Source et copyright à la fin du texte

 

Contribution à la table ronde sur l'évaluation multi-dimensionnelle, dans le cadre du colloque international de l'UNESCO sur Les stratégies significatives pour assurer la réussite de tous à l'école fondamentale, Lisbonne, 20-24 mai 1991.

 

 

 

 

Diversifier le curriculum et les formes d’excellence à l’école primaire, une stratégie de démocratisation ?

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1991

 

Sommaire

I. Une diversification des formes d’excellence ne vaut que si elle est démocratisante

II. L’illusoire équivalence des formes d’excellence

III. Y a-t-il des formes d’excellence vraiment oubliées ?

IV. La reconnaissance au-delà de l’école

V. Une voie médiane, diversifier le curriculum réel

Références


Le premier principe d’une évaluation équitable est de ne pas exiger des élèves des maîtrises qu’ils n’ont pas eu l’occasion d’acquérir en classe. L’évaluation traditionnelle contribue à la sélection, notamment, lorsqu’elle prend en compte des acquis dont l’école n’est que marginalement responsable : sous prétexte d’évaluer les effets de l’enseignement, on sanctionne alors les inégalités préalables de capital culturel. Diversifier les formes d’excellence sans diversifier le curriculum aurait le même effet et favoriserait les favorisés. Je traiterai donc ici non seulement des attentes de l’école au moment de l’évaluation, mais des contenus de l’enseignement :

Cette approche s’inscrit dans un ensemble de stratégies de démocratisation mettant en jeu le curriculum formel ou réel. La place me manque pour les envisager. Je me borne à signaler quatre directions complémentaires :

  1. rendre le curriculum moins sélectif, en étalant ou en abaissant les exigences ;
  2. le moderniser, le rapprocher de la vie ;
  3. l’assouplir, l’adapter aux situations et aux publics ;
  4. le diversifier, et diversifier du même coup les formes d’excellence scolaire.

Ces stratégies " curriculaires " doivent se combiner à d’autres approches : aménagement du cursus et des structures, différenciation de l’enseignement, évaluation formative, didactiques plus actives et plus efficaces, association des parents et des collectivités locales au fonctionnement des écoles, gestion plus participative des établissements, formation des maîtres, équipements, travail en équipe des enseignants, etc. Que le lecteur veuille bien garder à l’esprit que la lutte contre l’échec scolaire passe par un ensemble de stratégies, la diversification des formes d’excellence, saisie à la fois au plan du curriculum formel et du curriculum réel, n’étant qu’une composante, nécessaire mais pas suffisante, d’un dispositif global de lutte contre les inégalités.

Diversifier le curriculum et les formes d’excellence, prendre en compte d’autres facettes de l’élève, c’est une idée séduisante. Mais elle peut aussi être naïve. J’insisterai donc sur les pièges et les limites, en essayant d’anticiper des effets pervers et de montrer les indispensables connexions entre des changements internes à l’institution scolaire et des changements culturels dans la société globale.

Je parle ici de l’école primaire, en me situant avant toute orientation/sélection vers des niveaux, options, filières. Il s’agit donc de diversifier le curriculum à l’intérieur d’un cursus unique.


I. Une diversification des formes d’excellence
ne vaut que si elle est démocratisante

En cherchant à diversifier le curriculum, on espère valoriser des formes d’excellence moins dépendantes des ressources culturelles qui favorisent la réussite scolaire traditionnelle. Et de ce fait, de donner des chances à des élèves ou catégories d’élèves qui en sont actuellement démunis. Est-ce possible ?

Aujourd’hui, il n’y a pas douze mille façons d’être bon élève à l’école primaire :

Peut-on concevoir une scolarité de base qui ne privilégierait pas les mêmes savoirs et savoir-faire pour tous, qui donnerait droit de cité à divers types de réussites, faisant appel à des ressources, à des compétences et à des attitudes différentes ? Et surtout à des ressources et des attitudes qui ne favoriseraient pas, aussi différentes soient-elles, toujours les mêmes classes sociales et les mêmes familles ? Il est clair que si l’éducation artistique prenait davantage de poids et équilibrait l’orthographe ou la mathématique dans la sélection scolaire, pourquoi cela contribuerait-il à démocratiser l’enseignement ? Selon la façon dont le curriculum artistique ou musical est conçu, il pourrait tout aussi bien renforcer les avantages des enfants issus de milieux favorisés, dans lesquels il y a des instruments de musique, l’habitude d’aller au concert, la fréquentation des musées, la familiarité avec les arts plastiques, etc.

La question est alors : quel pourrait être le visage d’une diversification démocratisante, qui ne reconstituerait pas, ne redoublerait pas la force des mécanismes créateurs d’inégalités, mais au contraire les ébranlerait, répartirait mieux les chances, donnerait au plus grand nombre la possibilité d’être bon élève d’une façon ou d’une autre ? Y a-t-il des raisons de penser que la reconnaissance d’autres formes d’excellence profiterait en priorité aux enfants actuellement défavorisés ? La prise en compte de capacités de négociation ou de leadership, par exemple, viendrait-elle réellement compenser le poids de disciplines plus académiques ? On se doute bien que les classes sociales qui préparent le mieux à l’abstraction et au maniement de la langue préparent aussi bien à l’exercice du pouvoir et à la maîtrise des rapports sociaux. Parce que tout cela va de pair et participe d’une position dominante dans la société. Certes, on peut imaginer des formes de sociabilité et de leadership différentes, dans lesquelles excelleraient les enfants d’origine populaire. Mais on est alors confronté à un problème auquel je reviendrai plus loin : l’école est-elle prête à reconnaître non seulement le leadership et la sociabilité, mais des formes de leadership et de sociabilité moins policées, moins respectueuses des apparences que celles qu’elle valorise aujourd’hui ? L’exercice du pouvoir dans la rue, dans une bande de jeunes de la zone, fait appel à des compétences et des attitudes que l’école actuelle rejette.

Autre exemple : la débrouillardise. On connaît le stéréotype : d’un côté l’enfant de classe moyenne ou supérieure fort en thème, à l’aise devant des textes et des équations, actif pendant les leçons, de l’autre l’enfant peu scolaire, mais débrouillard, qui sait manier l’argent, faire des courses, bricoler, arranger les choses, cuisiner, vivre seul, etc. Est-ce bien ainsi que les choses se passent en moyenne ? N’y a-t-il pas autant de bonnes raisons de soutenir que la débrouillardise est le fait d’une partie des enfants dans toutes les classes sociales et qui sait, peut-être davantage encore dans les classes favorisées, parce qu’elle participe d’un habitus dominant : autonomie valorisée, " culot " lié à une assurance et une expérience de classe, réseau de relations, bon usage de l’argent et des appuis, etc.

Je n’entends pas ici suggérer qu’on ne peut rien faire, mais je voudrais souligner les risques d’une diversification trop aveugle à la réalité des inégalités. Être favorisé, dans une société stratifiée, c’est en général être avantagé à beaucoup d’égards simultanément, dans toutes sortes de registres, économiques et culturels certes, mais aussi relationnels et parfois pratiques. On ne peut pas faire comme si la société se divisait d’une part en classes intellectuelles dépourvues de tout sens pratique et de toute qualité humaine, d’autre part en gens moins instruits mais qui auraient le monopole du coeur ou de l’expérience de vie. Il conviendra donc, devant toute hypothèse de diversification, de se demander, avec réalisme, si elle ne risque pas de redoubler les mécanismes générateurs d’inégalités.


II. L’illusoire équivalence
des formes d’excellence

L’école secondaire a une certaine pratique de la diversification des formes d’excellence dès le moment où elle spécialise des filières et des formations, mais que cette diversification a. n’est possible qu’à partir d’une forte sélection préalable, b. prépare souvent, de façon invisible, une nouvelle sélection :

Par exemple, pour les bons élèves, les sections de langues anciennes, de langues modernes, de sciences ou de gestion se présentent comme également susceptibles de conduire aux études gymnasiales ou universitaires. Mais si l’on considère l’origine sociale et le niveau scolaire moyen de leur public, leurs exigences à l’entrée, le destin le plus probable de leurs élèves, on s’aperçoit que cette équivalence déclarée dissimule une hiérarchie de fait, que les professeurs, les élèves, les parents reconnaissent et dont ils se servent. Avec des stratégies d’orientation fort classique : choisir apparemment un contenu d’études pour garantir en fait un niveau et des chances d’accès ultérieur aux écoles les plus enviées.

À l’école primaire, on pourrait certes imaginer que, dès six ans, les élèves soient orientés vers des filières à dominante linguistique, technique, manuelles, mathématique, artistique, concrète, abstraite… J’écarterai résolument cette approche. Outre l’appauvrissement prématuré que cela impliquerait pour chacun, à un âge où comptent avant tout le développement global, les savoir-faire transversaux et l’approche interdisciplinaire, on anticipe la sélection masquée que représenterait le choix d’une filière.

L’analyse des effets pervers du modèle secondaire peut par contre permettre d’envisager lucidement les risques de dérive lorsqu’on institue des formes d’excellence réputées équivalentes. Ces glissements sont monnaie courante. Chacun admet qu’on peut exceller au même degré en pratiquant des arts, des sports ou des métiers bien différents. Toutefois, comme Bourdieu l’a fort bien montré dans ses travaux sur la distinction (1979), toutes les formes d’excellence ne se valent pas, il existe un classement des classements, en vertu desquels le meilleur boucher sera, dans l’esprit de la plupart de ses contemporains, définitivement inférieur au plus médiocre chirurgien, le plus habile ouvrier moins digne d’estime que le peintre le moins créatif.

On saisit là le problème fondamental :

De telles diversifications ambiguës existent dans divers domaines : il y a des arts " mineurs ", un talentueux joueur d’harmonica ne sera jamais considéré comme l’égal d’un pianiste virtuose. Parmi les sports ou les métiers comparables, certains sont " plus égaux que d’autres ". L’ambiguïté a des fonctions évidentes : elle atténue les compétitions, oriente une partie des praticiens vers des disciplines de seconde zone, tout en leur donnant l’occasion d’être excellents. Dans les rapports sociaux, ces hiérarchies subtiles ont un effet pacificateur. Mais à l’école, l’enjeu n’est pas seulement de donner à chacun l’impression qu’il excelle dans un domaine ou une autre. C’est de véritable égalité qu’il devrait s’agir…

La diversification peut être un marché de dupes, si l’équivalence déclarée des formes d’excellence ne résiste pas aux pratiques et aux stratégies des acteurs, qui recréent des hiérarchies d’autant plus pernicieuses qu’elles sont niées par les textes.


III. Y a-t-il des formes d’excellence
vraiment oubliées ?

Y a-t-il beaucoup de qualités non reconnues par le système éducatif ? On peut avoir cette impression si l’on s’en tient au curriculum formel et à son découpage en disciplines. En revanche, si l’on considère ce que les maîtres exigent et valorisent vraiment, à travers épreuves, interrogations orales et autres tests, mais surtout dans la conduite et le travail quotidien, on est conduit à nuancer passablement le tableau.

S’il y a des qualités totalement méconnues à l’école, c’est peut-être parce qu’elles y sont radicalement inacceptables ou simplement parce qu’elles sont totalement étrangères au monde scolaire. Sont inacceptables, par exemple, toutes les formes d’excellence dans un genre ou un autre de déviance : violence, racket, trafics divers, consommation de drogue. Dans ces domaines, certains enfants et surtout certains adolescents, ont des compétences extrêmement développées, comme chefs de bande, trafiquants, escrocs à la petite semaine, etc. On voit mal l’école valoriser ces " qualités ", même si, dans l’abstrait, on peut reconnaître qu’elles manifestent des compétences de haut niveau taxonomique (anticipation, organisation, prise de décision et de risque, etc.). De la même façon, une série de compétences dans le domaine relationnel et sexuel n’ont pas droit de cité dans les classes.

D’autres qualités, par exemple savoir faire la cuisine ou s’occuper d’enfants en bas âge, ne sont pas valorisées à l’école parce qu’elles se réfèrent à des pratiques qui y ont aucune place. On retrouve là l’un des problèmes classiques de la séparation de l’école et de la vie. La diversification des formes d’excellence est limitée notamment par le fait que, dans la division actuelle du travail de l’espace, du temps social, toutes sortes de choses ne se font pas à l’école, ou alors dans des lieux et des temps qui ne concernent pas directement les enseignants. À part certaines écoles alternatives, la vie communautaire est plutôt réduite et, même dans les internats, où les élèves vivent ensemble, on ne fait pas nécessairement appel à leurs compétences et on ne fait pas le lien avec ce qu’on leur demande en classe.

À l’intérieur des pratiques scolaires existantes, cependant, il existe peut-être des occasions de mettre en valeur des qualités moins étrangères à l’univers scolaires et pourtant méconnues ou peu valorisées. Dans l’un des documents préparatoires au présent colloque de l’UNESCO, on propose de " promouvoir une évaluation multidimensionnelle visant à motiver les élèves notamment par la reconnaissance d’un plus grand nombre de domaines d’excellence. Prise en compte par le système éducatif de qualités généralement non reconnues : habileté manuelle, débrouillardise, sociabilité, leadership, endurance, curiosité, etc. ; et de valeurs éthiques : tolérance, franchise, etc. " La liste n’est pas fermée, mais elle suffit à poser le problème : s’agit-il vraiment de qualités ignorées ou sont-elles déjà prises en compte ?

On peut raisonner sur la diversification à un niveau d’abstraction relativement élevé, celui du curriculum formel. C’est celui auquel on définit la politique de l’éducation, donc les objectifs de l’enseignement obligatoire. Valoriser la tolérance ou la débrouillardise, c’est forcément en donner une sorte de définition institutionnelle comme on l’a fait pour le calcul mental ou l’analyse grammaticale. On peut envisager une diversification plus sauvage, moins centralisée, au niveau du curriculum réel, chaque maître inventant, dans son coin, des formes d’excellence non standards, donnant davantage de chance à une partie de ses élèves. Cette seconde approche me paraît beaucoup plus crédible, parce qu’il est évident que beaucoup de maîtres attendent de leurs élèves davantage ou autre chose que de bons résultats. Si on leur donnait le pouvoir, plus ouvertement, d’évaluer globalement les élèves en fonction d’un ensemble de paramètres, sans devoir à la fois exclure une partie des qualités importantes à leurs yeux et découper les autres en rondelles, on irait certainement vers des évaluations globales moins défavorables aux enfants actuellement en échec.

L’endurance, par exemple, est une qualité sinon évaluée explicitement comme telle, du moins fortement liée à la performance scolaire, diversement selon les établissements et les classes. Si l’on considère le rythme de vie et l’organisation du temps dans beaucoup d’écoles, on peut se dire que l’endurance compte autant que l’intelligence ou les acquis notionnels. L’année scolaire est une course d’obstacles, une alternance de temps forts et de temps faibles institutionnels tout à fait indépendants des rythmes personnels des individus, une succession de stress et de contrôles. Dès 8-10 ans, un élève subit durant l’année scolaire un nombre impressionnant d’épreuves écrites, par exemple, en moyenne, deux ou trois par semaine pour quarante semaines d’école par an. En réalité, déduction faite des périodes où il n’est pas opportun d’évaluer formellement, la moyenne hebdomadaire est nettement plus élevée et certaines semaines, c’est au rythme d’une ou deux épreuves par jour que les élèves doivent résister. Indépendamment de l’évaluation formelle, il y a les petits contrôles, les devoirs à la maison, les exercices à rendre, la course constante pour tenir des échéances, pour avoir son matériel, pour rassembler ses esprits au moment des changements fréquents d’activités, etc. On peut donc tout à fait soutenir que l’endurance est déjà évaluée dans la réussite scolaire.

On pourrait en dire autant de la débrouillardise. Dès les premiers degrés de la scolarité primaire, les élèves sont confrontés à un ensemble d’attentes très difficiles à satisfaire sans tricher un peu. Tricher au sens étroit, autrement dit frauder, copier des réponses sur le voisin, s’aider d’ouvrages clandestinement, faire faire certains travaux par ses parents ou par des camardes complaisants. Tricher aussi dans un sens plus large, c’est-à-dire sauver les apparences, donner des gages d’adhésion au système et jouer constamment avec la limite. On pourrait soutenir donc que les élèves qui réussissent sont ceux qui ont appris rapidement à jouer avec les attentes du système, à ne pas les prendre constamment au sérieux, à " en prendre et en laisser ", à conserver une réserve et une distance pour durer. Cette forme de débrouillardise là, fondamentale dans les organisations, l’école y prépare et en même temps la valorise indirectement. Cela n’exclut pas naturellement d’autres formes de débrouillardise, dans des domaines plus pratiques ou plus relationnels, qui elles, en effet, pourraient être valorisées plus explicitement à l’école.

Le leadership, la sociabilité, la curiosité sont aussi présents, indirectement, dans la réussite scolaire. Du moins si l’on prend en compte les didactiques rénovées de la mathématique, de la langue maternelle, des sciences et des langues étrangères. Il fut un temps où on demandait aux élèves beaucoup de mémorisation, un certain conformisme et une certaine application dans la mise en œuvre des règles, un travail très personnel, etc. Aujourd’hui, les attentes se sont fortement diversifiées. Dans les systèmes scolaires contemporains, on demande aux élèves de travailler en groupe, de s’organiser, de conduire des recherches, de prendre des initiatives, d’amener des objets et des questions, d’aller travailler dans les bibliothèques, etc.

Si l’on prend en compte non seulement les ressources mobilisées dans l’évaluation formelle (qui décide de la réussite scolaire), mais l’ensemble des critères que le maître utilise dans son appréciation globale des élèves, de leur travail en classe, de leur attitude dans le groupe, on s’aperçoit que la gamme des qualités requises est moins étroite qu’il n’y paraît de prime abord. Si ce n’est pas évident lorsqu’on observe les performances académiques, c’est déjà plus visible lorsqu’on prend en compte l’appréciation du comportement ou de l’attitude. Dans beaucoup de systèmes scolaires, l’évaluation comporte deux volets, l’un portant sur les acquis prévus au programme, l’autre sur l’ordre, l’application, la participation, l’intégration au groupe-classe, etc. Dans ce second registre, on fait évidemment appel constamment à des qualités humaines et éthiques. Un bon élève est un élève pacifique, qui aide ses camarades, qui ne ment pas, qui ne triche pas, qui ne s’oppose pas au maître constamment, qui joue un rôle actif dans le dialogue maître-élèves et dans les travaux d’équipe, qui manifeste du plaisir et de l’adhésion.

La variable déterminante, alors, est le type de pédagogie et d’évaluation qu’on pratique :

Pour le dire schématiquement : toute avancée vers l’école active et les pédagogies nouvelles est un gage de diversification du curriculum, tout progrès vers une observation qualitative et une évaluation formative garantit une prise en compte plus riche et tolérante des qualités des élèves.


IV. La reconnaissance au-delà de l’école

Que la diversification des formes d’excellence soit officielle, au niveau du système ou informelle, au niveau de la salle de classe ou de l’établissement, reste un problème de fond : à quoi sert-il de valoriser des formes d’excellence qui ne seront pas reconnues par la suite ? Prenons un exemple très concret : certains maîtres valorisent ouvertement la prise de risque et la prise de parole, la capacité et le courage d’exprimer ses idées même en situation d’incertitude, de s’ouvrir à la contradiction, d’énoncer des hypothèses. C’est une forme de diversification. Les situations d’incertitude effraient une partie des bons élèves, qui ont peur de ne pas savoir, qui attendent de maîtriser pour s’aventurer dans un domaine moins connu. D’autres élèves, peut-être moins brillants, ont davantage le sens du jeu et du risque. Imaginons donc qu’un maître valorise l’imagination, la prise de risque et le courage tout au long d’une année scolaire, voire de deux ou trois années consécutives où il garderait les mêmes élèves. Et par la suite ? Qu’arrivera-t-il si, lorsque ces élèves changent de classe, la première chose qu’ils entendent est " Quand on ne sait pas, on se tait ! " ou " Vous feriez mieux de réfléchir avant de dire n’importe quoi " ou " Tu vas encore dire une bêtise ! ". Toutes façons de signifier que dans cette nouvelle classe, on ne parle qu’à coup sûr, qu’il faut avoir un rapport sérieux et non ludique au savoir, qu’il faut faire juste tout de suite parce qu’on n’a pas l’occasion de rectifier le tir.

Ce n’est qu’un exemple. On pourrait les multiplier à propos de l’autonomie, de l’originalité des démarches intellectuelles, de l’entraide entre élèves, etc. Déjà à l’intérieur de l’école, les attentes sont souvent contradictoires, un maître demande aux élèves de prendre des initiatives, d’avoir un projet, de ne pas attendre qu’il les tienne par la main, le maître suivant ne supporte pas ces comportements. Ou encore, un maître encourage les élèves à la coopération, à se donner des informations, à s’aider dans les tâches intellectuelles et le maître suivant revient à la compétition et au chacun pour soi.

À supposer qu’à l’intérieur du système scolaire, ou en tout cas d’un cycle d’étude, il y ait une plus forte cohérence au sein du corps enseignant (ce qui n’est pas une mince affaire !), resterait le problème majeur, celui de la continuité entre les formes d’excellence valorisées à l’école et celles qui ont cours dans les familles, dans les entreprises, dans la société.

Un maître ou une école qui favorisent pendant plusieurs années l’esprit critique, la prise de parole, l’habitude d’argumenter, de contester, de négocier les décisions, préparent, on le sait bien, des élèves inadaptés aux attentes d’une partie des familles et des employeurs. Là où on valorise la créativité, l’imagination, le rêve, on prépare une partie des élèves à se retrouver devant des gens qui leur demanderont de travailler sans réfléchir, de suivre les règles, de ne pas se poser de questions et de faire ce que le chef a ordonné.

C’est une façon de souligner que l’école ne peut faire cavalier seul sans prendre de risques et surtout sans en faire courir à une fraction de ses élèves. Elle ne peut valoriser des formes d’excellence alternatives ou plus diverses sans se soucier de leur statut dans la société. C’est pourquoi, diversifier les formes d’excellence ne peut être une affaire strictement interne à la classe ou à l’établissement, ni même concerner le seul système éducatif. Toute diversification qui ne coïnciderait pas, quitte à l’anticiper un peu voire à la favoriser, avec une évolution des représentations et des valeurs qui ont cours dans la société, conduirait, à un décalage, au détriment d’une partie des élèves.

Les écoles alternatives, actives, nouvelles sont depuis longtemps confrontées à ces choix. Elles montrent qu’on peut défendre des formes alternatives d’excellence à condition de le faire avec beaucoup de force et de cohérence, de sorte à nantir les élèves de ressources adaptatives qui leur permettront de " s’en tirer " même s’ils ne sont pas conformes aux attentes standards d’un employeur ou d’une école postobligatoire. Pour survivre dans un système conformiste, il faut beaucoup d’autonomie, un peu ne suffit pas. Pour imposer une négociation des méthodes de travail là où elle n’a pas cours, il faut une force, une habileté, un patience qui requièrent une longue préparation et probablement aussi une réflexion constante, durant la formation, sur la distance probable entre les valeurs internes à l’école et les valeurs auxquelles on sera confronté plus tard.

Gérer l’écart est donc possible. Mais l’expérience des écoles nouvelles ou alternatives montre qu’il faut un fort engagement idéologique et pédagogique du côté des enseignants, une adhésion des parents et une scolarisation assez longue dans un curriculum cohérent. Si on ne peut pas réunir ces conditions, qui sont en quelque sorte celles d’une contre-culture ou d’une culture dissidente ou critique, on ne peut aller très loin dans la diversification des formes d’excellence, sauf si elle est parallèlement amorcée dans les mentalités au-delà de l’école, et d’abord dans l’esprit des parents.

On pourrait imaginer une école qui aurait pour ambition principale de donner à chacun l’occasion d’être excellent dans au moins un domaine. Rien n’interdirait alors d’élargir et de diversifier les formes d’excellence, pour que chacun trouve au moins un instrument qui lui convienne dans le concert. Mais cette logique, n’est-ce pas plutôt celle d’un centre de loisirs, d’une maison de la culture, d’un espace communautaire au service du développement et de l’épanouissement des personnes ?

Sans vouloir dramatiser, il me semble lucide d’admettre qu’historiquement l’école obligatoire a partie liée avec la sélection et la valorisation de formes d’excellence spécifiques. Si l’on ne voulait pas donner à chacun un niveau de maîtrise minimale dans certains domaines prioritaires, et fonder une sélection scolaire, puis professionnelle sur les maîtrises acquises dans ces mêmes domaines, à quoi bon s’embarrasser de systèmes éducatifs aussi lourds, aussi dominés par l’État et la société, aussi préoccupés d’égalitarisme, d’homogénéité, de standardisation ?

Il ne viendrait à personne l’idée de demander à une église de diversifier les formes de foi et de croyance. Précisément parce qu’une église est un lieu de défense et d’illustration d’une forme particulière de foi et de croyance. Une église parfaitement œcuménique, où coexisteraient toutes les religions, toutes les organisations, tous les rituels, toutes les croyances, serait-elle encore une église ?

Dans beaucoup de pays encore, l’école reste solidaire d’une église dominante. Même lorsqu’elle est entièrement laïcisée, elle reste solidaire d’un État, ou en tout cas d’une société civile dont les forces vives veulent assurer la cohésion, la reproduction, le développement, la sécurité, l’identité. Sans caricaturer l’école comme un simple appareil idéologique d’État, un instrument de pure reproduction des privilèges de la classe dominante, on ne peut en nier la nature profonde, qui est d’être une institution à travers laquelle la société pèse sur les individus dans le sens du conformisme, de l’intégration, de la transmission du patrimoine et de systèmes de valeurs, de la perpétuation d’un ordre social et d’une organisation de la production. La diversification des formes d’excellence scolaire doit nécessairement composer avec cette réalité. À la limite, pourrait-on dire, notre société n’a que faire d’une école qui valoriserait la macramé ou le yoga au même titre que la mathématique ou l’expression écrite.

Aussi longtemps que cette société n’a pas évolué vers une redéfinition sociétale (et non pas scolaire seulement) des formes d’excellence, de leur diversité, de leur hiérarchie, l’école a un pouvoir limité. Certes, en jouant sur son autonomie relative, la confusion sémantique, la générosité des uns, le souci de démocratisation des autres, la vogue d’un certain pluralisme, elle peut trouver toutes sortes de façons de valoriser des élèves dans d’autres registres que le traditionnel savoir lire, écrire, compter. La question qu’il faut alors poser crûment est : à quoi bon ?

L’une des perversités de toute pédagogie de la réussite, c’est qu’elle est tentée de tourner le dos aux acquis réels, de nier les inégalités qui s’installent, pour maintenir l’estime de soi et créer contre vents et marées un sentiment de maîtrise et de réussite. En ce domaine, on peut atteindre un seuil où tout bascule. Ce qui, en deçà du seuil, était stratégie efficace d’enseignement, façon de redonner à un plus grand nombre d’élèves des espoirs, des chances, des mobiles d’apprendre, pourrait devenir, au-delà du seuil, pure manipulation des apparences, installation des élèves dans un faux semblant, une illusion de maîtrise, une zone protégée qui ne fait que différer la confrontation avec les exigences réelles de la société.

En pratique, le seuil n’est pas toujours facile à identifier. Lorsqu’à un enfant de 7-8 ans qui ne sait pas lire, on dit qu’il apprendra, qu’il a beaucoup d’autres qualités, qu’il ne doit pas se faire trop de soucis, on l’aide évidemment à garder de l’espoir, à se concevoir comme capable d’apprendre à lire, fût-ce un peu plus lentement et plus tard que les autres. On fait donc du bon travail. Mais on doit bien se dire en même temps qu’une fois ou l’autre ce discours optimiste sonnera creux et finira par ressembler aux paroles rassurantes qu’on tient aux mourants en les assurant, alors que personne n’est dupe, que tout va s’arranger, que ce n’est pas si grave.

Il serait regrettable que la diversification des formes d’excellence aille dans ce sens, fonctionne comme une sorte de " machine à brouillard " qui donnerait l’illusion, pendant les années de scolarité, que " tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ", autrement dit, dans le domaine scolaire, que tout le monde est compétent et motivé, simplement dans des registres différents. Ce discours, constructeur et constructif dans ses intentions, peut devenir aliénant lorsque sa seule fonction est de consoler, de protéger de la réalité, de dissimuler trop longtemps les inégalités.

On peut évidemment souhaiter que notre société, dans son ensemble, évolue, notamment, vers une diversification des formes d’excellence les plus valorisées. L’école peut contribuer à une telle politique, à supposer qu’elle existe, notamment en ne menant aucun combat d’arrière garde pour conserver les valeurs anciennes, en éduquant au pluralisme et à la tolérance, en diversifiant ses programmes et ses exigences même lorsque cela complique son fonctionnement, en anticipant les changements de société, en aidant une partie des parents à les comprendre, en formant les enseignants, en prenant des initiatives et en faisant des expériences dans le domaine de la diversification du curriculum.

On peut même aller un peu plus loin. Aujourd’hui, dans les sociétés développées, le système éducatif représente une concentration impressionnante de spécialistes de la socialisation et de la culture. Bien plus que dans les parlements ou d’autres instances de réflexion et de planification, c’est dans l’école qu’on trouve les gens capables de penser et de proposer la diversification des formes d’excellence au-delà de l’école. Non pas en vase clos et en se substituant à la société ou à ses autres corps constitués, mais en faisant un travail idéologique, scientifique, didactique qui prépare le changement en structurant le débat, en dessinant des alternatives, en accumulant des arguments et des modèles. Aujourd’hui, l’école pourrait et devrait jouer un rôle moteur non seulement dans sa propre adaptation aux changements de la société, mais dans l’anticipation et la conceptualisation de ces changements. On peut parfaitement imaginer qu’elle se donne et reçoive le droit, université comprise, de faire des propositions dans le domaine de la diversification des formes et des normes d’excellence.

Il reste que le système éducatif n’est pas maître de l’évolution et qu’à trop précéder ou ignorer les hiérarchies et les formes d’excellence qui ont cours dans la société, il risque simplement de marginaliser encore plus une partie des élèves, de leur faire croire durant des années, et avec eux à leur parents, qu’ils ont acquis des compétences réelles et reconnues alors qu’en réalité elles n’ont de validité que dans l’univers scolaire.

Est-ce à dire qu’il faut renoncer à toute diversification ambitieuse des formes d’excellence scolaire aussi longtemps qu’elle ne suit pas ou n’anticipe pas de près et avec réalisme une diversification des formes d’excellence socialement reconnues ? Je le crois. Mais cela ne signifie pas que le thème de la diversification est sans importance et encore moins qu’il faut considérer cette stratégie là comme une impasse. Elle est seulement moins prometteuse qu’une première impression, un peu naïve, ne pourrait le laisser croire.


V. Une voie médiane,
diversifier le curriculum réel

Pour tempérer ce relatif pessimisme, j’ajouterai cependant qu’il y a entre la différenciation de l’enseignement, nécessaire, et la diversification des formes d’excellence scolaire, problématique, peut-être une voie médiane.

En effet, en s’attaquant aux formes et aux normes d’excellence, on touche au coeur même de l’entreprise d’inculcation scolaire. C’est pourquoi la diversification a des limites : au-delà d’un certain seuil, l’entreprise même perd son sens historique, l’école devient un supermarché où chacun trouve ce qu’il veut, ce qui lui convient. C’est peut-être une définition alternative du système éducatif, mais aujourd’hui, nos sociétés ne sont pas prêtes à aller jusque là. Et il n’est pas sûr que ça règle en quoi que ce soit le problème de l’inégalité devant la vie et l’éducation, car il y a toutes les raisons de penser que, dans un système éducatif régi par l’offre et la demande, autrement dit les lois du marché, les favorisés seraient encore plus favorisés, parce qu’ils feraient les bons choix, disposeraient du capital économique, social et culturel leur permettant de faire les meilleurs " placements éducatifs " comme ils font aujourd’hui les meilleurs placements spéculatifs ou immobiliers.

Il me paraîtrait en définitive beaucoup plus fécond et efficace de chercher à diversifier le curriculum réel et les manières d’être ensemble, de travailler, d’enseigner et d’apprendre dans l’école. Évidemment, elles sont pour une part fonction des formes et des normes d’excellence scolaire. Si l’on veut que les élèves maîtrisent le calcul mental, l’analyse grammaticale ou la géographie nationale, il faut consentir à ce qu’ils passent un certain temps à exercer ces savoirs et savoir-faire. Mais :

Là est à mon sens le véritable potentiel de diversification : dans les aménagements des contenus, du travail scolaire, des situations didactiques, du temps scolaire, des usages de l’espace, des modes de sociabilité, des rythmes, des rapports aux savoirs et à autrui dans l’école. En simplifiant à l’extrême on pourrait dire : acceptons qu’en gros, à l’école, l’enjeu soit, même et peut-être surtout pour les enfants issus des classes populaires, d’assimiler un savoir de nature élitaire, parce que, maîtrisé, il donne accès aux emplois qualifiés et aux positions de pouvoir. La question est : est-on condamné à l’assimiler d’une façon élitaire ? Ou, plus subtilement : est-on condamné à apprendre d’une seule façon, en l’occurrence celle qui convient le mieux aux enfants des classes favorisées, qui respecte leurs valeurs, leur rapport au monde et au savoir, leur manière de donner du sens à l’action et à l’apprentissage ?

Prenons l’exemple de la mathématique. Diversifier les formes d’excellence pourrait vouloir dire que la mathématique n’est pas un savoir indispensable pour tous les enfants d’une même génération, que d’autres formes d’excellence peuvent s’y substituer. Différencier l’enseignement de la mathématique veut dire qu’on donne à chaque élève des appuis, des ressources, des conditions d’apprentissage optimales en regard de ses acquis antérieurs et de sa façon d’apprendre.

En cherchant une voie médiane, on peut se poser une autre question : n’y a-t-il qu’une seule façon d’approcher la mathématique, de s’y intéresser, d’en faire ? La diversification dont je parle ici ne se limite pas à celle des moyens ou des méthodes, des rythmes et des niveaux d’enseignement. C’est réellement dans le rapport aux savoirs, dans la façon de mettre la mathématique en relation avec des besoins, des projets, des problèmes, des modes de vie qu’il faut chercher un espace de diversification.

En schématisant, on pourrait dire que le rapport des classes favorisées à la mathématique s’impose aujourd’hui à tous les élèves de l’école, dès l’école maternelle : un rapport abstrait, censé être ludique dans les petits degrés, mais qui ne l’est réellement que pour les élèves qui remplissent deux conditions : trouver amusant ce genre de jeu abstrait et y jouer convenablement. Pour s’intéresser à l’enseignement des mathématiques, aujourd’hui, il faut un goût prononcé pour l’abstraction, le langage symbolique, les algorithmes, les procédures, les concepts dont le sens n’est donné que par la cohérence interne du système formel ou par le goût pris à faire à vide un certain nombre d’exercices, de raisonnements, de calculs.

Certes, depuis l’avènement de la mathématique dite moderne, contemporaine d’autres pédagogies rénovées, on a insisté sur la mathématisation du réel, sur la nécessité de la manipulation, sur l’aller et retour indispensable entre les concepts et des observables à la portée des élèves. Mais on sait d’une part que, dans la pratique quotidienne des classes, ces bonnes intentions sont loin d’être toujours réalisées. Et aussi, ce qui est plus pernicieux, que lorsqu’elles le sont, c’est de façon aussi scolaire, voire scolastique que les exercices papier-crayon traditionnels.

Rendre possible un autre rapport, moins abstrait, à la mathématique, ce n’est pas enjoliver les exercices traditionnels à l’aide de formes multicolores, de boîtes d’allumettes et de tiges démontables ne fait pas vraiment sortir du registre de la mathématique désincarnée, coupée de tout projet d’action sur le monde mais aussi, sauf aux niveaux les plus avancés du cursus, de tout véritable projet théorique ou formel que les élèves pourraient s’approprier. D’un bout à l’autre du cursus, la mathématique scolaire tourne à vide et n’intéresse, voir n’enchante, que ceux qui ont une forme d’esprit particulière qui les incline à ces jeux abstraits.

Un autre rapport à la mathématique, c’est nécessairement une autre intégration de la mathématique et d’autres disciplines, techniques ou technologiques par exemple. L’idée, qui n’est évidemment pas neuve, est de lier les apprentissages mathématiques à une instrumentation permettant de calculer, d’anticiper, de coordonner des actions humaines, en particulier des actions techniques. Il peut venir à l’esprit de chaque instituteur qu’il serait plus facile de faire découvrir la notion, les unités et les instruments de mesure si on donnait aux élèves l’occasion de les utiliser dans des projets qui les rendent indispensables, plutôt que de les introduire à un moment précis du cursus prévu par le plan d’études, sans autre nécessité fonctionnelle. Mais évidemment, dans le cadre des quelques heures de mathématique, surtout lorsque le programme annuel est relativement rigide, comment faire autrement que de déverser des notions et des exercices qui sont dans le pire des cas purement et simplement parachutés comme une chose à apprendre parmi d’autres, dans le meilleur des cas amenés par une mise en scène plus pratique, mais qui reste de l’ordre de la simulation (par exemple " Si vous voulez mesurer la classe… ").

On pourrait tenir le même raisonnement à propos de l’apprentissage de l’expression écrite. À l’école primaire, et même jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire, l’école n’a guère de prétentions littéraires. Elle souhaite former des élèves à écrire correctement des textes simples et pratiques, qui seront plus souvent de l’ordre de la correspondance commerciale ou administrative que de la littérature ou du texte théorique. Pourtant, aujourd’hui encore, et en dépit des rénovations de l’enseignement de la langue maternelle, on donne un poids considérable aux textes littéraires. À l’école primaire, les élèves passent encore des heures à rédiger des portraits, des récits de vacances, à inventer des textes de fiction alors qu’on leur donne beaucoup plus rarement l’occasion d’inscrire l’écrit dans une perspective pragmatique. Ce faisant, on favorise considérablement les enfants issus des classes où les textes scientifiques, juridiques et littéraires sont le pain quotidien des parents, qui en lisent ou en fabriquent, qui en remplissent la bibliothèque familiale et en parlent à table. On peut, sans toucher à la forme d’excellence scolaire proprement dite (maîtriser la production de textes correctement construits, lisibles et efficaces), diversifier considérablement la façon de s’y prendre en pratique, et diversifier d’abord les écrits sociaux de référence, les textes demandés aux élèves et leur insertion dans un contexte culturel ou pragmatique. Ces idées sont maintenant assez anciennes, il resterait à les réaliser : par ce qu’ils vivent quotidiennement, beaucoup d’élèves peuvent comprendre à quoi sert une lettre protestant contre une augmentation de loyer ou demandant un emploi, alors qu’une minorité seulement ont les clés pour comprendre à quoi rime un pastiche, une variation poétique ou le portrait d’une grand-mère.

On peut proposer un raisonnement analogue à propos de la géographie. Plus elle reste un savoir théorique, encyclopédique, composante obligée de la culture générale et de l’identité nationale, plus on la tient à distance des classes sociales et des familles pour lesquelles la géographie est au mieux un savoir pratique, l’art de se repérer et de se déplacer dans un territoire. Concrètement, aujourd’hui, pour la majorité des familles, la géographie c’est tout simplement les vacances. Pour une fraction des élèves, dans un registre moins frivole, ce sont les migrations de leur parents et les leur propres. D’une autre façon encore, la géographie, c’est l’actualité politique mondiale, le dialogue Nord-Sud, la paix au Moyen-Orient, les fluctuations des prix du pétrole ou d’autres matières premières, la recomposition de l’Europe de l’Est, les filières de la drogue, etc. Ces diverses pratiques géographiques offrent d’immenses possibilités de diversification. Encore faut-il que l’école les saisissent. Pour cela, elle n’a pas besoin de modifier les formes et les normes d’excellence, autrement dit des objectifs de maîtrise. Il lui suffit de modifier les méthodes et les contenus du travail quotidien, notamment en assouplissant le curriculum, en donnant à chaque maître le droit, voire le devoir et les moyens de partir de l’actualité, des besoins des élèves, des occasions qui se présentent ici et maintenant.

On pourrait multiplier les exemples. Je ne retiendrai ici, en guise de conclusion provisoire, que l’idée générale : avant de toucher aux formes et aux normes d’excellence scolaire, du moins dans leur état le plus général, l’école dispose d’une large autonomie dans le choix des situations didactiques, des moyens d’enseignement, des exercices et des illustrations, des activités, des événements, des projets, des problèmes à partir desquels les élèves travaillent quotidiennement. Dans tout cela, s’incarnent aussi des valeurs et des représentations. Tout cela aussi peut faire l’objet d’une ouverture et d’une diversification, ou au contraire d’une définition monolithique et élitiste. Là se joue une diversification moins utopique et peut-être plus à la portée du système éducatif, parce qu’elle n’exige pas des bouleversements sociaux et relève de la pédagogie et du curriculum réel plutôt que de la mission globale de l’école.


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