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La maîtrise pratique de la langue,
enjeu majeur de la rénovation :
entre utopie politique et utopie didactique

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1991

 

Sommaire

I. Une utopie égalitariste

II. Une utopie didactique

III. Faut-il désespérer ?

Références


La rénovation de l’enseignement du français en Suisse romande, c’est plus qu’un ajustement de programme. C’est un changement de curriculum au sens fort du terme. Il ne s’agit pas seulement de moderniser les contenus et d’ajuster les plans d’études. En amont, on met l’accent sur d’autres objectifs de savoirs et de savoir-faire. En aval, on insiste sur d’autres démarches didactiques, qui exigeront d’autres moyens d’enseignement et une autre évaluation, d’autres pratiques, voire un autre fonctionnement du groupe classe.

C’est cet ensemble de paramètres qui composent le curriculum de français. Mais c’est un curriculum rêvé. Il a existé d’abord dans l’esprit de ceux qui ont voulu et pensé la rénovation, à la fin des années 60 et au cours des années 70. Ensuite, le rêve s’est matérialisé dans des textes officiels, des produits matériels, des dispositifs institutionnels de formation et d’évaluation de la rénovation. Mais tout cela ne garantit pas encore que dans les classes on enseignera et surtout on apprendra le français comme les rénovateurs l’avaient rêvé.

Pourquoi ? En partie parce toute rénovation se heurte à des résistances, des intérêts acquis, des inerties, des déperditions de sens et d’énergie. Mais la rénovation, de l’enseignement du français, plus que d’autres, incarne une double utopie, politique et didactique.

Vouloir donner à tous la maîtrise pratique de la langue écrite et orale, c’est faire abstraction des rapports de domination dans une société où le pouvoir est d’abord symbolique, passe par la maîtrise inégale des moyens de dire, d’expliquer, d’argumenter, de justifier, de séduire.

Vouloir développer cette maîtrise pratique à l’école, à travers la communication, c’est faire abstraction des habitudes didactiques, des formes reçues du contrat pédagogique, des façons instituées de faire la classe, de mettre les élèves au travail, de maintenir l’ordre et le silence, d’évaluer et de normaliser la communication.

Rénover l’enseignement du français, au delà de la coordination des programmes romands et de la modernisation des références linguistiques, c’était redonner vie à deux mythes qui ont la vie dure : l’école libératrice et l’école active. Qu’en reste-t-il dix ans plus tard ?


I. Une utopie égalitariste

A-t-on jamais mesuré ce que signifie " maîtriser le français " dans une société francophone, ou plus généralement ce que signifie maîtriser la langue orale et écrite dans la vie sociale ?

Le pouvoir du verbe dans une société développée

Dans une société de droit, maîtriser la langue, c’est accéder aux textes, à la jurisprudence, c’est comprendre les procédures, décoder les contrats, savoir les négocier, connaître et défendre ses droits politiques, syndicaux, civils, face à la sécurité sociale, aux employeurs, etc. ; c’est savoir communiquer avec les juges, les avocats, les fonctionnaires chargés d’appliquer la loi.

Dans une société informatisée, maîtriser la langue, c’est accéder à la documentation, aux réseaux, aux modes d’emploi des logiciels, à la formation, c’est se servir couramment d’un traitement de texte, d’une base de données, d’un didacticiel.

Dans une société médiatique, maîtriser la langue, c’est comprendre les informations télévisées et radiodiffusées, faire bon usage du journal, avoir une chance d’accéder à la parole publique, disposer des armes de la critique face aux émissions et aux informations.

Dans une société démocratique, maîtriser la langue, c’est savoir faire des discours ou s’en protéger, expliquer ou comprendre, justifier ou critiquer, mobiliser ou décourager, mentir ou percer la propagande ; c’est se débrouiller face à l’organisation des pouvoirs, aux procédures électorales, c’est avoir une chance d’être élu, de participer à la gestion des affaires publiques.

Dans une société où l’état joue un rôle important, maîtriser la langue, c’est connaître les services publics, en user à bon escient, se débrouiller dans les arcanes de l’administration pour obtenir autorisations diverses, permis de construire, exemption fiscale ou d’autres avantages ; ou c’est simplement savoir faire valoir ses droits, surmonter des obstacles, frapper à la bonne porte.

Dans une société marchande, maîtriser la langue c’est savoir vendre, mettre ses produits en valeur, faire des affaires, réunir et utiliser des informations stratégiques, comprendre l’évolution des marchés.

Dans une société de haute technologie, maîtriser la langue, c’est comprendre plus facilement comment marchent non seulement les appareils électroménagers ou une voiture, mais les systèmes complexes qui régissent les télécommunications ou l’énergie ; c’est être moins dépendant face aux discours des savants et du lobby scientifico-industriel, c’est comprendre les risques de pollution, savoir les dramatiser ou les minimiser selon ses intérêts, etc.

Dans une société éducative, maîtriser la langue c’est savoir apprendre, organiser un parcours éducatif pour soi ou ses enfants, identifier des sources d’information et de formation, utiliser au mieux la documentation disponible, choisir les stratégies de scolarisation les plus payantes, négocier des dérogations au moment de l’attribution à une école ou lors des décisions d’orientation.

Dans une société fortement tertiaire, maîtriser la langue, c’est comprendre quelque chose à la monnaie, à la bourse, aux assurances, au système bancaire, aux circuits abstraits qui régissent désormais la circulation des informations et des biens.

Dans une société pluraliste, maîtriser la langue c’est faire prévaloir sa différence, participer à l’élaboration des normes ou savoir s’y soustraire habilement, tenir un discours sur les valeurs, les limites de la tolérance, l’attitude juste face à l’immigration ou aux manipulations génétiques, etc.

Dans une société de services, maîtriser la langue c’est accéder plus facilement aux soins médicaux, aux systèmes de transport, aux diverses formes d’assistance sociale et éducative, aux loisirs organisés ; c’est savoir repérer, négocier, s’approprier une offre complexe et foisonnante, fluctuante, ne pas se faire rouler.

Dans une société de rapports sociaux codifiés et d’institutions négociées, maîtriser la langue c’est participer à l’élaboration des règles ou à leur interprétation, c’est être moins dépendant des décisions des autres, capable de formuler des propositions et d’influer sur la structure des entreprises, des services, des ateliers, des quartiers.

Dans une société de concurrence, maîtriser la langue c’est avoir les moyens de se faire valoir, savoir décoder les attentes et les enjeux, trouver les appuis, s’approprier les stratégies efficaces et les mettre en œuvre.

Dans une société de consommation, maîtriser la langue c’est savoir s’orienter, ne pas être dupe de la publicité, fabriquer les modes ou y résister, savoir ce qu’on achète.

En bref, maîtriser la langue donne du pouvoir ou permet de se défendre contre le pouvoir, de négocier, d’argumenter. C’est vrai dans tous les compartiments de la vie sociale, privée ou publique. Et cela, tout le monde le sait !

Que signifie alors, dans le projet rénovateur, la volonté affichée de donner à tous, à l’issue de l’enseignement obligatoire, une plus grande maîtrise de la langue orale ou écrite ? Il s’agit, ni plus ni moins, d’intervenir dans les rapports sociaux en modifiant la répartition du capital linguistique dans un sens plus égalitaire. 

Un échec qui ne désole pas tout le monde

Dans une société démocratique, nul ne pourrait s’opposer ouvertement à une plus grande égalité devant la langue et la parole. Mais comment ne pas voir que les dominants et les nantis de tout poil n’ont aucun intérêt à trouver en face d’eux des interlocuteurs maîtrisant mieux la langue, donc moins manipulables, résistant mieux à la force du verbe et à la complexité des textes.

Connaissez-vous beaucoup de patrons qui souhaitent avoir des salariés mieux informés, mieux au fait de leurs droits, plus capables d’obtenir gain de cause dans les affrontements syndicaux ?

Connaissez-vous beaucoup d’administrations souhaitant avoir des usagers mieux informés, plus au fait des procédures, habiles dans l’obtention d’un délai, d’une dérogation, d’un avantage ou simplement du respect de leurs droits ?

Connaissez-vous beaucoup d’entreprises qui souhaitent avoir des clients critiques face à la publicité, capables de comprendre toutes les clauses des contrats et qui auraient les moyens de s’organiser, de comparer les produits et les rapports qualité prix et d’obtenir des avantages ?

Connaissez-vous beaucoup d’écoles et de professeurs qui souhaitent que les élèves ou leurs parents soient capables de contester les programmes, l’évaluation, les règlements intérieurs et de prendre une part active dans la gestion de l’institution ?

Lorsqu’elle veut donner à tous la maîtrise pratique de la langue écrite ou orale, la rénovation de l’enseignement du français renoue avec une utopie politique proprement révolutionnaire, avec le rêve d’une société de citoyens vraiment libres et égaux parce qu’ils en auraient les moyens intellectuels et les compétences de communication. Comment s’étonner que l’échec relatif de la rénovation dans ce domaine ne fasse ni chaud ni froid à tous ceux qui sont satisfaits de l’ordre social en place, et réjouisse même les plus cyniques ou les plus lucides parmi les dominants et les nantis ?

En réalité, seuls quelques idéalistes ou progressistes ont vraiment cru que l’enjeu de la rénovation de l’enseignement du français était de donner davantage de moyens d’expression et une véritable maîtrise pratique de la langue au plus grand nombre. Il n’y a aucun indice probant d’une réelle volonté politique allant dans ce sens. Les débats publics ont tous porté sur la sauvegarde des élites : on craint qu’une prétendue démocratisation prétérite les meilleurs élèves, les condamne à accéder moins vite aux connaissances formelles et à la littérature. Qui, dans le champ du français, se bat activement contre l’échec scolaire, pour une véritable différenciation de l’enseignement, pour une maîtrise élargie de la langue ? Ces ambitions sont dans Maîtrise du français (Besson et al., 1989), mais elles tiennent peu de place dans la formation des maîtres et l’évaluation de la situation dans les cantons romands. Dans le fond, seuls les naïfs ont pu attendre de la rénovation davantage d’égalité sociale devant la langue à l’issue de la scolarité.

Cela ne veut pas dire que nul ne se soucie de donner une meilleure maîtrise pratique de la langue et de la communication là où on privilégiait il y a peu la correction et l’initiation au beau langage et aux beaux textes. Mais ce déplacement partiel des priorités n’exige pas une plus grande démocratisation : il s’agit surtout de préparer les nouvelles générations à s’insérer, chacun à son niveau, dans une société qui exige des capacités d’adaptation, de formation continue, de négociation plus étendue au fur et à mesure qu’elle devient complexe, pluriculturelle et changeante. En soi, la modernisation des références linguistiques et l’accent mis sur la pratique n’impliquaient aucunement davantage d’égalité à la sortie de la scolarité obligatoire. En ce sens, l’enseignement du français, rénové ou non, n’est nullement un cas particulier. Il se coule dans le moule de toutes les disciplines, qui se résignent d’avance, avant même que le nouveau programme soit enseigné, à ce qu’il y ait, comme toujours, des élèves doués et d’autres pas, des réussites et des échecs, des hiérarchies et des sélections.

Lorsqu’on constate, avec la Commission romande de français, que rien n’a été pensé pour les enfants qui ne sont pas de langue maternelle française, que la rénovation n’a pas touché à l’évaluation, ni sommative ni formative, que la différenciation de l’enseignement n’a pas progressé, que l’étalement de l’apprentissage de la lecture reste bien en deçà des promesses de Maîtrise du français (Besson et al., 1979) que la rénovation se coule dans les structures scolaires des différents cantons sans les remettre en cause, que l’on s’agite bien plus autour de la terminologie, de la grammaire et de la structuration que des compétences de communication, dit-elle autre chose ? Ce qui se présente, sur le papier, comme un enjeu majeur de la rénovation est en réalité, dans le terrain, un enjeu mineur. Et c’est pourquoi l’échec sur ce plan n’est pas ressenti comme un échec grave ou même comme un échec tout court, sauf par ceux qui ont eu la naïveté d’y croire au début ou même d’y croire encore.

Les maîtres qui veulent vraiment développer chez tous leurs élèves une maîtrise pratique de la langue, écrite et orale, risquent de passer pour de doux rêveurs ou de dangereux contestataires. Pour l’instant, on ne les empêche pas d’aller dans le sens de leurs convictions, mais rien n’est véritablement fait pour les encourager. Aucun enseignant n’est blâmé parce qu’il ne pratique pas la communication en classe ou parce que ses élèves n’ont pas acquis une grande maîtrise pratique de la langue orale ou écrite. En revanche, s’il n’a pas étudié le passé simple ou travaillé les règles d’orthographe ou de grammaire, on peut le lui reprocher, du côté des parents, des enseignants qui reçoivent ses élèves ou de l’autorité scolaire. Les contenus d’abord, la structuration, tel est le message de l’institution, au jour le jour. Même dans le cadre de la formation, on n’insiste pas beaucoup sur les pratiques de communication, on ne va pas beaucoup plus loin que les schémas abstraits de Jacobson et le plaidoyer pour quelques activités-cadres typiques, la lecture suivie, l’exposition, le spectacle théâtral. Quand on regarde les moyens d’enseignement, on observe aussi un poids très important de la structuration, de la grammaire, de la conjugaison, de l’orthographe, de l’apprentissage traditionnel du vocabulaire. Même lorsque ces moyens, dans le secondaire, prétendent favoriser une pratique de la langue, c’est surtout à travers des exercices sophistiqués et une analyse métalinguistique. Là où le titre indique " pratique de la langue ", le contenu suggère " théorie de la langue ".


II. Une utopie didactique

Les pédagogies traditionnelles du français ne donnent guère de statut à l’oral, sinon celui de moyen de communication dans la relation pédagogique, en français comme dans les autres disciplines. La maîtrise que l’on vise d’abord, c’est celle de la langue écrite. Ensuite, on privilégie les aspects formels, normatifs et littéraires de la langue écrite. L’enseignement traditionnel s’adresse donc en priorité à des élèves qui trouveront ailleurs, en particulier dans leur famille, l’occasion de développer une maîtrise pratique de la langue orale, qui sera partiellement transposée à l’écrit. Lorsqu’un élève arrive à l’école avec un vocabulaire étendu, une pratique de la conversation, une capacité d’argumentation ou de narration, il la renforce, parce qu’il est sollicité dans l’échange pédagogique même le plus traditionnel. Et il peut sans trop de difficulté se mettre à écrire des textes simples, des portraits, des récits, de petites compositions d’idées. Pour les héritiers, l’école peut miser sur une pratique suffisante de la langue en dehors de l’école et donc se concentrer sur la grammaire, l’analyse, le beau langage, puis l’explication de texte et l’initiation à la littérature. Les meilleurs élèves sortent donc de l’école en maîtrisant pratiquement la langue, orale et écrite, parce qu’en réalité leur apprentissage a mis à contribution les ressources de deux univers, l’enseignement d’une part, dont ils ont profité parce que leur niveau initial le permettait, et le bain de langue et de culture dont ils ont bénéficié dans leur milieu familial et social.

Cela ne veut pas dire que l’enseignement traditionnel est incapable de donner la maîtrise de la langue à des élèves moins favorisés. Mais cela n’arrive que pour une minorité d’entre eux. Peut-être, si l’on analysait les histoires de vie des enfants de classes populaires qui ont acquis une grande maîtrise de la langue scolaire, orale et écrite, trouverait-on des circonstances particulières, soit une famille atypique pour des raisons diverses (métissage culturel, engagement politique ou syndical, fonctionnement familial particulier), soit par la rencontre accidentelle avec des pédagogies actives dans les premières années du cursus scolaire.

Une pédagogie de la communication

Donner à tous la maîtrise pratique de la langue, orale et écrite, ce serait instituer à l’école le bain de langue et la pratique intensive et exigeante qui font défaut à une partie des élèves dans les pédagogies traditionnelles. Ne nous leurrons pas : ce n’est pas en appelant complément phrase le complément circonstanciel d’antan, ou en substituant une analyse inspirée de la linguistique moderne à la grammaire traditionnelle qu’on favorisera une meilleure maîtrise pratique de la langue. La question est donc : est-il possible d’instaurer en classe une pratique plus intensive et plus large de la communication, en particulier pour les élèves qui en auraient le plus besoin ?

Les psycholinguistes affirment que la maîtrise de la langue ne passe pas, pour l’essentiel, par des connaissances grammaticales ou métalinguistiques, que ces dernières deviennent utiles aux stades les plus sophistiqués de la pratique ou dans des contextes où prime l’analyse, l’explication de textes, le jugement d’ordre littéraire. En simplifiant, pour savoir écouter, parler, lire et écrire, l’essentiel est d’avoir l’occasion de le faire dans des situations multiples, variées, exigeantes, motivantes, qui poussent l’élève à dépasser ses acquis pour parvenir à une meilleure compréhension ou à une meilleure expression. Bref, une pédagogie renouvelée du français devrait être une pédagogie de la communication, une pédagogie active mettant constamment l’élève en situation d’avoir quelque chose à entendre ou à dire et de se donner les moyens d’atteindre ce but et, ce faisant, de maîtriser progressivement les problèmes sémantiques et formels.

En réalité, la rénovation a posé comme principe de base que la maîtrise de la langue s’acquiert par la pratique et la communication, puis s’est ingéniée à pervertir cette idée simple en réintroduisant toutes sortes d’exercices métalinguistiques traditionnels ou novateurs, sous prétexte d’observation, de recherche ou de structuration intensive de compétences particulières. D’une part pour rassurer les tenants de la tradition et des élites, les parents inquiets, les députés critiques, les enseignants ambivalents ou réticents. D’autre part, et c’est plus intéressant, parce qu’une pédagogie de la communication se heurte assez vite à des obstacles majeurs, qui tiennent à la gestion de classe, au temps disponible, aux méthodes de travail et de contrôle.

À l’école maternelle et peut-être en première année d’enseignement obligatoire, la grande affaire est d’apprendre à parler et à lire. On peut, si l’on veut, plonger les élèves dans un bain de langage permanent, toute la semaine, parce que le découpage en disciplines est encore assez simple et assez lâche. La semaine n’est pas segmentée, on peut conduire des activités transversales et le programme n’est pas astreignant et détaillé au point de dicter l’emploi du temps jour après jour pour courir après mille objectifs notionnels distincts. Il y a donc des raisons de penser qu’une pratique de la langue est possible à l’école élémentaire et qu’elle ne heurte de front ni la formation des enseignants ni l’organisation classique des classes. À l’école maternelle, indépendamment de la rénovation de l’enseignement du français, on travaille en sous-groupes ou par ateliers, on pratique une certaine décentralisation dans les tâches et les échanges, on respecte une certaine liberté de mouvement et d’expression, on favorise la continuité des activités. La rénovation a surtout contribué à légitimer plus encore ce climat d’ouverture, à donner un statut à la motivation, à l’approche du livre, aux histoires et enfin à diversifier les méthodes d’enseignement et d’apprentissage de la lecture. Tout cela n’est pas rien, mais, d’une certaine façon, c’est le lieu où la rupture est la moins forte en termes de pratique de la communication.

Les obstacles les plus visibles

Les choses se compliquent dès la deuxième année primaire, et plus on va vers les grands degrés. Parce qu’alors une pratique de la communication en classe ressemble de plus en plus à une révolution culturelle et didactique. D’abord parce que le français est de plus en plus enfermé dans une grille horaire qui lui alloue quelques heures par semaine, entre 6 et 9 environ sur 25 ou 30 heures d’école hebdomadaire. Première contradiction : ce qui devrait être un bain de langue permanent, traversant toutes les activités, devient, du fait du découpage en disciplines et de la grille horaire, une activité spécifique. Certes, rien n’interdit que les autres disciplines contribuent, à leur façon, à développer ou à affermir la maîtrise de la langue. Mais si cela arrive, il n’y a aucune raison que ce soit plus efficace ou moins élitaire que dans l’école la plus traditionnelle. Ce sur quoi on peut donc vraiment compter, ce sont les quelques heures dévolues explicitement au français, éventuellement élargies, à l’école primaire, à quelques heures que le maître met ouvertement en relation avec l’apprentissage de la langue, ce qui n’est pas interdit, mais pas vraiment encouragé non plus.

Dans l’enseignement primaire, s’il n’est pas trop rigidement organisé, on peut grouper les heures dévolues au français, de sorte à rendre possible des activités de communication. Dans l’enseignement secondaire (ou dans le primaire lorsque la grille horaire est rigide, du fait d’une tradition ancienne ou de l’intervention de maîtres spécialisés), le découpage du temps disponible est un premier obstacle majeur. Il faut enfermer la communication dans de petites boîtes bien calibrées, faire entrer un débat dans un module de 40 ou 45 minutes ou le réchauffer une semaine plus tard à la même heure. Face à de telles contraintes, seule la psychanalyse sait faire de nécessité vertu et, utilisant au maximum l’arbitraire du découpage temporel, suspendre une conversation " parce que c’est l’heure " et la reprendre " parce que c’est l’heure ", espérant de la sorte favoriser entre ces moments un travail intensif, conscient et inconscient. On pourrait rêver d’une pédagogie du français qui aille dans ce sens, mais rien n’est fait aujourd’hui pour vivre le découpage horaire autrement que comme une contrainte forte.

À l’intérieur de la dotation horaire du français, une partie du temps (parfois plus du tiers !) est occupée par l’évaluation : compositions notées, dictées, contrôles de vocabulaire ou de conjugaison, épreuves de grammaire, lectures silencieuses se succèdent pour que le maître puisse mettre des notes en nombre suffisant, justifiables selon les canons en vigueur. Sur ce point, l’évolution des systèmes de notation et la diminution du nombre de notes en français donne davantage de temps et de degré de liberté, mais le problème demeure : l’évaluation formelle " vole " du temps à l’apprentissage, beaucoup de temps.

Sur le temps qui reste pour enseigner et apprendre, une bonne partie est hypothéquée par les acquis notionnels et les activités de structuration. Certes, dans le discours rénovateur, la communication prime et ce n’est que devant certains obstacles techniques que l’on est censé s’arrêter un moment, pour " improviser " un atelier de structuration, pour reprendre le fil de l’activité-cadre interrompue. Dans la pratique, ça ne fonctionne pas de cette façon, car ce n’est guère gérable : d’une part, improviser des ateliers en cours d’activité cadre n’est pas à la portée de tout enseignant et d’ailleurs ne se justifie en général que pour une partie des élèves, ce qui renvoie au problème de la différenciation et de l’organisation de la classe. Par ailleurs, si les examens d’admission au secondaire où les épreuves cantonales testent séparément et très formellement toutes sortes de notions grammaticales, de formes conjuguées, d’habiletés lexiques, comment résister à la tentation, si on est un maître un peu inquiet, de travailler ces notions et ces difficultés pour elles-mêmes, au point dans certaines classes d’y consacrer l’essentiel du temps disponible ? Sans doute fait-on de la grammaire, de l’orthographe, de la conjugaison autrement que par le passé. Mais dans une partie des classes romandes, le temps de français ne se découpe pas autrement qu’avant, c’est une suite de leçons qui, tour à tour, travaillent des difficultés spécifiques de la langue, la communication n’intervenant que " par-dessus le marché ", quand on a le temps.

Tout cela, prétend-on parfois, résulte d’une information, d’une formation et d’un soutien insuffisants du corps enseignant. Pratiqueraient de la sorte les maîtres qui n’auraient pas encore compris ou osé faire le pas. Peut-être. Remarquons néanmoins que ces maîtres ne sont pas mis en difficulté dans le système actuel et qu’on n’attend pas vraiment d’eux autre chose : si leurs élèves maîtrisent à temps l’accord de l’adjectif et du participe, certaines règles et un certain lexique, s’ils lisent à peu près convenablement et commencent à s’exprimer par écrit, que demander de plus ? Par ailleurs, certains maîtres rejettent assez ouvertement les objectifs et les démarches de la rénovation, sans que cela les mette vraiment en conflit avec l’autorité scolaire, leurs collègues ou les parents. Au contraire, dans certains cas !

Les vrais obstacles didactiques

Il serait fallacieux de fonder tous les espoirs sur un surcroît de motivation et de formation des maîtres. Pour s’en persuader, il suffit d’examiner de plus près les difficultés de ceux qui adhèrent au principe de la rénovation et tentent d’instaurer en classe des situations de communication et des pratiques langagières intenses. Car c’est là qu’on saisira la contradiction didactique majeure entre le projet et les contraintes, une fois débarrassé de tous les obstacles institutionnels, de tous les malentendus, de toutes les réticences personnelles. Les difficultés les plus intéressantes sont celles que rencontrent les maîtres les plus convaincus, les moins frileux, les moins attachés aux notions et à la structuration.

En effet, à supposer qu’on veuille instaurer des situations de communication en classe, qu’on dispose globalement du temps nécessaire et que ce temps ne soit pas fractionné en périodes ridiculement courtes et arbitraires, on n’est pas au bout de ses peines. En effet, toute communication n’est pas créatrice d’apprentissage. Certes, dans n’importe quel groupe social, on communique constamment pour passer le temps, échanger des impressions et des informations, ajuster l’action mutuelle. Mais cette communication participe pour une large part de routines et n’exige des interlocuteurs aucun apprentissage nouveau. On fait fonctionner des acquis, en les renforçant un peu certes, mais sans assurer de progression spectaculaire.

Pour produire des effets, la communication à l’école ne saurait donc être aussi peu exigeante et intense que dans la plupart des situations de la vie quotidienne, simplement parce que le temps manque pour garantir, à ce rythme, des apprentissages suffisants. Il faut donc que, pour avoir une chance d’assurer peu à peu la maîtrise pratique de la langue, les situations de communication créées en classe soient à la fois très nombreuses, très denses, très diverses, très exigeantes et très impliquantes pour les élèves qui en ont le plus besoin. Quels sont les moteurs possibles d’une telle communication ? Ils ne sont pas très nombreux. J’en retiendrai trois :

Examinons de plus près les difficultés qu’on rencontre lorsqu’on tente de faire appel à ces trois moteurs, partiellement inspirés de la classification de Steffen (1991) pour l’oral.

La réalisation de projets

Pour monter une pièce de théâtre, faire une exposition ou une enquête, publier un journal ou un roman, aménager le préau de l’école, aider une classe du Tiers Monde ou participer au recyclage des déchets ou à la lutte contre la pollution, il faut communiquer. En partie parce que la réalisation même du projet est un texte écrit ou oral dont on attend un effet sur des destinataires extérieurs à la classe. Même dans le cas contraire, la gestion d’un projet implique, du début à la fin, une communication intensive et exigeante, pour définir et négocier les objectifs et le calendrier, décider d’une méthode et d’une division du travail, faire le bilan aux diverses étapes, analyser les difficultés, etc. On se heurte cependant à de nombreuses difficultés. En voici quelques unes (cf. Wyler et Perrenoud, 1988).

a. Par définition, un projet n’est mobilisateur que s’il a du sens pour les élèves et le maître. Sa genèse est donc subordonnée à des aléas qui tiennent à la fois aux occasions et aux motivations des uns et des autres. On ne peut programmer les projets, les créer artificiellement encore moins les imposer. Le maître peut tout au plus proposer, inciter, donner envie. Si " ça ne prend pas ", il est inutile d’insister. Faire une enquête sur la situation des personnes âgées dans le quartier, c’est une belle idée, mais si une classe n’en voit pas l’intérêt, à quoi bon ?

b. Dans la vie, dans la vie d’élève comme dans la vie d’adulte, il y a des temps pour s’engager dans un projet, et des temps de latence, de basse énergie, où on se contente de survivre au quotidien. Travailler par projet ne saurait donc être un mode de vie permanent, parce que ça demande trop d’énergie, peut-être d’optimisme et de projection dans l’avenir.

c. Dans certaines disciplines, on peut fonder une pédagogie du projet sur des initiatives et des intérêts individuels ou de petits groupes, puisqu’on vise d’abord une activité mathématique, scientifique, artistique et non la communication. Pour développer la maîtrise de la langue orale ou écrite, il faut nécessairement des projets collectifs, qui obligent à une coopération entre plusieurs acteurs. On peut concevoir des projets collectifs qui n’impliquent pas toute une classe, mais ils seront alors plus difficiles à faire coexister, à relancer, à animer, à synchroniser dans leur genèse, leur réalisation, leur aboutissement. Une pédagogie active du français suppose un acrobatique va et vient entre des dynamiques personnelles et des dynamiques de groupes, la tentation étant souvent d’inscrire des projets spécifiques dans un projet plus vaste qui serait celui du groupe-classe dans son entier.

d. Réaliser un vrai projet, ça demande beaucoup de temps et d’énergie sur une longue période. Le projet se réalise presque toujours au détriment d’autres disciplines, d’autres priorités. Il faut donc pouvoir, le temps du projet, mettre en veilleuse d’autres activités sans que cela produise de catastrophe.

e. Dans un projet, c’est le résultat qui importe et c’est souvent l’aboutissement d’un travail collectif et coopératif. Il est donc difficile, voire illégitime, d’utiliser la participation à un projet pour fonder une évaluation certificative individualisée.

f. Il est plus légitime de pratiquer une évaluation formative dans le cadre d’un projet, mais c’est très difficile, car l’essentiel de la régulation porte sur la conduite de l’activité, on n’a pas le loisir de s’arrêter pour s’intéresser aux difficultés d’apprentissage de tel ou tel élève. Du moins pas systématiquement, pas aussi souvent qu’il le faudrait. Il est tout aussi difficile d’organiser une régulation collective des apprentissages à l’intérieur de l’écriture d’un roman, de la réalisation d’un film ou d’une enquête. Parce que ces interruptions font revenir à une logique scolaire, mettent le projet entre parenthèses, obligent à en reconstruire le sens, invitent les élèves à osciller entre un statut d’acteur et un statut d’apprenant.

g. Un projet peut conduire à renforcer les inégalités, parce que ceux qui font les choses les plus formatrices sont en général les plus rapides, les plus compétents, ceux qui représentent pour le groupe les ressources les plus utiles. Lorsqu’on monte une pièce de théâtre, on ne prend pas le risque, en général, de donner les premiers rôles aux élèves qui ont le plus de difficulté d’expression et on confie la mise en scène ou des fonctions d’organisation à des élèves qui ont des capacités de décision, de synthèse ou de leadership. Parce que, d’une certaine façon, paradoxalement, il n’est plus temps d’apprendre, il faut réussir l’opération entamée, tenir des échéances, faire face à un public ou à ses propres attentes.

h. Au long de la scolarité, la pédagogie du projet peut se heurter à une résistance croissante des élèves, à la fois parce qu’on en exige constamment une implication forte, parce qu’à la longue les projets finissent par se ressembler, en provoquant une certaine fatigue ou encore parce que la pédagogie du projet n’autorise pas aussi facilement que le travail scolaire ordinaire à se retrancher derrière la loi du moindre effort, ou un simulacre de participation. Chaque élève a besoin des autres et exerce une pression, le contrat ne s’établit plus seulement entre le maître et ses élèves, mais entre ces derniers.

i. Autre handicap, un projet mobilise nécessairement toutes sortes de compétences, touchant d’ailleurs à plusieurs disciplines scolaires et il est très difficile pour le maître de savoir exactement ce qu’il a travaillé avec ses élèves, s’ils ont honoré une partie des objectifs de l’année ou simplement fait des choses intéressantes et éducatives sans qu’on sache très bien dire lesquelles et quelle place elles ont dans le programme.

Bref, conduire en permanence des projets n’est pas à la portée de chacun !

La résolution de problèmes et la prise de décision
dans le cadre du fonctionnement de la classe et de l’établissement

On peut se représenter un projet comme une succession de problèmes pratiques à résoudre. Par exemple, pour écrire un roman : comment se mettre d’accord sur un titre et un scénario ; comment diviser le travail d’écriture ; comment fait-on pour imprimer un livre, etc. Mais tous les problèmes de l’existence ne s’ancrent pas dans un projet. Certains naissent simplement de la coexistence dans un espace et de l’appartenance à une communauté de travail. Dans une classe, il y a des problèmes de rythme de travail, de répartition des tâches, de résolution des conflits, d’intégration de certains élèves marginaux, d’appropriation des espaces personnels et collectifs, d’énonciation et de transformation des règles du jeu et de la vie communautaire, etc. L’une des institutions classiques de résolution de tels problèmes, c’est le conseil de classe tel que le préconisait Freinet, ou toute autre forme d’institution interne qui permet régulièrement de débattre et de décider de l’organisation de la vie en commun.

Les décisions à prendre et les problèmes à résoudre se présentent spontanément, parfois au moment où on les attend le moins et où on s’en passerait bien. Il faut les affronter pour maintenir un fonctionnement décent ou optimal. Si un enfant se fait régulièrement agresser par les autres à la récréation ou est l’objet en classe, à la moindre intervention, de railleries cruelles ou de tentatives de le faire taire, il faut faire quelque chose. Si l’indiscipline collective rend la classe verte périlleuse, il faut prendre des mesures. Si les élèves arrivent en début d’année avec de grossières lacunes, il faut modifier les exigences et le programme des premières semaines.

Pour qu’une décision ou la résolution des problèmes se transforment en situations éducatives, il faut deux conditions, qui ne sont pas toujours réunies :

Il y a toutes sortes de décisions et problèmes. Les uns sont essentiellement d’ordre relationnels et la possibilité de les régler collectivement dépend davantage de l’attitude du maître et du règlement de l’école que d’options didactiques ou des moyens d’enseignement. Mais l’aliment le plus riche d’un fonctionnement collectif, ce sont les décisions à propos de l’organisation du travail scolaire et des apprentissages eux-mêmes. Là, pour pratiquer une pédagogie coopérative continue, il faut que le maître dispose d’une autonomie suffisante pour la partager au moins un peu avec ses élèves. Si tout est décidé d’en haut - les moyens d’enseignement, la progression dans le programme, la grille horaire, la disposition des tables et des pupitres, l’aménagement des classes, l’évaluation, les devoirs à domicile, le soutien pédagogique -, il y a peu d’espaces de liberté dans lesquelles le maître et ses élèves pourraient prendre une véritable décision. Là, il ne suffit pas que le maître soit d’accord de partager le pouvoir avec les élèves, il faut que ce pouvoir lui soit partiellement remis, sans quoi une gestion coopérative le mettra constamment en conflit avec ses collègues ou l’autorité scolaire.

Une pédagogie de la communication basée sur la résolution des problèmes quotidiens passe, on le voit, non pas par l’autogestion pédagogique complète, mais par une marge importante d’auto-organisation des classes et des établissements. J’insiste sur ce second niveau, souvent négligé : même les didactiques modernes prennent en compte la salle de classe plutôt que le bâtiment ou l’établissement. Or, du point de vue de la communication, une concertation à l’échelle d’un établissement ou simplement de plusieurs classes décloisonnées, est une occasion aussi riche, et peut-être plus stimulante de confronter des points de vue et d’aboutir à des décisions communes. Lorsque les maîtres travaillent en équipe pédagogique et se concertent à l’échelle d’un établissement, c’est une occasion de plus, pour leurs élèves, d’entrer en communication et en négociation au-delà du groupe classe.

La négociation de représentations et
le flux des interactions didactiques

On pourrait ajouter un troisième mécanisme fondamental, en le distinguant du précédent : le besoin de confronter ses représentations, ses opinions, ses savoirs, ses goûts, ses valeurs à celles d’autrui. Je vise là les apprentissages que favorise toute discussion, sur n’importe quel sujet prenant, scolaire ou non, occasionnel ou permanent. Une partie d’une pédagogie de l’oral (cf. Wirthner, Martin et Perrenoud, 1991) passe par une culture du débat.

Mais évidemment, dira-t-on, on ne peut passer la semaine à débattre, même de sujets passionnants. Comme si les savoirs inscrits au programme n’offrait pas matière à discussion… On peut au contraire soutenir (cf. Martin, 1991) que les interactions didactiques sont, potentiellement, le principal moteur des apprentissages langagiers. Là, il ne s’agit plus d’aménager la vie commune ou de choisir un but d’excursion, mais d’écouter et d’intervenir, de lire et de mettre certaines choses par écrit dans le cadre du travail scolaire stricto sensu, en mathématique, histoire, géographie ou français. Il est évident qu’autour du travail scolaire, se nouent des interactions verbales et parfois des échanges écrits, ou du moins des activités de lecture.

Il ne suffit pas de dire que l’occasion privilégiée de communiquer en classe, c’est la construction du savoir et des savoir-faire. Encore faut-il qu’elle s’opère d’une manière qui donne à la parole de l’élève un véritable sens et une large place. Or cela ne va nullement de soi. D’abord parce que cela touche toutes les disciplines, et pas uniquement le français. Dans l’enseignement secondaire, en raison de la spécialisation des professeurs, il n’y a aucune raison pour que la biologie ou l’histoire se mettent spontanément au service d’un objectif de maîtrise de la langue. Même dans l’enseignement primaire, avec un maître généraliste, rien ne dit que la formation et les attitudes du maître le pousseront à considérer toutes les disciplines comme des occasions de faire parler, lire ou écrire les élèves. On commence à découvrir que la rénovation de l’enseignement du français aurait dû tenir un discours plus explicite sur le décloisonnement et le travail interdisciplinaire. On est très loin d’en voir les effets dans les classes, sauf exception.

Le deuxième obstacle est d’ordre didactique : les pédagogies traditionnelles (même lorsqu’elles portent sur des contenus mathématiques ou linguistiques " modernes "), donnent très peu d’occasions à l’élève de communiquer véritablement. Même si l’on dépasse l’enseignement ex cathedra, le dialogue maître-élèves peut se limiter au jeu habituel des questions et des réponses, le maître sollicitant un exemple ou une proposition, ou vérifiant que tel élève a compris ou simplement suit la leçon. Ce n’est pas avec des communications aussi stéréotypées et pauvres qu’on développera la maîtrise de la langue !

Pour que l’enseignement dans diverses disciplines devienne un véritable moteur d’une communication exigeante et dense, il faut évidemment que le maître penche vers une forme ou une autre d’école active, favorise des situations didactiques ouvertes, le travail en sous-groupe, la concertation d’hypothèses et d’observations. Il faut autrement dit qu’il cesse d’enseigner par leçons et exercices, pour lancer les élèves dans des situations mathématiques, des activités d’observation scientifique, des sorties sur le terrain en environnement, des monographies en histoire, etc.

C’est ce que préconisent toutes les pédagogies nouvelles dans les diverses disciplines. La situation n’a donc jamais été aussi favorable en principe. Reste à faire évoluer les pratiques dans ce sens, et là on est loin du compte !


III. Faut-il désespérer ?

Des propos un peu pessimistes tenus plus haut, tant sur l’utopie politique que sur l’utopie didactique, on pourrait conclure que la rénovation de l’enseignement du français est condamnée à se limiter à une modernisation des références linguistiques, sans qu’on aille vers une réelle démocratisation de la maîtrise pratique de la langue, orale et écrite. C’est effectivement hélas la plus forte pente. Mais ce n’est pas une fatalité.

Resterait, pour retrouver un peu d’optimisme, à travailler plus activement à enrayer la dégradation de la rénovation, du moins, par rapport à ses ambitions les plus élevées. Sur le plan politique, on peut formuler un espoir : les sociétés se trouvent à la fin du XXe siècle dans des situations tellement complexes, en raison des évolutions économiques, technologiques, géopolitiques et culturelles, qu’il devient proprement absurde d’espérer maintenir les privilèges et l’ordre social en place en réduisant plus longtemps au silence les défavorisés, les minorités, le tiers monde, les immigrés, les chômeurs, les personnes âgées, tous ceux qui trouvent difficilement leur place dans une société qui privilégie la compétition et le profit. Il se peut que les classes dirigeantes comprennent que le développement des capacités de communication orales et écrites du plus grand nombre peut certes menacer un certain nombre d’intérêts acquis, mais que c’est la seule chance d’une transformation non violente des sociétés.

Sur le plan didactique, la situation n’est pas désespérée, mais il faut travailler à une meilleure formation des maîtres et surtout considérer que la rénovation de l’enseignement du français, si elle passe par une pédagogie active dans toutes les disciplines, par une pédagogie du projet, par une pédagogie coopérative, on n’aura jamais fini de la consolider, de l’étendre. C’est un dossier qu’il ne faut jamais refermer, parce que le risque de régression vers des routines est permanent. Plutôt que de laisser quelques courageux s’engager à leurs risques et périls, et maintenir la flamme, l’autorité scolaire pourrait inciter l’ensemble des enseignants à prendre davantage de risques, à se mettre en question, à essayer des choses. Non seulement au début d’une rénovation, mais dix ans plus tard !

On voit bien là que la dimension politique et la dimension didactique ne sont pas indépendantes : c’est dans la mesure où ils auront conscience de l’enjeu que tous les responsables, à quelque niveau que ce soit, exerceront une pression sur le corps enseignant, modifieront leurs attentes, ne se contenteront plus d’un maître qui fait un nombre suffisant de dictées ou prépare régulièrement un petit spectacle à Noël. Lorsque " la société " exigera de l’école des élèves capables de lire couramment, de téléphoner efficacement, de soutenir une négociation, de prendre des notes, de rédiger des textes courts et pratiques, ceux qui travaillent à développer une pédagogie active du français se sentiront un peu moins seuls…


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