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Repris dans Perrenoud, Ph. : Enseigner : agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF, 1996, chapitre 1.

 

 

 

L’école face à la complexité

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1993

 Sommaire

I. L’irruption des antagonismes

II. Ce qui accroît la complexité aujourd’hui

III. Quelques stratégies sans avenir

IV. Affronter vraiment la complexité

V. Les chefs d’établissements face à la complexité

Références


Que l’être humain et les systèmes sociaux ne soient pas simples, que les professionnels de l’éducation et les chefs d’établissement n’aient pas la tâche facile, nul n’en doute. Que gagne-t-on à parler de complexité ? Certes, le mot est à la mode et il valorise ceux qui s’en réclament. Mais de quoi s’agit-il au juste ?

Avant d’en venir à une définition plus rigoureuse, je m’intéresserai au sentiment de complexité, à travers une métaphore. Un monde complexe, c’est comme un spectacle de pantomime un peu ésotérique. Il y a des moment où l’on croit comprendre, où l’on se sent presque euphorique, maître du sens, donc très intelligent. Surtout si on a l’impression que les autres spectateurs ne comprennent pas et qu’on va pouvoir les épater en leur expliquant gentiment ou les snober en leur laissant entendre que ce n’est pas à la portée du premier venu. À d’autres moments où l’on n’est pas sûr de tout comprendre, où l’on aimerait se faire expliquer discrètement le sens des événements. Mais pour cela, il faudrait oser dire ses doutes et risquer de passer pour un demeuré. Plutôt mourir !

Il y a des moments, enfin, où l’on ne comprend vraiment rien, où l’on n’essaie même plus. On voudrait croire qu’on n’est pas le seul, on quête chez ses voisins un signe de doute, une complicité dans la perplexité. Mais non, rien ! Ils ont l’air de suivre, ce n’est pas le moment de se ridiculiser.

Comme un spectacle de pantomime, le spectacle du monde nous déconcerte parfois, nous donne le sentiment d’être dépassé. Ce qui nous isole aussi longtemps que nous n’avons pas osé dire à voix haute " Je n’y comprend rien ! Et vous ? " Au théâtre, le spectateur se dit parfois " Et si le projecteur se braquait sur moi, si on me demandait mon avis, de quoi aurais-je l’air ? " Mais, sauf dans ces théâtres d’avant-garde qui veulent transporter le spectacle dans la salle, l’on ne risque pas grand chose. Le théâtre de la vie est moins tendre, il ne vous ménage pas. Dans la vie, il faut agir, et donc comprendre ou feindre de comprendre. Surtout si vous êtes le responsable, celui qu’on appelle lorsque la machine se grippe.

Dans une organisation, être responsable, c’est, en vertu de la division du travail, être condamné à la complexité. Mieux vaudrait le savoir lorsqu’on devient chef d’établissement. Ou changer de métier si on le découvre trop tard ! Même si on l’assume lucidement, comme composante majeure du rôle professionnel, il n’est pas facile d’affronter chaque jour la complexité. Alors mieux vaut l’apprivoiser, et d’abord en parler ! Et reconnaître qu’elle est dans le monde, mais aussi dans notre rapport au monde, en raison d’une part de nos contradictions, ambivalences, instabilités et limites personnelles, d’autre part des divergences et conflits entre acteurs à propos de la situation et des décisions à prendre.

Parler de la complexité, c’est donc parler de soi et parler des autres face au réel. C’est s’interroger sur notre représentation et notre maîtrise du monde, et notamment du monde social. C’est donc prendre la mesure de nos outils de compréhension, d’anticipation et d’action.


I. L’irruption des antagonismes

Qu’est-ce que la complexité ? Edgar Morin, avec d’autres analystes des systèmes vivants, la distingue de la complication :

La complexité s’impose d’abord comme impossibilité de simplifier ; elle surgit là où l’unité complexe produit ses émergences, là où se perdent les distinctions et clartés, là où les désordres et les incertitudes perturbent les phénomènes, là où le sujet-observateur surprend son propre visage dans l’objet de son observation, là où les antinomies font divaguer le cours du raisonnement…

La complexité n’est pas la complication. Ce qui est compliqué peut se réduire à un principe simple comme un écheveau embrouillé ou un nœud marin. Certes, le monde est très compliqué, mais s’il n’était que compliqué, c’est-à-dire embrouillé, multidépendant, etc., il suffirait d’opérer les réductions bien connues (…) Le vrai problème n’est donc pas de ramener la complication des développements à des règles de base simple. La complexité est à la base (Morin, 1977, pp. 377-378).

Et il ajoute :

Une telle jonction de notions jusqu’alors disjointes nous fait approcher du noyau principal de la complexité qui est, non seulement dans la liaison du séparé/isolé, mais dans l’association de ce qui était considéré comme antagoniste. La complexité correspond, dans ce sens, à l’irruption des antagonismes au coeur des phénomènes organisés, à l’irruption des paradoxes ou contradictions au coeur de la théorie. Le problème de la pensée complexe est dès lors de penser ensemble, sans incohérence, deux idées pourtant contraires (Morin, 1977, pp. 379).

Voilà qui peut paraître fort abstrait. Et en effet, la réflexion sur la complexité est d’abord le fait de philosophes des sciences ou de chercheurs - physiciens, astronomes, biologistes, psychologues ou sociologues - qui tentent de comprendre pourquoi la réalité résiste à leurs modèles, pourquoi il ne suffit pas de simplifier la réalité, de la réduire à la composition de lois ou de particules élémentaires pour la comprendre. Cette approche épistémologique de la complexité a-t-elle le moindre rapport avec le sentiment de complexité qui saisit les acteurs au sein des organisations ou des sociétés modernes ? Je crois que oui, même si ces acteurs n’ont que guère le temps ou les moyens d’expliciter ce qu’ils entendent exactement.

Sur trois points au moins les propos d’Edgar Morin peuvent éclairer l’action sociale ordinaire, notamment dans le monde scolaire :

Dans le domaine de l’éducation, quelles sont les contradictions ? En voici quelques unes : entre la personne et la société, l’unité et la diversité, la dépendance et l’autonomie, l’invariance et le changement, l’ouverture et la fermeture, l’harmonie et le conflit, l’égalité et la différence. Chacune d’elles opère à divers niveaux de l’organisation scolaire, celui de la salle de classe, là où se noue l’essentiel du rapport pédagogique, celui de l’établissement, celui du système éducatif dans son ensemble. Je ne puis ici qu’en rappeler les grandes lignes.

A. Entre la personne et la société

Dans une société où les valeurs individualistes tiennent le haut du pavé, l’éducation est considérée comme une consommation ou un investissement de la personne au service de sa propre réussite, de son bonheur, de son équilibre. Dans le même temps, les familles, les institutions, la société ne sont pas prêtes à renoncer à contrôler la " socialisation " des nouvelles générations. Les enjeux sont de taille : préserver les traditions, les valeurs, l’ordre des choses, mais aussi, plus pragmatiquement, la continuité dans le fonctionnement des organisations, le renouvellement d’une main d’œuvre qualifiée, le maintien des privilèges des nantis et du pouvoir des dominants.

L’éducation est constamment traversée par cette tension et ne saurait s’en affranchir " une fois pour toutes ". C’est un des éléments de la complexité à la base. Cette tension se manifeste dans le débat sociétal sur les finalités du système éducatif. On la retrouve à l’intérieur des établissements, non seulement entre jeunes et adultes, mais entre les adultes eux-mêmes, qui ne partagent pas la même idéologie et ne se retrouvent pas dans le même camp. Enfin, dans la salle de classe, chaque jour voit naître un compromis fragile entre le respect des personnes - de leur besoins, de leurs rythmes, de leur pensée - et les exigences du programme, du travail, de l’évaluation, de l’horaire, de la coexistence.

B. Entre l’unité et la diversité

Éduquer et instruire, c’est amener l’apprenant à partager une culture, à accepter un héritage, donc à se couler dans un moule, à accepter une certaine standardisation de ses savoirs, de ses façons de penser, de sentir, de communiquer. Historiquement, l’école s’est développée comme une formidable machine à normaliser, parfois pour rendre possible la démocratie, pour favoriser une coexistence basée sur le libre consentement et le contrat social plutôt que la violence, parfois pour substituer aux tyrannies rustiques d’antan des totalitarismes contrôlant d’abord les esprits. Ce souci d’unité appauvrit progressivement la diversité des modes de vie et de pensée, au profit d’une langue scolaire, d’une pensée orthodoxe, d’une rationalité exemplaire, d’une sensibilité et d’une éthique codifiées, d’une culture de masse.

Le système éducatif, les établissements, les enseignants doivent trouver leur voie entre unité et diversité, tant en ce qui concerne les parcours et la formation des élèves qu’en ce qui touche aux pratiques pédagogiques, aux valeurs et aux représentations des professionnels.

C. Entre la dépendance et l’autonomie

Le rapport pédagogique est fondamentalement asymétrique, puisque le maître détient un savoir que l’apprenant ne maîtrise pas encore et dont il ne peut juger vraiment le bien-fondé et l’utilité. L’instruction se fonde souvent sur l’affirmation traditionnelle " C’est pour ton bien. Tu me remercieras plus tard ". Y a-t-il plus forte dépendance que de suivre quelqu’un sans comprendre où il vous mène ? Or le rapport pédagogique a en même temps vocation à travailler à sa propre disparition : le maître atteint en principe son but ultime lorsque l’élève n’a plus besoin de lui. De la dépendance à l’autonomie, le chemin est jonché d’ambivalences et d’incertitudes. Ambivalences : il est difficile pour le maître, fût-ce symboliquement, de se faire hara-kiri, de renoncer sereinement à son pouvoir ; de même qu’il est difficile pour l’élève d’affronter la liberté et la responsabilité, de ne plus s’abriter derrière son statut d’enfant et d’ignorant. Incertitudes : sait-on jamais exactement quel est le bon moment pour faire un pas de plus dans le sens de l’autonomie, on peut constamment se tromper par excès ou par défaut : infantiliser ou faire une confiance aveugle ? traiter comme un mineur ou un adulte ? imposer ou laisser choisir ?

On retrouve les même dilemmes entre les professionnels. Être enseignant, c’est être à la fois agent d’une organisation et artisan (ou combattant) solitaire. Aucun enseignant n’est " à son compte ", mais certains s’engagent dans la relation éducative avec tout leur être, une passion, un projet, une éthique qui leur appartiennent. Ils ne cessent alors de composer entre leur cahier des charges et leur projet éducatif propre. Même ceux qui ont un rapport plus dépendant et docile aux finalités officielles de l’éducation ont besoin d’une certaine autonomie dans leur mode de faire, sans oser ni pouvoir s’écarter totalement des méthodes prescrites ou recommandées par l’institution. À une autre échelle, les équipes pédagogiques et les établissements naviguent aussi à vue entre autonomie et dépendance à l’égard de systèmes plus vastes.

D. Entre l’invariance et le changement

Éduquer ou instruire, c’est permettre à l’apprenant de changer sans perdre son identité, c’est concilier invariance et changement. L’organisation scolaire doit, elle aussi, se renouveler sans se défaire, absorber de nouveaux savoirs, de nouveaux programmes, de nouvelles méthodes, de nouvelles technologies sans renier l’héritage, ni laisser entendre que tout ce qu’on faisait avant n’avait aucun sens. À l’échelle de la société, l’éducation et l’enseignement oscillent entre reproduction et changement, transmission d’un héritage et préparation à une société nouvelle, continuité avec le passé et anticipation de l’avenir. L’école est, par nature même, au confluent du vieux et du neuf, tant pour les personnes que pour le système, donc au coeur du débat toujours renaissant entre les anciens et les modernes.

E. Entre l’ouverture et la fermeture

Un système ouvert est perpétuellement sur le fil du rasoir : trop ouvert, il perd son identité, sa cohérence, se fond dans son environnement. Trop fermé, il s’asphyxie, ne se renouvelle plus et disparaît aussi comme système. C’est ce que Piaget a conceptualisé comme un équilibre à reconstruire en permanence entre assimilation de la réalité à mes schèmes d’action et de pensée et accommodation de mes schèmes au monde, au gré de l’expérience.

L’éducation et l’instruction, comme les media, sont des clés tant de l’ouverture que de la fermeture d’une société. Les sociétés dont la culture n’est fécondée par aucune hybridation se sclérosent, celles qui sont ouvertes à tous vents deviennent des colonies culturelles, des satellites de sociétés dominantes. Ce qui renvoie à des choix très concrets, par exemple dans la façon d’enseigner l’histoire, la géographie, les langues, la littérature, la philosophie, et même les sciences. Entre excès de protectionnisme et excès d’ouverture, quelle est la juste ligne ?

Cela vaut aussi pour un établissement ou une équipe pédagogique. Sans une certaine fermeture, pas d’identité forte, pas de sentiment d’appartenance, pas de sécurité. Mais à l’inverse…

Cela vaut encore pour les personnes, apprenants ou enseignants.

F. Entre l’harmonie et le conflit

L’éducation porte en elle un rêve d’harmonie. Le savoir, la raison, l’argumentation ne devraient-ils pas permettre la coexistence pacifique, la tolérance aux différences, la coopération intelligente, le partage de valeurs humaines ? Pourtant, sans conflits, pas d’apprentissages majeurs, pas de changements sociaux. L’alternative est toujours incarnée par une autre partie de moi-même ou par quelqu’un qui s’oppose sinon à ma personne, du moins à mes idées et à mes préférences.

L’école est condamnée à vivre avec des conflits de valeurs, de méthodes, de théories, de rapports au savoir, de pouvoir. Elle travaille à les dépasser tout en sachant que d’autres renaîtront…

H. Entre l’égalité et la différence

Cette contradiction est peut-être la plus moderne. L’exigence d’égalité n’était pas présente dès l’origine des systèmes scolaires. À l’époque de la Révolution française, beaucoup encore ne trouvaient rien à redire à ce que chacun reçoive une instruction strictement proportionnée à sa condition sociale. Ce n’est qu’au XXe siècle, et plutôt dans sa seconde moitié, que le thème de la démocratisation de l’enseignement et de l’égalité des chances a surgi. Aujourd’hui, nous attendons de l’école qu’elle donne à tous une même culture de base. Comment concilier cette exigence d’égalité avec la diversité des intérêts, des aptitudes, des formes d’esprit ? Peut-on définir des orientations équivalentes ? Diversifier les formes d’excellence (Perrenoud, 1991 b), les options, les filières, les écoles, est-ce possible sans réintroduire des hiérarchies implicites ?

Ce qui se manifeste au plan des programmes et des structures scolaires se retrouve dans la salle de classe : faut-il donner les mêmes devoirs à tous ? Évaluer chacun selon les mêmes normes ? Imposer les mêmes rythmes de travail, les mêmes formes de communication, les mêmes valeurs, les mêmes rapports au savoir à des enfants ou des adolescents aussi différents ? Et si on respecte ces différences, ne risque-t-on pas d’enfermer chacun dans sa condition et de perpétuer les inégalités devant la culture ?

***

Dans tous ces registres, on observe, selon l’expression de Morin, " l’irruption des antagonismes au coeur des phénomènes organisés ". Antagonisme s’entend ici en un sens large d’opposition entre diverses forces, aussi bien à l’intérieur des personnes que des organisations, aussi bien sur le plan des valeurs que des constructions du monde, des intérêts que des projets. Les antagonismes sont à la base, ils renaissent sans cesse et comme Sisyphe, nous sommes condamnés à les affronter chaque jour.


II. Ce qui accroît la complexité aujourd’hui

La complexité est inscrite, nous venons de le rappeler, dans la nature même de la relation éducative et des systèmes d’enseignement. Est-elle pour autant un invariant ? Où s’aggrave-t-elle aujourd’hui, dans les faits ou dans les esprits ? Je vais essayer de montrer que certains facteurs contribuent à accroître soit les contradictions elles-mêmes, soit la conscience qu’on en prend à l’intérieur du système scolaire.

A. Des effets de plus en plus incertains

Peut-être n’avons-nous jamais mieux qu’aujourd’hui pris la mesure de notre ignorance quant aux effets réels de l’enseignement. Pendant des âges, l’école a vécu dans une relative bonne conscience, en partie sans doute parce que le développement quantitatif l’emportait sur le souci de vérifier l’efficacité des pratiques éducatives. D’abord scolariser tout le monde, puis étendre la scolarité obligatoire, développer l’encadrement préscolaire et les formations postobligatoires, généraliser l’éducation des adultes…

Au moment même où cette fuite en avant touche à ses limites, on découvre qu’il y a, dans les sociétés hyperscolarisées, de 10 à 25 % d’analphabètes fonctionnels, que même les gens les plus instruits sont largement démunis face au SIDA, aux changements technologiques, au chômage et aux reconversions industrielles, à l’afflux d’immigrés et à l’évolution vers des sociétés multiethniques, aux recompositions des nations (réunification allemande, construction européenne, effondrement de l’empire soviétique), aux mécanismes monétaires et spéculatifs qui débordent les gouvernements, aux impasses du Tiers Monde, aux risques de la science (manipulations génétiques, nucléaire), aux atteintes à l’environnement.

L’école est-elle à la hauteur de ses ambitions déclarées ? Est-il raisonnable d’investir encore et encore dans l’éducation sans cerner plus finement le rapport entre les coûts et les effets ? Est-ce par hasard que se multiplient aujourd’hui les travaux sur les indicateurs des effets de l’éducation, sur l’efficacité des systèmes d’enseignement ?

Il n’est plus possible de croire, la main sur le coeur, que plus d’école c’est nécessairement plus de compétence et de sagesse pour tous. Le doute est désormais au centre du débat, et les mesures précises de l’efficacité des systèmes éducatifs ne suffiront pas à le neutraliser, car ce sont les modèles dont la scolarisation est solidaire qui sont en crise : modèles de développement économique, de connaissance scientifique, d’action rationnelle, de décision politique. Ces incertitudes aggravent le sentiment de complexité. L’école est moins que jamais sûre de son action, aucune réforme scolaire ne peut aujourd’hui garantir qu’elle apportera un progrès décisif. C’est un pari, que les conservateurs ont beau jeu de dénoncer au nom de l’austérité budgétaire ou de la lassitude de tous face au changement. Comme si le statu quo était en soi un gage d’efficacité…

B. Une introuvable justice

Le sentiment d’une relative équité est une condition de la coexistence pacifique au sein d’une communauté. Si une partie des acteurs ont constamment l’impression d’être exploités, maltraités, défavorisés, niés dans leur identité et leurs droits, ils s’efforceront de prendre le pouvoir ou du moins de changer les règles du jeu à leur avantage.

Or la justice est une construction humaine qui tire sa force d’un certain consensus. Aussi longtemps qu’une majorité des élèves et des parents pensent qu’un diplôme se mérite et qu’il est juste que l’obtiennent ceux qui ont travaillé et prouvé leurs compétences, la sélection est dure à vivre pour ceux qu’elle écarte, mais elle est tenue pour légitime. Lorsque la conception de la justice se brouille ou se fragmente, on voit par exemple une partie des étudiants réclamer le droit au diplôme et refuser toute sélection à l’université. Il n’y a plus alors de contrat social possible, la justice des uns n’est plus celle des autres.

L’école obligatoire est partiellement confrontée au même problème. Qu’est-ce que l’équité ? Donner à tous l’occasion de faire ses preuves ? Ou garantir à tous les mêmes acquis ? Est-il juste d’autoriser un élève à redoubler pour être en meilleure posture devant la sélection à l’entrée du secondaire ? juste de laisser un élève prolonger ses études au-delà de la scolarité obligatoire s’il ne respecte pas le contrat didactique ? juste d’imposer une orientation scolaire aux familles ? juste d’accorder généreusement des dérogations ? juste de faire varier les normes d’admission selon les régions, les sexes, les ethnies ?

Plus généralement : à qui profite l’école ? et qui doit la payer ? Autour de la santé publique, le débat est ouvert : est-il juste, par exemple, que des millions de gens " raisonnables " couvrent les dépenses de santé de ceux qui abusent de drogues, de tabac, d’alcool ou prennent des risques insensés sur la route ? Et lorsqu’on ne peut plus tout couvrir, est-il juste d’accorder une priorité aux uns ou aux autres, aux jeunes ou aux vieux ? L’éducation fait et fera toujours davantage l’objet de telles controverses à l’échelle des sociétés nationales ou régionales.

Le thème de la justice est tout aussi présent dans la coexistence et la division du travail au sein des administrations scolaires : est-il juste que les professeurs les plus expérimentés puissent, en vertu de leur ancienneté, choisir les écoles les plus confortables ? En cas de crise budgétaire, est-il juste de conserver leur emploi aux gens en place en bloquant le recrutement de jeunes professionnels ? juste de demander aux couples de salariés de consentir davantage de sacrifices ? juste de licencier ceux dont le statut est le plus précaire, indépendamment de leurs compétences ?

Et au sein des établissements, est-il juste de donner les classes les plus difficiles aux nouveaux arrivants ? de déplacer quelques élèves ou quelques professeurs pour rationaliser l’organisation des classes ? de réserver les équipements les plus sophistiqués aux filières les plus exigeantes ? de sacrifier les disciplines artistiques au profit de l’informatique ? d’indemniser ce qui pourrait sembler faire partie du job, par exemple réfléchir, travailler avec des collègues ? Sur toutes ces questions, et bien d’autres, les figures de l’équité sont brouillées ; on ne peut plus se réclamer d’évidences partagées ; à l’occasion de chaque décision, il faut reconstruire des normes légitimes de justice ou assumer le soupçon d’arbitraire (Derouet, 1992).

C. Des solidarités qui se défont

" Moi d’abord ", " Chacun pour soi ", " Après moi le déluge " : ces expressions ne sont pas nouvelles et suggèrent que, dans toutes les sociétés, à toutes les périodes de l’histoire, les individus oscillent entre égoïsme et solidarité. Les travaux des sociologues indiquent cependant une tendance lourde à l’affaiblissement des liens sociaux, à la montée de l’individualisme comme référence ultime, au repli sur la vie privée, à l’abandon du politique à une minorité de professionnels, à l’engourdissement des formes de participation à la gestion.

" Tirer son épingle du jeu " devient la règle d’or. Les parents et les élèves se conçoivent comme des consommateurs d’école (Ballion, 1982), utilisant au mieux les ressources de la carte scolaire pour garantir le meilleur diplôme, sans trop se soucier de savoir si leurs stratégies aggravent les inégalités sociales et les disparités régionales. Beaucoup d’enseignants se préoccupent avant tout de trouver un poste stable et confortable, de se protéger des élèves à problèmes, des parents exigeants, des directeurs dynamiques, des réformes ambitieuses.

Tout cela change la nature des organisations : elles deviennent des " marchés " où se déploient des stratégies individuelles. Pour mobiliser leur personnel, les dirigeants doivent désormais compter sur les incitations personnalisées - horaires allégés ou aménagés, primes, congés-formations, avancement - davantage que sur l’adhésion à des valeurs communes. La complexité s’en trouve accrue. Ainsi, un chef d’établissement qui envisage de lancer une initiative doit-il aujourd’hui faire comme un leader politique : sonder l’opinion pour s’assurer qu’il ne va pas se retrouver tout seul, infléchir ses propositions pour qu’elles rencontrent un semblant d’enthousiasme.

D. L’autorité contestée

L’autorité traditionnelle est contestée, ni les élèves ni les professeurs ne se contentent d’obéir parce que l’ordre vient d’en haut. On veut être consulté et convaincu.

Ceux qui ont pris la mesure du phénomène proposent d’aller vers une autorité négociée (Perrin, 1991), associant chacun à la décision. Ce qui revient de toute façon à accroître la complexité, car dans le cadre d’une gestion participative (Demailly, 1990), les décisions sont prises plus lentement, il faut intégrer les points de vue, chercher des compromis et veiller à ne pas transformer systématiquement certains partenaires en perdants.

La complexité est d’autant plus forte que nous vivons une période de transition, dans laquelle les acteurs n’ont pas encore les moyens de leurs prétentions : nombre de responsables ont peur du dialogue et s’y résignent la mort dans l’âme, lorsqu’ils ne peuvent plus faire autrement ; ils s’empressent, dès qu’ils en ont l’occasion, de reprendre le pouvoir concédé. Et nombre de salariés jouent encore constamment sur deux tableaux, prenant et refusant les responsabilités de façon opportuniste, n’acceptant pas de voir qu’une autorité négociée s’inscrit dans un contrat à long terme, à la faveur duquel chacun aliène une partie de sa liberté.

E. Une certaine pauvreté de la culture commune

La relative démocratisation des études et le développement des écoles intégrées amène dans les classes et les établissements des populations de plus en plus hétérogènes. Les mouvements démographiques et migratoires y ajoutent une forte instabilité : dans la plupart des écoles, on est confronté à un nombre croissant d’élèves qui vont et qui viennent, et fréquentent au cours de leur jeunesse plusieurs établissements, dans divers systèmes scolaires. D’où la difficulté, sans un long apprentissage, de partager les mêmes codes, donc de se parler.

Cette diversité touche aussi aux enseignants : origines sociales contrastées, itinéraires et statuts divers, affiliations politiques contradictoires, représentations divergentes de la culture, de l’éducation, du métier, de l’école. L’unité du corps enseignant se fait éventuellement sur des thèmes corporatistes, ce n’est pas suffisant pour constituer un culture commune. Ce qui constitue à la fois un avantage et un handicap. Avantage parce que l’école apprend à vivre avec des différences, entre enfants, entre adolescents, entre adultes. Handicap parce que, face à la complexité, la construction d’une réponse cohérente devient un immense travail.

F. Des acteurs sans alternatives

Pour ses professionnels, l’école est un monde clos. Personne n’y est totalement enfermé, mais pour en sortir, il faut une véritable reconversion professionnelle. Les gens sont donc condamnés à vivre et à vieillir ensemble, d’autant plus que les modes de gestion du personnel, dans la fonction publique, ne favorisent ni la formation d’équipes cohérentes, ni le règlement des conflits par déplacement d’une partie des acteurs.

Par rapport à d’autres organisations et à d’autres professions, l’école a moins de degrés de liberté pour faire face à la complexité, parce que les acteurs n’ont eux-mêmes guère de marges de manœuvre. Sans doute est-ce aussi une forme de protection des emplois et des personnes, mais elle accroît du même coup la rigidité : c’est largement avec les mêmes gens, donc les mêmes idées reçues, les mêmes conflits, les mêmes alliances, les mêmes blocages, les mêmes susceptibilités, qu’on fait face aux problèmes nouveaux.

G. La nécessité d’une façade et le double discours

L’école n’est pas une organisation comme les autres : elle travaille sous le regard des parents et de l’opinion plus que n’importe quelle entreprise ou que la plupart des administrations. Ce qui l’oblige à agir constamment sur deux fronts : tenter, à l’intérieur, d’affronter les vrais problèmes, tout en maintenant une façade respectable. L’école ne peut pas, n’ose pas dire qu’elle ne sait pas, qu’elle doute, qu’elle se trompe. À la moindre hésitation, elle donne des armes à ses détracteurs. Ainsi, se demander si une réforme importante a atteint ses objectifs pourrait paraître le bon sens même. Pourtant, si les responsables du système éducatif se posent ouvertement la question, elle passe immédiatement pour une autocritique ou un aveu d’incertitude. " Comment, vous n’êtes pas sûr que cette réforme engagée à grand frais ne porte pas ses fruits ? " Les gens d’école n’osent pas dire " Eh bien non, nous ne sommes pas sûrs ! " Il faut l’assurance de la recherche spatiale ou médicale pour oser affirmer qu’il faudra passer par de nombreux échecs pour déboucher sur de vrais résultats…

Le système soviétique s’est finalement effondré, entre autres raisons, parce qu’il interdisait de dire les choses comme elles sont, donc d’affronter ouvertement la complexité. Si l’avenir est toujours radieux, si le parti a toujours raison, si le plan est toujours parfait, si l’échec est exclu par définition, il devient impossible de partager une analyse et de définir un programme d’action. Toutes proportions gardées, l’école souffre du même problème. Chacun sait que les programmes ne passent pas intégralement, que certains horaires sont absurdes, que les appuis pédagogiques pourraient être plus efficaces, que la grille horaire n’est pas équilibrée, que… Combien faudra-t-il de temps, combien de crises larvées pour qu’on puisse le dire et agir ? L’école est-elle condamnée à être toujours en retard d’une complexité ? Angélisme et langue de bois s’allient pour interdire une lucidité collective. Il ne suffit pas que chacun, dans son coin, en silence, perde ses illusions. Au contraire, cela favorise le divorce entre le retrait désabusé des personnes et le triomphalisme des organisations. Seule la lucidité partagée permet d’affronter la complexité.

H. La crise et l’incertitude sur les règles du jeu

Lorsqu’on se trouve pris dans une crise, on a toujours tendance d’abord à la sous-estimer, puis, lorsqu’on en prend la mesure, à dramatiser et à croire que " rien ne sera jamais plus comme avant ". Il serait sans doute plus juste de dire que les crises fonctionnent comme révélateurs de contradictions de longue date, qu’elles obligent à en prendre conscience et à en faire quelque chose.

Parmi les certitudes que la récession économique et les crises des finances publiques ébranlent, quelques unes semblent avoir un certain avenir :

Ces incertitudes, qui ne sont pas près d’être levées, accroissent la complexité, parce que les finalités elles-mêmes sont en question. Donc les règles du jeu social. Il est déjà difficile de se mettre d’accord sur l’interprétation des règles et la façon la plus efficace de réaliser des objectifs ambitieux. Si, à chaque pas, se pose la question du sens de l’instruction publique et de ses buts, les points de repère les plus élémentaires font défaut, tout est toujours en question, nul ne peut plus fonder son argumentation sur une légitimité incontestée.


III. Quelques stratégies sans avenir

Que font l’école et ses acteurs face à la complexité ? Souvent, ils adoptent des stratégies sans avenir, des stratégies qui ne règlent rien et ne font que déplacer les problèmes ou différer les décisions. Toute cela n’est pas absurde : il est dans la nature même de la complexité de n’être pas abordée de façon cohérente et consensuelle, puisque, justement, elle divise chaque personne ou chaque organisation. On ne peut s’étonner qu’une partie des stratégies qui prétendent faire face à la complexité l’accroissent de facto, pour avoir ignoré que la réalité résiste aux simplifications. Il reste qu’une réflexion collective sur la complexité devrait notamment éviter les pièges les plus grossiers. En voici quelques-uns.

A. Politique de l’autruche et " wishful thinking "

Comme toute l’administration publique, l’école a les moyens de différer longuement la prise de conscience des problèmes. Les fonctionnaires se sentent protégés par un statut qui garantit leur revenu, leur emploi, leur retraite. D’autres textes semblent assurer la relative pérennité des programmes, des structures, des établissements. Sans doute cela donne-t-il l’impression de vivre dans un monde assez stable. Il n’est pas exempt de conflits et de contradictions, mais pas au point qu’on se sente menacé dans son existence et sa légitimité. Il peut donc sembler judicieux d’attendre que passent les ministres, les réformes, les crises en faisant le gros dos, sans trop se poser de questions. Les gens d’école ne vivent pas dans la sérénité, mais beaucoup ne semblent pas prêts à une remise en question fondamentale. Ils préfèrent penser que tout va s’arranger, qu’on aura toujours besoin d’une école et de maîtres.

B. La recherche d’un bouc émissaire

Autre façon classique de nier la complexité : faire " porter le chapeau " à quelque coupable désigné : les élèves, dont le niveau baisse, qui ne s’intéressent plus à rien ; les parents, qui se mêlent de tout et empêchent les maîtres de faire leur travail ; les politiciens, qui ne comprennent rien à la pédagogie ; la gauche, qui affaiblit la sélection et l’autorité ; la droite, qui appauvrit les écoles ; l’administration, qui pond des circulaires en ignorant tout du terrain ; les spécialistes, qui fabriquent des programmes et des méthodes qui ne tiennent pas debout ; la " hiérarchie " qui ne soutient pas assez ses collaborateurs, voire les autres enseignants, trop laxistes ou trop activistes…

Certes, nul n’aime reconnaître qu’il fait partie du problème, qu’il contribue à créer les contradictions autant qu’à les analyser et les dépasser. La complexité, comme l’enfer, c’est toujours les autres. La pensée systémique exige une forte décentration, une acceptation de la complexité comme caractéristique du système d’action plutôt que comme produit de la perversité ou de l’incompétence de tels ou tels acteurs.

Ce n’est pas faire face à la complexité que d’affirmer qu’elle jaillit d’une seule source, qu’il suffirait de tarir pour n’avoir plus de problèmes. La complexité est une caractéristique du système. On ne saurait la limiter en dénonçant des " fauteurs de complexité ". On ne fera qu’inciter les " coupables " présumés à s’engager dans des manœuvres de justifications et de protection qui accroîtront encore l’opacité et la complexité du réel. La recherche d’un bouc émissaire provoque chez ceux qui se sentent visés un effort démesuré pour mettre en évidence leur efficacité ou leur bonne foi (Perrenoud, 1992).

C. Le village gaulois

On connaît le village d’Obélix et Astérix, perdu au milieu d’une Gaule occupée, qui résiste aux Romains. L’école fonctionne souvent dans cette logique. Le monde peut bien se transformer, l’économie s’effondrer et se restructurer, les sociétés se recomposer, les réfugiés se multiplier, l’école poursuit son bonhomme de chemin, prenant parfois cinq minutes pour parler de la chute du mur ou de la guerre du Golfe, pour revenir rapidement aux " choses sérieuses ", entendez le programme, chacun se souciant de progresser et de boucler son année sans s’exposer à la critique des collègues.

Même enfermement, à une autre échelle, dans les logiques budgétaires. Maintenir ou développer ses ressources, pour ne rien changer aux pratiques, c’est, semble-t-il, la priorité. L’école se conçoit volontiers comme un État dans l’État, un bastion intouchable, qui devrait échapper aux rigueurs de la conjoncture pour la seule et unique raison qu’elle prétend " préparer l’avenir ". Lorsqu’elle finit par se rendre compte qu’elle n’est pas à l’abri, il est trop tard pour prendre les devants, ce sont les autres secteurs de la société, voire de l’État, qui ont tiré leur épingle du jeu en reconnaissant plus vite la réalité de la crise.

La même tentation d’isolement existe au niveau des établissements. Certains espèrent s’entourer d’un cordon sanitaire qui les mette à l’abri des réformes, des conflits, de l’agitation du monde. Certains se vantent de l’immense sagesse qui les aide à " jeter au panier " toutes les idées farfelues venues d’ailleurs. D’autres s’isolent en croyant pouvoir innover en faisant cavalier seul, en se détachant du marais pour construire " une autre école " à leur échelle. Dans les deux cas, c’est nier les interdépendances et l’appartenance à un système plus vaste. Les organisations les plus efficaces, loin de s’en désintéresser, tentent de contrôler, d’aménager leur environnement. Il ne s’agit pas alors seulement de travailler sur une image, d’investir dans les relations publiques. Plus fondamentalement, il s’agit d’être présent dans les débats à l’échelle du système dont on fait partie et d’infléchir sa culture et ses décisions dans le sens qui conforte une politique locale.

D. Sommeil bureaucratique

Toute bureaucratie repose sur une fiction, selon laquelle on lui assigne des finalités claires, qu’elle respecte dans les limites de son budget et des règles qu’on lui fixe. On peut donc faire comme si la bureaucratie pouvait neutraliser localement la complexité, à la façon dont un champ magnétique annule localement la pesanteur. On feint alors de croire que le système politique gère les conflits d’intérêts et les choix de société et donne à l’école une mission certes compliquée, mais dont la complexité, au sens de Morin, serait absente ; autrement dit une mission exempte de contradictions internes et d’ambiguïtés.

La réalité est toute autre : dans une démocratie - et même dans un état totalitaire - le système politique ne peut dépasser les contradictions de la société, pour ne donner à l’État et son administration que des missions claires et réalistes. Les contradictions masquées sous des compromis provisoires refont surface lorsqu’il s’agit de gérer les budgets, d’interpréter les lois, de moduler les structures et les programmes scolaires, de décider dans les cas singuliers. Les contradictions sont dans l’esprit des gens : parents, élèves, enseignants, gestionnaires. Ce n’est qu’au prix d’un formalisme juridique creux qu’on peut penser le système scolaire comme simple " exécutant " d’une volonté politique claire, stable et univoque. De fait, le rapport de forces et les ambivalences traversent l’école, comme toute institution. Faire face à la complexité, c’est renoncer au rêve d’en rejeter le souci et le traitement sur d’autres acteurs ou un autre niveau du système. Reste que le sommeil bureaucratique est tentant. Je ne parle pas ici de rendement ou d’efficacité, mais de fermeture aux vrais problèmes du monde, en toute bonne conscience : " Ce n’est pas notre rôle ".

E. Fuite en avant

Nombre de gens d’école ont un secret pour faire face à la complexité : ils fuient dans l’utopie. On ne nie pas les problèmes, on affirme qu’ils vont être résolus par la prochaine réforme, par les nouvelles pédagogies, les nouvelles technologies. L’école vit en partie de l’espoir du " grand soir " pédagogique. Elle fait comme si de bonnes idées allaient suffire à s’attaquer au coeur du problème de l’échec scolaire ou du dialogue difficile entre les parents et les enseignants. Lise Demailly (1990) montre que dans les collèges français, on a successivement passé par une phase de modernisme relationnel ("Communication, contrat pédagogique, projet ! "), de modernisme technologique ("Un ordinateur dans chaque classe ! "), de modernisme organisationnel ("Décentralisation, projet d’établissement et gestion participative ! "). Sans nécessairement brûler ce qu’on a adoré, on le relègue à sa juste place, mais c’est pour mieux placer tous ses espoirs dans une utopie nouvelle. Façon constante de refuser le caractère systémique de l’éducation et de croire qu’on peut avancer en occultant certaines de ses facettes.

La complexité est niée constamment par ceux que Robert Hari appelait férocement la peuplade des Nyaka, des pédagogues idéalistes et progressistes qui ont réponse à tout, sinon aujourd’hui, du moins dans un proche avenir. Alors qu’affronter la complexité, c’est accepter le fait qu’elle est dans une certaine mesure indépassable, parce que les paradoxes, les contradictions et les conflits sont inscrits dans la nature même du rapport pédagogique et de l’entreprise de scolarisation. Cela ne signifie nullement qu’il n’y aura jamais rien de nouveau sous le soleil, mais seulement que le progrès ne passe pas par la négation de la complexité. L’histoire des sociétés aussi bien que des institutions éducatives ne nous laisse aujourd’hui guère d’illusion : aucune révolution, aucune réforme ne nous délivrera des conflits et des contradictions.

F. Psychodrame permanent

Pour fuir la complexité, on peut aussi la dramatiser, à tel point que les acteurs en viennent à investir une énergie folle dans le spectacle de leur propre confrontation avec les contradictions, les obstacles, les lenteurs, les ambivalences du monde. Certains établissements croient faire face par l’effervescence permanente, le discours effréné sur l’innovation. Une partie des enseignants trouvent dans le drame matière à jouer un rôle, à prendre du pouvoir.

Les gens d’école dépensent une énergie folle à propager ou à démentir des rumeurs. Les uns peignent le diable sur la muraille à la moindre difficulté. D’autres se sentent alors obligés de tenir un discours lénifiant. Il est aussi absurde de dire que la culture s’effondre lorsqu’on enlève une ou deux heures à l’horaire des élèves que de nier la pression qu’une telle mesure exerce sur l’emploi du " temps qui reste ", ou de prétendre qu’il est simple d’alléger les programmes (Perret & Perrenoud, 1991). Cette alternance entre catastrophes annoncées et garanties intenables n’aide pas à cerner la complexité, mais une partie des acteurs y trouvent leur compte. Et certains, précisément, pour cette raison. Tant du côté des organisations syndicales pures et dures que du côté des autorités fermées à la concertation.


IV. Affronter vraiment la complexité

On songera d’abord à rompre avec les stratégies sans avenir décrites plus haut. Telles que je les ai caricaturées, pour aller vite, elles semblent facilement évitables. En fait, au jour le jour, il est aisé de se faire piéger. Parce que chacun, très normalement, joue ses cartes, défend ses intérêts immédiats. Les stratégies sans avenir ne sont pas toujours absurdes. Du point de vue d’un seul acteur et en acceptant sa perspective temporelle, elle ont souvent du sens. Pourquoi un chef d’établissement à deux ou trois ans de la retraite ne chercherait-il pas à gagner du temps, laissant à ses successeurs de souci d’affronter la crise ? Pourquoi un responsable politique prendrait-il, avant les autres, le risque de la lucidité, sachant que les électeurs et les fonctionnaires, loin de lui en savoir gré, couperont probablement la tête du porteur de mauvaise nouvelles ? Pourquoi les enseignants qui ont peur des parents l’avoueraient-ils, sachant que dans un premier temps cela affaiblira leur position personnelle ? Mieux vaut clamer que les parents se mêlent de tout et sont de mauvaise foi, qu’on ne peut pas travailler avec eux.

Ce que les acteurs prennent pour des stratégies ne sont peut-être que des tactiques à courte vue, dans des combats d’arrière-garde. Mais aussi longtemps qu’ils pensent agir au mieux de leurs intérêts, ils persisteront. L’abandon des stratégies sans avenir passe par la définition d’alternatives concrètes. Je vais donc tenter, plus positivement, de définir quelques lignes de conduite plus prometteuses face à la complexité : a. la reconnaître et ne pas faire comme si on la dominait tout seul ; b. l’analyser et l’apprivoiser ensemble ; c. mettre en place des institutions systémiques. Examinons ces trois aspects de plus près.

A. Reconnaître la complexité

Le monde est complexe, n’est-ce pas une évidence ? Faut-il vraiment prendre le temps d’enfoncer des portes ouvertes ? Je crois que oui. Parce que l’esprit nie désespérément les contradictions indépassables. Notre culture accepte que les choses soient compliquées, qu’il faille un effort considérable pour découvrir les processus et règles élémentaires qui sous-tendent le fonctionnement de l’univers, des êtres vivants, des personnes et des sociétés humaines. Elle accepte beaucoup moins facilement que les choses soient complexes, au sens d’Edgar Morin, autrement dit définitivement traversées par des contradictions, des paradoxes, des incertitudes fondamentales, des conflits.

Reconnaître la complexité, c’est renoncer au rêve d’y voir clair et de mettre tout le monde d’accord une bonne fois pour toutes, c’est accepter de remettre constamment les problèmes et les solutions sur le métier, c’est accepter surtout de changer périodiquement de paradigme, de façon de penser, pour intégrer de nouvelles perspectives. C’est en principe ce qui définit le statut de la recherche : pour un chercheur, l’épistémologie de la complexité est un outil de travail en même temps qu’un défi. Pourtant, mêmes les scientifiques résistent au changement théorique, et ne sont pas à l’abri des simplifications et des rigidités rassurantes, alors même que la division du travail les implique beaucoup moins que d’autres professionnels dans les urgences de l’action quotidienne.

Comment les enseignants ou les responsables d’écoles, confrontés à toute la complexité, au jour le jour, sans recul, pourraient-il la vivre sans ambivalence ? Certes, la complexité du monde, c’est aussi son mystère, son charme, sa richesse, son ouverture. Si nous vivons dans un monde fini du point de vue des ressources et de l’écologie, selon l’expression d’Albert Jacquard (1991), nous vivons dans un monde infini du point de vue des idées et des civilisations. La complexité est le moteur d’une histoire sans fin. Ce qui importe d’un point de vue poétique ou philosophique, mais donne aussi le sentiment décourageant d’un éternel recommencement. Il est normal que chacun, là où il est, soit tenté par moments de nier la complexité au profit d’une stratégie qui, même si elle est à courte vue, a au moins le mérite de garantir à brève échéance une certaine tranquillité…

On ne peut simplement renvoyer chacun à son dialogue intérieur entre volonté de lucidité et désir de tranquillité : accepter la complexité n’est pas un choix purement individuel, c’est une dimension de la culture commune d’une société, d’une profession, d’un établissement. En ce sens, réunir des chefs d’établissements pour réfléchir sur leur métier est un pas important vers la reconnaissance partagée de la complexité. Non seulement comme dimension personnelle de l’expérience de chacun, mais comme dimension collective et professionnelle.

Reconnaître la complexité n’est pas seulement un acte intellectuel. C’est dire aussi ce qu’elle nous fait, comment nous la vivons, avec nos tripes, nos préjugés, nos peurs, nos espoirs. Si l’on nie la part de la panique, de l’envie de fuir, mais aussi du plaisir, du défi, on se joue une nouvelle fois l’illusion technocratique : penser le monde sans se penser soi-même comme personne complexe, faite d’ambivalences, d’émotions, de représentations enracinées dans une expérience, une culture, un réseau de relations.

B. Analyser et apprivoiser la complexité ensemble

Il ne suffit pas de reconnaître la complexité, il faut la connaître, autrement dit dépasser l’image confuse d’une série d’intrications, de contradictions, d’incertitudes et de conflits. L’esprit n’est pas démuni face à la complexité, il permet de la maîtriser partiellement, en théorie, et dans une certaine mesure en pratique. Ainsi, la tension entre dépendance et autonomie n’est pas dépassable une fois pour toutes, ni en théorie, ni en pratique. Mais elle est analysable et peut être aménagée pour être rendue vivable pour les personnes et féconde pour les organisations. De même, la tension entre la démocratisation des études et le respect des différences ne gagne pas à être simplement reconnue. Il faut la travailler, repérer ce qui l’accroît ou la minimise, donc identifier et utiliser les marges de liberté.

Ce travail d’analyse et d’aménagement de la complexité est au coeur de tout processus de professionnalisation d’un métier, qu’il s’agisse de diriger un établissement ou d’enseigner. Dans un métier d’exécution, la complexité est en principe prise en charge par des spécialistes ou des responsables, les travailleurs de la base n’ont plus qu’à faire " ce qu’on leur dit " sans trop se poser de questions, sur le modèle " aux généraux la stratégie, autrement dit la gestion de l’incertitude et du conflit, aux simples soldats l’obéissance aveugle ". Même alors, le taylorisme a fait son temps, comme le montre Lise Demailly à propos de l’administration publique :

" Ce qui apparaît méthodologiquement nécessaire pour atteindre des objectifs généraux de rénovation du service public et de rationalisation, c’est-à-dire, finalement d’amélioration de la maîtrise du monde social, c’est l’individualisation maximum des solutions. Bien gérer en faisant des économies, et en accompagnant efficacement les mutations potentielles du système éducatif, c’est gérer sur mesure. Rationaliser, c’est complexifier " (Demailly, 1992 b).

S’agissant de métiers de la prise en charge, il est encore plus évident que tout le monde est confronté à la complexité. Quelles que soient la division du travail et les structures de pouvoir, elles ne dispensent pas de la coopération des professionnels et de la confrontation de chacun, individuellement ou collectivement, à une large part des contradictions qui traversent la société, le système éducatif et l’établissement aussi bien que la pratique de chacun.

Dans le monde de l’école, cette prise de conscience est amorcée, elle est loin d’être générale. On raisonne encore selon un modèle bureaucratique classique qui laisse au " chef " le soin de démêler l’écheveau… Certes, le rôle d’un chef d’établissement ou de tout responsable est d’être en première ligne et de coordonner le travail sur la complexité. Ce sera de moins en moins de le faire seul, de " prendre sur soi ", de revenir en souriant devant ses collaborateurs pour leur annoncer " J’ai réfléchi, j’ai trouvé la solution. " Ne serait-ce que parce qu’une solution élaborée de cette façon est rarement LA solution. Ce n’est qu’une première hypothèse, d’autant plus inutile qu’elle est rigide et fermée et que son auteur s’y accroche comme à son enfant. Une direction réaliste ne peut qu’animer et stimuler des fonctionnements qui impliquent une bonne partie des collaborateurs et des usagers de l’école. Dans une gestion moderne, affronter la complexité est l’affaire d’une unité de travail et non de ses seuls responsables.

Encore faut-il que les uns et les autres partagent cette analyse. Or nous sommes encore dans une période où le métier d’enseignant oscille entre deux modèles, l’un d’exécutant qualifié mais docile, l’autre de professionnel libre de ses méthodes et orientant son action en fonction de finalités globales (Hutmacher, 1990 ; Huberman, 1991 ; Perrenoud, 1993 a & b ; Vonk, 1992). Le modèle bureaucratique présente moins de risques, pour ceux qui ne veulent pas prendre de responsabilités ou pas négocier leur autorité, c’est un refuge. La marche vers la professionnalisation représente donc une longue route, si bien qu’au cours des années et sans doute des décennies qui viennent, l’école affrontera la complexité selon deux paradigmes eux-mêmes contradictoires… Ici encore, il serait vain de croire simplifier en décrétant la professionnalisation. On peut au mieux y travailler. Et chaque problème, chaque conflit, chaque crise, sont des occasions d’apprendre à fonctionner autrement ensemble.

C. Mettre en place des institutions capables de pensée systémique

Toute institution est un système et fait partie d’un système plus vaste. Reste à savoir si elle le sait ! Une institution capable de pensée systémique est une institution capable de se penser dans sa complexité interne et ses dépendances externes, de construire une vue d’ensemble de son fonctionnement et de son environnement, et de proposer des lignes d’action cohérentes.

Pour analyser et apprivoiser la complexité ensemble, il faut avoir des lieux où se parler, des fonctionnements réguliers où l’on pratique non seulement une épisodique consultation, mais un travail coopératif sur les problèmes de fond. L’autorité négociée, c’est vite dit : en pratique, c’est un ensemble de règles et de fonctionnements à remettre constamment sur le métier. Je ne puis entrer ici dans le détail des modes de fonctionnement, de participation, de concertation et de négociation à l’échelle des établissements. Il y a dans ce domaine, autour des projets d’établissements et de la réflexion sur les écoles efficaces et l’innovation, maintes propositions intéressantes (Gather Thurler, 1992, 1993 c & d).

Peut-être faut-il réfléchir aussi à la culture du débat dans nos sociétés et nos systèmes éducatifs :

…les débats contemporains sur l’École et l’éducation ressemblent à tout sauf à un dialogue. On ne s’affronte véritablement jamais de face et l’on pratique systématiquement la " politique du pas de côté " : " Je ne te réponds pas ; peut-être même n’est-il pas utile que je te lise ; il me suffit de te soupçonner d’un quelconque péché mortel, de livrer mes soupçons en pâture à l’opinion et, ensuite, de me situer délibérément ailleurs ; je peux ainsi continuer à parler tranquillement et tout seul " (Meirieu et Develay, 1992, p.19).

Contre ce dialogue de sourds, Meirieu et Develay (1992) font un éloge de la vraie polémique, où chacun donne l’occasion à l’interlocuteur de s’exprimer et lui répond sur le fond. Ce qui vaut pour le débat politique vaut aussi pour la vie dans les établissements. Le début d’une culture commune, c’est la reconnaissance des divergences et leur mise à plat. Coopérer n’est pas être d’accord sur tout, mais savoir gérer les désaccords !

 

V. Les chefs d’établissements face à la complexité

Si la complexité s’accroît pour l’école, il est évident qu’elle s’accroît pour le chef d’établissement, parce qu’il est un pivot, un carrefour, un leader vers lequel convergent tous les problèmes. Tentons cependant d’aller un peu plus loin : il n’est pas sûr que l’accroissement de la complexité touche au même rythme et au même degré toutes les composantes de la fonction. J’en distinguerai une dizaine :

  1. Exercer une autorité sur des adultes et des jeunes, négocier, prendre et faire respecter des décisions.
  2. Répartir équitablement des ressources (temps, espace, liberté, technologies, argent).
  3. Faire travailler ensemble des gens différents, créer les règles et l’esprit d’une communauté éducative.
  4. Assumer la sélection et l’orientation scolaires, assurer l’équité, permettre les négociations et les recours.
  5. Donner une identité et un projet à l’établissement.
  6. Travailler avec les parents, les autorités locales, les associations, l’administration centrale.
  7. Donner une place à la culture et aux besoins des jeunes.
  8. Motiver, encadrer, évaluer, animer le corps enseignant.
  9. Moderniser et humaniser la relation pédagogique, les didactiques, les horaires, l’évaluation.
  10. Conserver sa propre identité, être au clair sur son rôle, maîtriser sa propre formation, ses angoisses, son stress.

Ce n’est évidemment qu’un des multiples découpages possible. Il permet seulement de dépasser la réflexion globale et de se poser la question de la complexité sous divers angles. Faute de recherches spécifiques et parce que la situation diffère selon les structures nationales et les conditions locales, il est difficile de répondre aux questions proposées ici pour chacune des composantes retenues. Mais ces questions peuvent offrir à chacun un canevas lorsqu’il s’efforce d’analyser l’évolution de son métier dans sa région ou son propre établissement.

A. Exercer une autorité sur des adultes et des jeunes, négocier, prendre et faire respecter des décisions

Le chef d’établissement doit faire respecter des décisions prises en dehors de l’établissement : les programmes, les horaires, les procédures d’évaluation et l’orientation, la gestion du personnel. Il doit faire appliquer des décisions prises à l’échelle de l’établissement, par exemple à propos des espaces, de la circulation intérieure, de la fumée, des véhicules, de la discipline, des réunions, des délégations de pouvoir. Il doit prendre des décisions concernant des élèves (dérogations, sanctions, mesures de protection, etc.), des parents (information, consultations), des enseignants (engagements, appel à certaines fonctions, sanctions, attributions de tâches). Enfin, il prend au coup par coup des décisions concernant certaines dépenses, certains équipements, certaines manifestations, l’animation du collège, etc.

Ces décisions deviennent-elles de plus en plus complexes à prendre et à faire respecter ? Si oui, est-ce du fait de leur nombre croissant ? De leur diversification ? De l’ambiguïté des valeurs et des normes à appliquer ? De l’absence de consensus à l’intérieur de l’établissement ? Du manque de ressources pour tout faire ? De la difficulté croissante de prévoir les conséquences de certaines décisions ? Du manque d’adhésion des personnes concernées ? En d’autres termes : le métier de décideur devient-il un métier plus difficile, plus risqué, plus incertain ? Y a-t-il une crise du modèle d’autorité ? Une crise des vocations et des certitudes permettant d’exercer sereinement l’autorité ? Une crise des dispositions permettant d’accepter sereinement l’autorité ?

B. Répartir équitablement des ressources (temps, espace, liberté, technologies, argent)

La répartition des ressources allouées à un établissement est partiellement faite en dehors de lui, notamment en fonction du programme, de la dotation horaire des sections et des disciplines. Il reste cependant suffisamment de degrés de liberté pour se demander si la répartition des ressources devient aujourd’hui plus difficile dans l’exercice du métier de chef d’établissement.

Si c’est le cas, pourquoi ? Est-ce en raison des restrictions budgétaires ? Est-ce parce qu’on ne sait plus très bien où sont les priorités ? Est-ce parce que tous les intéressés réclament leur dû à cor et à cris, sans souci des autres ? Est-ce parce que les normes d’équité sont incertaines et qu’on ne sait plus comment être juste ? Est-ce parce qu’on ne contrôle plus très bien la répartition des ressources, du fait de mécanismes budgétaires contraignants, d’habitudes prises, d’intérêts acquis, de délégations de pouvoir ? Est-ce parce qu’une politique de transparence oblige à davantage de négociations ?

C. Faire travailler ensemble des gens différents, créer les règles et l’esprit d’une communauté éducative

Un établissement secondaire regroupe plusieurs dizaines de maîtres, voire plus de cent, des centaines d’élèves, ce qui implique autant de familles, et un personnel technique non négligeable (secrétariat, conseillers, psychologues, travailleurs sociaux, personnel d’entretien et d’économat, etc.) C’est donc une entreprise de taille respectable, avec une division du travail qui, sans amener chacun à collaborer avec tout le monde, oblige au minimum à une coexistence pacifique dans des espaces communs.

Cette coexistence au sein d’une communauté éducative est-elle aujourd’hui plus difficile, plus complexe à garantir ? Y a-t-il davantage de conflits, de préjugés, de clivages idéologiques ou pédagogiques entre les groupes ? La diversité des origines culturelles et nationales, des conditions de classe, des modes de vie rend-elle la coexistence plus difficile ? Le métier du chef d’établissement est-il, dans ce domaine, devenu plus risqué ?

D. Assumer la sélection et l’orientation scolaires, assurer l’équité, permettre les négociations et les recours

L’enseignement secondaire pratique une sélection à l’entrée et en cours d’études, qui conduit à des redoublements ou à des orientations vers des sections moins exigeantes. À quoi s’ajoutent, avec l’évolution de l’école moyenne, de nombreuses décisions d’orientation prises en principe en concertation entre l’élève, sa famille et l’école. Le chef d’établissement n’est pas en première ligne pour toutes ces décisions, mais il est appelé à les cautionner lorsqu’elles sont prises par des maîtres, des conseils de classe, des conseils d’école, à accorder des dérogations aux règles, à connaître des recours.

Cette partie du métier est-elle en train de devenir plus complexe ? Si oui, est-ce en raison de la démocratisation des études, de la transformation du public scolaire ? Est-ce parce que les élèves et les familles contestent davantage les décisions qui leur sont défavorables ? Est-ce parce que les valeurs et les habitudes des professeurs sont de plus en plus divergentes ? Est-ce parce que les décisions sont de plus en plus laborieuses, négociées, entourées de considérations psychologiques et sociales qui n’avaient pas cours il y a vingt ans ?

E. Donner une identité et un projet à l’établissement

Un établissement, c’est depuis toujours davantage qu’un bâtiment, un ensemble de maîtres et d’élèves, une direction et un secrétariat. Un établissement se définit par un esprit, un sentiment d’appartenance, parfois de différence par rapport à d’autres établissements, un projet ou du moins une doctrine particulière. L’identité et le projet d’établissement ne concernent pas seulement le chef d’établissement, mais sa fonction l’amène souvent à être le porte-parole de l’ensemble, et aussi à organiser des manifestations et à tenir des discours qui donnent à chacun la conscience d’appartenir à une communauté.

Cet aspect du rôle devient-il plus complexe ? Est-ce parce qu’on fixe la barre plus haut, on attend maintenant des établissements un projet plus explicite, une identité mieux profilée que jadis ? Ou est-ce parce que l’identité est brouillée, en raison d’un plus grand individualisme ? Ou encore parce qu’un projet est difficile à concevoir et à mettre en œuvre compte tenu de la crise des valeurs, des restrictions économiques, des incertitudes du lendemain, de la multiplicité des courants de réforme ?

F. Travailler avec les parents, les autorités locales, les associations, l’administration centrale

Traditionnellement, le chef d’établissement assure une bonne partie des relations extérieures parce qu’elles concernent l’ensemble, relations avec la communauté locale (commissions scolaires, municipalité, associations), avec les parents d’élèves, individuellement et en association, avec l’administration centrale de l’enseignement secondaire. Il s’agit pour une part de relations publiques, pour une autre de négociations à propos des ressources, des franchises, des nominations, etc.

Cette partie du métier est-elle plus complexe aujourd’hui ? Si oui, est-ce en raison de la multiplication des partenaires ? De la dureté et de la complexité accrues des négociations ? De la distance croissante entre les points de vue et les intérêts des uns et des autres ? De l’absence de consensus sur les procédures de discussion ou la répartition des compétences ?

G. Donner une place à la culture et aux besoins des jeunes

Les élèves, ce sont aussi des adolescents et plus globalement des personnes, qui ont une culture, des goûts, des loisirs, des besoins que l’école, soucieuse de les instruire et de les orienter, ne prend pas toujours en compte. Le chef d’établissement, parce qu’il est responsable de l’ensemble des élèves et n’assume pas pour autant une relation pédagogique avec chacun, peut se faire le porte-parole de leurs intérêts, comme adolescents et comme personnes, parfois contre les attentes des enseignants. Si des horaires sont trop chargés, les classes trop peu accueillantes, la discipline trop sévère ou trop laxiste, les exigences incohérentes, les devoirs trop lourds, l’évaluation trop stressante, etc., le climat peut se détériorer et l’équilibre des élèves se trouver menacé.

Le rôle du chef d’établissement devient-il plus complexe dans ce domaine ? Si c’est le cas, est-ce parce que ce rôle est nouveau, parce que sa responsabilité s’accroît, se redéfinit ? Est-ce parce que les rapports entre les jeunes et les adultes sont en crise de façon générale, et aussi en dehors de l’école, entre parents et enfants ? Est-ce parce que l’école se bureaucratise, fait de moins en moins de place aux personnes ? Est-ce parce que le stress scolaire augmente et laisse de moins en moins d’espace à la vie communautaire en faveur d’un travail scolaire acharné ? Est-ce parce que la culture des jeunes se diversifie ? Parce qu’elle s’éloigne de celle des adultes ? Parce qu’elle se défait ?

H. Motiver, encadrer, évaluer, animer le corps enseignant

Dans beaucoup de situations, le chef d’établissement choisit les enseignants et peut s’en séparer. Il décide de leur promotion, leur attribue des classes et d’autres charges, règle les horaires, les salles, les ressources. C’est donc un chef du personnel au sens le plus classique du terme dans les entreprises. Mais il encadre un personnel qualifié, de formation universitaire, relativement individualiste, jaloux de son autonomie. Ce personnel n’est pas atomisé, mais constitue des équipes, des structures de consultation et se regroupe parfois en association à l’échelle de l’établissement. La tâche du chef d’établissement n’est pas seulement d’inviter chacun à respecter son cahier des charges et les décisions qui le concernent, mais de tirer les uns et les autres vers leur maximum d’adhésion à leur tâche, de prise en compte des élèves, etc.

Cette facette du métier, à la fois contrôle et incitation, motivation et encadrement, devient-elle d’année en année plus complexe ? Si oui, est-ce parce que le sérieux, la conscience professionnelle ou les qualifications des enseignants laissent à désirer ? Est-ce parce qu’il devient difficile d’évaluer la qualité du travail pédagogique lorsque se multiplient les didactiques et les technologies nouvelles, lorsque se diversifient les publics scolaires, lorsque le métier d’enseignant devient lui-même plus complexe et plus difficile ? Ou est-ce encore parce que le rôle du chef d’établissement devient plus exigeant, que de simple gestionnaire il doit ou veut devenir animateur, leader pédagogique ?

I. Moderniser et humaniser la relation pédagogique, les didactiques, les horaires, l’évaluation

L’école change, pour anticiper les changements de la société ou pour y répondre. Elle change de structures, de programmes, de technologies, de manières d’enseigner et d’évaluer. Ces changements suivent différentes directions : d’une part la modernisation des contenus et des méthodes, liée à l’évolution des connaissances scientifiques, des connaissances pédagogiques et des technologies. D’autre part l’humanisation de la relation pédagogique en fonction d’une nouvelle conception des droits de l’homme et de l’enfant, des valeurs, du pluralisme culturel, des libertés.

Le rôle du chef d’établissement dans ce domaine va-t-il vers plus de complexité ? Si oui, est-ce parce que l’ambition s’accroît ? Ou parce que les moyens de la réaliser deviennent problématiques ? Le chef d’établissement peut-il se retrouver dans la multiplicité des courants pédagogiques, des discours innovateurs ? Peut-il concevoir et mettre en œuvre des stratégies de changement réalistes à l’échelle de son établissement ? N’est-il pas constamment obligé de composer avec les forces novatrices ou conservatrices, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’établissement ? Est-il de plus en plus perplexe, accablé, dépassé devant les mille et un discours des sciences de l’éducation, des mouvements pédagogiques, des nouvelles didactiques ?

J. Conserver sa propre identité, être au clair sur son rôle, maîtriser sa propre formation, ses angoisses, son stress

Pour assumer la direction d’un établissement, il faut présenter une image de cohérence, de compétence, d’assurance qui sécurise les inquiets, crée un consensus, entraîne les indécis, calme les extrémistes, donne du sens à la coexistence, etc. Pour cela, il faut une certaine solidité, une certaine correspondance entre la personne et le rôle, entre ce qu’on doit faire et ce qu’on sait faire ou ce qu’on aime faire.

Dans ce domaine, le métier devient-il plus complexe ? Si oui, est-ce parce que l’identité professionnelle est moins claire ? Parce que la formation personnelle (aux relations humaines aussi bien qu’à la gestion) n’est pas à la hauteur de la tâche ? Parce que l’angoisse, le stress, les tensions s’accroissent et obligent de plus en plus à puiser dans ses réserves et à vivre dans le doute et la surcharge ?

***

Face à ces évolutions, variables d’une situation et d’un système à l’autre, le chef d’établissement est-il démuni ? Au-delà des stratégies globales proposées plus haut (a. Reconnaître la complexité ; b. Analyser et apprivoiser la complexité ensemble ; c. Mettre en place des institutions capables de pensée systémique) on peut proposer aux chefs d’établissements quelques pistes plus spécifiques :

  1. Fonctionnement systématique en équipe de direction.
  2. Extension des délégations de pouvoir.
  3. Pratiques de concertation, autorité négociée.
  4. Décentralisation de la gestion (mini-collèges au sein de l’établissement, équipes pédagogiques).
  5. Clarification des compétences du chef d’établissement.
  6. Recours à des ressources externes (services sociaux et médicaux, services de recherche, supervision).
  7. Formation initiale et continue des directeurs et doyens.
  8. Négociation avec des partenaires externes (commune, quartier, associations de parents).
  9. Construction continue d’une culture commune (objectifs, éthique, méthodes de travail).
  10. Pratique des projets et des contrats.
  11. Climat, place des élèves et des adultes dans la vie de l’établissement.
  12. Extension de la participation des maîtres, des élèves, des parents, d’autres acteurs.
  13. Possibilités de prendre de la distance, de se ressourcer (conseiller personnel, groupe de collègues).
  14. Davantage d’autonomie pédagogique et de gestion pour l’établissement.
  15. Possibilité de traiter les problèmes à une échelle plus vaste.
  16. Collaboration avec d’autres établissements.

Aucune de ces propositions n’annule la complexité. Leur mise en œuvre peut même l’accroître, dans un premier temps. Ce qu’on peut espérer, c’est une transition progressive vers des dispositifs de gestion de l’établissement et de mobilisation professionnelle (Demailly, 1990, 1992 ; Gather Thurler, 1992 ; Perrenoud, 1993 a) qui permettent un traitement plus décentralisé, plus coopératif, plus souple et plus cohérent de la complexité.


Références

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