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La culture commune d’un groupe de cadres :
limites et ambiguïtés

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1993

On mesure toujours davantage l’importance d’une culture professionnelle partagée dans la marche des organisations et surtout dans leur transformation. Peut-on transposer cette idée à des groupes de cadres ? Contrairement aux enseignants d’un même établissement, les cadres ne travaillent pas côte à côte tous les jours, ils dirigent des services, des établissements, des arrondissements comparables et ne se réunissent que de temps en temps, parce qu’ils appartiennent à un conseil ou tout autre structure faîtière qui fonctionne à des fins d’échanges et de coordination ou comme instance de concertation, de consultation ou de décision pour l’ensemble de l’institution. Les cadres ont-ils, peuvent-ils avoir une culture commune ?

L’idée n’est pas déraisonnable, mais elle se heurte à quelques difficultés spécifiques, que je vais tenter d’inventorier.

 1. Goût du pouvoir, autonomie, solitude

On peut devenir cadre de différentes manières, par différentes voies et pour différentes raisons. Mais dans tous les cas, on accepte d’exercer un certain pouvoir :

Ceux qui deviennent cadres ne sont pas pour autant des solitaires, des individualistes. C’est un métier de contact, pas nécessairement de coopération, entre égaux. La construction d’une culture commune passe par un contrat social, une forme d’aliénation, certes limitée et négociable, de sa liberté personnelle. Ceux qui, devenant cadres, prouvent qu’ils sont prêts à prendre des responsabilités et des risques, peuvent-ils être, dans le même temps, enclins à se fondre dans un groupe de cadres, à oublier leur individualité ?

La culture commune qui préoccupe un cadre, davantage que celle qu’il partage avec ses égaux dans l’institution, est plutôt celle que devrait avoir ses subordonnés. De la même manière, la culture commune aux cadres d’un certain niveau (par exemple es inspecteurs d’écoles ou des chefs d’établissements) est peut-être d’abord la préoccupation de celui qui se trouve placé à un échelon supérieur dans la hiérarchie, chef de service ou directeur général d’un ordre d’enseignement, qui doit travailler avec un groupe de cadres, en tentant de limiter la part d’autonomie de chacun au profit d’une politique d’ensemble. Chez un cadre, la culture commune, c’est peut-être " bon pour les autres ", ceux qu’ils veut mobiliser sous son autorité. Avec d’ailleurs une ambivalence : la culture commune de ses subordonnés peut servir ses dessins mais aussi constituer un contre-pouvoir s’il émerge un acteur collectif. D’où sans doute deux stratégies possibles : soit empêcher la création d’une culture commune (version moderne du vieux principe " diviser pour régner "), soit la contrôler, voire en prendre le leadership. J’y reviendrai.

Pour dire autrement l’ambiguïté des cadres : peut-on imaginer, au Moyen Âge, que les divers comtes, barons ou marquis se partageant un territoire sous l’autorité d’un lointain suzerain aient pu rêver d’une culture commune ? Leur principale action ne consistait-elle pas, au contraire, à reconstituer des mondes séparés et à traiter les autres féodaux comme des rivaux ou des alliés dans un jeu stratégique, plutôt que comme les membres d’une même confrérie, comme des égaux avec lesquels on entretient des rapports de coopération.

 2. Stratégies de carrière, individualistes et cachées

Devenir cadre, c’est fuir la condition commune, tirer son épingle du jeu en rompant avec les solidarités de la base. C’est " prendre des responsabilités ", et aussi " prétendre être meilleur que les autres ", " se prendre pour… " C’est donc assumer un certain narcissisme, un certain égocentrisme, un certain orgueil, un certain individualisme et " se blinder " contre les moqueries et les soupçons de ceux dont on partageait jusqu’alors le sort. Il est paradoxal de demander à quelqu’un qui, souvent au prix de certaines ruptures et du deuil de rapports égalitaires et amicaux, a pris ses distances à l’égard du groupe, de se fondre à nouveau dans un collectif fort.

Par ailleurs, diversement selon les métiers et les organisations, devenir cadre consiste à accéder au premier échelon d’une échelle qui en compte plusieurs, que certains auront l’ambition de gravir l’un après l’autres. Entre cadres, il y a toujours une concurrence pour obtenir des avantages et exercer une influence, et parfois une compétition extrêmement dure pour se préparer à prendre les places vacantes à l’échelon supérieur de l’institution ou dans une hiérarchie adjacente. Comment pourrait-on traiter sur le mode de la confiance, de la solidarité, de la transparence, de la coopération, des adversaires potentiels dans la " course aux positions de pouvoir " ?

 3. Garder des degrés de liberté et des zones d’ombre

Pour exercer un pouvoir sur un ensemble complexe, par exemple un service, un établissement ou un arrondissement scolaires, il est préférable de pas avoir les mains liées par trop d’accords et de solidarité avec les cadres occupant des fonctions similaires dans le même système. La culture commune fonctionne comme un ajout à la législation et au règlement en vigueur. Cela réduit les degrés de liberté de chacun. O, lorsque sa marge de manœuvre s’affaiblit, un cadre perd des atouts face à ses subordonnés, aux usagers, aux autorités locales ou à la direction de l’organisation. Pour faire leur travail, assumer leur pouvoir, garantir des résultats, les cadres ont besoin de pouvoir aménager, atténuer les règles communes, prendre des initiatives, consentir des dérogations, savoir fermer les yeux ou recourir à des méthodes peu orthodoxes. Alors que les textes réglementaires prêtent souvent à interprétation, la culture commune fonctionne, aussi informelle et orale soit-elle, comme une norme contraignante, incarnée par des personnes concrètes. Le respect de cette norme et de la solidarité qui la sous-tend peut entrer en conflit avec des arrangements locaux. Ce qui peut aboutir à un conformisme de surface, cachant des pratiques réelles assez différentes de ce qui était convenu. La culture commune peut, par exemple, prescrire d’attribuer les ressources aux secteurs qui en ont le plus besoin, ce à quoi chacun souscrira. Ce qui n’empêchera pas l’un ou l’autre d’adopter de tout autres critères, pour éviter les conflits ou favoriser ceux qui le soutiennent.

 4. Différences et divergences réelles

Elles peuvent être liées aux options politiques et philosophiques, aux compétences, aux trajectoires personnelles, à la position dans le cycle de vie, aux engagements et solidarités construits au cours du temps Le mode de constitution des groupes de cadres n’assure nullement leur homogénéité. D’abord parce que le renouvellement des cadres se fait au gré de départs, de mutations, de promotions étalées dans le temps. Les cadres en place appartiennent à des générations différentes, ils ont souvent été nommés par des directions différentes, selon des critères qui ont évolué. De plus, en raison de cette inégale ancienneté, les uns participent encore d’une autre culture professionnelle, celle du corps dont ils sont issus depuis peu, par exemple celle des enseignants chez les inspecteurs ou les directeurs d’établissements scolaires, alors que d’autres ont quitté depuis longtemps leur milieu initial de travail et se sont identifiés davantage aux fonctions d’encadrement, de gestion, de décision, en renonçant à leur compétence pédagogique.

Même lorsque les cadres sont nommés durant la même période, c’est souvent au coup par coup, sans critères bien clairs quant au profil et aux compétences, au gré d’occasions, de pressions, de savants dosages entre différentes tendances. Si bien que deux cadres nommés durant la même année par la même autorité peuvent parfaitement l’avoir été pour des raisons diverses et se trouver n’avoir que peu en commun quant à leur conception du travail, du pouvoir, de la communication, etc.

La formation professionnelle est, dans de nombreux métiers, un ciment, un creuset de la culture commune ou du moins de base pour un langage commun et l’émergence d’une culture commune. Chez les cadres, cette formation est souvent légère ou disparate. Malgré des évolutions sensibles dans ce domaine, rien n’assure qu’un groupe de cadres présenter une forte homogénéité quant à l’identité, aux compétences, à la conception de la fonction. Du coup, la construction d’une culture commune sera difficile.

 5. Confusion entre culture commune
et doctrine de l’institution

On peut considérer que les cadres sont des professionnels comme les autres, appelés à coopérer parce qu’ils font le même travail, peuvent s’entraider, échanger des informations et des savoir-faire, former des équipes, se répartir les tâches, etc. De ce point de vue, leur culture commune ne regarde qu’eux, et n’appartient pas à l’organisation dont ils dépendent.

Mais ce n’est pas si simple, car les cadres sont des détenteurs de l’autorité de l’institution, ses porte-parole " autorisés ", ses " fondés de pouvoir ".

Quoi qu’ils disent, qu’ils le veuillent ou non, leur parole est entendue, au moins en partie, comme celle de l’institution. Lorsqu’ils parlent ensemble, d’une même voix, exprimant leur culture commune, la confusion est encore plus probable. On devrait distinguer, pour y voir clair, trois types de groupements de cadres :

Ces différences sont subtiles, difficiles à maintenir lorsque, dans ces trois types de groupements de cadres, on retrouve les mêmes personnes et les mêmes clivages, on identifie les mêmes problèmes, on prend des positions sur les mêmes dossiers. Si les associations se limitaient à défendre les droits de leurs adhérents, si les communautés professionnelles se limitaient à une coopération entre pairs, on saurait que la politique de l’institution est exprimée par l’autorité, même lorsqu’elle s’exerce de façon négociée et émane d’une conférence de cadres réunie autour d’une direction générale. En réalité, la confusion règne souvent dans l’esprit des intéressés et surtout au sein de " la base ", qui ne fait guère de différence…

Entre la culture commune d’un groupe de cadres et la doctrine officielle de l’institution, la marge est donc mince, l’ambiguïté permanente. Cela donne sans doute à la culture commune des cadres un poids que n’ont pas les autres cultures professionnelles. Mais en même temps, cela la rend plus visible et elle peut être captée par l’autorité supérieure, qui sollicite la création et l’expression d’une culture commune pour alimenter sa propre pensée et sa propre parole institutionnelle.

 6. Dangers de la transparence

Pour construire une culture commune, il faut raconter une partie de ses pratiques, exprimer des valeurs, des sensibilités, des habitudes, voire des angoisses ou des obsessions. Il faut donc donner à voir son fonctionnement, son organisation, faire part de ses failles, de ses limites, de ses doutes, de ses erreurs. Sans cela, la culture commune se construit sur une fonction, une façade de respectabilité et n’aide personne à penser la réalité des pratiques et des problèmes.

Tous les professionnels sont ambivalents par rapport à la transparence, ils aimeraient à la fois parler de leur pratique pour avoir une feed-back et contribuer à la construction de valeurs et de théories communes, et en même temps ne pas s’exposer au-delà du raisonnable, ne pas s’exposer les premiers, en tout cas aussi longtemps qu’ils ne seront pas persuadés que le jeu en vaut la chandelle.

Les cadres fonctionnent selon les mêmes mécanismes, mais avec davantage d’amplitude parce que la fiction de maîtrise s’accroît lorsqu’on s’élève dans la hiérarchie, qu’il devient de plus en plus difficile de dire qu’on ne sait pas, qu’on apprend, qu’on doute, en partie parce que, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, toute faille dans l’exercice de l’autorité peut être utilisée contre un cadre, saper sa légitimité et compliquer sa tâche. Un enseignant qui dévoile des pratiques pas tout à fait avouables prend des risques, mais ne met pas vraiment en danger ses élèves, ni en général sa carrière. Un chef d’établissement ou un inspecteur peut faire une autre analyse et avoir l’impression qu’en dire trop sur sa façon de faire donnera des armes à une partie de ses collaborateurs qui n’attendent que d’exploiter ses points faibles ou à ses supérieurs, notamment lorsqu’ils auront à procéder à de nouvelles nominations.

 Références

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Crozier, M. & Friedberg, E. (1977) L’acteur et le système, Paris, Ed. du Seuil.

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Gather Thurler, M. (1992) Renouveau pédagogique et responsabilités de la direction de l’établissement, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Hargreaves, A. (1992) Cultures of Teaching : a Focus for Change, in Hargreaves, A. & Fullan, M.G. (dir.), Understanding Teacher Development, New York, Cassell & Teachers College Press, pp. 216-240.

Koumrouyan, H. & Perrin, J. (1992) De l’autonomie ? Pour quoi faire, comment et à quel prix ?, Genève, Cycle d’Orientation.

Perrenoud, Ph. (1993) L’école face à la complexité, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (repris dans Perrenoud, Ph., Enseigner : agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF, 1996, chapitre 1, pp. 23-51).

Perrenoud, Ph. (1993) Favoriser la rénovation pédagogique : routine ou travaux d’Hercule ?, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, à paraître dans les Actes du Colloque de AFIDES, " Le directeur, la directrice d’établissement scolaire et le renouveau pédagogique ", Coppet (Suisse), 12-13 novembre 1992.

Perrenoud, Ph. (1994) Choisir et former des cadres pour un système éducatif plus décentralisé et plus participatif, La Revue des Échanges (AFIDES), Vol. 11, n° 4, décembre, pp. 3-7.

Perrin, J. (1991) Un autre pouvoir pour continuer à enseigner : vers une autorité négociée ?, in AFIDES, La Direction d’établissements scolaires et la Jeunesse actuelle, Actes du Colloque de Villefontaine, AFIDES-France.

Perrin, J. (1991) Une autorité négociée : sauve-qui-peut ou aventure concertée ?, Genève, Cycle d’Orientation, Collège des Grandes Communes.

Vieke, A. (dir.) (1987) Travailler ensemble. Collaboration en équipe pédagogique, Genève, Département de l’instruction publique - Groupe Rapsodie.

Staessens, K. (1991) The professional culture of innovating primariy schools. Nine case studies, Université de Louvain (communication au congrès de l’American Educational Research Association, avril 1991).

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