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La géographie scolaire entre
deux modèles de transposition didactique

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1990

Sommaire

I. Quelle géographie pour quels élèves ?

II. À quoi sert un plan d’études ?

III. Découpages disciplinaires et formation équilibrée

Références


À qui sert la géographie scolaire, notamment à l’école moyenne ? À cette question, je ne puis évidemment apporter une réponse de géographe. Je pourrais certes élargir la question (A quoi servent les sciences humaines à l’école secondaire ?) et me sentir, comme sociologue, directement concerné. Sans nier la spécificité de la géographie (notamment sa double face, physique et humaine, et son implantation traditionnelle dans les cursus scolaires, aux côtés de l’histoire), il me semble que la question pourrait se poser en termes voisins pour d’autres sciences humaines. Les pays francophones ne connaissent pas les " social studies " à la manière anglo-saxonne, mais des éléments d’anthropologie, de psychologie, de sociologie, de science politique, de linguistique se glissent peu à peu dans les programmes postobligatoires.

Sans refuser tout à fait cette perspective, j’essayerai avant tout de raisonner comme sociologue de l’éducation et plus spécifiquement du curriculum. D’abord dans une perspective analytique : entre l’école et la société, dans les organisations et les établissements scolaires, dans la classe se nouent des enjeux autour de la finalité de l’enseignement, de la définition des savoirs importants et de leur mode de transmission/appropriation. La tâche de la sociologie du curriculum est de décrire et d’expliquer comment l’école gère les savoirs.

J’irai parfois au delà de cette perspective analytique. Quand on travaille depuis vingt ans sur l’échec scolaire et les inégalités culturelles devant l’école et devant la vie, on se demande évidemment comment démocratiser l’accès au savoir, comment faire de l’école obligatoire autre chose que la préparation de l’élite aux études longues.

J’aborderai trois thèmes principaux :

  1. Quelle géographie pour quels élèves ?
  2. À quoi sert un plan d’études ?
  3. Découpages disciplinaires et formation équilibrée.

J’ai choisi comme fil conducteur le concept de transposition didactique, développé par le sociologue Michel Verret (1970), réélaboré par Yves Chevallard, en didactique des mathématiques et qui est devenu un outil conceptuel dans d’autres champs didactiques, biologie et physique notamment.

Qu’est-ce que la transposition didactique ? C’est en gros la transformation qu’on fait subir aux savoirs pour les enseigner. Sauf au niveau universitaire, le système scolaire n’est en effet pas censé créer des savoirs. Il a pour tâche de transmettre (à tous ou à certains, selon la sélection antérieure), des savoirs et savoir-faire qui ont cours dans la société : lire, écrire, compter, etc.

Même dans une société fortement scolarisée, tous les savoirs ne sont pas transmis par la voie scolaire. Certains savoirs et savoir-faire paraissent trop élémentaires, trop quotidiens pour qu’il soit utile d’en charger les programmes. Ou trop lié à une pratique pour qu’on puisse les en détacher et en traiter dans une école : cela reste la situation d’une partie des apprentissages professionnels. D’autres savoirs, au contraire, paraissent trop précieux, trop dangereux, trop puissants pour être mis sur la place publique. Car qui dit scolarisation dit publicité du savoir. Même si l’accès à certaines études est subordonné à de drastiques conditions (sociales, financières et scolaires), le savoir enseigné est nécessairement codifié, matérialisé dans des textes ou au minimum confié à des enseignants qui n’en sont pas les praticiens légitimes mais des détenteurs de seconde main. C’est pourquoi certains savoirs politiques, stratégiques, théologiques, alchimiques, magiques, parapsychologiques ou mondains échappent à toute scolarisation.

Les savoirs scolarisés font l’objet d’un double mouvement de transposition didactique :

Transposition didactique

culture, pratiques sociales
>>>>

objets à enseigner, programmes

>>>>
objets enseignés, contenus

La première phase de transposition didactique se joue sur la scène politique et dans les instances chargées d’écrire les programmes. La seconde phase se joue essentiellement dans les classes, entre maîtres et élèves. Mais le système s’efforce de contrôler les pratiques et les contenus effectifs, non seulement à travers les plans d’études, mais grâce à la formation des maîtres, à l’évaluation, aux moyens d’enseignement, aux interactions entres maîtres ou entre eux et l’administration scolaire.


I. Quelle géographie pour quels élèves ?

Pour répondre à cette question, il faut, implicitement ou explicitement, faire un choix entre deux sources de la transposition didactique : construit-on les programmes scolaires de l’école - ici ceux de l’école moyenne - à partir d’un savoir savant ou d’une pratique sociale ?

Bien entendu, dans la réalité, les choses ne sont pas aussi tranchées, surtout aujourd’hui et d’un point de vue sociologique :

L’opposition entre transposition à partir d’un savoir savant et transposition à partir d’une pratique sociale est donc un peu schématique. Elle a le mérite cependant de mettre en évidence la dominante de chaque mode de transposition.

Comme tout schéma, ce tableau simplifie et suggère des oppositions irréductibles là où, en réalité on peut opérer des synthèses ou un mélange des genres. Il reste cependant qu’on peut difficilement prétendre tout faire en même temps, Non seulement faute de temps, mais parce que, selon la dominante, on n’enseigne et on n’évalue pas la même chose et pas de la même façon.

Comment situer la géographie dans ce débat ? Peut-être est-ce l’ambiguïté qui la caractérise le mieux, et depuis toujours. Mais cette ambiguïté a changé de visage au gré des transformations de la géographie savante aussi bien que des pratiques sociales. Peut-être faut-il aujourd’hui choisir plus clairement que par le passé ? 

Deux modes de transposition

Savoir savant
Pratique sociale
Visée principale de l’enseignement
Préparation aux études universitaires, à la recherche.
Préparation à la vie pratique, professionnelle et extraprofessionnelle.
Maîtrises attendues
Formation aux attitudes, méthodes et techniques de la recherche (observation, vérification empirique, inférences implicites, théories de l’erreur, généralisation contrôlée, formation de concept, recherche de lois et de régularités universelles ou de conditions explicites de validité, définitions partagées et recherche d’une terminologie stable, posture non normative, etc.).
Formation à la maîtrise pratique de l’interprétation de situations complexes, à la résolution de problèmes, à la décision, avec les attitudes et savoir-faire correspondants : sens de l’approximation, prise de risque calculée, anticipation, pensée stratégique, prise en compte du temps, identification des contraintes, sens du bricolage et de l’à-peu-près, pragmatisme.
Curriculum formel
Organisé selon des découpages du savoir théoriquement et épistémologiquement fondés, avec une progression logique, délimité par les frontières académiques reconnues.
Organisé selon une logique de l’anticipation et de la simulation de situations réelles ou possibles, avec des délimitations disciplinaires plus floues.
Images du savoir
Connaissances rigoureuses, précises, analytiques, ordonnées, communicables, validables, fondées sur une démarche contrôlée.
Connaissances efficaces, mobilisables en situation, synthétiques, au besoin floues, intuitives, fragmentaires (culture mosaïque), dérivant pour une part de l’expérience et du sens commun.
Didactique la plus probable
Progression ordonnée dans le texte du savoir, appropriation d’un héritage.
Construction de schèmes de pensée et d’action dans des situations complexes.
Public préférentiel
Les élèves qui se destinent aux études universitaires, attirés par les connaissances abstraites.
Tous les élèves, dans la mesure où tous auront une pratique géographique fondée sur une géographie naïve ou acquise à l’école.

En caricaturant, on pourrait dire qu’au siècle dernier et jusqu’à la moitié du XXe au moins, le choix s’opérait entre une géographie descriptive et encyclopédique côté savoir savant et une géographie civique et patriotique côté pratiques sociales. On pourrait grosso modo en dire autant pour l’histoire. Il se peut - mais il faudrait aller y voir de près - que cartographie et civisme aient pu faire bon ménage. Il fut un temps où il importait de situer les capitales et les frontières à la fois parce que c’était l’image du savoir et l’instrument de l’identité nationale.

Aujourd’hui, la géographie savante est une science (physique ou humaine) à part entière, qui vise à identifier et expliquer des processus au-delà de la description des faits. Quant aux pratiques sociales, elles ont changé. Nous vivons depuis quelques décennies dans une société dominée par les échanges internationaux, les conflits mondiaux ou qui pourraient le devenir (guerres d’indépendance, Vietnam, Moyen-Orient, Afghanistan, etc.), les voyages, les télécommunications, les mouvements migratoires et les chocs culturels, les catastrophes écologiques planétaires ; en même temps, on observe la montée de la consommation, de l’individualisme, du repli sur la vie privée, de l’indifférence à la politique. Certains rêvent encore d’une géographie ciment de l’unité nationale, mais ce n’est plus une évidence partagée. Les thèmes qui montent sont plutôt ceux du racisme, des droits de l’homme, de l’Europe, du dialogue Nord-Sud, de la société multiculturelle.

La géographie savante a certainement, avec les autres sciences de l’homme, des éclairages à apporter dans tous ces domaines. Mais il se peut que son identité scientifique l’éloigne des pratiques sociales alors même que ses centres d’intérêt actuels l’en rapprochent.

On pourrait interpréter dans ce sens l’actuel plan d’études du Cycle d’Orientation. Lorsqu’on en lit le préambule (rédigé plus tard), on se trouve semble-t-il fortement du côté d’une transposition didactique à partir des pratiques sociales :

La géographie est une discipline qui vise à faire comprendre comment les diverses sociétés humaines organisent et gèrent leurs espaces de vie et comment de multiples interrelations les structurent. Elle est désormais le " savoir penser l’espace ", elle n’est plus une simple description de lieux, une énumération de mots, une liste de définitions.

L’enseignement de la géographie prépare les élèves à mieux comprendre le monde afin d’y agir en tant que citoyens responsables.

La géographie intègre dans son raisonnement des éléments de connaissance provenant d’autres catégories de sciences ou de savoir. Dans sa spécificité, la démarche géographique prend en compte la dimension spatiale et les différents degrés d’échelle pour expliquer les phénomènes observés. La géographie est ainsi une discipline formative qui amène l’élève à se construire, au-delà de l’observation du monde, des structures générales d’interprétation de celui-ci (Préambule au plan d’études du C.O. pour la géographie).

Lorsqu’on parcourt le plan d’études lui-même, on ne retrouve pas la même inspiration. Dans sa formulation d’origine, le plan d’études de 1987-88 disait d’ailleurs, pour définir la finalité de la discipline :

La géographie est une science appliquée. Elle doit, à partir de la prise de conscience de l’environnement, des phénomènes spatiaux et des problèmes liés à l’espace, passer par la compréhension logique des phénomènes et des mécanismes explicatifs, pour déboucher sur l’action, aboutissement d’une discipline appliquée.

Formulation moderne à l’évidence, mais très proche de ce qu’on pourrait appeler " vulgarisation intelligente du savoir savant ". Ce que confirme la suite du plan d’études, assez abstrait et manifestement inspiré par des découpages théorico-didactiques (outils, thèmes, supports) plus que par des références concrètes à des pratiques sociales.

Cette ambiguïté n’est pas propre à la géographie. Tout l’enseignement secondaire moyen reste marqué par la tradition de préparation des élites à la suite de leurs études. À l’époque pas si lointaine où l’on entrait au Collège de Genève à 7-8 ans pour y faire toutes ses classes, on pouvait préparer à des pratiques sociales - celles de la classe dirigeante - tout en construisant les programmes comme une initiation progressive aux savoirs savants, qu’il s’agisse des langues mortes, des humanités ou des sciences. Sans prétendre que savoirs universitaires et savoirs de la classe dirigeante sont identique, comment ne pas voir qu’ils ont partie liée ? Les notables d’hier, les énarques d’aujourd’hui utilisent le savoir pour gérer la société, pour exercer le pouvoir. Dans certaines conditions sociales, le savoir savant est aussi un savoir pratique ! Faut-il rappeler les liens entre l’université et la recherche d’une part, les milieux gouvernementaux et les sphères dirigeantes de l’économie d’autre part ?

Avec la démocratisation des études, notamment à Genève, et les réformes de structure de l’école moyenne, les professeurs du Cycle d’Orientation reçoivent dans leurs classes des élèves de toutes origines sociales et qui sont destinés à toutes les conditions sociales. Mais on ne se défait pas de la tradition aussi simplement, d’autant plus qu’elle reste activement défendue par certaines forces sociales et une fraction des enseignants eux-mêmes.

L’ambiguïté est peut-être plus forte en géographie qu’ailleurs. Il est évident qu’on ne prépare par la majorité des élèves à des études universitaires de géographie, alors qu’une partie des professeurs de français, de sciences ou de mathématique peuvent faire comme s’ils avaient devant eux de futurs étudiants, donc de futurs chercheurs ou de futurs collègues. Mais partir ouvertement de pratiques sociales, c’est :

Le premier point n’exige guère de commentaires. Sur le second, la géographie n’est pas seule en cause : dans l’université, les sciences humaines ont un statut mineur, aujourd’hui encore. Les épistémologues les plus avancés des sciences dites exactes savent bien la fragilité des instruments et des théories. Mais la vulgate positiviste a encore la faveur du plus grand nombre. C’est pourquoi les sciences humaines s’efforcent d’acquérir davantage de respectabilité en en rajoutant dans le formalisme, le jargon, l’abstraction, la clôture et la défense du territoire, les signes extérieurs de scientificité (mesure, expérimentation, modélisation, informatique).

Dans cette stratégie, l’image de la discipline à l’école obligatoire est importante. Une discipline paraîtra d’autant plus sérieuse :

En s’orientant dans le sens d’un " savoir penser l’espace ", on se retrouve du côté des savoir-faire (lire, écrire, compter), apanage depuis toujours de l’école élémentaire. En affirmant que " l’enseignement de la géographie prépare les élèves à mieux comprendre le monde afin d’y agir en tant que citoyens responsables ", on donne dans l’instruction civique, autre mission de l’école élémentaire (et populaire : les futures classes dirigeantes ne reçoivent pas une instruction civique, elles se pénètrent peu à peu - dès la naissance - de leur rôle moteur dans la société).

Dire que " la géographie intègre dans son raisonnement des éléments de connaissance provenant d’autres catégories de sciences ou de savoir ", c’est suggérer qu’elle participe de la nébuleuse interdisciplinaire, alors que les sciences fortes se suffisent à elles-mêmes. Dire que la géographie " est une discipline formative qui amène l’élève à se construire, au-delà de l’observation du monde, des structures générales d’interprétation de celui-ci ", c’est la placer du côté de la raison pratique ou de la philosophie. Une science pure et dure ne prétend pas donner des clés d’interprétation du monde, mais rendre compte " objectivement " de la " réalité "… Laissons l’interprétation aux littéraires, elle relève de la subjectivité, non ?

Je force un peu le propos, mais à peine. Le préambule du plan d’études n’en appelle pas d’abord à une légitimité académique, mais politique. Le postulat implicite, c’est qu’on va à l’école pour mieux comprendre le monde. Et que c’est l’affaire de chacun. Double postulat qui ne fait guère l’unanimité…

Pour expliciter véritablement ce préambule sous forme d’un plan d’études, il faudrait prendre certains risques :

On pourrait interpréter l’actuel plan d’études comme un compromis tactique autant que comme un signe de véritable ambivalence. Ce texte n’interdit pas de coller de près aux pratiques sociales et aux débats d’actualité, mais il ne l’impose pas. Les thèmes peuvent être traités de façon totalement aseptisée ou au contraire être fortement en prise sur les problèmes du monde contemporains. Les objectifs spécifiques se prêtent eux aussi à une double lecture.

Peut-être était-il habile de ne pas diviser le groupe des professeurs en concrétisant trop une transposition à partir de des pratiques sociales. On conserve aussi la légitimité traditionnelle de la géographie dans le système scolaire. Mais en restant aussi abstrait sur les pratiques sociales de référence, on s’interdit en partie de donner une réponse claire à la question " Quelle géographie pour quels élèves ? " Car pour avancer sur ce thème, il faut cerner des situations concrètes dans lesquelles la connaissance géographique aide à comprendre le monde et à agir.

Si l’on s’en tient aux contenus actuels du plan d’études (Europe, pays industrialisés, Tiers Monde), on peut se dire que l’espace qu’il s’agit de penser et de maîtriser est un espace continental ou planétaire. Ce qui exclut semble-t-il des pratiques spatiales à l’échelle locale ou régionale et met plutôt l’accent sur la compréhension de phénomènes macrosociaux qui dépassent de loin les individus et sur lesquelles leurs possibilités d’action directe sont faibles.

Peut-être cela dispense-t-il de spécifier davantage les situations concrètes dans lesquelles les élèves auront à mobiliser leur culture géographique. Mode d’emploi pour avoir l’air de concrétiser sans grands frais :

Ces orientations sont évidemment légitimes. Mais elles font l’impasse - comme dans la plupart des disciplines - sur la formidable inégalité sociale devant la culture. Certes, sur le papier, chacun est citoyen du monde et devrait avoir les moyens de comprendre les mécanismes dont dépendent en partie son avenir et sa vie. Reste à savoir à quel niveau de réalisme veut se situer l’enseignement. Qu’attend-on de l’élève moyen ? Qu’il sache situer vaguement la Roumanie ou parler savamment des surplus agricoles dans l’Europe communautaire ? Même question à propos des instruments : repérer des éléments précis sur une carte, est-ce s’orienter sur le réseau autoroutier en vacances ou comprendre la situation géostratégique d’Israël ?

Les constructeurs de curricula sont souvent pris dans un dilemme lorsqu’il s’agit de traduire des objectifs généraux (" comprendre le monde ") en maîtrises spécifiques :

En géographie, l’actuel plan d’études du Cycle d’orientation me semble relever de la première option, ce qui correspond à une volonté de démocratisation du savoir. Mais, pour poser la question brutalement : à quoi servent des maîtrises accessibles à tous si elles ne sont pas suffisantes, au-delà de l’évaluation scolaire, pour réellement comprendre le monde. Les acquis visés dans les trois degrés permettent-ils vraiment de saisir, dans leur complexité, leur variété, leur mouvance, leurs intrications avec le politique, l’économique, le culturel, les phénomènes écologiques ou sociogéographiques majeurs ?

Si oui, tout va bien ! Si non, la première idée est évidemment de regretter d’avoir si peu d’heures d’enseignement pour des apprentissages fondamentaux. Il est évident qu’en l’état actuel des rapports de force entre disciplines scolaires, on voit mal laquelle céderait une heure ou deux à la géographie. Il est en revanche possible que, dans le cadre d’un décloisonnement, plusieurs disciplines associent leurs efforts et le temps dont elles disposent en vue du même objectif : donner des clés pour comprendre le monde contemporain. J’y reviendrai à propos de la formation équilibrée.

Y a-t-il une alternative ? Je n’en suis pas sûr, mais peut-être y a-t-il quelque marge de manœuvre si l’on s’en tient à une connaissance floue. Elle l’est déjà, diront les pessimistes. Pas besoin de s’y appliquer. Mais justement, la connaissance floue est souvent vécue comme une dégradation de la connaissance précise, comme un signe des limites ou d’échec de l’entreprise éducative.

Dans la perspective d’une transposition didactique à partir du savoir savant, le flou n’a en effet que peu de valeurs. Mieux vaut semble-t-il avoir une notion précise de quelques phénomènes plutôt qu’une représentation vague de beaucoup de choses. Dans la perspective d’une transposition à partir des pratiques sociales, on peut raisonner autrement. Je ferai l’hypothèse suivante, fondée sur des observations éparses sur ceux qui comprennent effectivement ce qui se passe dans le monde, qui représentent une minorité, même dans les sociétés fortement scolarisées comme la nôtre. Ces personnes, souvent des intellectuels, des enseignants, des cadres, des membres de professions libérales, en savent assez pour avoir une idée de la situation lorsque éclate la guère des Malouines ou un coup d’État en Tunisie, lorsque rebondit la crise pétrolière, le conflit libanais ou la répression russe dans une République caucasienne. Pourtant, si l’on administrait une " épreuve commune " sur ces thèmes, on serait consterné par le peu de connaissances historiques et géographiques précises initiales. Ceux qui lisent régulièrement la presse quotidienne ou hebdomadaire enregistreront rapidement de nouvelles informations, mais leur compréhension globale n’en dépend pas et paraît au contraire une condition d’assimilation - passagère - de faits précis.

On peut évidemment se dire qu’on saisit de la sorte une compétence très générale qui manifeste un niveau de formation davantage qu’un savoir géographique ou historique défini. Mais n’est-ce pas justement ce qu’on appelle culture générale ? Une capacité de faire des liens, des inférences, des rapprochements avec le connu suppose évidemment un certain niveau opératoire. Or cela s’exerce, à défaut de s’enseigner. On pourrait infléchir dans ce sens l’orientation de diverses disciplines, dès l’école primaire. Ce qui suppose, au plan du curriculum formel, un renoncement non seulement à l’encyclopédisme - c’est aujourd’hui admis - mais à une certaine rigueur, à une certaine cohérence, à une certaine exactitude.

Peut-on imaginer, en géographie, un plan d’études privilégiant une connaissance vague ? Comment un texte dont le rôle est de codifier pourrait-il organiser le flou ?


II. À quoi sert un plan d’études ?

Inutile d’insister sur les aspects administratifs et politiques des plans d’études. Ce sont des mandats, qui fixent et donc standardisent jusqu’à un certain point les contenus de l’enseignement et les exigences. On assure de la sorte une certaine égalité devant la loi et une interprétation pas trop variable des buts généraux de l’instruction publique.

Plus fondamentalement - d’un point de vue pédagogique - les plans d’études représentent un maillon important dans la chaîne de la transposition didactique. Aboutissement de la première phase de transposition didactique, qui voit la scolarisation de savoirs savants ou de savoirs solidaires de pratiques sociales, professionnelles ou non, le plan d’études est aussi le point de départ d’une seconde phase de transposition, qui conduira aux contenus effectifs de l’enseignement.

Aucun plan d’études, aussi détaillé et contraignant soit-il, ne dicte entièrement la pratique pédagogique. Même à supposer les élèves parfaitement coopératifs et les maîtres parfaitement respectueux des textes, l’enseignement exige un travail de transposition à partir des textes, pour au moins deux raisons.

On peut distinguer les plans d’études selon le degré de contrôle qu’il prétendent exercer sur la phase interne de transposition didactique. À vrai dire, pour être réaliste, il faut tenir compte de l’ensemble des composantes du curriculum formel, le plan d’études ou programme bien sûr, mais aussi les manuels et autres moyens d’enseignement, les ouvrages, livres du maître ou guides didactiques, les instruments d’évaluation imposés ou recommandés (épreuves communes en particulier). La pratique pédagogique et les contenus effectifs de l’enseignement sont en effet canalisés par l’ensemble de ces textes ou plus exactement des représentations qui en circulent. Pour une part, ces représentations définissent la norme. Mais les didactiques et moyens d’enseignement sont aussi des ressources, qui gagnent du temps, donnent des idées, simplifient le travail des enseignants.

L’actuel curriculum formel de géographie du Cycle d’Orientation genevois paraît renoncer à toute influence forte sur la transposition didactique interne :

Cela n’est pas exceptionnel. Cela va-t-il dans le sens d’une forte diversité des pratiques et des exigences ? On peut le penser. Mais cela dépend autres facteurs, qui peuvent amplifier ou neutraliser les effets d’un curriculum formel minimaliste. Les pratiques seront en principe d’autant plus homogènes que les maîtres ont :

Tous ces facteurs peuvent favoriser des orientations idéologiques, épistémologiques, didactiques semblables mêmes lorsque le plan d’études se prête à des lectures et des mises en œuvre très diverses et n’est pas complété par d’autres composantes du curriculum formel.

Il semble qu’au Cycle d’Orientation, aucun des quatre facteurs précédents ne joue de façon spectaculaire en faveur de l’homogénéité. On peut donc supposer une grande diversité des contenus et des pratiques. Non pas d’abord parce que chacun prendrait sciemment de grandes libertés avec le plan d’études, mais parce que chacun est livré à son interprétation et pense, de bonne foi, en respecter à sa façon l’esprit et la lettre.

Est-ce une bonne chose ? Dans une certaine mesure sans doute, parce qu’une pédagogie active, de la découverte, qui part de l’actualité, des intérêts des élèves, qui favorise l’observation, la recherche, le débat, ne pourrait être que stérilisée par un carcan. Mais l’autonomie ne suffit pas à garantir une pédagogie de rêve, elle protège aussi les pires scléroses…

Dans une institution où les maîtres gèrent collectivement les plan d’études, fût-ce sur délégation de l’autorité, la plus forte pente est évidemment de favoriser l’autonomie sans trop se poser de question sur les abus qu’elle permet. Lorsque c’est l’autorité ou les spécialistes qu’elle mandate qui définissent les plans d’études, on tend au contraire soit à codifier fortement les contenus et les structures des savoirs dans le plan d’études, soit à le doubler de commentaires, guides didactiques et moyens d’enseignement substantiels, qui sont autant de moyens de prévenir les interprétations déviantes.

Dans une dialectique du contrôle et de l’autonomie, on négocie la confiance que peut faire le système scolaire à la compétence et à la conscience professionnelle des maîtres. Autant dire qu’en cas de divergences, la sérénité n’est pas au rendez-vous : d’un côté le soupçon administratif, de l’autre la défense corporative de la liberté académique.

Peut-être y a-t-il une troisième voie, entre la bureaucratie tatillonne et le laisser-faire, celle de la concertation permanente autour du plan d’études. C’est le sens de journées de travail régulières à l’échelle du Cycle d’orientation ou des collèges. Il est absurde d’espérer contraindre, mais risqué de laisser chacun, avec les moyens du bord, réinventer constamment une didactique fidèle à l’esprit d’un plan d’études.

Précisément parce que rien n’est plus volatil que l’esprit, l’inspiration, le fil conducteur d’un plan d’études. Ses auteurs parviennent, au moment de la rédaction (et à supposer qu’on ne leur impose pas trop de compromis), à une cohérence maximale, à une explicitation non seulement des objectifs et des contenus (c’est ce qui reste dans les textes), mais des raisonnements et des choix idéologiques et des paradigmes épistémologiques, théoriques, didactiques qui sous-tendent l’édifice.

Pris par les urgences du quotidien, la routine, la dispersion, même les lecteurs les plus attentifs et les plus convaincus du plan d’études oublient, réinterprètent, évoluent. Quant à ceux qui n’aiment pas les textes ou se jugent assez grands pour s’en passer…

On peut se servir d’un plan d’études comme d’un texte de loi ou comme d’un texte sacré. Dans les deux cas, il y a un indéniable aspect normatif. La différence est que le texte sacré est constamment relu, " réhabité ", réactualisé. C’est la fonction même de la glose.

Peut-on imaginer un travail sur les textes sacrés qui ne soit pas animé par un " clergé " soucieux d’entretenir la foi chez les fidèles, mais par un groupe démocratique ? Peut-on imaginer un travail qui aboutisse non à la réaffirmation du dogme, mais à la réinvention constante des raisons d’enseigner telle géographie et des modes adéquats de transposition didactique ?

C’est en effet l’enjeu : plus on s’écarte des définitions traditionnelles de la discipline, et plus on choisit la référence aux pratiques sociales plutôt qu’aux savoirs savants, plus il importe de reconstruire collectivement les représentations fondatrices. Faute de quoi elles se déferont et chacun sera ramené à son libre arbitre mais aussi à ses routines et à ses limites.

Est-il bien réaliste, plus encore dans l’enseignement secondaire, d’inviter les enseignants à retravailler régulièrement leur plan d’études ? Et si c’était une façon d’envisager avec sérénité, pour reprendre la formule d’Huberman (1989), de mourir au tableau noir une craie à la main ?


III. Découpages disciplinaires et formation équilibrée

Structurellement, la géographie me paraît prise dans une contradiction difficilement dépassable dans les structures actuelles du Cycle d’orientation. Elle n’est pas assez marginale pour jouir, faute d’attentes précises de l’institution, de la liberté de mettre ses objectifs en accord avec ses moyens. Mais elle n’est pas assez centrale pour recevoir tous les moyens de ses ambitions nouvelles, notamment en heures. Car " savoir penser l’espace " et les dimensions géographiques du monde, cela exige du temps.

Le processus qui s’amorce autour du thème de la formation équilibrée de l’élève devrait donc intéresser les professeurs de géographie. Non seulement parce qu’ils se soucient d’abord des élèves (c’est le cas de tous les enseignants, n’est-il pas vrai ?), mais aussi parce qu’en tant que géographes, ils peuvent y trouver leur compte. Non pas s’ils recherchent la tranquillité avant tout. En revanche, s’ils souhaitent aller dans le sens d’une géographie ouverte sur la société et qui en donne certaines clés d’interprétation, un décloisonnement des disciplines et la reconstruction des modules didactiques autour de thèmes plus synthétiques est une chance.

La tentation est évidemment de s’engager tout de suite dans une négociation dont la communauté européenne donne souvent le spectacle : chacun espère au départ tirer les marrions du feu et consent à l’arrivée un compromis entre intérêts nationaux qui respecte en général le rapport des forces. Seuls les puissants sont en longue période gagnants à ce jeu. La seule carte des moins puissants, c’est d’innover, de proposer des formules qui déplacent les problèmes et brouillent pour un temps les calculs corporatistes des uns et des autres.

Pour cela, il ne convient pas d’investir d’abord dans la défense et l’illustration de son territoire disciplinaire. Ce qui n’empêche pas, bien au contraire, de se battre pour des paradigmes épistémologiques et didactiques issus de la réflexion d’un groupe disciplinaires, mais généralisables à un ensemble de savoirs comparables, par exemple l’ensemble des sciences de l’homme.

Au moment de relancer la réflexion sur le plan d’études de géographie, c’est au moins une hypothèse à examiner de près.


Références

Chevallard, Y. (1985) La transposition didactique. Du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La Pensée Sauvage.

Davaud, C. (1988) Didactique de la géographie : un état de la question, in CRPP, La recherche au service de l’enseignement ?, Genève, Centre de recherches psychopédagogiques du Cycle d’Orientation, pp. 95-109.

Davaud, C. & Pellet. M. (1990) Conduite d’une recherche documentaire au C.O. : exemples pour l’enseignement de la géographie, Genève, Centre de recherches psychopédagogiques du Cycle d’Orientation.

Davaud, C. & Varcher, P. (1989) L’épreuve commune ? En géographie ? Ça se discute § Genève, Groupe de géographie du Cycle d’Orientation, document de travail.

C.O. Informations (1990) La formation équilibrée des élèves, n° 1, janvier.

Huberman (1989) Survol d’une étude de la carrière des enseignants. Vais-je mourir debout au tableau noir une craie à la main ?, Journal de l’enseignement secondaire, n° 6, avril, pp. 5-8.

Huberman (1989) La vie des enseignants. Évolution et bilan d’une profession, Neuchâtel et Paris, Delachaux & Niestlé.

Perrenoud, Ph. (1984). La fabrication de l’excellence scolaire : du curriculum aux pratiques d’évaluation, Genève, Droz (2e éd. augmentée 1995).

Perrenoud, Ph. (1986) Du curriculum formel au curriculum réel, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Perrenoud, Ph. (1986) Vers une lecture sociologique de la transposition didactique Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Perrenoud, Ph. (1988) Nouvelles didactiques et stratégies des élèves face au travail scolaire, in Perrenoud, Ph. et Montandon, C. (dir.) Qui maîtrise l’école ? Politiques d’institutions et pratiques des acteurs, Lausanne, Réalités sociales, pp. 175-195 (repris dans Perrenoud, Ph., Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF, 1994, 3e éd. 1996, chapitre 5, pp. 99-114).

Perrenoud, Ph. (1990) L’indispensable et impossible allégement des programmes, in J.-F. Perret & Ph. Perrenoud (dir.) Qui définit le curriculum, pour qui ? Autour de la reformulation des programmes de l’école primaire en Suisse romande, Cousset (Fribourg), Delval, pp. 97-109.

Perret, J.F. & Perrenoud, Ph. (dir.) (1990) Qui définit le curriculum, pour qui ? Autour de la reformulation des programmes de l’école primaire en Suisse romande, Cousset (Fribourg), Delval.

Speck, P. (1989) Épreuve commune de géographie. Étude de cas ou comment se rendre compte que ce moyen d’évaluation est bien moins objectif que ce qu’on pense habituellement…, Genève, Groupe de géographie du Cycle d’Orientation, document de travail.

Verret, M. (1975) Le temps des études, Paris, Honoré Champion.

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