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Lécole doit-elle suivre ou
anticiper
les changements de société ?
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1991
I. Qui pense lavenir de notre société et ses implications pour lécole ?III. Lécole a-t-elle le droit et les moyens de réfléchir sur lavenir ?
a. Produire ou reproduire la société ?
Nul nignore, grâce à Bourdieu et Passeron (1970) que le système denseignement reproduit les inégalités et les hiérarchies entre classes sociales. De là à penser que lécole est fondamentalement conservatrice, et quelle est toujours à la traîne des changements de société, il ny a quun pas, vite franchi.
Pourtant, la division de la société en classes nest nullement incompatible avec sa modernisation, lévolution des technologies et des moeurs, lélévation des niveaux de vie et toutes sortes de transformations politiques, économiques et culturelles. Bourdieu et Passeron sintéressaient à des structures très profondes, qui tiennent à la division du travail, à laccumulation du capital dans une société. Cela nexclut nullement le changement social.
Par ailleurs, Petitat (1982) a montré quà certaines périodes de notre histoire, lécole, plutôt que de contribuer à la reproduction de lordre établi, a joué un rôle moteur dans lémergence dune nouvelle société, de nouvelles classes sociales, de nouvelles qualifications. Il en fut ainsi par exemple lorsque limportance croissante de lécriture, puis de limprimerie, exigèrent exigé une alphabétisation plus massive des nouvelles générations. Plus tard, lécole fut partie prenante du développement industriel, qui nallait pas sans qualifications plus élevées même chez les travailleurs manuels. Gardons-nous donc des schémas simplistes : lécole nest pas toujours à la traîne, elle joue parfois un rôle moteur. Quen est-il aujourdhui ?
Dans certaines périodes de lhistoire, la stabilité importe plus que le changement, et les sociétés attendent de leur système scolaire la perpétuation des traditions, la transmission dun héritage fait de valeurs et de connaissances davantage que la préparation à un avenir différent. Nous sommes à cet égard dans une situation paradoxale : lincertitude, la peur de lavenir pourraient pousser à se retrancher dans des valeurs anciennes ; inversement, préparer lavenir nira pas sans audace et imagination, non seulement dans le champ des connaissances et de la production, mais dans le champ de la sensibilité et des valeurs.
Par ailleurs, même lorsque la société change et veut changer, lécole, prise globalement, nest pas toujours " à la hauteur ", soit parce quelle ne sait pas à quel avenir préparer, soit parce quelle ne sait pas comment y préparer le mieux possible, soit encore parce quelle est paralysée ou démunie.
Est-ce dailleurs bien son rôle ? Ny a-t-il pas en effet dautres instances mieux placées ? Qui, aujourdhui, pense lavenir, les changements de société et leurs implications pour léducation ? Pourquoi serait-ce la tâche de lécole dans une société démocratique ? Est-ce sa vocation même ou la réponse à une carence des autres instances chargées dimaginer et de prévoir ?
b. Limagination est-elle au pouvoir ?
Les écoles publiques sont des composantes de ladministration, dont la mission est dexécuter des lois, de mettre en uvre des politiques. Cest au parlement et au gouvernement quil appartient, formellement, de penser lavenir et de traduire des projets ou des prévisions en décisions, en lois, en programmes, en directives applicables par les gens décole.
En réalité, les systèmes totalitaires seffondrent ou se désintéressent de léducation, et dans les pays démocratiques, lappareil dÉtat est très largement occupé, entre deux élections, à gérer la crise et lemploi, à sadapter aux fluctuations de la conjoncture économique, des marchés internationaux, des phénomènes migratoires, de la situation géopolitique de la planète. Les hommes politiques visionnaires ne sont plus très nombreux. La plupart gèrent dans le court terme et comptent sur dautres forces sociales pour avoir des idées et se projeter dans lavenir. Quelles sont ces autres forces ? Jouent-elles vraiment leur rôle ?
Les partis politiques sont de moins en moins des lieux de doctrine, de plus en plus des machines électorales orientées vers la participation au pouvoir et des institutions où un personnel fait carrière. Même les partis de gauche, traditionnellement portés à rêver dune nouvelle ou dune autre société, se désintéressent passablement de léducation et de la culture.
Des syndicats, de façon générale, on peut dire aussi que ce ne sont plus guère des forces utopiques, ni même des forces mues par une image claire de lavenir probable. Les incertitudes économiques mobilisent les appareils bien davantage quun projet de société.
Les médias ont joué longtemps un rôle doctrinal important, en particulier la presse écrite. De nos jours, elle est en compétition acharnée pour un marché publicitaire que lui disputent la radio et la télévision. La logique dominante, cest de plaire pour vendre, de régler les politiques de création et de diffusion sur laudimat. Aucun média touchant un vaste public ne peut aujourdhui prendre le risque de penser lavenir de façon continue, cohérente et sérieuse, de sengager dans un projet de société. Certes, on trouve régulièrement des dossiers, des débats, mais rien qui donne une ligne à long terme.
Les intellectuels, dont cest le rôle traditionnel, sont eux aussi happés par la " société du spectacle ", qui encourage à faire fructifier les idées à la mode davantage quà penser avec rigueur lévolution possible au cours des décennies à venir.
Les chercheurs sont de plus en plus nombreux, mais ce sont rarement, aujourdhui, de véritables savants nantis dune culture philosophique et familiers de plusieurs disciplines. Le travail scientifique est en miettes, la recherche est spécialisée et nexige pas davoir beaucoup didées générales. Même en sciences humaines, la tendance est à la fragmentation des problématiques et des champs dinvestigation. Dans les grands pays, on compte au mieux quelques dizaines de savants capables de formuler à lusage de la société civile des synthèses pour laider à voir doù elle vient et où elle va. Paradoxalement, ils sont souvent issus des sciences exactes, à la manière dAlbert Jacquard, généticien, ou dHubert Reeves, astrophysicien.
Un certain nombre de fondations et dorganisations internationales jouent un rôle prospectif évident. Ce sont des lieux où lon pense lavenir avec plus de continuité quailleurs. Mais, par leur nature même, ces organisations sont dépendantes déquilibres politiques fragiles ou de sponsors engagés dans la compétition pour les marchés mondiaux. Les organisations et les fondations internationales sont souvent poussées à produire des rapports abstraits et aseptisés, ou du moins qui ne déplairont à aucun des pays influents ou des grandes firmes dont dépend leur financement.
Quant aux multinationales et aux grandes entreprises nationales publiques ou privées, elle ont évidemment une vision particulière de lévolution de la société. Peut-être y trouve-t-on les forces les plus cohérente pour prévoir et façonner lavenir dans certains domaines, énergie, informatique, télécommunication, santé et ingénierie génétique, alimentation par exemple. Les grandes entreprises et les multinationales ont des visées sur léducation et des attentes à légard des systèmes scolaires. Mais ce ne sont pas des instances démocratiques et on peut craindre un monde où les forces les plus visionnaires seraient aussi les plus liées à des stratégies de profit, de croissance et de conquête de marchés
De cet inventaire un peu schématique, mais pas très encourageant, on peut conclure que lécole est peut-être, fût-ce à son insu, le lieu où se concentre aujourdhui le plus grand nombre de personnes hautement qualifiées et qui sont en même temps relativement à labri des enjeux politiciens, des compétitions commerciales et des tentations gestionnaires. Pourquoi dès lors ne pas envisager que lécole contribue à préparer lavenir ? On ne peut se passer daucune force vive dans une société désormais durablement installée dans le changement permanent, en fonction de lévolution scientifique et technologique, mais aussi des transformations culturelles, économiques, écologiques, démographiques et géopolitiques à léchelle de la planète.
c. Les systèmes denseignement et la démocratie
Dire que lécole pourrait être une institution bien dotée et bien placée pour penser lavenir de nos sociétés et ses conséquences pour léducation, nest pas dire quelle doit devenir un état dans létat et saffranchir dun contrôle démocratique.
Lorsquil sagit de prendre des décisions, de rénover les programmes ou les méthodes, de fixer de nouveaux objectifs ou de modifier les structures scolaires, le changement passe évidemment par des décisions politiques, des innovations dans lorganisation et la gestion du système et une évolution des contenus et des pratiques pédagogiques. En dernière instance, le peuple (dans des démocraties directes), le parlement ou le gouvernement doivent trancher, prendre les options. Mais une politique de léducation se prépare. Elle pourrait se préparer par des débats, des réflexions, des recherches et des expériences, autrement dit par une activité intense menée au sein du système éducatif, dans ladministration centrale et ses services aussi bien que dans les établissements et les associations professionnelles denseignants, voire de parents. Lécole peut jouer son rôle en amont des décisions, au stade de limagination, de lanticipation, de la clarification des options.
Dans cette perspective, elle a plusieurs atouts :
À quelles conditions lécole pourrait véritablement devenir un lieu dimagination et danticipation ? Pour en débattre autrement que dans labstrait, il me semble utile de faire un détour par une réflexion sur les problèmes à résoudre. Cest en fonction de débats mieux identifiés quon pourra poser avec réalisme la question de savoir si les maîtres, les directeurs, les inspecteurs et les autres gens décole sont prêts (cest à dire capables et disposés) à sengager dans une telle aventure, si elle a du sens pour eux, sils peuvent y trouver leur compte.
On peut organiser de diverses façons acceptables la discussion sur lavenir. Tout se tient. Ce qui importe ici, cest plutôt de décrire quelques problématiques autour desquelles lécole pourrait réfléchir. Cest pourquoi je reprendrai un découpage et des thèses déjà établis, sans suggérer que cest la seule façon possible de poser les problèmes. Les travaux du Collège de France ou le rapport Bourdieu et Gros (1989) esquissent des thèmes proches.
Comme le dit Albert Jacquard, " Lavenir est un fleuve dont les berges ne sont pas encore tracées ". Il est donc bien difficile de penser lécole en fonction dune image précise de la société dans vingt ou cinquante ans. On peut néanmoins dessiner quelques directions prospectives. En 1989, un groupe de travail restreint a esquissé une réflexion publiée sous le titre " Lan 2000 cest demain. Où va lécole genevoise ? " Ce texte proposait cinq chantiers :
Examinons ces cinq grands axes dune réflexion sur le changement de la société et de lécole.
a. Démocratiser laccès à la connaissance
Depuis plusieurs décennies, lécole genevoise sefforce de lutter contre le retard et léchec scolaires, de combattre les inégalités sociales devant lécole, de multiplier les possibilités de réorientation. Plus récemment, lÉtat sest engagé aussi dans le développement de léducation des adultes.Le but est certes douvrir laccès de tous ceux qui en sont capables aux études générales et professionnelles ainsi quaux diplômes qui les sanctionnent. Mais plus fondamentalement, la mission de lécole est de faciliter et donc de démocratiser laccès à la connaissance, à linformation et à la formation. Indépendamment de sa profession, chacun doit pouvoir accéder aux savoirs indispensables pour participer à la vie politique, sociale et culturelle, pour organiser ses loisirs et sa formation continue, pour éduquer ses enfants et préserver sa santé, pour sen tenir à lessentiel.
On se plaît aujourdhui à reconnaître que laccès aux savoirs doit être facilité à tous les âges de la vie. On répond ainsi mieux encore à un souci dégalité des chances. En même temps, on favorise le développement économique et la vie démocratique, qui passent aujourdhui plus que jamais par un niveau élevé déducation de tous.
Leffort de démocratisation accompli depuis un quart de siècle doit par conséquent se poursuivre. Dans cette perspective on mettra laccent notamment :
- sur les mesures proprement pédagogiques : individualisation et différenciation accrue de lenseignement, dans toutes les écoles et toutes les disciplines ; adaptation dans ce sens des moyens denseignement, des pratiques dévaluation (qui doivent devenir moins sélectives et plus formatives) ; aménagement des espaces et des horaires scolaires ; diversification des appuis pédagogiques, quil faut tendre à intégrer autant que possible au travail normal en classe ;
- sur la valorisation des formations professionnelles et des filières générales et pratiques du Cycle dorientation, en leur donnant mieux encore les moyens dune pédagogie adaptée à leur public ;
- sur des dispositifs diversifiés de formation continue donnant à chacun des chances de compléter ses connaissances à tout âge, facilitant la reprise dune formation de culture générale à lâge adulte, développant le perfectionnement professionnel sous diverses formes (in " Lan 2000, cest demain ", p. 7-8).
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Ce qui menace le plus la démocratie, cest daller vers une société duale non seulement pour lemploi, mais aussi dans le champ du savoir et des compétences. Cest un risque lorsquune minorité de gens très qualifiés et très actifs permettent à une majorité de chômeurs ou de marginaux de vivre à lécart du circuit économique. Cest toute la problématique du partage du travail. Dune certaine manière, les technologies modernes permettent de produire pour tous (avec de fortes inégalités de niveaux de vie bien sûr) sans demander à tous de travailler à la production, même de façon indirecte. Lautomation, linformatisation des tâches les moins qualifiées nous conduisent vers une société dexperts, de planificateurs et dingénieurs qui nauront à terme besoin que dune main duvre relativement limitée pour faire fonctionner un appareil de production largement automatisé.
Nous nen sommes pas là, mais les prémices ont été détectées depuis pas mal de temps dans les pays les plus développés. Et on peut craindre quà cette dualisation des emplois corresponde une dualisation des compétences, parce quaujourdhui encore, le bagage scolaire est fortement proportionné aux qualifications professionnelles visées. Dans une société duale, au XXIe siècle, on ne se contentera certes pas dune population sachant juste lire, écrire, compter. Lalphabétisation minimale, cest peut-être désormais le baccalauréat. Mais attention : même un tel niveau déducation, qui est loin dêtre atteint aujourdhui, pourrait bien, dans la définition actuelle des programmes, ne produire que des consommateurs, des électeurs et des travailleurs à la mesure des structures complexes. Un niveau formel élevé déducation, sans réforme profonde du curriculum, ne garantit nullement à chacun une participation active à lévolution de la société, ni une réelle prise sur le cours de sa vie privée ou professionnelle.
Même sil y a élévation générale du niveau réel dinstruction, il nest pas sans conséquence quune minorité hyperqualifiée concentre et monopolise peu à peu les savoirs essentiels, la majorité des autres adultes sorientant vers la consommation ou des tâches dexécution.
Démocratiser laccès à la connaissance, ce nest pas " donner " des diplômes postobligatoires à tout le monde. Cest donner à chacun des compétences et une culture beaucoup plus larges, ce qui suppose soit une scolarité plus longue, soit une formation continue plus substantielle, mais surtout un enseignement plus efficace dès lécole élémentaire.
Or lefficacité de la formation concerne au premier chef les gens décole, qui doivent dune part rechercher des stratégies plus convaincantes de différenciation de lenseignement et dévaluation formative, dautre part réfléchir sur la pertinence des contenus et des tâches proposées aux élèves dans la perspective dapprentissages fondamentaux.
b. Éduquer pour une société pluraliste et ouverte
Linsistance sur lacquisition des connaissances ne doit pas faire oublier la mission éducative de lécole, entendue au sens large de préparation à la vie dans une société complexe, multiculturelle, qui change rapidement et souvre sur lEurope et sur le monde. Depuis son instauration, lécole obligatoire est au service de la démocratie, avec la part dincitation à la tolérance et au dialogue que cela comporte Aujourdhui, plus que jamais elle doit favoriser chez chacun le développement de lidentité dans la diversité, louverture à lautre et lenracinement dans une collectivité cantonale et nationale sans enfermement ni exclusion.Elle doit contribuer à développer la tolérance à légard des minorités, des immigrés, des réfugiés ; favoriser louverture aux autres cultures, légalité des hommes et des femmes, la participation démocratique à la vie politique, la solidarité avec les moins favorisés, lintégration des handicapés, le respect de lenvironnement, la défense des droits de lhomme, le refus des discriminations de tous genres.
Renforcer de telles valeurs et attitudes, dans le respect de la personnalité et des croyances de chacun, nest pas une tâche facile et il ne suffit pas daffirmer leur importance dans labstrait. Il faut aussi les mettre en pratique dans les classes et dans les établissements. Dans ce domaine on ne peut procéder " scolairement ", par leçons et exercices. Il faut plutôt encourager les maîtres à prendre du temps, le temps de la réflexion et de la discussion sur les sujets de société. Il faut aussi créer de véritables moyens didactiques et former les maîtres comme éducateurs aussi solidement que comme spécialistes de disciplines académiques (in " Lan 2000, cest demain ", p. 9-10).
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Dans les sociétés démocratiques, lécole a été un instrument de la construction nationale, de ladhésion à la république, parfois de la laïcité. Elle a donc fondamentalement partie liée avec la démocratie. Mais ce lien sest un peu distendu au gré des décennies, lécole sest orientée davantage vers les qualifications et les carrières, la transmission des valeurs et linstruction civique ont perdu de leur importance.
Aujourdhui, dans une situation mondiale plutôt que nationale, il redevient essentiel non pas de donner des " leçons " de morale ou de civisme, mais de préparer les jeunes à vivre dans un monde où le choc des cultures, lévolution des moeurs et des technologies vont multiplier les changements, les conflits, les crises didentité et les questions nouvelles. Que lon pense par exemple à toutes les perspectives quouvre la biologie moderne en matière de fécondation et de reproduction. Sommes-nous prêts à affronter les problèmes éthiques, relationnels, culturels qui sensuivent ? Autre exemple évident : dans les décennies à venir, les jeunes auront à se mouvoir dans des aires culturelles continentales ou plus larges encore, à côtoyer des gens venus dautres horizons et dautres cultures, à retrouver des modes de vie pacifiques, par-delà les différences. Lécole les y prépare-t-elle ?
Ici encore, les gens décole sont directement concernés, parce que la question nest pas tellement de réaffirmer des finalités éducatives que de les concrétiser dans la vie quotidienne, ce qui passe nécessairement par un réaménagement des espaces et des temps, des relations et du contrat pédagogique, pour faire de la place, une place légitime, à dautres soucis que la progression dans le programme.
c. Retrouver lunité de la culture générale
Lécole obligatoire instaurée en 1872 à Genève a défini des programmes en fonction dune société cantonale en voie dindustrialisation, durbanisation, de démocratisation.Aujourdhui, nous vivons dans une société tertiaire, presque complètement urbaine, en communication immédiate et en interdépendance avec le monde entier. La science nest plus seulement linstrument de la raison et du progrès. Elle suscite aussi interrogations et inquiétudes, par exemple à propos des manipulations génétiques, des risques écologiques majeurs, du surarmement, de linformatisation de la vie quotidienne. Le développement de linstruction publique sest fondé sur une foi aveugle dans la connaissance. Lorsque la connaissance est en crise, lécole lest aussi.
Comment faire face à cette situation ? Lécole nest pas à la source des savoirs et ne peut régler ni leur extension ni leur usage social. Mais rien noblige, dans lenseignement, à suivre aveuglément lexplosion des connaissances sur le modèle encyclopédique, ni à sans cesse alourdir les programmes sous prétexte de les moderniser.
Il nest plus possible de multiplier et détoffer les diverses disciplines sans se soucier de la cohérence de lensemble. Il devient nécessaire de repenser la culture générale enseignée dans les écoles, de jeter des ponts entre les disciplines, de mieux dégager les savoirs et savoir-faire essentiels dans chacune, délaguer et alléger, de donner davantage dimportance aux compétences transversales (raisonnement, analyse, synthèse, communication) et enfin doffrir aux individus les moyens dune distance critique face aux sciences et aux techniques. Bref, il faut tenter de (re) donner aux savoirs plus de sens et dunité.
On sera de plus attentif à la balance entre diverses formes dexcellence et de culture. Dans un monde où les savoirs intellectuels ne cessent de sétendre, le danger est grand, à lécole, de marginaliser le sport et léducation physique, les arts, lartisanat et les travaux manuels, léducation morale et civique, la formation pratique. Ces domaines sont souvent les parents pauvres, sinon dans les programmes, du moins dans lemploi du temps des maîtres et des classes. Contre cette tendance, il faut sans cesse retrouver des équilibres, réaffirmer limportance dacquis et dexpériences faisant appel à dautres facettes de la personnalité, et renoncer par conséquent à dautres exigences.
Tout cela ne se fera pas en une législature, ni même en une décennie. Il ne sagit pas de changer une nouvelle fois les plans détudes, ni de modifier les programmes au coup par coup, mais de reconstruire une vue densemble de la culture scolaire (in " Lan 2000, cest demain ", p. 11-13).
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On pourrait aller plus loin : peut-être la mission principale de lécole, dans les décennies à venir, sera-t-elle de rendre les gens plus intelligents. Ce qui exigerait une rupture totale avec la conception de lintelligence comme une aptitude reçue une fois pour toutes, que ce soit de son patrimoine génétique ou de son milieu familial. Lintelligence, comme capacité générale dadaptation, danticipation, de transposition nest pas une aptitude figée. Elle peut se développer, se consolider, se différencier ou au contraire régresser, en fonction de lusage quon en fait. Développer lintelligence de tous, cest mettre les enfants, dans le plus jeune âge, dans des situations extrêmement fréquentes et stimulantes de résolution de problèmes, de conception et de réalisation de projets, de prise de décision. Ce nest donc pas faire de la logique formelle, ni préparer à affronter des tests de QI, cest tout simplement placer régulièrement dans des situations complexes, mais maîtrisables, qui exigent des apprentissages de haut niveau taxonomique. Les deux choses sont dailleurs très largement interdépendantes. Ici encore, les gens décole sont en première ligne, car ce ne sont pas les principes qui font défaut, mais leur mise en uvre dans les programmes et le travail scolaire.
Sur vingt-cinq ou trente heures quun enfant ou un adolescent passe à lécole chaque semaine, combien développent réellement les capacités de décision, danticipation, danalyse, de synthèse, de communication ? Lessentiel du temps scolaire ne contribue pas à de tels apprentissages, pour des raisons fondamentales, qui ne tiennent pas à la perversité des enseignants ou à lidiotie des programmes, mais aux lois de la transposition didactique (Chevallard, 1985), qui transforment régulièrement des objectifs ambitieux, irréprochables sur le papier, en tâches gérables et contrôlables au jour le jour en classe, cest-à-dire souvent vidées de leur sens au profit dimpératifs plus terre à terre : discipline, sécurité, maîtrise de la relation, gestion des carrières. Lécole a horreur du vide, peur de travailler sans filet, dimproviser. Elle structure donc les tâches et les situations et leur fait perdre ainsi, insensiblement, leur sens et leur potentiel formateur Là encore, les gens décole sont concernés au premier chef, conviés à un travail sur eux-mêmes, leurs rapport au savoir, leur besoin de routine, de sécurité, de territoires établis.
d. Diversifier les formes daccès au savoir
Lécole a été pendant longtemps la seule forme dinstruction de masse. Actuellement, laudiovisuel, linformatique, la télématique changent les données du problème. Lécole peut envisager dabandonner certaines tâches à ces " écoles parallèles " ou à dautres réseaux de formation (écoles alternatives, coopératives, réseaux familiaux), qui peuvent compléter laction des écoles publiques et privées " traditionnelles ".Pour les tâches quelle conserve, lécole devra sapproprier les nouvelles technologies, les intégrer à laction pédagogique quotidienne, faire notamment de linformatique un instrument maîtrisé et utilisé judicieusement.
Il faut aussi inventer de nouvelles formes de scolarisation, enseignement à distance grâce à la télématique, formation personnelle autonome grâce à des didacticiels interactifs de qualité, mise à disposition dinformations et de ressources didactiques grâce à linformatique et aux bases de données consultables à distance.
On ne peut plus fonder toute une vie ni une carrière sur un bagage acquis durant la scolarité de base. Longtemps dispensatrice des savoirs avant tout, lécole a aujourdhui une mission différente : permettre à chacun dapprendre à apprendre. La formule est connue, mais sa mise en uvre exige, dès lécole élémentaire, la pratique de divers media, de diverses technologies, de diverses démarches dappropriation des connaissances. Il importe aussi de donner très tôt aux élèves des responsabilités et des possibilités de choix de leurs apprentissages, ce qui suppose davantage doptions et dinitiatives (in " Lan 2000, cest demain ", p. 15-16).
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Il y a beau temps que se développent en marge du système scolaire des offres de formation, quelles soient destinées aux enfants ou aux adolescents, ou aux adultes. Lécole na plus le monopole, on a découvert depuis longtemps que les médias constituaient selon lexpression de Georges Friedmann une " école parallèle " Par ailleurs, la formation continue est en plein développement.
Le rôle de lécole nest certainement pas de lutter pour conserver un monopole, cest plutôt de préparer les élèves à articuler, en parallèle ou successivement, toutes sortes dapports éducatifs, de leur formation initiale à la formation continue, des formes scolaires à lapport des médias ou de linformatique, des formations les plus organisées aux réseaux les plus informels dentraide et de formation mutuelle.
Pour que les gens puissent apprendre, il ne suffit pas quil existe des offres, des contenus, des didacticiels ou des vidéodisques, des écoles-clubs ou des ouvrages de vulgarisation. Il faut évidemment que les usagers sachent sen servir, sachent choisir, proportionner leurs achats et leurs investissements à leurs objectifs et à leurs moyens, sorganiser sur le long terme pour tenir la distance et équilibrer dans leur vie la part de la formation et les autres enjeux, etc.
Si lon conçoit lécole comme dispensatrice non dune culture achevée mais dune structure daccueil de savoirs nouveaux et de gérer une formation continue et lusage de ressources diversifiées, on sera nécessairement conduit à modifier les programmes et aussi le rapport au savoir dans lécole.
Là encore, il y a des choix politiques clairs que les gens décole ne peuvent pas faire seuls. Mais ils peuvent les préparer, notamment en développant et en expérimentant les alternatives à lencyclopédisme. Le problème est extrêmement concret : on sait quun certain nombre délèves arrivent à lissue de la scolarité obligatoire sans savoir lire couramment ou en restant extrêmement dépendants face à la télévision. Au total, lécole ne consacre quun temps dérisoire à ces apprentissages de base (communication, raisonnement, appréhension du monde), tout en " perdant " des heures et des heures à favoriser des apprentissages notionnels et encyclopédiques, souvent sans succès du simple fait que leur intégration durable supposerait ce qui, justement, nest pas acquis
Personne nest individuellement responsable de cet état de choses malheureux. Mais linstitution scolaire lest certainement. Dans le meilleur des mondes, lécole obligatoire parviendrait à la fois à développer des savoir-faire fondamentaux et à dispenser de plus larges connaissances. Lorsque les deux choses ne sont pas compatibles, la plupart du temps, elle feint davoir assuré des savoir-faire fondamentaux, pour feindre ensuite de construire sur cette base des connaissances plus larges. Pour une fraction des élèves de chaque génération, cest une pure mascarade et ils sortent de lécole démunis à la fois de compétences de communication et dinstruments de pensée, et de savoirs utilisables, sauf en un sens très restreint.
e. Vivifier le fonctionnement du système scolaire
Avec laccroissement de la population et de la demande déducation, lallongement de la scolarité, la multiplication des filières, lécole est devenue une " machine " complexe et assez lourde. Pour la garder de la bureaucratie, larticle 5 de la loi sur linstruction publique prévoit de développer encore la participation des enseignants, des parents et des élèves à la vie des établissements. Non seulement en les consultant pour la forme, mais en les associant aux décisions qui les concernent, en considérant quune politique de léducation ne peut passer dans les faits que par ladhésion des acteurs.Il vaudrait mieux, de façon générale, décentraliser tout ce qui peut lêtre dans la gestion des moyens et la réalisation des objectifs communs.
Il faut redéfinir régulièrement les marges dautonomie des établissements, afin daffermir leur identité, de responsabiliser leurs collaborateurs, dencourager laction et la prise dinitiatives, notamment dans le domaine pédagogique. Tout en gardant un cap, des règles communes, le contrôle sur lessentiel, on multipliera les lieux de dialogue, déchange et de formation, on accroîtra les compétences danimation et de communication dans le système.
Cela ne va pas sans un renforcement de la formation continue de tous les collaborateurs de linstruction publique. Cette formation permettra à chacun de faire mieux encore son travail. Mais elle favorisera aussi la participation à lanimation et à la marche de lensemble en incitant chacun à orienter son action vers la réalisation des buts plus quà la seule conformité aux règles (in " Lan 2000, cest demain ", p. 17-18).
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Les gens décole sont ici plus directement concernés encore, puisque cest de leur travail quotidien quil sagit. Parmi les thèmes essentiels :
Pour que lécole infléchisse son fonctionnement dans ce sens, trois conditions me semblent requises.
a. Une collectivité intellectuelle responsable
La réflexion sur lavenir de la société et de lécole dépasse le cahier des charges des individus, ce doit être la tâche des équipes pédagogiques et des établissements. Cette réflexion doit avoir un statut dans linstitution, une place dans lhoraire, un cadre régulier, des ressources (animation, intervenants externes, mémoire collective). Le climat est essentiel : on ne peut participer à une réflexion collective quen sexposant, en faisant confiance, en acceptant davancer des hypothèses, de formuler des doutes, découter les autres. Il importe de créer les conditions de la communication et du travail commun. La responsabilité des cadres est alors décisive, mais aussi celle des associations professionnelles.
b. Partir du réel et apprendre à apprendre
Lécole nest pas un institut de futurologie. Préparer lavenir, cest réfléchir sur le présent, les pratiques, les fonctionnements. En défendant :
c. Des thèmes à dimension et à visage humains
Thèmes à dimension humaine : lavenir de la société est un thème trop vaste pour quune collectivité puisse en débattre utilement : il faudrait coordonner trop dinformations, de raisonnements, de points de vue. Mieux vaut procéder de façon moins ambitieuse, choisir des thèmes moins larges, qui népuisent pas le sujet mais permettent dapprofondir, de ne pas tourner en rond, de revenir à des pratiques ou des structures.
Thèmes à visage humain : on ne peut mobiliser un corps enseignant sur des thèmes abstraits, technocratiques, qui nimpliquent pas les personnes, ninterrogent pas leurs pratiques, nébranlent pas leurs certitudes, de touchent pas à leur identité.
Ainsi, à Genève, depuis 1989, le Cycle dOrientation (17 collèges du secondaire inférieur) entreprend une réflexion densemble sur " la formation équilibrée des élèves " (C.O. Informations, 1990 ; Perrenoud, 1990, 1991). Il est trop tôt pour dire si cette réflexion aboutira à des changements significatifs des programmes, des méthodes, du rapport pédagogique, des structures scolaires. En revanche, là où elle sest développée, on peut dores et déjà assurer quelle oblige à réfléchir sur lavenir des jeunes, donc de la société, donc de lécole, dune façon à la fois large et concrète.
Il serait absurde de compter sur les seuls enseignants, pris individuellement ou collectivement, pour penser lavenir. Le choix appartient à linstitution. On peut espérer quelle saura infléchir son fonctionnement de façon concertée.
Lun des obstacles tient cependant à la conception du rôle professionnel. À ce jour, les instituteurs et les professeurs sont engagés pour tenir une classe, par pour participer à une réflexion densemble. Il ne suffit pas de leur offrir un rôle plus large pour quils sen saisissent. Le blocage le plus évident tient à la revendication immédiate de ressources supplémentaires. Elle est légitime, elle sinscrit dans la logique des rapports entre employeurs et salariés : pourquoi travailler plus et prendre plus de responsabilités sans contrepartie ? En même temps, si lévolution passe dabord par des négociations sur les salaires, les décharges, les temps de travail en commun, les indemnités de fonction, on sait quelle sera très lente
Le second obstacle majeur tient à la difficulté dune fraction des enseignants, une fois engagés dans la carrière (cf. Huberman, 1989), à comprendre à temps que limplication dans des réformes ou une réflexion est un antidote privilégié à la déprime, au cynisme, au retrait dans lennui, la routine, le job alimentaire. Certes, les réformes sont souvent décevantes, les politiciens hésitent à prendre des risques, les moyens sont mesurés, les réactions des parents, du public ou de lautorité scolaire souvent décourageantes. Et si les associations ouvraient le débat sur ce thème difficile, mais essentiel : quest-ce qui garde les enseignants en vie ? Lenfermement minimaliste dans le cahier des charges ou linvestissement dans le changement ?
Bourdieu, P. et Gros, F. (1989) Principes pour une réflexion sur les contenus de lenseignement, Le Monde de lEducation, n° 159, avril, pp. 15-18.
Chevallard, Y. (1985) La transposition didactique. Du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La Pensée Sauvage.
C.O. Informations (1990) La formation équilibrée des élèves, n° 1, janvier.
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Huberman (1989) La vie des enseignants. Évolution et bilan dune profession, Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé.
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