n° 2, pp. 198-212 (repris dans Perrenoud, Ph., La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, LHarmattan, 1994, chapitre I, pp. 21-41).
Perrenoud, Ph. (1985). Du curriculum formel au curriculum réel, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation.
Perrenoud, Ph. (1986). Vers une lecture sociologique de la transposition didactique, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation.
Perrenoud, Ph. (1988) Nouvelles didactiques et stratégies des élèves face au travail scolaire, in Perrenoud, Ph. et Montandon, C. (dir.) Qui maîtrise lécole ? Politiques dinstitutions et pratiques des acteurs, Lausanne, Réalités sociales, pp. 175-195 (repris dans Perrenoud, Ph., Métier délève et sens du travail scolaire, Paris, ESF, 1994, 3e éd. 1996, chapitre 5, pp. 99-114).
Schubauer-Leoni, M.L. (1988). Maître-élève-savoir : analyse psychosociale du jeu et des enjeux de la relation didactique, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation (thèse).
Verret, M. (1975). Le temps des études, Paris, Honoré Champion, 2 vol.
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