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novembre, 1991, n° 34, pp. 14-17. |
Avancer vers lobservation formative
et une pédagogie différenciée
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1991
Évaluation formative : évaluation qui aide lélève à apprendre et le maître à enseigner. Ce texte se propose dinsister sur quelques axes majeurs dune progression dans ce sens :
Évaluation formative : idée simple, plus très neuve, mais quil est difficile de mettre en pratique. Dabord parce que parler dévaluation formative, cest créer au départ un terrible malentendu : lévaluation évoque les carnets, les notes, les bilans quil faut bien faire pour informer périodiquement les parents et décider de la promotion ou de lorientation. Or pour être formative, lévaluation doit rester un outil de régulation, intervenir lorsque rien nest joué, quon peut encore agir. Cela ninterdit pas les bilans, mais leur logique est autre : faire le point pour mesurer la distance à parcourir et choisir le meilleur chemin.
La confusion avec les notes ou le carnet pousse à imaginer lévaluation formative comme une procédure standardisée (la même pour tous), formalisée, instrumentée, actionnée à dates fixes. Alors que seule importe lefficacité. On ferait mieux de parler dobservation formative, dobservation au service de la régulation des apprentissages et de laction didactique.
Lobservation formative na aucun intérêt en elle-même : elle participe de la logique de lenseignement et de lapprentissage. Il faut donc linscrire demblée :
Lobservation formative est donc inséparable dune volonté de différenciation de lenseignement, dans le cadre de pédagogies ouvertes et actives. Certes, pour développer une pédagogie différenciée, il ne suffit pas de savoir observer : il faut aussi pouvoir et savoir agir en fonction des observations. Mais entre ces deux moments, le couplage est vital : pas dintervention différenciée et efficace sans observation fine et individualisée des élèves ; et pas dobservation sans espoir de pouvoir faire quelque chose. Sans degrés de liberté, sans possibilités dagir, au besoin en sortant des sentiers battus et en prenant des risques, pas de raison de se casser la tête à observer finement chaque enfant.
Il peut paraître étrange quun chercheur quon range volontiers du côté des coupeurs de cheveux en quatre plaide pour une approche pragmatique de lévaluation formative (Perrenoud, 1991). Pourtant, cest le bon sens même : lobservation formative prétend aider lélève à apprendre ; la seule question pertinente est donc de savoir si elle y parvient.
Sans reprendre ici toute largumentation, jinsisterai sur quelques idées simples :
Une journée ne saurait suffire à mettre en place une stratégie et un dispositif de changement. Sans entrer dans le détail, les éléments suivants semblent raisonnables :
a. Conserver une entrée spécifique " Différenciation et observation formative ", mais ne jamais dissocier ces deux pôles. On pourrait certes se demander sil ne sagit pas de pédagogie générale, puisquon touche aux programmes, au carnet et à lévaluation certificative, à la formation des maîtres, aux attentes contradictoires des parents, à la gestion de classe, aux didactiques des disciplines. Mais à trop globaliser les problème, on se noie. Il faut donc se mettre au travail à partir de plusieurs entrées complémentaires (transdisciplinaires et disciplinaires), en se parlant.
b. Cesser de sophistiquer à linfini les discours et les modèles dévaluation formative, investir dans la valorisation des acquis, les stratégies de diffusion, de formation, danimation. Cela nempêche pas les chercheurs de continuer à réfléchir, mais on ne gagne rien à vouloir tirer constamment tous les formateurs et praticiens vers le dernier paradigme pointu.
c. Dire, dire et dire encore : le discours de linstitution (direction, cadres, formateurs) doit être clair, constant, explicite, confirmer que différenciation et évaluation formative sont des priorités de lécole genevoise. Ce discours doit être concerté avec les associations professionnelles, cela va de soi.
d. Il faut encourager les maîtres à prendre des risques, à faire des essais, à expérimenter des instruments et des dispositifs. Doù limportance dune part dune attitude ouverte et confiante des cadres, dautre part de pratiques de concertation dans les établissements.
e. En travaillant sur le climat et la culture des écoles, on crée les conditions de base de toute innovation durable (cf. Gather Thurler, 1991). Il faut créer un terrain favorable avant de demander aux maîtres de se lancer à leau, savoir que le changement ne se jouera pas sur sa bonne mine, mais sur la possibilité de se lapproprier dans le cadre dun fonctionnement collectif préexistant.
f. Faire un bilan précis de ce quon fait déjà. Interroger les services, les instances de formation, la FPSE, les inspecteurs pour quils décrivent réalisations et projets touchant à la différenciation et à lobservation formative.
g. Demander explicitement aux services de didactique et aux commissions chargées des moyens denseignement ou dautres problèmes pédagogiques (devoirs par exemple) de prendre en compte la perspective " différenciation et observation formative " dans tous leurs travaux.
h. Parier sur la valeur de lexemple, en développant lobservation formative dans la formation des maîtres (initiale et continue) et dans leur encadrement. Le " Faites comme je dis, pas comme je fais " ruine la crédibilité des meilleures idées !
i. Ne pas viser une généralisation autoritaire, même bien préparée ; mettre plutôt en place des mesures et des structures incitatives : favoriser les projets déquipes et décoles allant dans le sens de la différenciation, autoriser des décloisonnements, des aménagements locaux (et négociés) des procédures dévaluation, voire des programmes. Mais rester exigeant, ne pas se contenter de bonnes intentions, avoir le courage dévaluer les projets lucidement, les négocier pour les améliorer.
j. Conserver le SEDEV, un service dont lévaluation soit le principal souci, mais sans quil décharge tous les autres du problème. Son rôle est au contraire de les inciter à sy confronter dans le cadre dune collaboration sur des projets didactiques ou informatique concrets.
k. Mettre laccent sur loffre de formation initiale et continue sur les thèmes différenciation et observation formative. Créer ou renforcer les collaborations actives entre les multiples ressources dont nous disposons entre les services de la DEP, les EPEP, la FPSE, les services de recherche.
l. Continuer à participer activement à la démarche romande, par solidarité et par intérêt, parce quelle nous oblige à dire où nous en sommes, à ne pas nous endormir sur nos lauriers.
m. Ne pas surinvestir le carnet et le débat sur les notes et appréciations sommatives, garder de lénergie pour lobservation formative, tant dans le débat général que dans les classes.
n. Mettre en place un groupe de pilotage de lévolution à long terme, groupe chargé non pas de dispenser les autres acteurs de réfléchir au problème, mais plutôt de coordonner, animer, stimuler les efforts, de construire et mener des stratégies de changement. Groupe restreint et actif, travaillant étroitement avec la direction, le service de lévaluation, le conseil de la pédagogie.
À Genève, la lutte contre léchec scolaire et la différenciation de lenseignement ne sont pas des thèmes neufs. Tendre à prévenir les inégalités de réussite scolaire, comme le prévoit la loi sur linstruction publique de 1977, cest développer lappui et, plus largement, favoriser une pédagogie différenciée. Fluidité, RAPSODIE, RINA, AQUADE ou lUCE sont, dans lenseignement primaire, autant de tentatives dans cette direction. Dans certains collèges secondaires, on se lance dans la pédagogie de maîtrise. Peut-on dire pour autant que lévaluation formative et la différenciation de lenseignement sont entrées dans les moeurs ? Bien sûr que non, il reste beaucoup à faire.
Dentente avec la DEP, L. Allal et M.-L. Schubauer-Leoni sont en train de dresser linventaire des tentatives des vingt dernières années. De son côté, W. Hutmacher prépare un bilan statistique assez détaillé des effets des mesures de démocratisation dans le primaire. En attendant ces travaux, jinsisterai ici sur un autre aspect : pour relancer une dynamique de changement à Genève, il importe que nous participions au mouvement romand qui sesquisse. Notre canton apparaît souvent en avance sur le plan des idées, des ressources, des expériences. Mais en même temps le changement y est hésitant, en raison de la lourdeur du système de décision, de querelles de clocher et de la difficulté de dégager un vrai consensus sur la leçon des multiples efforts engagés depuis vingt ans. Doù la nécessité de suivre ce qui se passe ailleurs, et dy participer.
Le problème de la différenciation de lenseignement et dune évaluation plus formative est posé dans de nombreux pays et dans les organisation internationales. Je me limiterai ici à dire quelque mots dune dynamique romande encore hésitante, mais qui pourrait nous concerner de près. Au moment de mettre en place la coordination scolaire romande, à la fin des années soixante, on ne se souciait pas beaucoup dévaluation. Après avoir songé un temps à unifier léchelle des notes, on y a renoncé. Et il napparaissait pas alors clairement que les nouveaux programmes de mathématique, français ou environnement appelaient de nouvelles formes dévaluation. Lorsquon décida dassortir les plans détudes de méthodologies et de moyens denseignement romands, le mandat des auteurs resta muet en matière dévaluation. Cest ainsi que, dans Maîtrise du français, on trouve des objectifs, mais aucune indication sur la façon dévaluer les compétences en train de se construire. Plus récemment, le GRAP a proposé des objectifs par degrés, mais sans quon se préoccupe dinstrumenter les maîtres pour en évaluer la réalisation.
La Suisse romande a donc longtemps feint dignorer que le curriculum réel ne dépend pas seulement des plans détudes, mais des structures scolaires et des procédures dévaluation. En laissant chaque canton fixer le moment de la première sélection et sa sévérité, donc régler les niveaux dexigence des degrés et des filières, on ouvrait la porte à une grande diversité des pratiques dévaluation, favorisée par la variété de léchelle des notes et de leur mode de leur fabrication (nature et nombre des épreuves dans chaque discipline, confection des barèmes, etc.). De même, chaque carnet scolaire cantonal induisait une certaine conception de la maîtrise, une certaine interprétation des programmes. Sans doute était-il réaliste de ne pas pousser la coordination aussi loin à lépoque. Mais il faut bien constater quon sest installé dans cette situation.
Au cours des dernières années, on a observé de nombreux mouvements sur le front des carnets scolaires, mais des mouvements essentiellement cantonaux, faiblement concertés, même si lon peut relever des emprunts et des influences. Ces réformes rapprochent de la perspective formative en insistant sur lobservation du travail et la clarification des objectifs, mais on reste dans une perspective dévaluation bilan plus que de régulation des apprentissages.
En avril 1989, le n° 35 de Coordination donna une bonne vue densemble de la situation dans les cantons. Dans la lancée de ce numéro naquit lidée dun Atelier regroupant des responsables, formateurs, enseignants et chercheurs de tous les cantons et ordres denseignement. Avec une double visée : provoquer des échanges intercantonaux sur le renouvellement des carnets et de lévaluation formative. Mais surtout se préoccuper dévaluation formative, le parent pauvre de lécole romande. En effet, de lévaluation formative, on ne trouve guère de trace dans les débats romands, du moins avant le projet SIPRI-ATE (autrement dit le volet centré sur lAppréciation du Travail des Élèves, dans le cadre du projet de la CDIP sur la Situation de lÉcole Primaire en Suisse). De cette entreprise sortirent des idées et réalisations intéressantes, mais en 1986 le rapport final neut guère décho auprès des départements. Depuis, aucune instance romande nest officiellement chargée de reprendre ce dossier, seul lIRDP, et notamment Jean Cardinet, maintenant une activité intense, mais touchant surtout aux publications scientifiques et aux échanges entre chercheurs et une partie des formateurs, notamment dans le cadre de lADMÉE.
Organisé en mars 1990 sous légide de la Coordination, latelier romand a réuni environ 80 personnes, invitées à faire le point et à esquisser quelques perspectives sur la base dun document de travail intitulé, " Vers une évaluation plus formative ". Ce texte proposait deux pistes : alléger la part de lévaluation qui décide des promotions ou de la sélection, mettre moins de notes, y consacrer moins de temps et dénergie ; et aller vers une évaluation plus formative.
Sur la base de cette réunion, les conférences romandes semblent vouloir reprendre le dossier au plan romand, sans aller vers une coordination des carnets ou des modes de notation certificative. Il sagirait plutôt de créer un groupe romand ayant des tâches dincitation, dinformation, de stimulation de la recherche, dorganisation de forum, de bilan des efforts de formation en matière dévaluation formative et de différenciation. Genève pourrait à la fois prolonger cette stratégie au plan cantonal et y participer activement au plan romand.
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