La géographie scolaire
entre
deux modèles de transposition didactique
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1990
I. Quelle géographie pour quels élèves ?II. À quoi sert un plan détudes ?
À qui sert la géographie scolaire, notamment à lécole moyenne ? À cette question, je ne puis évidemment apporter une réponse de géographe. Je pourrais certes élargir la question (A quoi servent les sciences humaines à lécole secondaire ?) et me sentir, comme sociologue, directement concerné. Sans nier la spécificité de la géographie (notamment sa double face, physique et humaine, et son implantation traditionnelle dans les cursus scolaires, aux côtés de lhistoire), il me semble que la question pourrait se poser en termes voisins pour dautres sciences humaines. Les pays francophones ne connaissent pas les " social studies " à la manière anglo-saxonne, mais des éléments danthropologie, de psychologie, de sociologie, de science politique, de linguistique se glissent peu à peu dans les programmes postobligatoires.
Sans refuser tout à fait cette perspective, jessayerai avant tout de raisonner comme sociologue de léducation et plus spécifiquement du curriculum. Dabord dans une perspective analytique : entre lécole et la société, dans les organisations et les établissements scolaires, dans la classe se nouent des enjeux autour de la finalité de lenseignement, de la définition des savoirs importants et de leur mode de transmission/appropriation. La tâche de la sociologie du curriculum est de décrire et dexpliquer comment lécole gère les savoirs.
Jirai parfois au delà de cette perspective analytique. Quand on travaille depuis vingt ans sur léchec scolaire et les inégalités culturelles devant lécole et devant la vie, on se demande évidemment comment démocratiser laccès au savoir, comment faire de lécole obligatoire autre chose que la préparation de lélite aux études longues.
Jaborderai trois thèmes principaux :
Jai choisi comme fil conducteur le concept de transposition didactique, développé par le sociologue Michel Verret (1970), réélaboré par Yves Chevallard, en didactique des mathématiques et qui est devenu un outil conceptuel dans dautres champs didactiques, biologie et physique notamment.
Quest-ce que la transposition didactique ? Cest en gros la transformation quon fait subir aux savoirs pour les enseigner. Sauf au niveau universitaire, le système scolaire nest en effet pas censé créer des savoirs. Il a pour tâche de transmettre (à tous ou à certains, selon la sélection antérieure), des savoirs et savoir-faire qui ont cours dans la société : lire, écrire, compter, etc.
Même dans une société fortement scolarisée, tous les savoirs ne sont pas transmis par la voie scolaire. Certains savoirs et savoir-faire paraissent trop élémentaires, trop quotidiens pour quil soit utile den charger les programmes. Ou trop lié à une pratique pour quon puisse les en détacher et en traiter dans une école : cela reste la situation dune partie des apprentissages professionnels. Dautres savoirs, au contraire, paraissent trop précieux, trop dangereux, trop puissants pour être mis sur la place publique. Car qui dit scolarisation dit publicité du savoir. Même si laccès à certaines études est subordonné à de drastiques conditions (sociales, financières et scolaires), le savoir enseigné est nécessairement codifié, matérialisé dans des textes ou au minimum confié à des enseignants qui nen sont pas les praticiens légitimes mais des détenteurs de seconde main. Cest pourquoi certains savoirs politiques, stratégiques, théologiques, alchimiques, magiques, parapsychologiques ou mondains échappent à toute scolarisation.
Les savoirs scolarisés font lobjet dun double mouvement de transposition didactique :
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objets à enseigner, programmes |
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La première phase de transposition didactique se joue sur la scène politique et dans les instances chargées décrire les programmes. La seconde phase se joue essentiellement dans les classes, entre maîtres et élèves. Mais le système sefforce de contrôler les pratiques et les contenus effectifs, non seulement à travers les plans détudes, mais grâce à la formation des maîtres, à lévaluation, aux moyens denseignement, aux interactions entres maîtres ou entre eux et ladministration scolaire.
Pour répondre à cette question, il faut, implicitement ou explicitement, faire un choix entre deux sources de la transposition didactique : construit-on les programmes scolaires de lécole - ici ceux de lécole moyenne - à partir dun savoir savant ou dune pratique sociale ?
Bien entendu, dans la réalité, les choses ne sont pas aussi tranchées, surtout aujourdhui et dun point de vue sociologique :
Lopposition entre transposition à partir dun savoir savant et transposition à partir dune pratique sociale est donc un peu schématique. Elle a le mérite cependant de mettre en évidence la dominante de chaque mode de transposition.
Comme tout schéma, ce tableau simplifie et suggère des oppositions irréductibles là où, en réalité on peut opérer des synthèses ou un mélange des genres. Il reste cependant quon peut difficilement prétendre tout faire en même temps, Non seulement faute de temps, mais parce que, selon la dominante, on nenseigne et on névalue pas la même chose et pas de la même façon.
Comment situer la géographie dans ce débat ? Peut-être est-ce lambiguïté qui la caractérise le mieux, et depuis toujours. Mais cette ambiguïté a changé de visage au gré des transformations de la géographie savante aussi bien que des pratiques sociales. Peut-être faut-il aujourdhui choisir plus clairement que par le passé ?
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En caricaturant, on pourrait dire quau siècle dernier et jusquà la moitié du XXe au moins, le choix sopérait entre une géographie descriptive et encyclopédique côté savoir savant et une géographie civique et patriotique côté pratiques sociales. On pourrait grosso modo en dire autant pour lhistoire. Il se peut - mais il faudrait aller y voir de près - que cartographie et civisme aient pu faire bon ménage. Il fut un temps où il importait de situer les capitales et les frontières à la fois parce que cétait limage du savoir et linstrument de lidentité nationale.
Aujourdhui, la géographie savante est une science (physique ou humaine) à part entière, qui vise à identifier et expliquer des processus au-delà de la description des faits. Quant aux pratiques sociales, elles ont changé. Nous vivons depuis quelques décennies dans une société dominée par les échanges internationaux, les conflits mondiaux ou qui pourraient le devenir (guerres dindépendance, Vietnam, Moyen-Orient, Afghanistan, etc.), les voyages, les télécommunications, les mouvements migratoires et les chocs culturels, les catastrophes écologiques planétaires ; en même temps, on observe la montée de la consommation, de lindividualisme, du repli sur la vie privée, de lindifférence à la politique. Certains rêvent encore dune géographie ciment de lunité nationale, mais ce nest plus une évidence partagée. Les thèmes qui montent sont plutôt ceux du racisme, des droits de lhomme, de lEurope, du dialogue Nord-Sud, de la société multiculturelle.
La géographie savante a certainement, avec les autres sciences de lhomme, des éclairages à apporter dans tous ces domaines. Mais il se peut que son identité scientifique léloigne des pratiques sociales alors même que ses centres dintérêt actuels len rapprochent.
On pourrait interpréter dans ce sens lactuel plan détudes du Cycle dOrientation. Lorsquon en lit le préambule (rédigé plus tard), on se trouve semble-t-il fortement du côté dune transposition didactique à partir des pratiques sociales :
La géographie est une discipline qui vise à faire comprendre comment les diverses sociétés humaines organisent et gèrent leurs espaces de vie et comment de multiples interrelations les structurent. Elle est désormais le " savoir penser lespace ", elle nest plus une simple description de lieux, une énumération de mots, une liste de définitions.Lenseignement de la géographie prépare les élèves à mieux comprendre le monde afin dy agir en tant que citoyens responsables.
La géographie intègre dans son raisonnement des éléments de connaissance provenant dautres catégories de sciences ou de savoir. Dans sa spécificité, la démarche géographique prend en compte la dimension spatiale et les différents degrés déchelle pour expliquer les phénomènes observés. La géographie est ainsi une discipline formative qui amène lélève à se construire, au-delà de lobservation du monde, des structures générales dinterprétation de celui-ci (Préambule au plan détudes du C.O. pour la géographie).
Lorsquon parcourt le plan détudes lui-même, on ne retrouve pas la même inspiration. Dans sa formulation dorigine, le plan détudes de 1987-88 disait dailleurs, pour définir la finalité de la discipline :
La géographie est une science appliquée. Elle doit, à partir de la prise de conscience de lenvironnement, des phénomènes spatiaux et des problèmes liés à lespace, passer par la compréhension logique des phénomènes et des mécanismes explicatifs, pour déboucher sur laction, aboutissement dune discipline appliquée.
Formulation moderne à lévidence, mais très proche de ce quon pourrait appeler " vulgarisation intelligente du savoir savant ". Ce que confirme la suite du plan détudes, assez abstrait et manifestement inspiré par des découpages théorico-didactiques (outils, thèmes, supports) plus que par des références concrètes à des pratiques sociales.
Cette ambiguïté nest pas propre à la géographie. Tout lenseignement secondaire moyen reste marqué par la tradition de préparation des élites à la suite de leurs études. À lépoque pas si lointaine où lon entrait au Collège de Genève à 7-8 ans pour y faire toutes ses classes, on pouvait préparer à des pratiques sociales - celles de la classe dirigeante - tout en construisant les programmes comme une initiation progressive aux savoirs savants, quil sagisse des langues mortes, des humanités ou des sciences. Sans prétendre que savoirs universitaires et savoirs de la classe dirigeante sont identique, comment ne pas voir quils ont partie liée ? Les notables dhier, les énarques daujourdhui utilisent le savoir pour gérer la société, pour exercer le pouvoir. Dans certaines conditions sociales, le savoir savant est aussi un savoir pratique ! Faut-il rappeler les liens entre luniversité et la recherche dune part, les milieux gouvernementaux et les sphères dirigeantes de léconomie dautre part ?
Avec la démocratisation des études, notamment à Genève, et les réformes de structure de lécole moyenne, les professeurs du Cycle dOrientation reçoivent dans leurs classes des élèves de toutes origines sociales et qui sont destinés à toutes les conditions sociales. Mais on ne se défait pas de la tradition aussi simplement, dautant plus quelle reste activement défendue par certaines forces sociales et une fraction des enseignants eux-mêmes.
Lambiguïté est peut-être plus forte en géographie quailleurs. Il est évident quon ne prépare par la majorité des élèves à des études universitaires de géographie, alors quune partie des professeurs de français, de sciences ou de mathématique peuvent faire comme sils avaient devant eux de futurs étudiants, donc de futurs chercheurs ou de futurs collègues. Mais partir ouvertement de pratiques sociales, cest :
Le premier point nexige guère de commentaires. Sur le second, la géographie nest pas seule en cause : dans luniversité, les sciences humaines ont un statut mineur, aujourdhui encore. Les épistémologues les plus avancés des sciences dites exactes savent bien la fragilité des instruments et des théories. Mais la vulgate positiviste a encore la faveur du plus grand nombre. Cest pourquoi les sciences humaines sefforcent dacquérir davantage de respectabilité en en rajoutant dans le formalisme, le jargon, labstraction, la clôture et la défense du territoire, les signes extérieurs de scientificité (mesure, expérimentation, modélisation, informatique).
Dans cette stratégie, limage de la discipline à lécole obligatoire est importante. Une discipline paraîtra dautant plus sérieuse :
En sorientant dans le sens dun " savoir penser lespace ", on se retrouve du côté des savoir-faire (lire, écrire, compter), apanage depuis toujours de lécole élémentaire. En affirmant que " lenseignement de la géographie prépare les élèves à mieux comprendre le monde afin dy agir en tant que citoyens responsables ", on donne dans linstruction civique, autre mission de lécole élémentaire (et populaire : les futures classes dirigeantes ne reçoivent pas une instruction civique, elles se pénètrent peu à peu - dès la naissance - de leur rôle moteur dans la société).
Dire que " la géographie intègre dans son raisonnement des éléments de connaissance provenant dautres catégories de sciences ou de savoir ", cest suggérer quelle participe de la nébuleuse interdisciplinaire, alors que les sciences fortes se suffisent à elles-mêmes. Dire que la géographie " est une discipline formative qui amène lélève à se construire, au-delà de lobservation du monde, des structures générales dinterprétation de celui-ci ", cest la placer du côté de la raison pratique ou de la philosophie. Une science pure et dure ne prétend pas donner des clés dinterprétation du monde, mais rendre compte " objectivement " de la " réalité " Laissons linterprétation aux littéraires, elle relève de la subjectivité, non ?
Je force un peu le propos, mais à peine. Le préambule du plan détudes nen appelle pas dabord à une légitimité académique, mais politique. Le postulat implicite, cest quon va à lécole pour mieux comprendre le monde. Et que cest laffaire de chacun. Double postulat qui ne fait guère lunanimité
Pour expliciter véritablement ce préambule sous forme dun plan détudes, il faudrait prendre certains risques :
On pourrait interpréter lactuel plan détudes comme un compromis tactique autant que comme un signe de véritable ambivalence. Ce texte ninterdit pas de coller de près aux pratiques sociales et aux débats dactualité, mais il ne limpose pas. Les thèmes peuvent être traités de façon totalement aseptisée ou au contraire être fortement en prise sur les problèmes du monde contemporains. Les objectifs spécifiques se prêtent eux aussi à une double lecture.
Peut-être était-il habile de ne pas diviser le groupe des professeurs en concrétisant trop une transposition à partir de des pratiques sociales. On conserve aussi la légitimité traditionnelle de la géographie dans le système scolaire. Mais en restant aussi abstrait sur les pratiques sociales de référence, on sinterdit en partie de donner une réponse claire à la question " Quelle géographie pour quels élèves ? " Car pour avancer sur ce thème, il faut cerner des situations concrètes dans lesquelles la connaissance géographique aide à comprendre le monde et à agir.
Si lon sen tient aux contenus actuels du plan détudes (Europe, pays industrialisés, Tiers Monde), on peut se dire que lespace quil sagit de penser et de maîtriser est un espace continental ou planétaire. Ce qui exclut semble-t-il des pratiques spatiales à léchelle locale ou régionale et met plutôt laccent sur la compréhension de phénomènes macrosociaux qui dépassent de loin les individus et sur lesquelles leurs possibilités daction directe sont faibles.
Peut-être cela dispense-t-il de spécifier davantage les situations concrètes dans lesquelles les élèves auront à mobiliser leur culture géographique. Mode demploi pour avoir lair de concrétiser sans grands frais :
Ces orientations sont évidemment légitimes. Mais elles font limpasse - comme dans la plupart des disciplines - sur la formidable inégalité sociale devant la culture. Certes, sur le papier, chacun est citoyen du monde et devrait avoir les moyens de comprendre les mécanismes dont dépendent en partie son avenir et sa vie. Reste à savoir à quel niveau de réalisme veut se situer lenseignement. Quattend-on de lélève moyen ? Quil sache situer vaguement la Roumanie ou parler savamment des surplus agricoles dans lEurope communautaire ? Même question à propos des instruments : repérer des éléments précis sur une carte, est-ce sorienter sur le réseau autoroutier en vacances ou comprendre la situation géostratégique dIsraël ?
Les constructeurs de curricula sont souvent pris dans un dilemme lorsquil sagit de traduire des objectifs généraux (" comprendre le monde ") en maîtrises spécifiques :
En géographie, lactuel plan détudes du Cycle dorientation me semble relever de la première option, ce qui correspond à une volonté de démocratisation du savoir. Mais, pour poser la question brutalement : à quoi servent des maîtrises accessibles à tous si elles ne sont pas suffisantes, au-delà de lévaluation scolaire, pour réellement comprendre le monde. Les acquis visés dans les trois degrés permettent-ils vraiment de saisir, dans leur complexité, leur variété, leur mouvance, leurs intrications avec le politique, léconomique, le culturel, les phénomènes écologiques ou sociogéographiques majeurs ?
Si oui, tout va bien ! Si non, la première idée est évidemment de regretter davoir si peu dheures denseignement pour des apprentissages fondamentaux. Il est évident quen létat actuel des rapports de force entre disciplines scolaires, on voit mal laquelle céderait une heure ou deux à la géographie. Il est en revanche possible que, dans le cadre dun décloisonnement, plusieurs disciplines associent leurs efforts et le temps dont elles disposent en vue du même objectif : donner des clés pour comprendre le monde contemporain. Jy reviendrai à propos de la formation équilibrée.
Y a-t-il une alternative ? Je nen suis pas sûr, mais peut-être y a-t-il quelque marge de manuvre si lon sen tient à une connaissance floue. Elle lest déjà, diront les pessimistes. Pas besoin de sy appliquer. Mais justement, la connaissance floue est souvent vécue comme une dégradation de la connaissance précise, comme un signe des limites ou déchec de lentreprise éducative.
Dans la perspective dune transposition didactique à partir du savoir savant, le flou na en effet que peu de valeurs. Mieux vaut semble-t-il avoir une notion précise de quelques phénomènes plutôt quune représentation vague de beaucoup de choses. Dans la perspective dune transposition à partir des pratiques sociales, on peut raisonner autrement. Je ferai lhypothèse suivante, fondée sur des observations éparses sur ceux qui comprennent effectivement ce qui se passe dans le monde, qui représentent une minorité, même dans les sociétés fortement scolarisées comme la nôtre. Ces personnes, souvent des intellectuels, des enseignants, des cadres, des membres de professions libérales, en savent assez pour avoir une idée de la situation lorsque éclate la guère des Malouines ou un coup dÉtat en Tunisie, lorsque rebondit la crise pétrolière, le conflit libanais ou la répression russe dans une République caucasienne. Pourtant, si lon administrait une " épreuve commune " sur ces thèmes, on serait consterné par le peu de connaissances historiques et géographiques précises initiales. Ceux qui lisent régulièrement la presse quotidienne ou hebdomadaire enregistreront rapidement de nouvelles informations, mais leur compréhension globale nen dépend pas et paraît au contraire une condition dassimilation - passagère - de faits précis.
On peut évidemment se dire quon saisit de la sorte une compétence très générale qui manifeste un niveau de formation davantage quun savoir géographique ou historique défini. Mais nest-ce pas justement ce quon appelle culture générale ? Une capacité de faire des liens, des inférences, des rapprochements avec le connu suppose évidemment un certain niveau opératoire. Or cela sexerce, à défaut de senseigner. On pourrait infléchir dans ce sens lorientation de diverses disciplines, dès lécole primaire. Ce qui suppose, au plan du curriculum formel, un renoncement non seulement à lencyclopédisme - cest aujourdhui admis - mais à une certaine rigueur, à une certaine cohérence, à une certaine exactitude.
Peut-on imaginer, en géographie, un plan détudes privilégiant une connaissance vague ? Comment un texte dont le rôle est de codifier pourrait-il organiser le flou ?
Inutile dinsister sur les aspects administratifs et politiques des plans détudes. Ce sont des mandats, qui fixent et donc standardisent jusquà un certain point les contenus de lenseignement et les exigences. On assure de la sorte une certaine égalité devant la loi et une interprétation pas trop variable des buts généraux de linstruction publique.
Plus fondamentalement - dun point de vue pédagogique - les plans détudes représentent un maillon important dans la chaîne de la transposition didactique. Aboutissement de la première phase de transposition didactique, qui voit la scolarisation de savoirs savants ou de savoirs solidaires de pratiques sociales, professionnelles ou non, le plan détudes est aussi le point de départ dune seconde phase de transposition, qui conduira aux contenus effectifs de lenseignement.
Aucun plan détudes, aussi détaillé et contraignant soit-il, ne dicte entièrement la pratique pédagogique. Même à supposer les élèves parfaitement coopératifs et les maîtres parfaitement respectueux des textes, lenseignement exige un travail de transposition à partir des textes, pour au moins deux raisons.
On peut distinguer les plans détudes selon le degré de contrôle quil prétendent exercer sur la phase interne de transposition didactique. À vrai dire, pour être réaliste, il faut tenir compte de lensemble des composantes du curriculum formel, le plan détudes ou programme bien sûr, mais aussi les manuels et autres moyens denseignement, les ouvrages, livres du maître ou guides didactiques, les instruments dévaluation imposés ou recommandés (épreuves communes en particulier). La pratique pédagogique et les contenus effectifs de lenseignement sont en effet canalisés par lensemble de ces textes ou plus exactement des représentations qui en circulent. Pour une part, ces représentations définissent la norme. Mais les didactiques et moyens denseignement sont aussi des ressources, qui gagnent du temps, donnent des idées, simplifient le travail des enseignants.
Lactuel curriculum formel de géographie du Cycle dOrientation genevois paraît renoncer à toute influence forte sur la transposition didactique interne :
Cela nest pas exceptionnel. Cela va-t-il dans le sens dune forte diversité des pratiques et des exigences ? On peut le penser. Mais cela dépend autres facteurs, qui peuvent amplifier ou neutraliser les effets dun curriculum formel minimaliste. Les pratiques seront en principe dautant plus homogènes que les maîtres ont :
Tous ces facteurs peuvent favoriser des orientations idéologiques, épistémologiques, didactiques semblables mêmes lorsque le plan détudes se prête à des lectures et des mises en uvre très diverses et nest pas complété par dautres composantes du curriculum formel.
Il semble quau Cycle dOrientation, aucun des quatre facteurs précédents ne joue de façon spectaculaire en faveur de lhomogénéité. On peut donc supposer une grande diversité des contenus et des pratiques. Non pas dabord parce que chacun prendrait sciemment de grandes libertés avec le plan détudes, mais parce que chacun est livré à son interprétation et pense, de bonne foi, en respecter à sa façon lesprit et la lettre.
Est-ce une bonne chose ? Dans une certaine mesure sans doute, parce quune pédagogie active, de la découverte, qui part de lactualité, des intérêts des élèves, qui favorise lobservation, la recherche, le débat, ne pourrait être que stérilisée par un carcan. Mais lautonomie ne suffit pas à garantir une pédagogie de rêve, elle protège aussi les pires scléroses
Dans une institution où les maîtres gèrent collectivement les plan détudes, fût-ce sur délégation de lautorité, la plus forte pente est évidemment de favoriser lautonomie sans trop se poser de question sur les abus quelle permet. Lorsque cest lautorité ou les spécialistes quelle mandate qui définissent les plans détudes, on tend au contraire soit à codifier fortement les contenus et les structures des savoirs dans le plan détudes, soit à le doubler de commentaires, guides didactiques et moyens denseignement substantiels, qui sont autant de moyens de prévenir les interprétations déviantes.
Dans une dialectique du contrôle et de lautonomie, on négocie la confiance que peut faire le système scolaire à la compétence et à la conscience professionnelle des maîtres. Autant dire quen cas de divergences, la sérénité nest pas au rendez-vous : dun côté le soupçon administratif, de lautre la défense corporative de la liberté académique.
Peut-être y a-t-il une troisième voie, entre la bureaucratie tatillonne et le laisser-faire, celle de la concertation permanente autour du plan détudes. Cest le sens de journées de travail régulières à léchelle du Cycle dorientation ou des collèges. Il est absurde despérer contraindre, mais risqué de laisser chacun, avec les moyens du bord, réinventer constamment une didactique fidèle à lesprit dun plan détudes.
Précisément parce que rien nest plus volatil que lesprit, linspiration, le fil conducteur dun plan détudes. Ses auteurs parviennent, au moment de la rédaction (et à supposer quon ne leur impose pas trop de compromis), à une cohérence maximale, à une explicitation non seulement des objectifs et des contenus (cest ce qui reste dans les textes), mais des raisonnements et des choix idéologiques et des paradigmes épistémologiques, théoriques, didactiques qui sous-tendent lédifice.
Pris par les urgences du quotidien, la routine, la dispersion, même les lecteurs les plus attentifs et les plus convaincus du plan détudes oublient, réinterprètent, évoluent. Quant à ceux qui naiment pas les textes ou se jugent assez grands pour sen passer
On peut se servir dun plan détudes comme dun texte de loi ou comme dun texte sacré. Dans les deux cas, il y a un indéniable aspect normatif. La différence est que le texte sacré est constamment relu, " réhabité ", réactualisé. Cest la fonction même de la glose.
Peut-on imaginer un travail sur les textes sacrés qui ne soit pas animé par un " clergé " soucieux dentretenir la foi chez les fidèles, mais par un groupe démocratique ? Peut-on imaginer un travail qui aboutisse non à la réaffirmation du dogme, mais à la réinvention constante des raisons denseigner telle géographie et des modes adéquats de transposition didactique ?
Cest en effet lenjeu : plus on sécarte des définitions traditionnelles de la discipline, et plus on choisit la référence aux pratiques sociales plutôt quaux savoirs savants, plus il importe de reconstruire collectivement les représentations fondatrices. Faute de quoi elles se déferont et chacun sera ramené à son libre arbitre mais aussi à ses routines et à ses limites.
Est-il bien réaliste, plus encore dans lenseignement secondaire, dinviter les enseignants à retravailler régulièrement leur plan détudes ? Et si cétait une façon denvisager avec sérénité, pour reprendre la formule dHuberman (1989), de mourir au tableau noir une craie à la main ?
Structurellement, la géographie me paraît prise dans une contradiction difficilement dépassable dans les structures actuelles du Cycle dorientation. Elle nest pas assez marginale pour jouir, faute dattentes précises de linstitution, de la liberté de mettre ses objectifs en accord avec ses moyens. Mais elle nest pas assez centrale pour recevoir tous les moyens de ses ambitions nouvelles, notamment en heures. Car " savoir penser lespace " et les dimensions géographiques du monde, cela exige du temps.
Le processus qui samorce autour du thème de la formation équilibrée de lélève devrait donc intéresser les professeurs de géographie. Non seulement parce quils se soucient dabord des élèves (cest le cas de tous les enseignants, nest-il pas vrai ?), mais aussi parce quen tant que géographes, ils peuvent y trouver leur compte. Non pas sils recherchent la tranquillité avant tout. En revanche, sils souhaitent aller dans le sens dune géographie ouverte sur la société et qui en donne certaines clés dinterprétation, un décloisonnement des disciplines et la reconstruction des modules didactiques autour de thèmes plus synthétiques est une chance.
La tentation est évidemment de sengager tout de suite dans une négociation dont la communauté européenne donne souvent le spectacle : chacun espère au départ tirer les marrions du feu et consent à larrivée un compromis entre intérêts nationaux qui respecte en général le rapport des forces. Seuls les puissants sont en longue période gagnants à ce jeu. La seule carte des moins puissants, cest dinnover, de proposer des formules qui déplacent les problèmes et brouillent pour un temps les calculs corporatistes des uns et des autres.
Pour cela, il ne convient pas dinvestir dabord dans la défense et lillustration de son territoire disciplinaire. Ce qui nempêche pas, bien au contraire, de se battre pour des paradigmes épistémologiques et didactiques issus de la réflexion dun groupe disciplinaires, mais généralisables à un ensemble de savoirs comparables, par exemple lensemble des sciences de lhomme.
Au moment de relancer la réflexion sur le plan détudes de géographie, cest au moins une hypothèse à examiner de près.
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Davaud, C. & Varcher, P. (1989) Lépreuve commune ? En géographie ? Ça se discute § Genève, Groupe de géographie du Cycle dOrientation, document de travail.
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http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1990/1990_11.html
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