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Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1992
La communication stressée" Cest quest-ce que je dis ". Marché linguistique et correction
La communication contestataire
Sans règles ni autorité, cest lanarchie !
Lexpression obligatoire ou la bonne communication
Distances culturelles, conflits et communication
La communication est au centre de toute sociologie, il ny a aucun phénomène social dont on puisse parler sans lanalyser sous cet angle. Quen est-il du point de vue dune sociologie de léducation, et plus spécifiquement des pratiques pédagogiques, du travail scolaire et du curriculum ? Voici quelques axes possibles :
Cest de ce dernier constat que je partirai ici. Lentrée par la didactique ou par la pédagogie postule que la communication est une bonne chose, une chose maîtrisée par le maître, une chose à développer chez les élèves du point de vue de leurs compétences et à utiliser sciemment et de façon optimale par lenseignant. Cest un peu le thème du colloque " Améliorer la communication pour améliorer lenseignement ". En prenant ce thème au sérieux, jai choisi de mintéresser à lenvers du décor, en tenant quelques " propos décousus et vaguement sociologiques sur la communication en classe ". Parce quil ny a pas de théorie unifiée de la communication : la communication est partout, tout le temps. Il ny a pas de science de la communication, seulement diverses approches de la réalité psychosociale. Chaque science humaine est condamnée à penser la communication, à essayer de la définir, de la décrire, de lanalyser, mais personne ne détient lensemble des clés qui permettraient de faire un discours totalitaire ou totalisant sur la communication. Il faut saccommoder déclairages complémentaires. Chacun peut et doit prendre en compte une partie des propos tenus à partir dautres points de vue disciplinaires. Il ny a pas de raison pour que la sociologie dise de la communication tout autre chose que la psychanalyse, par exemple : si on sintéresse au caché, au non-dit, à un certain nombre de composantes de la pédagogie qui ne sont pas les plus rationnelles et les plus présentables, on trouve des phénomènes refoulés, inconscients ou très implicites qui intéressent aussi bien les psychanalystes que les sociologues.
Curriculum et communication
" Toute éducation passe par une communication et, en améliorant celle-ci, on améliore nécessairement celle-là. " De cet énoncé, que les organisateurs de la journée présentent comme un lieu commun, que peut dire un sociologue ?
Léducation ne passe pas toujours par une communication, sauf à considérer comme telle toute interaction avec le réel, ou toute interdépendance entre êtres vivants. Partir de lidée que toute pédagogie pose avant tout un problème de communication serait perdre de vue la richesse des choses qui se font dans une école. On ne borne pas à parler, dans une salle de classe, on travaille, on agit, on fonctionne, on noue des relations qui ont des composantes affectives et cognitives. Penser la pédagogie, pour un sociologue de léducation, cest penser ce que jappelle le curriculum réel (Perrenoud, 1984, 1992 b), cest-à-dire lensemble de lexpérience de lélève, tout ce qui lui arrive à lécole et qui engendre des apprentissages, au sens large : lacquisition de connaissances, de savoir-faire et de savoir-être, mais aussi la construction de la personne, de lidentité, de limage de soi, la formation dattitudes. Léducation, comme action orientée vers la transformation de la personnalité, des représentations et des compétences dautrui, est efficace lorsquelle aménage son expérience, lui impose ou propose un curriculum comme suite relativement cohérente dexpériences formatrices. Je ne parle pas seulement des formes et des contenus de lenseignement et du travail scolaire ; il sagit aussi du cadre de vie, du fonctionnement du système classe, du contrat didactique, des rapports de pouvoir.
Il serait absurde de vouloir améliorer la communication éducative sans la situer dans lensemble de lexpérience de lapprenant. Cest en effet cette expérience qui détermine la formation de la personne, et pas seulement de ses savoirs. Méconnaître cette richesse et cette complexité, ce serait se limiter à optimiser la communication didactique, et donc, dune certaine façon, mettre un emplâtre sur une jambe de bois. Si le fonctionnement réel du groupe-classe, des interactions, de la situation scolaire, dément constamment le message pédagogique, les valeurs affichées, les contenus apparents de lenseignement, on ne sétonnera pas dune certaine impuissance des pédagogies les plus prometteuses.
Prenons lexemple des pédagogies de la langue maternelle. Elles veulent désormais développer la maîtrise pratique de la langue, et certains professeurs de français tentent avec cohérence, dans leurs cours, de mettre constamment les élèves en situation de communication. Peut-on ignorer ce qui se passe le reste du temps ? Les pédagogies de la communication se heurtent souvent à des mode de travail, dévaluation, de gestion, de décision qui, globalement, dissuadent les élèves de communiquer à des multiples moments de leur semaine décole et de leur vie délève. Si lécole donnait aux élèves maintes occasion de communiquer, donc dargumenter (Roulet, 1985), elle leur donnerait en même temps de la place, de limportance, du pouvoir Lorganisation de lécole, globalement, ne favorise pas lapprentissage de la communication (Perrenoud, 1991 b). Et cela rend un peu dérisoires les efforts didactiques dans le cadre étroit des heures de français. Ne pas voir cette contradiction, cest se condamner à se prendre la tête dans les mains en se disant " Mais pourquoi sortent-ils de lécole sans savoir vraiment lire, sexprimer, argumenter ou même soutenir une conversation téléphonique élémentaire ? " Les raisons, ne les cherchons pas forcément dans les limites des pédagogies du français. Analysons le fonctionnement le plus ordinaire de la classe la plus ordinaire.
Pourquoi nest-ce pas évident ? Parce que le curriculum est en partie caché, parce quil recouvre un ensemble de fonctionnements qui produisent régulièrement des effets plus ou moins identifiables sans que personne ne les ait voulus et en ait une claire conscience. Ces fonctionnements sont pour une large part de lordre de la communication, mais une communication parfois clandestine, souterraine. Entre enseignants et élèves, les logiques de la communication (Watzlawick, 1978 ; Watzlawick et al., 1972) sont multiples, parfois antagonistes, souvent cachées ou implicites. La communication nest efficace quen regard des intentions des acteurs. Or ces derniers ne visent pas toujours à être compris, encore moins à susciter des apprentissages. Ils préfèrent parfois être aimés, admirés, craints, oubliés, séduits, amusés, étonnés Le maître est loin de contrôler tous les réseaux et tous les phénomènes de communication. Parfois, même ses propres fonctionnements lui échappent, parce que sa culture et ses sentiments sen mêlent.
Je ne puis prétendre ici faire le tour des tous les phénomènes de communication en classe, sans parler de tout ce qui se passe dans létablissement ou entre la famille et lécole, et qui composent aussi une part du curriculum réel. Je me bornerai à mettre en évidence quelques dimensions trop souvent oubliées de la communication en classe : la communication stressée, inutile, clandestine, piégée, contestataire, régie par le savoir, normée, obligée, codée, assourdissante
" Ton temps ne vaut rien, mais ne le perds pas ! " À lécole, on apprend simultanément à " attendre " et à " se dépêcher ". Ce qui marque certains élèves durant le reste de leur existence, influence leur rapport au travail, à la société, à la communication. Le temps scolaire, pour des raisons qui ne tiennent pas au mauvais vouloir des enseignants, est un temps fractionné, régi par la cloche ou la division du travail ; un temps faiblement négocié, faute de temps et pour dautres raisons ! Il y a un horaire officiel, les règles et habitudes de létablissement, les attentes des collègues ; on ne peut pas " déborder " parce quil y a le restaurant scolaire, la récréation, les devoirs surveillés, la leçon déducation physique, les autres cours, le catéchisme, la leçon de musique, etc. Le temps scolaire est calculé, calibré, de façon souvent optimiste, en fonction dune tâche, avec peu de temps morts et peu de temps pour vivre. Tout le temps quon a, on est, à lécole, censé lutiliser pour " faire le programme ", sachant dailleurs quon ne le fera pas, mais contraint de faire comme si, daller le plus loin possible.
La plupart des tâches et des situations de communication sassortissent explicitement ou non dune façon dutiliser le temps : " Lisez dabord les consignes, puis prenez les exercices qui vous concernent ou qui vous semblent le plus à votre portée, ensuite faites les autres ; si vous avez le temps, relisez-vous, recherchez vos erreurs ! " Le temps scolaire nest pas à la disposition des élèves, même si ce sont eux qui travaillent et apprennent ; il est régi par linstitution, qui exerce une pression constante et crée un stress : " Vite ! Dépêchez-vous ! Plus que cinq minutes ! ".
Lorganisation du travail scolaire est largement indifférente aux rythmes individuels. Le professeur qui demande à ses élèves de travailler sur un document fixe un temps de lecture en se basant sur le lecteur moyen. À lissue du temps imparti, certains décrochent déjà, soit parce quils nont pas lu ou pas compris le texte, soit parce quils ont eu le temps de lire deux fois et sennuient déjà. Ensuite, à supposer quon organise le travail en équipes, en donnant à chacune une vingtaine de minutes, il y fort à parier quau bout de cette période certains élèves commenceront à peine à entrer dans une vraie discussion, alors que dautres auront fait le tour du problème et épuisé le débat depuis longtemps. On interrompra alors tout le monde, ceux qui sont en pleine activité et ceux qui se disent que cest bientôt lheure de la récréation, ceux qui ont fini et ceux qui auraient besoin dencore vingt minutes. Le professeur mettra fin aux réflexions personnelles ou aux conversations en équipes, pour engager chacun dans une mise en commun en grand groupe. À aucun de ces moments, la communication naura été librement gérée par les interlocuteurs.
La structuration sociale du temps est une dimension de toute expérience, donc du curriculum. On apprend à lécole quon a jamais le temps et en même temps quon a toujours le temps : le temps dattendre que les autres aient fini, que les autres vous donnent la parole, que les autres veuillent bien vous écouter. Donc un rapport assez paradoxal au temps et à la communication, fait dun mélange de précipitation et dimpatience
À lécole, on vit dans une certaine promiscuité : durant des dizaines dheures chaque semaine, vingt, trente ou quarante élèves et un ou plusieurs adultes coexistent dans un local assez exigu. On apprend donc à " vivre dans une foule " (Jackson, 1978), sous le regard dautrui. Nul na despace propre, aucun écran ne permet de sisoler, même cinq minutes. Il y a peu dautres endroits, dans la société, où la sphère personnelle, à la fois auditive, visuelle, olfactive, matérielle est si mince. Lécole est une institution panoptique (Foucault, 1975), voire, à ses heures, une institution totale (Goffman, 1968).
Communiquer dans de telles conditions nest pas évident. En classe, on prive la communication dune de ses fonctions essentielles, qui est de mentir, de dissimuler. Notre survie en société est possible parce que nous ne sommes pas télépathes ; nous pouvons constamment régler la distance entre ce que nous pensons et faisons vraiment et ce que nous en donnons à voir. Or plus nous sommes sous le regard des autres, dans une forte promiscuité, plus nous nous sentons privé dun aspect essentiel de lidentité : la distance, le décalage entre la pensée et le discours, lintimité, les " coulisses ". En classe, un élève ne peut pas mentir sur grand chose, puisquil est facile de vérifier ses dires en regardant ce quil fait, ce quil écrit, ce quil a dans son pupitre, dans son cahier, dans son cartable. Le système de contrôle visuel, de contrôle matériel fait que la communication est, dune certaine manière, inutile. Pour savoir, le maître na souvent pas besoin de demander ! Lélève est cerné de toutes parts, par des adultes qui, pour son bien, ne cessent de lobserver, si bien quil est plus dépourvu de ressources, pour maintenir une façade, que la plupart des adultes.
Lécole valorise la transparence : un bon élève " na rien à cacher ", cest un acteur sans coulisses ni arrière-pensées, sans inconscient ni stratégie. Le meilleur élève est celui dans lequel le pédagogue " lit à livre ouvert " (Repusseau, 1978). Comment supporter cette Glasnost définie de façon unilatérale, de façon dautant plus légitime - aux yeux des adultes - quils agissent en éducateurs et souvent sur la base dune représentation de lenfant qui le nie comme sujet complexe et autonome. À lécole, on apprend donc à dissimuler et à feindre la transparence, à mener de front une communication clandestine et une communication publique, à faire coexister des rêveries inavouables et des pensées présentables. Et à masquer les premières sous les secondes
Quest-ce que la " communication clandestine " ? Cest une communication qui ne cherche pas à sopposer au maître, seulement à échapper à son contrôle. Mezza voce, elle tente de passer inaperçue. Cest ce que les enseignants appellent le bavardage, quils stigmatisent quand il prend des proportions exagérées. Pourtant, dans la vie dun écolier, le bavardage est vital ! Comment imaginez quon puisse vivre en classe 25 à 35 heures par semaine, quarante semaines par an, pendant 9 à 15 ans de sa vie, à ne rien faire dautre quécouter le maître et répondre à ses questions ? Pour survivre, lélève a fondamentalement besoin de trouver des interstices. Si lenseignant ne le concède pas volontairement, les élèves prendront, dune manière ou dune autre, le temps de se dire ce qui leur importe.
Pour le maître qui gère sa classe, le bavardage équivaut à du désordre. Les élèves qui parlent pendant un cours créent un bruit de fond, voire amorcent un chahut ; ils perturbent le professeur, qui trouve donc assez vite que les élèves exagèrent et les rappelle à lordre. Pourtant, sociologiquement, il est normal quune partie de la communication qui se développe en classe soit étrangère à ce que le maître considère comme le sujet principal. Dans " Lécole primaire au quotidien " (1988), Régine Sirota distingue deux réseaux de communication en classe, un réseau légitime, animé et contrôlé par le maître, et un réseau parallèle, qui sans être totalement clandestin, est simplement toléré, avec une répression à géométrie variable selon lhumeur et la philosophie du professeur, la tâche entreprise et ses exigences, le climat général de la classe. Ce réseau est alimenté par toutes les conversations particulières, par les messages, les petits dessins quon se passe, les sourires, les clins dil, toutes sortes de communications non verbales. Si vous observez une classe sans être responsable de la communication légitime, autrement dit sans adopter la posture du maître, vous verrez que la moitié au moins des phénomènes de communication sont de cet ordre, durant les heures de cours les plus officielles. Comprendre la communication en classe, cest tenir compte des deux réseaux et comprendre comment ils interfèrent. Les enseignants expérimentés ont appris à laisser une " juste place " aux conversations parallèles, à " ne pas voir " les élèves qui bavardent, à ne pas intervenir constamment, à ne pas nier ou réprimer tout ce qui pousse les élèves à parler dautre chose. Quelle est la tolérance dun enseignant au bavardage ? Doù vient-elle ? Que doit-elle à sa propre expérience délève ? Il ne sagit pas seulement de supporter un certain volume de bruit, ou lidée que certains élèves vont manquer des moments cruciaux de la leçon. La question est de savoir qui a le pouvoir. Un enseignant peut-il vivre tout à fait sereinement une parole qui lui échappe, une parole quil nentend pas et à laquelle il ne peut répondre, une parole qui lexclut, une parole hors du sujet, une parole prise sans avoir été accordée, une parole peut-être critique ou narquoise à son égard ? Dans les classes où se développe une dynamique intéressante, lenseignant laisse de la place aux conversations des élèves et ne tient pas à être constamment le chef dorchestre, celui qui maîtrise tout. Un professeur qui repère un élève qui chuchote ou passe un papier à son voisin a le pouvoir exorbitant de dire " Répète à voix haute ce que tu viens de dire tout bas à ton voisin, cest sûrement très intéressant " ou " Apporte-moi donc ce billet qui passe de main en main ! " Savoir enseigner, cest probablement savoir sabstenir dintervenir régulièrement de la sorte Cest savoir que les élèves ont droit à une vie et à des communications privées, y compris totalement hors du sujet, totalement frivoles, totalement anodines par rapport à la leçon de mathématique ou de grammaire quon est en train de faire. Plus facile à dire quà assumer en pratique
" Tout ce que tu diras pourra être retenu contre toi " Cest une des choses quon apprend à lécole. Lorsquon dit quun juge " instruit " une affaire, on fait comme si, dans cet acception, le terme navait aucun rapport avec linstruction publique. Et si le maître était, à sa manière, un " juge dinstruction " ? Naccumule-t-il pas sur les élèves et leurs familles un nombre incroyable dinformations, qui peuvent un jour ou lautre se retourner contre les intéressés ? Dans un entretien avec les parents, le jour où lélève demande une dérogation ou une faveur, au moment dun conflit, dun échec, dune indiscipline grave, le maître peut se référer à des choses vues, entendues, observées au cours des mois, voire des années qui précèdent. Le carnet scolaire ou le dossier de lélève fonctionnent parfois comme un " casier judiciaire ". Mais ce nest rien en regard de tout ce qui saccumule dans la mémoire individuelle et collective des enseignants. " Cest un élève peu sociable, timide, isolé " ou " Je lai entendu dire des choses très grossières à ses camarades, il les provoque sans cesse " ou encore " Il tient régulièrement des propos sexistes " : tout cela finit par dresser un portrait qui peut peser dans nombre de décisions pédagogiques, dévaluation ou dorientation.
Les élèves le comprennent assez vite. Lécole développe donc ce quon pourrait appeler poliment de la prudence, un certain discernement dans ce quon dit, une censure de ce quon pense. On apprend, à lécole comme dans dautres organisations dailleurs, à ne pas livrer aux autres les armes pour vous battre. Et donc on apprend, dans ce sens particulier, à communiquer prudemment. Jai développé ce thème à propos de lévaluation formative (Perrenoud, 1991 c) : lun de ses paradoxes est quelle demande aux gens de dévoiler leurs points faibles, alors que lexpérience scolaire traditionnelle leur enseigne dès le début à les cacher. On apprend quil vaut mieux dire " Jai fait mes devoirs ", " Jai compris ", si lon veux sortir à la récréation et avoir la paix. Lintérêt de lélève, dans limmédiat, est souvent de masquer un certain nombres de lacunes ou de difficultés, pour ne pas provoquer un accroissement de lencadrement pédagogique, avec perte dautonomie, pour ne pas donner prise à un certain nombre de questions inquisitrices ou dinterprétations blessantes.
À lécole, on construit un rapport obligatoire au travail intellectuel et à lévaluation ; on apprend, davantage que dans la famille la plus sévère, leffort, langoisse, lennui, le stress, la frustration. On acquiert donc peu à peu toutes sortes de mécanismes de défense, qui sont aussi des stratégies de communication ou de non communication. On apprend quil y a un certain nombre de situations dans lesquelles il vaut mieux ne jamais se mettre, parce quelles vous menacent trop. Quand on adresse une question à un auditoire de 400 personnes, il y en a 399 qui ne lèvent pas la main, alors que beaucoup auraient quelque chose à dire. Pourquoi ? Parce que, si on lève la main, on sexpose au regard des autres : le temps quon vous donne la parole, on ne sait plus ce quon voulait dire, on ne sait plus si cest une bonne idée, on ne trouve plus ses mots. Bien sûr, faire face à ce genre de risques par labstention, cest frustrant. Mais dans limmédiat, cest moins angoissant. Dans une classe, il ny a pas 400 personnes qui écoutent, mais 20 peuvent largement suffire pour vous angoisser et vous empêcher de parler. Dautant plus que lexpression de cette angoisse ne fait pas partie du travail scolaire quotidien ; chacun est donc renvoyé à ses paniques personnelles, en croyant peut-être quil est le seul à craindre de prendre la parole devant 20 ou 400 personnes
De la même façon, on apprend à se protéger de tout ce qui pourrait mettre en difficulté : poser une question, prendre une initiative, avancer une hypothèse, assumer une responsabilité. " Faire le mort " semble la ligne de conduite dune partie des élèves.
On apprend à lécole à être constamment évalué, comparé, classé, situé dans diverses hiérarchies dexcellence (Perrenoud, 1984, 1988 c). La parole est, elle aussi, mise dans un éclairage particulier. On ne peut faire une intervention sans quelle soit aussitôt située sur une échelle, jugée " moins intéressante ", " plus pertinente ", " mieux structurée " ou " plus pauvre " que les autres. Ce jugement permanent ne contribue pas nécessairement à donner envie de communiquer. Lécole est un marché linguistique, au sens de Bourdieu (1989). Le jugement porte sur le fond, sur la forme, sur le niveau de langue, sur la pertinence de ce quon dit, sur la façon de prendre la parole. Une classe est un marché linguistique par excellence, un lieu où la parole nest jamais neutre, où on a toujours des raisons de craindre dêtre mal jugé sur ce quon dit.
À cela sajoute la vieille tradition formaliste de lenseignement : la correction prend très souvent le pas sur le souci du message ; on interrompt et on corrige constamment les propos des élèves sur la forme, on rectifie la syntaxe, on stigmatise un mot grossier, ou suggère un enrichissement lexical. La correction de la langue prime sur lefficacité de la communication. Il est difficile dapprendre à argumenter ou dire ses sentiments lorsquon est constamment interrompu par quelquun qui demande " Est-ce tu ne pourrais pas dire cela correctement, plus justement, plus élégamment ? " Même les pédagogies renouvelées néchappent pas à ce travers.
Le maître nest pas le seul juge. Bourdieu a montré le poids, dans tout groupe social, des stratégies de distinction : chacun a pour but se faire valoir. À lécole comme ailleurs, on ne cesse donc de parler pour se mettre en valeur, pour recevoir des jugements flattant le narcissisme, pour avoir une position influente dans le groupe, que ce soit dans le registre scolaire ou le registre extrascolaire ; certains élèves jouent sur les deux tableaux. Certains, qui sont bons élèves, se font envier et admirer parce quils ils ont réponse à tout, savent poser une question intelligente quand le maître ouvre la discussion ; dautres se font remarquer par une communication plus déviante, plus souterraine, sur des sujets tabous, allusions sexuelles, impertinences, provocations, critiques, commentaires ironiques de la parole du maître.
À lécole, les enseignants ont le monopole de la parole légitime. Cest peut-être le seul endroit avec léglise, larmée et les tribunaux - cest-à-dire des institutions extrêmement fortes - où il y a quelquun qui peut garder la parole pendant une heure ou davantage sans que personne dautre ne pipe mot, ou alors en contrebande, sachant quon peut à chaque instant le rappeler au silence et quon ne sen privera pas sil " dépasse les bornes ". Cest une situation assez exorbitante par rapport à quon vit même dans les familles les plus autoritaires. Dans le monde du travail, des associations, le contrôle de la parole sest beaucoup atténué. À lécole, le pouvoir de dire et de faire taire reste terriblement asymétrique.
La communication clandestine est une façon déchapper à ce pouvoir, sans sy opposer ouvertement. Mais on ne peut esquiver à jamais laffrontement. Une partie de la communication en classe participe dune sorte de défoulement, de lutte perdue davance, mais qui fait du bien, contre le droit du maître à contrôler la parole. Lélève qui veut toujours " en placer une ", qui a toujours quelque chose à dire, même en dehors du sujet, qui perturbe parce quil fait perdre du temps, le professeur le rappelle à lordre. Peut-il entendre le message très important qui se cache sous ce comportement contestataire : il nest pas supportable dêtre aussi souvent dans la situation de celui qui se tait, attend quon lui dise quand il faut parler, de quoi, combien de temps, dans quel registre de langue et pour combien de temps.
Il est normal quune partie des phénomènes de communication en classe se situent dans le registre de la contestation, du refus dun pouvoir et de règles du jeu peu gratifiantes. Une partie des élèves shabituent à ne guère avoir la parole, ou alors sur commande ; dautres souffrent durant toute leur scolarité dêtre constamment réduits au silence alors quils avaient limpression davoir quelque chose à dire. Souvent, ce sont de petites choses, trente secondes suffiraient ; pourtant, ce nest ni le sujet ni le moment, il faut attendre la fin de lheure, la réunion de classe, le moment où on naura rien dautre à faire. Différer la prise de parole, cest souvent lui faire perdre son sens, même si on ménage ici et là des moments de libre parole. La communication en classe est faite aussi dune révolte prudente, dune rage contenue, dun humour grinçant qui nose pas aller au bout de son propos, de peur de la répression. Parler en classe, cest prouver, rappeler quon existe. Parfois, la seule façon de le faire est de se greffer sur la communication officielle, pour la perturber, la caricaturer, la détourner.
À lécole, on apprend que le savoir cest une façon dexercer le pouvoir, de " river son clou à lautre ", de dire " cest comme ça parce que je sais ". Lasymétrie du rapport maître/élève condamne ce dernier, pendant 9 ou 15 ans, à être privé de parole devant quelquun qui parle parce quil sait. À lécole, on est constamment dans une situation de violence symbolique relativement forte, la connaissance, surtout à lécole obligatoire, est présentée comme finie, comme sûre, comme incontestable et comme venant dailleurs. Le statut de constructeur de savoir est assez largement dénié à lélève, dont on attend quil soit plutôt un consommateur déférent du savoir, au bout de la chaîne de transposition didactique.
Dans cette chaîne, les maîtres ne sont guère plus autonomes que leurs élèves, pris entre le savoir savant et ses mises en formes didactiques par les spécialistes. Les maîtres ont aussi un rapport très déférent au savoir. Cest lun des problèmes de la formation des maîtres et de leur relation aux nouvelles pédagogies en mathématique ou en français. Il y a par exemple un malentendu énorme entre les linguistes et les enseignants : les constituants de la phase, produit dun découpage provisoire et sujet à révision pour le chercheur, deviennent vérités dÉvangile pour un enseignant soucieux de grammaire scolaire. Faute de lépistémologie, de la connaissance, dune maîtrise des modes de production du savoir linguistique, le maître se réfère à un état figé, sacré, de la théorie linguistique. À lécole, dans toutes les disciplines, ce rapport respectueux au savoir pèse terriblement sur la communication, le statut de lerreur, de lhypothèse, de lessai, de lalternative. Lorsquelle porte sur la connaissance, la communication scolaire donne souvent raison a celui qui révèle et révère le dogme. Au Café du Commerce, chacun peut dire nimporte quoi. Il sexpose à la critique, mais entre égaux. À lécole, cest linverse, il existe une autorité qui détient la connaissance et juge souverainement de la forme et du fond des opinions des uns et des autres. Pas étonnant quil soit décourageant de prendre la parole dans tous les domaines où le maître " a toujours raison ". Certes, les didactiques nouvelles donnent un statut plus positif à lerreur et transforment dans ce sens le contrat didactique, mais a-t-on mesuré la révolution copernicienne que cela représente quant au rapport au savoir ? A-t-on vraiment, à lécole, la liberté de réfléchir à haute voix ?
À lécole on apprend à obéir, on apprend quil faut des règles, ce dont tout le monde peut convenir jusquà un certain point, mais des règles instituées, des règles peu négociables, des règles qui sont " déjà là ", semble-t-il, de toute éternité. Il y a " les choses quon fait ", par exemple se mettre en rang pour entrer en classe ou demander la parole ; il y a " les choses quon ne fait pas ", par exemple se lever pendant les cours. On pourrait donner maints exemples de choses qui, si elles étaient sujettes à explication et négociation, offriraient autant de prises sur la réalité et donc aussi autant doccasions de communication. La pédagogie institutionnelle la bien compris, lorsquelle axe une partie du travail scolaire sur laménagement des institutions internes. Seulement, cest loin dêtre une pratique courante. Elle sent le souffre.
Il est sûr que dans les pédagogies nouvelles, actives, participatives, coopératives, on essaie de travailler sur ces dimensions, de gérer le temps, lespace, la personne, la règle, léquité différemment. Et notamment den faire des objets de concertation, dargumentation et de décision. Ce qui change complètement le statut des règles : dhéritage sans raisons apparentes ni ouverture, elles deviennent lenjeu dun arrangement, dun marchandage local. On peut alors en parler autrement que sur le mode de la résignation ou de la révolte, qui tournent court.
Cest tout le problème du transfert du pouvoir, de létablissement vers le maître, et du maître vers les élèves. Il est posé par les nouvelles pédagogies de la langue maternelle. Ainsi, une pédagogie de loral qui ne prendrait pas en compte le problème du pouvoir, de la règle, de la justice, du temps de parole, serait une pédagogie absurde, qui se condamnerait à " caser " un apprentissage fondamental et très difficile dans un cadre étriqué. Une approche systémique amène à considérer que la communication est déjà dans lécole, actuellement ou virtuellement. Orienter une pédagogie vers la communication, cest partir de là !
Les pédagogies plus traditionnelles nont guère pour but que lélève sexprime, ait envie de " se dire ". Les pédagogies nouvelles sont plus ambiguës, elles sattaquent à des apprentissages qui ne sont pas de lordre de linstruction, mais touchent à la manière dêtre au monde et avec les autres. On avance là sur un terrain assez mouvant. Les pédagogies de loral en sont lexemple le plus évident : jusquà quel point a-t-on le droit de demander à quelquun de sexprimer, dexposer ses idées, davouer ses préférences, de dire ses sentiments et ses valeurs ? Le dialogue le plus facile à engager se noue autour de thèmes comme largent, la violence, la télévision, le racisme, la santé, la consommation, lalimentation, les loisirs, etc. Sur tous ces thèmes, les élèves sont solidaires de valeurs familiales, ils ont des expériences parfois douloureuses, ils ont envie parfois de garder leur quant-à-soi, parfois den dire trop (Bain 1991). Les pédagogies les plus actives et interactives mettent une partie des élèves en difficulté. Parce quon leur demande de prendre la parole sur des thèmes qui leur sont très personnels, qui ne regardent pas lécole. Ou on leur demande tout simplement de prendre la parole, alors quon peut imaginer quon puisse être heureux en classe et même se développer en parlant très peu ou en ne parlant pas sur commande.
Lécole exerce une sorte de pression à la prise de parole, dautant plus que les didactiques modernes invitent le maître à partir de lexpression des apprenants, de leur vécu, de leur langage, de ce qui les touche. " Sois spontané ", disent les pédagogies actives. Si lélève nobéit pas à cette injonction paradoxale, le système didactique entre en crise
La communication dans une classe met en jeu des distances culturelles majeures, entre maîtres et élèves, mais aussi entre des élèves issus de milieux sociaux, de familles différentes. Ces différences sont de toutes ordres, mais portent notamment sur le rapport à langue et à la communication. Le silence na pas la même valeur dans toutes les classes sociales : dans la bourgeoisie et les classes cultivées, on parle volontiers pour ne rien dire, cela fait partie du mode de vie. Dans les classes populaires, le bavardage a un autre statut, parfois moins tendu, moins obligé de fuir la banalité ; parfois censuré : il y a des circonstance où dire des choses " juste pour jouer " est une forme de sacrilège. Les jeux de langage ont des statuts très différents selon les classes sociales, largumentation aussi. Bernstein (1975), Labov (1978) et pas mal dautres sociolinguistes ont montré quà lintérieur de la même aire linguistique, il fallait tenir compte des différences de classe, dethnie, de région, de statut dans le rapport à la langue et la communication.
À lécole, on veut faire communiquer des gens qui, au départ, viennent de traditions, dhorizons culturels, de codes différents ; doù un certain nombre de malentendus, dans le verbal et dans le non verbal. Ainsi, regarder les gens " dans les yeux " quand on sadresse à eux ou quils vous parlent, est-ce du savoir-vivre ou de la provocation ? Dans certaines cultures, si on a les yeux baissés, cest quon nest " pas très net ", quon a quelque chose à cacher : regarder " en face " est un signe dhonnêteté, de confiance. Dans dautres cultures, cest un signe dinsolence : un enfant " bien élevé " naffronte pas ladulte en le regardant en face ; il reconnaît son infériorité denfant en baissant les yeux. Pudeur, soumission, réserve dans un cas, hypocrisie et culpabilité dans lautre On voit bien quune telle différence, si on ne la pas perçue comme différence culturelle, ne peut que conduire à des interprétations tout à fait fallacieuses, en termes de caractère plus ou moins ouvert ou insolent, en terme de déviance ou de conformisme en regard dune norme supposée universelle, alors que chacun ne fait que fonctionner conformément à son héritage culturel.
Les pédagogies actives, paradoxalement, accroissent le poids des différences culturelles, parce quelle font appel à des dimensions de la personne qui ne sont pas aussi ouvertement en jeu dans les pédagogies traditionnelles (Perrenoud, 1985).
Dans une classe, surtout une classe moderne, sur vingt-cinq ou trente heures hebdomadaires, il y a peu dheures de silence. On ne dispose pas toujours de la tranquillité requise pour se concentrer sur un travail intellectuel. On demande à lélève, de faire abstraction de lagitation et du brouhaha qui lenvironnent, pour réfléchir, apprendre, avancer dans sa tâche, réagir aux sollicitations de lenseignant
Le passage du silence à différents types de conversation ou vice versa est défini de façon uniforme dans une classe et ne tient donc pas compte des besoins, ni des rythmes personnels. Donc lélève se trouve souvent en situation davoir des choses à dire quand ce nest pas le moment de parler et davoir envie de se taire ou de ne rien entendre quand on le prie de participer à la conversation. Ces contretemps dans la communication sont aussi des contretemps dans le fonctionnement intellectuel et dans lapprentissage (Perrenoud, 1991 c).
On ne peut attendre de personne, même dun enseignant bien dans sa peau, expérimenté, bien formé, quil maîtrise constamment toutes les facettes des phénomènes de communication, en particulier lorsquelles sont cachées ou implicites. Cela nimporterait guère si lon se donnait le droit et si lon prenait le temps, dans les classes et les établissements scolaires, de communiquer sur la communication, de sinterroger sur ce qui se passe, de confronter des points de vue. Hélas, dans les classes, il semble quon consacre fort peu de temps analyser le fonctionnement du groupe-classe et du travail, à se demander quel est le sens de ce que lon fait, comment on vit la situation au jour le jour. Et on ne sinterroge pas davantage sur les normes, les habitudes, les stratégies, les dits et les non dits qui structurent la communication.
Pourtant, ce nest pas très difficile. Il suffit de prendre un quart dheure de temps en temps, si possible en situation, juste à lissue dune activité ou en cours de route, pour interroger les élèves. Ils sont sensibles aux phénomènes de communication, ils remarquent que certains parlent tout le temps, que dautre ne disent jamais rien ; ils distinguent ceux qui parlent pour se faire remarquer, mais nont pas grand chose à dire, et ceux qui ont des choses intelligentes à dire, mais nosent pas. Chacun, dès sa prime enfance, devient par la force des choses " expert en communication ", chacun a des chose à dire sur les registres de langue, les tabous, les prises de parole et de pouvoir, les normes, les stratégies des uns et des autres pour se faire remarquer, obéir, admirer, obéir Il faut simplement un lieu pour que la métacommunication puisse se développer. Une partie des problèmes de communication, relèvent de lenseignant et une autre relève du groupe-classe. Pour en débattre, le pas à franchir est relativement simple, mais ensuite il faut lassumer. On peut apprendre à analyser tous les phénomènes évoqués, et tenter de les maîtriser, à condition den parler, de poser ouvertement les problèmes des prises de parole, de linégalité dans la communication, du droit au silence, etc. On peut imaginer quun maître pose la question à ses élèves : " Par moments, souhaitez-vous que je me taise ? Souhaiteriez-vous avoir une demi-heure par jour où personne ne dit rien ? " Peut-être y a-t-il des classes où tout le monde dirait " Non, non, ça va comme ça " et dautres où on verrait que cest utile à lhygiène mentale, à une sorte de consolidation du travail intellectuel de la journée. Pourquoi craindre de poser une question aussi élémentaire ? Pourquoi ne pas demander aux élèves ou aux étudiants sils préfèrent travailler en petit ou grand groupe ?
En bref : la régulation des phénomènes de communication passe par la reconnaissance commune de leur existence, de leur complexité, de la difficulté de donner une place à chacun sans perturber lavancement dans une tâche, de lambiguïté des normes et des codes, de la multiplicité des valeurs, des stratégies et des points de vue investis dans les interactions, en classe comme partout ailleurs.
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