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Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1991
I. Loral, une existence ambiguë dans lécoleII. Expression correcte ou communication efficace ?
III. Un atout dans les interactions quotidiennes
IV. Linégalité sociale devant loral
La rénovation de lenseignement du français donne, sur le papier, une grande importance à la communication, tant écrite quorale. Pourtant, dans les classes, les observations montrent que la communication reste une idée vague, que loral " rénové " est un parent pauvre dans la plupart des classes.
Pour les autorités scolaires, le monde politique, loral nest pas une priorité affirmée. Ce nest pas sur cet aspect quon juge la rénovation de lenseignement du français. La grammaire, lorthographe et la lecture sont des points plus sensibles. Insister sur loral pourrait même paraître malvenu alors quil faut encore, dix ans après le début de la rénovation en Suisse romande, donner des gages aux tendances les plus conservatrices, convaincre les sceptiques que le changement nest synonyme ni de dégradation des exigences, ni dabandon des valeurs. On voit mal, dans cette conjoncture, lautorité scolaire sengager dans une croisade pour loral.
Sy engagerait-elle quon pourrait douter de lefficacité dune exhortation officielle. Lapprentissage de la langue orale est moins facile à codifier que celui des formes verbales ! Le plan détudes reste donc plutôt vague et cest sans doute préférable. Mais cela fait dépendre les pratiques en classe de ce que les enseignants comprennent et retiennent de lesprit et des objectifs généraux du plan détudes. Certains croient à limportance de la communication, à la nécessité de prendre du temps pour parler, écouter, raconter, discuter. Dautres ne jugent pas ces apprentissages prioritaires et sen tiennent à une interprétation minimaliste du programme. Il y a donc autant de représentations de la place de loral dans lenseignement que dimages de la langue, de la communication, de la culture. Sans doute une position plus affirmée de lautorité scolaire encouragerait-elle les hésitants à se jeter à leau. Mais on se trouve, avec la pratique de loral en classe, aux limites de la personnalité et du rôle professionnel, de la manière dêtre et des méthodes denseignement. Une pédagogie de loral, du moins telle que je lenvisage ici, ne saurait saccommoder dun conformisme de surface au programme. Sans lesprit, la lettre ne signifie rien. Or de lesprit dune pédagogie, les textes officiels ne sont pas maîtres En bref, il ne suffit pas de réaffirmer dans labstrait limportance de loral pour convaincre ceux qui ny croient pas !
Même les maîtres convaincus doivent faire la part des urgences du quotidien, de la hiérarchie scolaire et sociale des savoirs, des échéances de lévaluation, des attentes des parents et des collègues. Aucune exhortation ne surmontera dun coup de baguette magique les obstacles pratiques et les contradictions entre les affirmations générales du plan détudes et les attentes concrètes qui se manifestent sur le terrain.
La construction dune pédagogie de loral ne passe ni par des slogans, ni par des recettes. Elle exige un détour par une réflexion sur la langue, la communication, le travail scolaire. Je tenterai dabord de montrer que, contrairement à lillusion rénovatrice, loral scolaire est une réalité ancienne. Avant dinventer une nouvelle pédagogie, il importe de prendre conscience de la place de la communication orale dans les classes, de ses fonctions et de son statut actuels. Jessayerai ensuite de clarifier les objectifs dune pédagogie de loral : savoir écouter et parler, pour quoi faire ? Jenvisagerai ensuite les effets pervers possibles dune scolarisation de loral, source possible dinégalité accrue devant lécole. Enfin, je traiterai dévaluation, de différenciation, de moyens didactiques.
Les pages qui suivent ne cachent pas les contradictions et les impasses possibles dune pédagogie de loral. Non pour plaider en faveur du statu quo. Mais parce quil importe en ce domaine de se déprendre de toute naïveté, de savoir " ce que parler veut dire ", de reconnaître quen disant communication, expression, écoute, on fabrique des formes et des hiérarchies dexcellence, on modèle des relations et des pratiques sociales, on touche à lexercice du pouvoir.
Une pédagogie de loral ne pose pas uniquement des problèmes didactiques. En définissant des objectifs, des exigences dans ce domaine, on fait des choix politiques et culturels, on assume donc un certain arbitraire. Inutile de sabriter ici derrière les textes officiels : ils sont, sur loral, suffisamment creux pour quon puisse leur faire dire presque nimporte quoi. Signe évident de labsence de consensus social sur le rôle de lécole en matière dexpression et de communication orales.
Il revient donc à chacun daffronter la complexité et lambiguïté, de prendre le risque de larbitraire ou de laveuglement. Rien nest moins innocent quune réflexion sur la pédagogie de loral. Tout vient avec : léchec scolaire et la sélection, le sens de la scolarisation, le choix entre école conservatrice et école libératrice, le rôle de lécole dans la formation de la personne et la préparation à la vie. À vrai dire, il en va de même de tout savoir scolaire. Mais il est plus facile de lignorer !
Je ne puis présenter ici quune conception parmi dautres dune pédagogie de loral : quelques certitudes sur ce quil ne faut pas faire, beaucoup de doutes et de questions sur le sens et les dérives possibles de lentreprise. Au total, un balancement inconfortable entre utopie et scepticisme
Les rénovations de lenseignement du français à lécole obligatoire ont insisté sur limportance de la langue orale et ont privilégié lexpression, la communication, largumentation par opposition aux activités traditionnelles telles la lecture à haute voix, la récitation de textes appris par coeur ou les exercices délocution. Cette opposition pourrait suggérer à tort quavant la rénovation, loral avait très peu de place dans la pratique scolaire, se limitait à des activités stéréotypées et normatives, sans rapport avec des situations de communication.
Cest vrai si lon considère le curriculum formel et le découpage correspondant de lemploi du temps : les moments de lecture à haute voix, de récitation de poèmes ou délocution sont relativement marginaux dans lensemble de lenseignement du français et pèsent peu dans lévaluation et la sélection. Pourtant, à lécole, plusieurs heures par jour, pendant des années, les élèves baignent dans un univers de paroles.
Certes, en général, le maître parle beaucoup plus que ses élèves, qui nécoutent pas toujours. Et surtout, même lorsquils ont la parole, le maître reste lorganisateur des conversations légitimes (Sirota, 1988). Il exige que chacun lécoute lorsquil sadresse à toute la classe. Il apostrophe souverainement les élèves et les met en demeure de répondre à ses questions, de suggérer des hypothèses, de faire des propositions. Il décide de répondre ou non à leurs interventions spontanées. Dun bout à lautre de la journée, il fixe le contenu et le statut des conversations. Lorsquil sabsente un moment, travaille avec une demi classe ou demande aux élèves de se mettre à la tâche par deux ou en petites équipes, il sattend à ce que linteraction entre élèves respecte ses consignes. Même en faisant la part du bavardage, des interventions spontanées, de lindiscipline, voire du chahut, on se trouve dans un système de communication très inégalitaire en ce qui concerne la distribution du pouvoir et du temps de parole.
De plus, dans le discours pédagogique courant, la pratique " banale " de la langue orale nest pas perçue comme un moyen den affermir la maîtrise chez les élèves, mais plutôt comme un aspect obligé du rapport pédagogique et du fonctionnement dun groupe-classe. Le maître parle pour expliquer, donner des consignes, évaluer, réorienter le travail des élèves, organiser des activités. Pour " faire leur métier ", il faut bien, dans une certaine mesure, que les élèves sexpriment aussi. Mais cela na rien à voir, semble-t-il, avec une pédagogie de loral.
À cette dichotomie, la sociologie ne saurait souscrire. Sans doute, dans le curriculum réel, faut-il distinguer ce qui correspond à une intention dinstruire (Hameline, 1971) de ce qui engendre des apprentissages en dépit, voire à linsu du maître. Quon se garde cependant de croire à une coupure bien franche dans le curriculum réel, entre curriculum caché et curriculum manifeste. Il ny a pas solution de continuité entre ces deux pôles : une partie des apprentissages sont perçus et assumés sans avoir été vraiment " programmés ". La pédagogie dun maître ne se limite jamais à ce quil a délibérément mis en place pour faire apprendre. Elle inclut lensemble des habitudes, des exigences et des activités dont il devine et accepte plus ou moins confusément la valeur éducative (Perrenoud, 1984).
La manière dont sont réglés et animés les échanges oraux en classe participe souvent de cet entre-deux : ce nest pas une discipline inscrite au programme, mais cest plus quune simple nécessité pratique. Dans la régulation de la communication, il y a presque toujours une dimension éducative, ne serait-ce quà travers la censure et le contrôle quexerce lenseignant sur la parole des élèves. On est alors souvent plus proche de léducation morale et de la socialisation que de lenseignement du français.
Lapprentissage de la langue orale se fait pour une large part, en classe comme en famille, par imitation, par imprégnation, par une succession de renforcements positifs ou négatifs en situation. Des années durant, le maître présente à lélève, vingt-cinq heures par semaine ou davantage, un modèle de maîtrise de la parole. Il lit, explique, raconte, ordonne, évalue, argumente, illustrant la variété des actes de parole. Il séduit, rit, gronde, se fâche, mettant la langue au diapason de toutes sortes démotions et de sentiments. Il tient par moment un discours construit, il répond à dautres moments par monosyllabes, du tac au tac. Il est parfois familier et proche de la langue des enfants, il incarne à dautres occasions la langue la plus châtiée et la plus soutenue. Le maître est un acteur qui propose une mise en scène ininterrompue du verbe, sous toutes ses formes ou presque. Ce spectacle, inévitablement magistral et exemplaire, aura quelques effets sur les représentations et les pratiques langagières des élèves ; le maître le sait ou sen doute.
Dune certaine manière, à lécole, la leçon de langage est permanente. Sous cet angle, bien loin dêtre le parent pauvre, loral sinsinue partout. Même dans les moments où personne ne parle, on éduque encore à la pratique de la communication, qui passe aussi par le bon usage du silence. Dans certaines classes, les élèves apprennent surtout à se taire, à attendre leur tour, à écouter, à censurer leurs émotions, à différer leurs questions (Dannequin, 1977). Autant de savoir-faire qui préparent à des situations courantes dans la vie.
Même dans les classes les plus traditionnelles, il y a toujours des moments où les élèves sont invités à sexprimer, à sexpliquer, à répondre à des questions, à justifier une réponse ou un comportement. Chaque parole délève est lobjet possible dune évaluation et dune intervention normatives, qui peuvent porter sur la prononciation, laccent, le débit ; sur le niveau de langue ; sur la syntaxe ou le vocabulaire ; sur le sens, là-propos, le bien-fondé, loriginalité du contenu ; sur lélégance ou la maladresse du propos. Lintervention normative peut prendre des formes plus ou moins brutales, de linterruption - " Tais-toi, tu dis nimporte quoi ! " - au simple signalement après coup, en passant par toutes les variantes : stigmatisation de lerreur, énoncé dune formulation exemplaire, demande de reprise de type " Répète après moi " ou " Essaie de nouveau ".
On ne pense pas ici à une " leçon délocution ", ni même à lenseignement du français seulement, mais à lensemble du rapport pédagogique. Le maître corrige une tournure fautive ou relâchée, censure un mot impropre ou grossier aussi bien en histoire ou en mathématique quen français, à la fois en promenade, dans le préau et en classe.
Aujourdhui, on peut avoir le sentiment que la pratique normative des enseignants relève de leur philosophie personnelle de la langue et de léducation plus que dun mandat institutionnel. Il est vrai que certains maîtres sont permissifs, alors que dautres " ne laissent rien passer ". Quant aux normes et aux valeurs des enseignants, elles varient selon leur origine sociale, leur rapport à la langue et à la culture, leur disposition à identifier et à faire respecter des règles et des usages dans divers domaines (Lafontaine, 1988).
Ces variations ne doivent pas cependant faire oublier quhistoriquement lécole a joué et joue toujours un rôle central dans la normalisation de la langue. On insiste souvent sur la normalisation de lécrit, liée à la grammaire (Chervel, 1977 ; Schoeni, Bronckart et Perrenoud, 1988). Moins codifiée, la norme porte aussi sur la langue orale : " Parle comme il faut ! " est une injonction constante à lécole (Perrenoud, 1988). La normalisation est plus évidente encore là où la langue scolaire soppose aux patois ou aux langues régionales : lécole enseigne alors, de fait, une langue étrangère à celle que les enfants apprennent en famille. Dans certains pays, les " progrès de linstruction " ont été intimement liés à la dévalorisation des langues régionales au profit de lune dentre elles, décrétée " langue nationale " (Balibar et Laporte, 1974, Duneton, 1978). Le succès même de cette entreprise de normalisation la rend aujourdhui moins visible, puisque les langues régionales ont régressé et que les familles des élèves autochtones parlent aujourdhui, plus souvent, une langue proche de la langue denseignement.
Moins avouée, mais tout aussi constante, est la répression scolaire des parlers populaires : on valorise en classe la langue qui a cours dans les couches instruites de la société. Sans doute faut-il distinguer la norme langagière écrite - le bon usage des grammairiens et le beau langage des anthologies - de la langue orale des enseignants. Tout maître ne parle pas " comme un livre " ; pendant longtemps, les instituteurs ont été dorigine paysanne ou populaire. Même les professeurs du second degré nincarnent pas à chaque instant, dans leur propre pratique langagière, les normes les plus littéraires. Aujourdhui cependant, les enseignants primaires et secondaires font partie des classes moyennes instruites. La langue qui a cours à lécole est donc assez éloignée de laccent, de la syntaxe, du vocabulaire pratiqué dans les classes populaires. Cest pourquoi, pour les enfants qui en sont issus, lexpérience scolaire équivaut à une censure ou un abandon progressifs de certains usages acquis dans le milieu familial, au profit de formes plus légitimes dans lenceinte scolaire.
À ces phénomènes classiques de dévalorisation des langues régionales par la langue nationale et des parlers populaires par la langue des classes instruites, sajoutent des dominations encore plus clairement politiques, par exemple dans les situations coloniales ou lorsquune majorité linguistique impose sa langue aux minorités dans une société plurilinguistique. Enfin, de nos jours, de très nombreux élèves, enfants dimmigrés ou immigrés eux-mêmes, apprennent à lécole, dabord oralement, une langue qui nest pas leur langue maternelle. Pour eux, au moins pendant les premières années, lécole est un lieu permanent dapprentissage de loral.
Pour ces diverses raisons, on ne saurait prétendre que lécole nenseigne pas la langue orale. Mais elle le fait de façon ambiguë :
a. en un temps où lon affirme le droit à la différence, la normalisation linguistique se fait un peu honteuse ; sans doute une partie des maîtres se sentent-ils encore investis dune mission de " civilisation " ; mais ils la revendiquent moins ouvertement : on sabstient aujourdhui de dire que lécole est là pour instruire ou moraliser les enfants des classes populaires ;
b. le mouvement vers la régionalisation se fonde notamment sur une critique de lappauvrissement culturel et linguistique entraîné par la décentralisation ; certains souhaiteraient même que lécole joue un rôle actif dans la réhabilitation des parlers régionaux ;
c. la répression des erreurs de langue ne passe guère pour un signe douverture aux pédagogies modernes ; le jugement et les stratégies de distinction demeurent, mais se font plus subtiles ; aujourdhui, les pédants animent des jeux télévisés et lorthographe est présentée comme une discipline sportive ;
d. les nouvelles pédagogies de la langue maternelle ont démonétisé les aspects les plus visibles de loral scolaire : la lecture à haute voix, la récitation de textes appris par coeur nont plus la cote ; cet oral-là, les maîtres qui le pratiquent encore jugent quil vaut mieux le taire pour ne pas paraître " rétro " ;
e. les rénovateurs, qui ne jurent que par la communication, suggèrent volontiers quavant, on ne communiquait pas en classe ou " pas vraiment " ; les situations de communication paraissent des innovations à introduire ; du coup, la pratique langagière courante na plus de statut didactique ; sans doute na-t-il jamais été très explicite ; mais aujourdhui, du moins dans un premier temps de la rénovation, seules semblent dignes dattention les situations de communication délibérément mises en place à des fins denseignement du français.
En raison de la place ambiguë de loral à lécole, on peut, avec bonne foi, soutenir des thèses parfaitement contradictoires : les uns diront quà lécole on fait de loral depuis toujours, quil ny a " rien de nouveau sous le soleil ", sinon le langage à la mode de la communication et de lexpression. Dautres diront que loral est le grand oublié et quil faut enfin lui donner son importance et sa place. Parle-t-on dans les deux cas de la même chose ?
Les plans détudes modernes mettent en général loral et lécrit sur un pied dégalité. Ils insistent sur la nécessité de donner aux élèves une maîtrise pratique de la langue, tant écrite quorale, en situation de communication. Ces intentions, claires mais abstraites, se heurtent aux habitudes des maîtres, aux attentes des parents, à la part prépondérante des savoirs sur la langue et des exercices formels dans le travail scolaire et lévaluation. On pourrait sétonner de linsistance des rénovateurs sur la communication. Qui peut aujourdhui douter que la langue serve essentiellement, sinon exclusivement, à communiquer ? Sil faut néanmoins laffirmer, cest sans doute parce que lécole est portée à préférer les " savoirs sur " aux maîtrises pratiques, à travailler la connaissance de la norme plus que lefficacité du message (Bronckart, 1983, 1985). Lanalyse des programmes et du travail scolaires en termes de transposition didactique (Verret, 1975, Chevallard, 1985, Perrenoud, 1986) éclaire en partie le phénomène : pour être enseignés, les savoir-faire et les savoirs sont " apprêtés ", transformés en " objets denseignement " conformes aux contraintes de lapprentissage et de la situation didactique plus quaux nécessités dune pratique extrascolaire. Les savoirs sur la langue sont à cet égard des substituts commodes à sa maîtrise pratique : ils renvoient à des notions, à des règles, à des procédés, toutes choses codifiables, quon peut énumérer dans les programmes, illustrer dans les manuels, travailler par des exercices. De la même façon, la conformité à la norme est un critère plus identifiable et manipulable que lefficacité de la communication.
Aux biais propres à la transposition didactique sajoutent toutes les valorisations de la grammaire comme " gymnastique de lesprit " ou préparation aux langues étrangères, de la norme comme expression de la culture et des valeurs dune civilisation. La plus forte pente dune pédagogie du français est donc de perdre de vue les aspects fonctionnels et pragmatiques de la langue au profit de ses aspects formels et de la distinction quassure leur maîtrise théorique.
Contre ces tendances, les rénovateurs ont voulu rappeler que la langue est dabord un instrument de communication. Mais, fort occupés par lexorcisme des vieux démons, ils nont pas pris la peine délaborer une représentation substantielle de la communication. " Maîtrise du français ", fondement de la rénovation en Suisse romande, sen tient au schéma de Jakobson, très formaliste, et ignore complètement les approches beaucoup plus réalistes de la sociolinguistique, de la psychologie sociale, de la pragmatique (Besson et al., 1979).
Sans doute fallait-il parer au plus pressé. Loral nétait pas le principal enjeu. Cest plutôt sur la grammaire ou lorthographe quil fallait convaincre. En outre, la rénovation explicite de loral nétait pas simple. On peut imaginer que les rénovateurs mesuraient labsence de consensus politique quant aux aspects " " de la libération de la parole ; dans ce domaine, ils ne pouvaient sappuyer sur des théories en apparence aussi neutres que le structuralisme et la grammaire générative et transformationnelle. Pour fonder " scientifiquement " une pédagogie de loral (modèle implicite de la rénovation, cf. Chobaux et Segré, 1981 ; Favre, 1988), ils auraient dû saventurer dans des zones interdisciplinaires encore peu constituées, psycholinguistique, sociologie, ethnographie de la communication.
Il fallait aussi pouvoir donner une image de loral avant la rénovation, pour mieux caractériser le changement. Cétait plus facile en grammaire. Certains contenus nouveaux de lenseignement du français tiennent leur légitimité du fait quils se substituent à des contenus anciens, dans les moyens denseignement, dans les méthodologies, dans la formation des maîtres, dans lhoraire scolaire, enfin dans lesprit des parents et des maîtres. Là où il y avait une grammaire traditionnelle, on propose une grammaire " nouvelle " caractérisée elle aussi par des schémas danalyse, une terminologie, des brochures dexercices, des ouvrages de référence. Lobjet de la rénovation donne lieu alors à une représentation relativement précise. Rien de tel pour la maîtrise pratique de la langue (écrite ou orale) et les situations qui y préparent.
Peu à peu, la grammaire textuelle, la psycholinguistique et la didactique du texte ont proposé aux maîtres des représentations moins abstraites de la pratique du texte (notamment Bronckart et al., 1985 ; Bain, 1988, Commission Pédagogie du texte, 1985, 1988 ; Bain et Schneuwly, 1987). À ce jour, il ny a rien déquivalent pour loral. Quest-ce que loral traditionnel ? On vient de le voir, son image est brouillée, constituée de quelques activités traditionnelles facilement identifiables - lecture à haute voix, récitation -, auxquelles se juxtaposent des pratiques langagières diffuses, qui débordent parfois lenseignement du français et la didactique. Quest-ce au juste que la rénovation dans le domaine de loral ? Passe-t-elle par labandon de la lecture à haute voix ou de la récitation ? par lintroduction du débat et du jeu de rôles ? suffit-il daménager quelques situations de communication ? ou au contraire, la rénovation porte-t-elle sur lensemble des pratiques langagières en classe, en français et dans les autres disciplines ?
Dans ce domaine, personne ne sait très bien ce que la rénovation signifie en termes dattitudes (par rapport à la norme, aux prises et aux temps de paroles), dactivités (discussions fréquentes ? séquences didactiques ? conseils de classe ?), de place de loral dans lhoraire hebdomadaire, dévaluation, de moyens et de démarches pédagogiques. Cest le flou. Les rénovateurs ont été sur tous ces points peu bavards ou très abstraits. Ils laissent donc à chacun le soin de se forger sa propre doctrine et sa propre pédagogie de loral. Ce qui conduit chez les maîtres les moins imaginatifs à une absence totale de changement des représentations et des pratiques ; chez les autres à un certain flottement, parce que la dévalorisation des activités anciennes ne sest pas accompagnée dalternatives concrètes, parce que lattitude générale vis-à-vis de la pratique langagière en classe est restée peu saisissable et peu codifiable. Cest donc, assez largement, chacun pour soi.
Au cours des premières années de la rénovation, en matière de communication, chaque maître a donc été tributaire avant tout de sa propre expérience et de ses propres connaissances théoriques et pratiques. Aujourdhui, cela reste vrai. Quelles sont donc les références des enseignants à propos de la langue orale et de son apprentissage ? On ne le sait guère. Les plans détudes et les méthodologies sont très vagues. Les maîtres puisent donc à dautres sources. Lesquelles ? On peut en imaginer cinq.
1. Tout enseignant se fait une image de ce qui attend ses élèves dans la suite du cursus. Mais que peut savoir un maître primaire de ce quexigent les enseignants secondaires en fait de maîtrise de loral ? Sans doute souhaitent-ils que les élèves sachent écouter avec concentration, lire distinctement, sexprimer clairement et correctement. Mais au-delà ? Est-il important, pour faire des études longues, de savoir, à loral, raconter une histoire ou une plaisanterie, animer un débat, argumenter, faire le portrait dun personnage, communiquer des informations ? Bien malin qui saurait laffirmer avec certitude. Une partie de la sélection se fait oralement, mais loral est rarement une matière sélective autonome.
2. Les références théoriques des enseignants en matière de communication orale sont certainement très disparates, mais probablement assez légères, en moyenne, en raison de la quasi absence de ces thèmes et des disciplines concernées dans le curriculum de formation des maîtres. Combien denseignants ont entendu parlé de Labov, Bernstein, Goffman, Gumperz, Watzlawick, Searles, Austin par exemple ? Le bagage linguistique associé à la rénovation a privilégié la syntaxe, et un peu la sémantique. Dans la formation des maîtres, la communication est traitée soit de façon formelle, soit en puisant dans le sens commun.
3. Dans notre société, les métiers de la communication se donnent volontiers en spectacle : à travers la télévision, le cinéma, lexpérience personnelle, chacun est confronté à divers professionnels, tels quavocats, prédicateurs, vendeurs, professeurs, politiciens, animateurs, acteurs, journalistes de laudiovisuel ; ceux qui exercent un pouvoir hiérarchique, ou une autorité scientifique, proposent une autre image de la compétence. On peut imaginer quune partie des enseignants sinspirent de ces modèles, largement médiatisés.
4. Les enseignants ont aussi une expérience personnelle de la communication. Dabord comme professionnels de la parole et de linteraction verbale. Ensuite, parce que, comme tout le monde, ils conversent, discutent, sextasient ou se lamentent, racontent des histoires, donnent des conseils, échangent des nouvelles, etc. Loral ordinaire, quotidien, chacun le connaît le pratique et croit donc le connaître.
5. On peut faire lhypothèse quen labsence de sources plus prégnantes, beaucoup denseignants transposent à loral les normes dexcellence auxquelles ils adhèrent pour lécrit ; ce qui privilégie nécessairement un oral peu interactif, dont la conférence scolaire est larchétype, insistant sur la construction du discours et sa correction, telles quon en juge à lécrit : reprises anaphoriques, connecteurs explicites, phrases complètes. Tout porte à croire que loral efficace saccommode de la redondance, de limplicite, du décousu. Mais les normes de lécrit forment écran. On connaît le choc quéprouvent toutes les personnes " instruites " lorsquelles sont confrontées à une transcription de leur discours oral. La " honte " exprimée alors témoigne dune méconnaissance des spécificités de loral.
Les trois dernières sources paraissent plus substantielles. Mais sont-elles pertinentes pour enseigner loral ? Lorsquon enseigne la rédaction à lécole, on ne forme ni des écrivains, ni des journalistes, ni des rédacteurs de textes publicitaires, scientifiques ou juridiques. De même, les métiers de la communication orale supposent des compétences très spécifiques et de haut niveau, quil nest ni nécessaire, ni possible de viser à lécole obligatoire.
Loral quotidien est une référence aussi peu convaincante, pour des raisons inverses. Chaque enseignant, en tant quadulte et professionnel de la communication, a certainement une pratique du débat et de largumentation. Mais la prise de conscience favorise les aspects formels au détriment des aspects pragmatiques. Le maître risque de prendre sa propre pratique correcte et élaborée (au besoin idéalisée) comme un modèle dont les élèves devraient se rapprocher. On retrouve alors la réponse traditionnelle de lécole face à la langue des élèves : unifier et normaliser. Unifier lorsque la langue scolaire est une langue dÉtat quon ne parle pas dans les familles, normaliser pour que chacun prononce et sexprime correctement, cest à dire comme le maître. Pour que la pratique du maître devienne la source vivante dune pédagogie de loral, il faudrait quil sache analyser ses pratiques et ses compétences de communication Cest un des thèmes possibles de la formation des enseignants dans ce domaine.
Quant à la transposition des critères traditionnels valables à lécrit, elle favorise aussi les aspects formels de la langue. Certes, la prise en compte des " écrits sociaux " et lapproche pragmatique du texte pourrait suggérer dintéressantes transpositions à loral. Mais ce nest pas dans ce registre-là que puisent la majorité des maîtres.
En bref, on pourrait diagnostiquer une crise des représentations et des savoirs de la majorité des maîtres sur loral : les compétences de communication sont, dans lesprit de la plupart des maîtres, trop floues ou schématiques pour guider une pédagogie cohérente et efficace.
Il importe de se demander : " Quest-ce que maîtriser la langue orale ? À quoi ressemble cette compétence ? "
Le sociologue est souvent frappé par lespèce de vide social dans lequel sont affirmés des objectifs comme " savoir communiquer ", " savoir sexprimer ". Pour dire quoi ? À qui ? Dans quel but ? La communication peut sinscrire dans une infinité de registres, puisquelle participe de la presque totalité des actions et des interactions humaines. Lécole obligatoire na certainement ni la possibilité, ni la vocation de préparer à toutes les situations de communication quun individu est susceptible daffronter dans lexistence. Il faut donc choisir.
Le choix devrait être dicté notamment par les limites quon impose à la " modélisation des comportements et des personnalités " à travers lécole. Lefficacité dans la communication est souvent liée à des manières denvisager la vie et les rapports humains, à des sensibilités, à des valeurs. Y a-t-il une seule façon efficace de déclarer un sentiment, dannoncer à quelquun quon le quitte ou doffrir des condoléances ? Y a-t-il une bonne manière de faire rire, de séduire, démouvoir, de mettre à laise, de rassurer ?
A supposer que lécole ait le temps et les moyens de développer de tels savoir-faire, en aurait-elle le droit ? Lorsquelle joue sur lémotion, les sentiments, les affinités et les goûts, la communication efficace ne mobilise pas seulement des compétences linguistiques et intellectuelles, mais aussi des dispositions cultivées, des traits de personnalité, une forme de familiarité avec un milieu social et une culture. Plus quà travers la plupart des autres apprentissages, lécole, en touchant à loral, contribue à façonner une vision du monde, un rapport aux autres, une forme dexpression des sentiments et des idées. En censurant ou en normalisant la communication, on finit par censurer ou normaliser la vie elle-même, car loral est inséparable de lexpérience quotidienne, de linteraction avec autrui, du flux des conversations qui nourrissent les représentations et infléchissent les manières de faire. Il faut donc être très prudent !
Il nexiste aucune situation de communication entièrement neutre, dans laquelle lefficacité dépendrait dun pur savoir-faire plus que dun savoir-être. Mais entre le langage de lamour et celui des affaires, entre celui de la prière et celui de la gestion, entre celui de lémotion esthétique et celui de la science, il y a des différences de degrés.
Il me semble raisonnable quici comme dans dautres domaines, lécole reste du côté de linstruction plus que de léducation, de linstrumentation plus que des valeurs, de la rationalité plus que des sentiments. Une institution dÉtat na pas, na plus à façonner les modes de vie et de pensée qui prévalent dans la sphère privée. Lécole est historiquement garante de la démocratie, pas du conformisme moral ou des moeurs familiales. Cest pourquoi, à mon sens, si lon travaille loral à lécole, on devrait privilégier la communication publique, celle qui a cours dans le monde du travail, de la politique, des organisations, des entreprises et des médias, par opposition au monde de la famille, de la vie privée, de la convivialité.
Bien entendu, toute compétence de communication utilisable dans de telles situations autorise certaines transpositions à la vie privée, notamment familiale. Mais ce ne devrait pas être lobjectif principal dune pédagogie de loral, parce quelle irait assez vite de pair avec une image normative de la communication au sein du couple, ou entre parents et enfants. La distinction est certes un peu schématique : il ny a pas dun côté des pratiques familiales, personnelles et privées qui échapperaient à la formation, dun autre côté des pratiques publiques, dans le travail et dans la cité, qui dépendraient strictement dune compétence acquise à lécole. Les choses ne sont pas aussi compartimentées. Il semble cependant raisonnable quune pédagogie de loral ait dabord en point de mire les interactions " publiques ".
De quoi sagit-il alors ? Dinformer, denseigner, dexpliquer, dargumenter, de négocier, de décider, de planifier, de régler des conflits, de coordonner des actions et des représentations, de résoudre des problèmes, déchanger des données. Ce type de communication est proche du raisonnement et de la stratégie, il renvoie à des compétences relativement définies : savoir informer, expliquer, animer, discuter, argumenter, commander. Telles pourraient être les maîtrises visées prioritairement par une pédagogie de loral. Dabord parce que ces maîtrises sont peut-être, dans la culture occidentale, les moins liées à la personne. Ensuite parce quelles paraissent des atouts précieux dans la vie professionnelle, dans la vie publique et à certains moments de la vie privée. Enseigner cet oral-là à lécole, cest vouloir offrir au plus grand nombre ce que les héritiers (Bourdieu et Passeron, 1965) trouvent sinon dans leur berceau, du moins dans leur famille et leur milieu social.
Tout dépend évidemment de limage quon se fait de la place des individus dans lordre social. Si lon pense quils doivent savoir avant tout tenir leur rôle, obéir, se résigner à leur condition, ne pas mettre en cause les valeurs et les règles établies, pourquoi voudrait-on développer les capacités dexpression et de communication ? Si lon pense au contraire que les individus doivent être capables de comprendre le monde dans lequel ils vivent, de ne pas croire naïvement tout ce quon leur raconte, de participer aux décisions, de négocier leur place, de discuter les règles du jeu, de juger les lois et les politiques, les idéologies et les pouvoirs en place, alors il importe quils maîtrisent loral. Cela ne suffit pas : sans culture générale, sans capacité de raisonnement, sans maîtrise de la lecture et dans une certaine mesure de lexpression écrite, on ne va pas très loin, même avec dexceptionnels talents dorateur. Mais à linverse, chacun côtoie des gens qui " savent plein de choses ", qui ont des idées et qui restent pourtant muets devant labsurdité ou linjustice, marginaux dans les débats, minoritaires dans les décisions, paralysés dans les conflits.
La maîtrise de loral informatif, explicatif, injonctif, argumentatif, décisionnel est aujourdhui encore largement lapanage des privilégiés, ou plus généralement de ceux qui occupent des positions dominantes dans le monde du travail, de la politique, des médias, des institutions (église, justice, école, administration). Cest justement pour lutter à armes moins inégales, pour faire partie dune majorité moins silencieuse que beaucoup de gens auraient intérêt à maîtriser mieux la communication orale.
Par exemple : a. dans les relations de travail et dembauche ; b. au moment de négocier un contrat (bail, assurances, crédit notamment) ; c. lorsquils entrent en relation avec les autorités locales, ladministration, la police, la justice, les services sociaux ; d. dans les associations (partis, syndicats, locataires) ou les mouvements collectifs ; e. dans le dialogue avec lécole, les enseignants mais aussi les cadres, les psychologues scolaires, les conseillers dorientation ; f. chez le médecin et dans le monde hospitalier ; g. au moment de faire un achat important (logement, voiture, hi-fi, voyage) ou de faire fonctionner une garantie ou un service après-vente ; h. lorsque les relations de voisinage deviennent difficiles (copropriété, sous-location, espaces communs, partage de charges par exemple) ; i. en matière dactes juridiques ou financiers (régime matrimonial, succession, épargne, placements, emprunts par exemple) ; j. dans les situations de formation scolaire ou extrascolaire ; k. plus largement, dans les situations où il faut assimiler rapidement de linformation et un certain savoir pour prendre une décision " en connaissance de cause " (chez le dentiste, au garage, en présence du réparateur TV ou de lagent dassurances par exemple).
Dans toutes ces situations, chacun a besoin, pour sen tirer à son avantage, de savoir :
Tout cela ne va pas de soi. On sait que nombre de gens restent muets lorsquils tombent à limproviste sur un répondeur téléphonique. Certains achètent des encyclopédies ou des appareils ménagers dont ils nont que faire, faute davoir su dire non. Dautres se voient imposer des traitements, des réparations, des tâches qui leur déplaisent ou leur semblent inutiles, mais auxquels ils nont pas su sopposer. Dautres encore taisent tout ce quils ont à dire face aux maîtres de leurs enfants, quittent le magasin sans avoir osé demander un prix ou une explication, balbutient devant le guichet de ladministration, subissent sans piper mot attentes ou brimades, ne savent pas se défendre lorsquon les accuse à tort, etc.
On nen finirait pas dénumérer les exemples de situations quotidiennes où des gens pourtant adultes et relativement instruits sont handicapés faute doser prendre la parole et de savoir défendre leurs intérêts ou leurs idées oralement. Bien entendu, plaie doral nest pas mortelle. On survit, diminué, furieux contre soi-même, frustré ou simplement résigné. Les gens qui ne savent pas lire survivent aussi. Mais à quel prix ?
Pour faire mieux que survivre, il faut apprendre à parler la langue de ceux qui détiennent le pouvoir, linformation, les ressources. En face dun patron, dun magistrat, dun policier, dun médecin, dun technicien, dun chef, dun fonctionnaire, dun vendeur ou dun voisin désagréable, il faut apprendre à exprimer son point de vue, à rectifier ou à nuancer, à relancer la balle, etc.
Les situations dont il est question ici mettent en présence des gens qui sans être des ennemis, ne sont pas des amis et peuvent être des adversaires, des concurrents, des inégaux. Linteraction entre eux a donc souvent une composante conflictuelle, avouée ou cachée. Dans de telles situations, par gain de paix, chacun est libre de ne pas réclamer son dû, de ne pas demander daugmentation, de subir à contrecur des décisions détestables, daccepter linjustice, de renoncer à faire valoir ses droits. À chacun dapprécier sil préfère céder du terrain pour éviter stress et affrontements. Encore faut-il avoir le choix. Le " pacifisme verbal " se nourrit hélas trop souvent du sentiment dêtre " battu davance ". On préfère se taire parce quon nest pas sûr de ses moyens, quon pressent léchec ou lhumiliation. Avec davantage de compétences de communication et de confiance en soi, on affronterait la situation.
Une pédagogie de loral ne devrait pas dicter des conduites, mais les rendre possibles. Pour avoir le choix, il faut avoir acquis, dune manière ou dune autre, à lécole ou ailleurs, deux types de dispositions complémentaires :
Faut-il opposer ces deux types dacquis ? Analytiquement, cela peut se justifier. Mais en pratique, savoir-faire et savoir-être, compétences et attitudes sont difficilement dissociables. Il y a fort à parier que lapprentissage progresse parallèlement selon les deux dimensions.
Dans les rapports marchands, dans les relations avec ladministration, on se trouve souvent seul. Mais dans le monde du travail, de la politique, des associations, maîtriser loral cest aussi savoir participer à laction collective, savoir animer, restituer, coordonner les points de vue, travailler à un consensus sur la doctrine et sur la stratégie.
On le voit, jinsiste fortement sur les rapports sociaux entre des acteurs individuels ou collectifs inégaux et qui nont pas les mêmes intérêts. Ce nest évidemment quune partie de notre expérience quotidienne de la communication orale. Chacun vit de nombreux moments dinteraction dans le consensus et la convivialité, sans quil y ait besoin daffronter les autres. Mais pourquoi faudrait-il que lécole prépare à tenir quelques propos anodins dans le bus ou lascenseur ou à participer à la discussion au café du commerce ?
Jai fortement insisté jusquici sur la maîtrise de loral en situation dinteraction. Noublions pas tout ce qui relève de lécoute et de la compréhension de discours diffusés par des sources lointaines : la radio, la télévision, des orateurs sadressant à un large public. Dans cette situation, il ny a pas de réel dialogue. On peut éventuellement poser une question ou donner un avis par Minitel, mais chacun est dabord un auditeur ou un spectateur touché par des images et des sons quil essaie de comprendre, au double sens du terme :
a. il cherche à décoder le propos, ce qui ne va pas de soi ; on sait par exemple que certaines des informations politiques, économiques ou scientifiques sont incompréhensibles pour une partie des auditeurs qui ne maîtrisent pas le langage, la culture générale ou les éléments de contexte ;
b. il cherche à comprendre le sens du message, et donc les intentions cachées ou avouées de son auteur ; cest la seule façon de conserver une distance, de ne pas épouser sans examen la vision du monde que véhiculent les spots publicitaires, les jeux télévisés, les discours politiques.
Ici également sont mises en jeu des compétences de communication. La part de lécoute et de la compréhension lemporte sur lexpression, mais il reste un rapport social avec une source, fût-elle lointaine ou parfois inconnue. En outre, lécoute des médias nest pas nécessairement solitaire. Avec Lazarsfeld, la sociologie des communications de masse a souligné limportance des relais, du " two step flow of communication ". On se trouve rarement seul face aux médias. Il sagit plutôt de participer à une conversation avec dautres auditeurs ou spectateurs potentiels, en famille, au travail, dans les transports publics. On se trouve parfois fortement influencé par des idées ou des informations quon na pas personnellement entendues, mais qui sont relayées dans la conversation quotidienne. La maîtrise de loral est alors inséparable dune formation à lautonomie et à lesprit critique : sentraîner à ne pas prendre tout ce quon entend pour argent comptant, à ne pas propager sans réfléchir les rumeurs les plus absurdes, à ne pas croire nimporte quoi sous prétexte que quelquun la entendu à la radio ou à la télévision, à débusquer les stéréotypes, le sexisme, le racisme, les préjugés dans les feuilletons télévisés ou la publicité. La pédagogie de loral a fortement partie liée, alors, avec la critique de linformation.
Ici encore, comme dans les situations dinteraction évoquées plus haut, des compétences de communication mieux partagées seront garantes de plus dégalité devant linformation et la propagande, de plus dautonomie face aux divers pouvoirs à luvre dans la société politique, les organisations et les médias.
On le voit, telle quelle est définie ici, une pédagogie de loral a un sens proprement politique. Non parce quelle pousserait à adhérer à une idéologie ou à un parti. Mais au contraire parce quelle devrait donner aux individus et aux groupes dominés davantage de moyens de défendre leur identité, leurs droits et leurs intérêts, davantage de moyens aussi de naviguer sans se perdre dans locéan des discours et des idéologies, des lois et des institutions.
Pour aller dans ce sens, il me paraît justifié de courir les risques dune pédagogie plus active et substantielle de loral. À condition encore une fois quelle soit limitée aux compétences évoquées, à lexclusion de loral convivial, informel, personnel.
On peut schématiquement opposer deux types de savoirs :
La grammaire, lalgèbre, les langues mortes tombent dans la première catégorie. La lecture, les opérations arithmétiques, la maîtrise de loral appartiennent à la seconde. Entre ces extrêmes, il y a bien entendu toutes sortes de savoirs intermédiaires, comme la géométrie, lhistoire ou la géographie : lécole na pas le monopole de leur transmission, mais les acquis extrascolaires restent en général modestes en regard des programmes de lenseignement obligatoire contemporains.
Alors que seuls certains enfants savent lire avant dentrer à lécole obligatoire, pratiquement tous savent parler. Et tous continueront à apprendre à communiquer en dehors de lécole, comme ils le font dans une société non scolarisée. La question est de savoir si lécole doit sen mêler et pourquoi. Elle se pose pour tous les savoirs dont elle na pas le monopole. Et la réponse est généralement donnée en termes de compétences minimales et dégalité des chances dapprendre.
En dehors dune intervention de lécole, les apprentissages ne sont pas laissés au hasard, mais obéissent plus largement encore à la logique des classes sociales. Cest dans les classes privilégiées que les enfants apprennent à lire avant même daller à lécole, quils sont initiés aux langues étrangères avant quelles soient au programme, quils simprègnent dune culture linguistique, géographique, historique qui anticipe sur les plans détudes. Il nen va pas autrement pour loral.
Cest évident, lorsquil sagit de maîtrise de la langue nationale ou de la langue " cultivée ", qui ont souvent partie liée. Les classes privilégiées sont sociologiquement moins enfermées dans une région, plus proche de lÉtat central. Elles définissent aussi la norme qui simpose à lécole. Leurs enfants y continuent donc un apprentissage qui a débuté en famille, alors que les enfants dautres origines sociales doivent se détacher dun parler régional et populaire et assimiler laborieusement une langue nouvelle.
En substituant lefficacité communicative à la correction et à la distinction, on ne fait que déplacer le problème. Car ces autres formes dexcellence sont, elles aussi, inégalement partagées. Dabord parce que lefficacité reste en partie une affaire de correction et de distinction. Pour être écouté et entendu, il faut sadapter aux attentes des interlocuteurs, donc utiliser un code et un niveau de langue quils comprennent et valorisent. Certes, dans la perspective dune communication efficace, on peut traiter les attentes et les normes des interlocuteurs comme des contraintes objectives sans avoir à y adhérer personnellement. Cela autorise un rapport stratégique aux normes en vigueur sur tel ou tel marché linguistique. En ce sens, insister sur lefficacité de la communication met la norme à distance et dispense de lintérioriser. Reste quil faut la connaître et la maîtriser.
On pourrait évidemment se dire quil suffit denfermer chacun dans son marché linguistique dorigine pour quil soit demblée compétent. Outre que ce serait tourner le dos à toute mobilité sociale, on voit mal comment lécole pourrait renoncer à donner une place de choix aux marchés linguistiques sur lesquels prévaut la langue des institutions et des classes dominantes (Bourdieu, 1981). Préparer à une communication efficace, cest préparer notamment à affronter ladministration, le droit, la politique, la publicité, les médias, la médecine, les institutions de formation, la justice, le marché du travail. Ce sont autant de marchés linguistiques sur lesquels on parle la langue de la gestion et du pouvoir, la langue des groupes dominants et des institutions centrales de la société nationale ou régionale. Orienter loral vers la communication publique nautorise pas à renoncer à la maîtrise des standards dominants. Si bien que les élèves favorisés hier par leur héritage familial le resteront partiellement demain. Parce que cet héritage marie correction et aisance, sens de la langue et sens de la communication : communiquer efficacement, ce nest pas seulement respecter les formes et les usages en vigueur sur un marché linguistique ; cest manifester une maîtrise des paramètres linguistiques, psychologiques et sociaux de la communication. Il ny a aucune raison de penser quen ce domaine, les héritiers ne seront pas, une fois de plus, favorisés.
Derrière des mots dapparence neutre - expliquer, informer, argumenter - cest en effet de pouvoir quil est question. Pouvoir sur les choses, les événements, les idées, les organisations, les gens. Or, comment sen étonner, ce sont les classes dominantes qui maîtrisent le mieux les instruments de la domination, notamment la langue orale lorsquelle permet de façonner des représentations et dinfléchir les décisions, dexpliquer le monde à sa façon, de justifier le statu quo ou le changement, de négocier en position de force.
En ce sens lefficacité argumentative est, non moins que la correction langagière, une forme dexcellence socialement marquée. Il faut donc sattendre, ici encore, à une forte inégalité sociale devant les programmes et les exigences scolaires.
Viser " sérieusement " à lécole, la maîtrise de loral informatif, explicatif, argumentatif, décisionnel, cest donc sans doute :
Autant dire quil vaudrait mieux réfléchir à deux fois avant de donner davantage de place à loral et den redéfinir la substance : le risque de dépossession culturelle sajoute à celui dune sélection accrue.
On se trouve devant léternel dilemme de ceux qui réfléchissent à la démocratisation de la culture : la science est-elle bourgeoise ou appartient-elle à chacun ? la logique est-elle une forme de pensée propre aux élites ou un instrument universel ? le langage élaboré est-il un code réservé à une classe sociale ou un instrument de communication adapté à certains contenus ou à certains contextes ? jusquà quel point faut-il, au nom du respect de lidentité culturelle de chaque groupe, renoncer à enseigner des savoirs qui ont cours dans les classes dominantes ?
La question se pose pour loral. À chacun de répondre en pesant le pour et le contre. Je dirais que laccès à un instrument indispensable dans les rapports sociaux justifie un certain risque de dépossession culturelle.
Autre risque : la surenchère normative. Aujourdhui, on peut avancer lidée que la normalisation de la langue se fait moins pesante, quelle passe davantage par les médias que par la répression scolaire des parlers populaires et régionaux. On redécouvre les patois, on affirme le droit à la différence, on relativise les normes. Cette évolution est amorcée depuis plusieurs décennies. La rénovation de lenseignement du français la accentuée en insistant sur la libération de la parole, sur la nécessité de ne pas empêcher les élèves de sexprimer par des corrections intempestives, sur la diversité des contextes, des actes de parole, des registres de langues et des marchés linguistiques.
Ne risque-t-on pas, en développant une véritable pédagogie rénovée de loral, de mettre fin à cette relative tolérance, de faire peser sur lexpression des enfants à lécole de nouvelles normes, de créer de nouvelles inégalités ? Vaut-il vraiment la peine dajouter loral aux objectifs prioritaires de lécole obligatoire ? La maîtrise attendue justifie-t-elle un surcroît dexigences et de travail, la mise en valeur de nouvelles normes dexcellence, lextension possible des critères de sélection, une nouvelle forme de normalisation des pratiques ? La maîtrise de loral est-elle dans lexistence un atout assez important pour courir autant de risques ?
À ces questions, il ny a pas de réponse " objective ", on sen doute. Chacun est renvoyé en dernière instance à ses options politiques, à sa vision de la culture, de la langue, des inégalités, de la démocratisation. Quant à moi, sauf à remettre en question lensemble du curriculum, je dirais quune véritable maîtrise de loral vaut bien un effort accru de scolarisation.
À partir du moment où on décide de franchir le pas, il faut se donner les moyens de construire une pédagogie efficace. Rien ne serait pire quun simulacre, juste assez bon pour créer des hiérarchies sans engendrer dapprentissages significatifs et solides. Il reste donc à concevoir une pédagogie efficace, qui ne se contente pas de signes extérieurs de réussite scolaire (Perrenoud, 1986), mais vise des compétences stables et transposables pour chacun. Une pédagogie de loral délibérément égalitariste dans ses intentions ne peut quêtre différenciée dans ses modalités : à chacun selon ses besoins !
Loral sapprend. Senseigne-t-il ? Oui si lon saccorde à dire - ce quon devrait faire pour toutes les disciplines - quenseigner ce nest rien dautre quaménager des situations dapprentissage. Pour loral plus peut-être que pour tout autre acquis, il faut se défaire de lidée quil y a des savoirs à transmettre. Les compétences sont construites par lélève, en situation dinteraction. Encore faut-il quil y ait interaction !
Mieux vaut le statu quo quune pédagogie de loral velléitaire et inefficace. Il ne sert à rien de prendre " un peu " de temps pour loral, den tenir " légèrement " compte dans lévaluation. Cela ne peut quaccroître les inégalités, accuser le sentiment déchec des élèves déjà en difficulté. Au maître qui " ne croit pas vraiment à loral ", qui pense quil nest pas important ou possible de développer à lécole des compétences de communication orale, mieux vaut dire : " Ne faites rien, car le peu que vous ferez ne servira quà vous donner bonne conscience ! " Propos peu constructifs, dira-t-on. Mais cest pour mieux souligner quune pédagogie efficace de loral ne saurait être quune entreprise de longue haleine, continue et cohérente.
Sous quelle forme concrète ? Dans lemploi du temps des classes, fort chargé, il nest pas facile de dégager une heure supplémentaire par semaine pour " faire de loral ". Mais avant de dire que cest impossible, encore faut-il se demander si cest bien nécessaire ! Nest-ce pas ailleurs que se joue la partie, dans les interactions incessantes qui se nouent entre maîtres et élèves ou entre ces derniers ? Une pédagogie de loral implique nécessairement le fonctionnement du groupe-classe et lensemble de la démarche pédagogique. Elle ne saurait se cantonner à une case de la grille horaire. Elle traverse toute la semaine et tous les moments de la vie et du travail dune classe.
La rénovation de lenseignement du français a valorisé la maîtrise pratique de la langue, en la distinguant du savoir sur la langue ; elle a affirmé que cette maîtrise sacquiert par une pratique langagière soutenue inscrite dans de véritables situations de communication. Mais sans doute na-t-elle pas dit avec assez de force à quel point il faut que cette pratique soit régulière et intensive pour produire des effets visibles. Beaucoup de maîtres croient encore quil suffit de faire une petite place à la communication pour rénover leur pédagogie du français : une discussion par-ci, un spectacle par-là, et le tour serait joué ! Pour le reste, on pourrait enseigner comme avant, faire des leçons de grammaire, des exercices de conjugaison et de vocabulaire, des lectures silencieuses et des lectures suivies. Sans parler des autres disciplines, quil nest pas question de toucher. Autant renoncer à loral !
Pendant la petite enfance, chacun apprend à marcher, puis à parler sans recevoir de leçons. Mais il y passe des heures, pendant des mois ou des années. Les savoir-faire ne se forgent au gré de lexpérience que si celle-ci est dense, quotidienne, redondante et diverse à la fois. Comment imaginer quon puisse apprendre à rédiger en composant trois ou cinq textes par an ? Ou quon maîtrisera largumentation en lexerçant exceptionnellement ? Acquérir une maîtrise pratique de la langue et de la communication passe par une véritable pratique, non par un simulacre tout juste bon à sauver les apparences.
Cette analyse nest pas propre à loral, elle sétend à la lecture et à lexpression écrite, et à nombre de savoir-faire dans diverses disciplines : on ne peut apprendre à sorienter, à raisonner, à observer quen ayant maintes occasions dexercer, de développer, daffiner ses schèmes de pensée et daction. Aussi fondée soit-elle du point de vue de la théorie de lapprentissage, cette analyse peut conduire à une impasse : lexercice concret et intensif de certains savoir-faire suppose des conditions pratiquement impossibles à créer et à reproduire régulièrement dans le cadre scolaire pour lensemble des élèves. Pour apprendre à sorienter dans une ville ou une région, plusieurs heures de lecture de cartes chaque semaine ne sauraient suffire. Il faudrait sortir, aller sur le terrain, choisir de véritables itinéraires, faire de vrais voyages. Cela prendrait des demi-journées, au détriment dautres disciplines jugées prioritaires. Cest pourquoi la géographie scolaire est sans doute condamnée à rester pour lessentiel un savoir sur le territoire plutôt quune maîtrise pratique des déplacements dans le terrain, du moins à léchelle régionale et au-delà.
Pour loral, les choses se présentent un peu mieux : il ny a pas besoin de sortir de lécole et de se lancer dans des entreprises extraordinaires pour vivre de réelles situations de communication. Le travail scolaire et la vie en classe, toutes disciplines confondues, se présentent comme une suite ininterrompue de situations de communication. Il reste à les rendre formatrices de compétences langagières, donc à entretenir un climat favorable, à aménager des didactiques plus interactives dans diverses disciplines, à créer les institutions internes (expression libre, conseil de classe) qui iront dans ce sens. Ce nest certainement pas facile. Mais cest possible. Certaines classes qui se réclament de lécole active, de Freinet ou de la pédagogie institutionnelle sont allées assez loin dans ce sens. Lécole-caserne peut devenir un forum sans quon renonce à enseigner !
Entendons-nous bien : certains enseignants arrivent régulièrement à dégager du temps pour organiser des débats, des jeux de rôles ou un conseil de classe. Il ny a aucune raison de les en dissuader. Dire que loral doit traverser tout le fonctionnement et toute la pédagogie nest pas dire quil faut le diluer au point de le rendre invisible.Il y a des moments forts et dautres moins, des moments où lon fait explicitement de loral, au vu et au su des élèves, comme on ferait de la conjugaison ou de lhistoire, et dautres moments où ils pratiquent loral sans le savoir, en croyant faire tout autre chose, par exemple lorsquils se lancent dans une situation mathématique, une observation scientifique ou la préparation dun repas à lintention des parents. Pasquier et Steffen (1988) distinguent des situations-jeux, des situations-projets et des situations-fonctionnement (voir aussi la contribution de Norbert Steffen dans ce volume). Les trois sont nécessaires. Les dernières participent de la gestion globale du groupe-classe et du rapport pédagogique. Les secondes relèvent de la pédagogie du projet et de lécole active et interactive. Les premières permettent daccéder à limaginaire, à la simulation, à lexercice ludique de certains aspects de la communication (Perrenoud, 1981).
Le premier réflexe des partisans dune pédagogie plus intensive de loral est dajouter des activités nouvelles à un horaire déjà chargé. Sans exclure tout à fait de réserver certaines plages horaires à des séquences didactiques spécifiques, mieux vaudrait à mon sens, au prix dun certain bricolage du curriculum, détourner de leurs fins premières des moments et des activités existantes. Non pour les mettre exclusivement au service de loral, mais pour " faire dune pierre deux coups ".
Ce qui suppose, mieux vaut le savoir, un changement global de la relation pédagogique et de la didactique dans diverses disciplines. Dans léquipe RAPSODIE avec laquelle jai travaillé pendant plusieurs années, nous avons expérimenté toutes sortes de situations et de jeux doral. Mais au total, si certains enfants ont évolué en deux ans, ils le doivent dabord au climat découte, au fonctionnement fréquent en petits groupes, à la possibilité constante de participer à lorganisation du travail, à la régularité des moments spontanés de conversation et de discussion, à la relation chaleureuse, détendue que les enseignantes ont su instaurer avec leurs élèves, en groupe et individuellement. Jeux de rôles et de communication ne formaient que la partie visible de liceberg. En un mot comme en cent : une pédagogie de loral nest rien dautre quune pédagogie active et interactive dans lensemble des disciplines, quune gestion du groupe-classe et du plan détudes favorisant constamment la participation des élèves, le dialogue, la concertation, le travail en groupe.
Voilà qui nest guère encourageant et pourrait conduire à mettre définitivement la pédagogie de loral, du moins à large échelle, au rang des utopies dont se nourrit le discours pédagogique depuis que lécole existe, au rang des pratiques non pas impossibles, mais si improbables que cela revient au même ! Sans doute est-ce en partie de cela quil sagit. Cependant, ne choisissons pas la politique du pire. Tout ne se joue pas à quitte ou double. Le fonctionnement dun groupe-classe et la didactique qui y prévaut se situent sur un continuum qui va des pédagogies les plus traditionnelles aux plus actives, des plus répressives aux plus libérales, de celles qui réduisent lélève au silence à celles qui lui donnent largement la parole, des plus autoritaires aux plus démocratiques.
Le long de cet axe, aucun progrès nest négligeable. Il vaut mieux travailler à de tels progrès quintroduire quelques gadgets supplémentaires. Ainsi, les jeux de rôles peuvent être une façon très intéressante dêtre confronté à des situations de communication quon ne peut réellement vivre en classe ou comme enfant (Lehmann et Perrenoud, 1980). Ils offrent des occasions intéressantes de métacommunication et obligent chacun, adultes compris, à réfléchir sur les évidences du sens commun. Mais pris isolément, ces jeux nont quun intérêt limité et surtout, ils risquent de devenir des exercices scolaires comme les autres. Pour gagner un enseignant à une pédagogie de loral, il vaut mille fois mieux se situer sur le terrain du fonctionnement quotidien de sa classe plutôt que de lui " vendre " quelques activités séduisantes qui viendront comme un cheveu sur la soupe.
Une formation à une pédagogie de loral passe donc par une analyse de la façon dont fonctionnent, ici et maintenant, la relation pédagogique et le travail scolaire. Cette analyse peut conduire à dégager des espaces de communication, réels ou virtuels et à identifier les conditions auxquelles un moment de travail ou de vie collective peut devenir aussi une occasion dapprendre à expliquer, à débattre, à argumenter, à animer.
Même dans le meilleur des cas, avec des enseignants parfaitement acquis à cette démarche, prêts à remettre en question leurs pratiques, fortement engagés sur le chemin de lécole active, il ne faut pas se leurrer : on ne peut pas toujours avoir " le beurre et largent du beurre " ! Certes, chaque moment de la semaine, quelle quen soit la logique initiale, peut se transformer en un moment découte, de débat, dargumentation. Ce nest pas nécessairement au détriment de lobjectif initial poursuivi, par exemple travailler la géographie de lEurope, le Moyen Age ou les quadrilatères ; on peut faire la part de la communication sans perdre de vue les autres objectifs, ni affaiblir trop fortement le rythme de progression dans le programme. Dans dautres cas, cest moins facile, voire impossible. Il sagit donc pour le maître dapprendre à identifier le seuil à partir duquel le souci de créer des situations de communication entre en conflit avec dautres objectifs ou dautres urgences. Loral se greffe en quelque sorte en parasite sur des activités ordonnées à dautres fins. Si le parasite prend trop dénergie, il compromet son existence même. La sagesse populaire ne recommande-t-elle pas de " ne pas scier la branche sur laquelle on est assis " ?
Faisons ici une différence très nette entre laffirmation a priori " Cest impossible, on ne peut rien changer " et la recherche patiente du juste compromis, du point déquilibre permettant à la fois dinstaurer un climat à une pratique de communication et datteindre dautres objectifs importants. Être formé à une pédagogie de loral, cest savoir assez vite, intuitivement, ce quon perd et ce quon gagne, du point de vue de la communication, lorsquon aménage une situation didactique quelconque. Poser un problème ouvert, prévoir une mise en commun, faire travailler les élèves en groupes, cest avoir besoin de plus de temps, par exemple en mathématique. Mais cest aussi susciter des interactions qui ne se produisent pas dans une situation plus classique, par exemple un exposé magistral suivi dune série dexercices individuels. Dun côté, on avancera plus vite dans le programme (sinon dans les apprentissages durables), de lautre on se donnera davantage de chances de construire à la fois certains savoirs mathématiques fortement solidaires de linteraction et certaines compétences de communication. À vouloir être constamment dans la recherche, la créativité et linteraction, on ne couvrira quun quart du programme. À linverse, en exerçant une pression constante pour avancer sans perdre du temps à " discutailler ", on aura couvert le programme à Pâques, sans garantir des acquis mathématiques solides et sans profit sous langle de la communication. Avec Piaget et tous les mouvements décole nouvelle, on soulignera limportance de lactivité de lélève. Avec le CRESAS (1987), on soulignera quon napprend pas tout seul et que linteraction, loin dêtre requise seulement pour maîtriser progressivement loral, est au coeur de la construction de la plupart des connaissances (Schubauer-Leoni et Perret-Clermond, 1985 ; Schubauer-Leoni, 1986).
Penser une pédagogie de loral, cest refuser de lenfermer dans lenseignement du français. Cest surtout entrer dans lanalyse de la dimension communicative actuelle ou virtuelle de toutes les situations didactiques et de tous les moments de fonctionnement dune classe. Cela suppose notamment, du point de vue de la formation continue, des conditions de dialogue et de confiance sans lesquelles les enseignants hésiteront à raconter ce quils font jour après jour. Non pas dans les catégories abstraites du plan détudes ou de lhoraire, mais en entrant dans le détail des pratiques : lusage du temps disponible, le stress, les prises de parole, les consignes, les interventions correctrices ou disciplinaires, la nature des tâches coopératives données aux élèves, etc.
Je ne puis ici entrer dans lanalyse fine du fonctionnement des classes et des situations didactiques, qui dépend des degrés denseignement, des disciplines, des orientations pédagogiques. Une question se pose en revanche partout : quelle part faut-il donner, dans lapprentissage de loral, à la prise de conscience, voire à la théorisation des faits et processus de communication ? On sait que la maîtrise pratique ne dépend quassez faiblement dune maîtrise théorique préalable, de type grammatical par exemple. Cela ne veut pas dire que la compétence de communication est purement pratique, quelle sacquiert de façon souterraine, à linsu des intéressés et en labsence de toute prise de conscience, de toute réflexion. On peut soutenir au contraire quil ny a pas de pleine compétence de communication sans compétences de métacommunication, autrement dit, sans capacités danalyser le contexte, les attentes, les règles du jeu et parfois de les expliciter, de les reformuler, de les renégocier avec linterlocuteur. Apprendre à communiquer, cest aussi apprendre à réfléchir sur ce qui se passe dans linteraction, à anticiper les réactions de lautre, à se mettre à sa place, à construire des stratégies argumentatives ou explicatives, à tenir compte du contexte, des intentions et des intérêts des acteurs en présence. Cela suppose un ensemble dopérations cognitives complexes qui mobilisent des concepts et certaines connaissances des processus en jeu.
Pratiquer une pédagogie de loral, cest donc, dans cet esprit, ne pas perdre une occasion dentraîner à la métacommunication, prendre le temps de revenir sur lexpérience, de comprendre pourquoi une explication na pas passé, pourquoi une discussion a dégénéré en conflit de personnes, pourquoi une réunion tourne court si lanimateur prend le pouvoir ou ne joue pas son rôle. La communication orale devient alors son propre objet. Lexpérience montre que même des enfants de huit à dix ans sont très sensibles à toutes sortes de phénomènes psychosociaux ou linguistiques liés à la communication, sont prêts à les observer et à en discuter si le maître crée les conditions propices. Mais cest le terrain par excellence dune pédagogie de loccasion. Inutile de prévoir douze leçons sur les difficultés ou les paradoxes de la communication. Cest face à lévénement quil faut prendre le temps de sarrêter, de sétonner, danalyser à chaud, en mathématique comme en français, au centre aussi bien quen marge des situations proprement didactiques. Cela suppose chez le maître le goût et la capacité dimproviser (Perrenoud, 1983), ce qui ne va pas sans une formation initiale et continue favorisant elle-même la métacommunication. Cela exige aussi une résistance active à la tentation constante de substituer un savoir sur (sur les actes de parole, les niveaux de langue, les contextes, les stratégies, les codes ) au savoir-faire.
Un mot encore sur un thème qui demanderait de longs développements : la maîtrise de loral et la maîtrise de lécrit ne sont pas identiques. Sans doute y a-t-il des analogies dans les schèmes et des interdépendances dans les apprentissages. Mais rien nautorise à considérer la maîtrise de lécrit comme une simple conséquence de la maîtrise de loral ou inversement. En revanche, rien noblige à cloisonner les activités. Cest à propos des écrits sociaux auxquels on est collectivement confrontés aussi bien que des écrits élaborés en commun que sinstaurent certains des échanges oraux les plus vifs. Discuter dune lecture ou dun texte produit en commun, cest donner corps à un échange oral aussi digne dintérêt que toute autre confrontation didées. Le fait quil soit lié à une production écrite ne le dévalorise pas. Les pédagogies du texte insistent sur la phase de " pré écriture ", de représentation du contexte, du but, de la stratégie. Lorsque ces processus sont collectivisés, ils offrent une occasion privilégiée de " faire de loral " : dabord parce quil y a un enjeu réel, ensuite parce quon fait " en même temps " de loral et de lécrit (Wyler et Perrenoud, 1988).
Allal, L. (1988) Vers un élargissement de la pédagogie de maîtrise : processus de régulation interactive, rétroactive et proactive, in Huberman, M. (dir.) Assurer la réussite des apprentissages scolaires ? Les propositions de la pédagogie de maîtrise, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé.
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