Source et copyright à la fin du texte

 

Paru in Revue des sciences de l’éducation (Montréal), vol. XIX, n° 1, pp. 59-76. Repris dans Perrenoud, Ph. : La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan, 1994, chapitre VIII.

 

 

 

Formation initiale des maîtres
et professionnalisation du métier

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1993

 

Sommaire

I. Professionnalisation, un vocable ambigu

II. Quelle formation ?

III. Une période de transition

Références


Toute formation initiale mérite d'être périodiquement repensée en fonction de l'évolution des conditions de travail, de la demande, des technologies ou de l'état des savoirs. Dans certains cas, la rénovation de la formation initiale participe d'une transformation plus fondamentale du métier, et notamment de sa professionnalisation. D'où la mise en relation proposée ici. Dans un premier temps, je tenterai de clarifier le concept de professionnalisation et de mettre en évidence la nature des problèmes auxquels les enseignants sont confrontés aujourd'hui, tant en raison de l'évolution des conditions de travail que de l'ambition accrue des systèmes éducatifs. Dans un second temps, j'insisterai sur les qualifications et la formation comme facteurs de professionnalisation.


I. Professionnalisation, un vocable ambigu

Les enseignants ne sont-ils pas des gens de métiers, des "professionnels", au sens courant du terme ? Insister sur la professionnalisation du métier pourrait suggérer qu'il se caractérise aujourd'hui par le dilettantisme, l'amateurisme ou le bénévolat. Il n'en est rien. Le thème de la professionnalisation, de façon assez malheureuse sans doute, décrit simplement une évolution structurelle du métier, réelle ou souhaitée. En anglais, profession s'oppose à occupation. Selon Lemosse (1989), les anglo-saxons parlent de profession lorsque les caractéristiques suivantes sont réunies :

  1. l'exercice d'une profession implique une activité intellectuelle qui engage la responsabilité individuelle de celui qui l'exerce ;
  2. c'est une activité savante, et non de nature routinière, mécanique ou répétitive ;
  3. elle est pourtant pratique, puisqu'elle se définit comme l'exercice d'un art plutôt que purement théorique et spéculative ;
  4. sa technique s'apprend au terme d'une longue formation ;
  5. le groupe qui exerce cette activité est régi par une forte organisation et une grande cohésion internes ;
  6. il s'agit d'une activité de nature altruiste au terme de laquelle un service précieux est rendu à la société (Lemosse, 1989, p. 57).

En français, on parlera plutôt de "professions libérales", en pensant aussi en priorité aux avocats et aux médecins. Mais il n'existe pas de strict équivalent d'occupation, car métier prend un sens plus large. C'est pourquoi je parlerai plutôt d'un rapport d'inclusion entre métiers et professions : une profession est un métier qui a des caractéristiques particulières. Quelle que soit la liste des indicateurs, elle définit un type idéal. Rares sont les métiers qui présentent au plus haut point toutes les caractéristiques d'une profession. Il semble plus nuancé dès lors de parler d'un degré de professionnalisation de chaque métier, sur une échelle allant des moins professionnalisés - les métiers d'exécution - au plus professionnalisés, les métiers de prise d'initiative, de décision et de résolution de problèmes complexes.

Pour le dire de façon synthétique : la professionnalisation s'accroît lorsque, dans le métier, la mise en œuvre de règles préétablies cède la place à des stratégies orientées par des objectifs et une éthique. Autrement dit, on est, dans une profession, plus constamment que dans d'autres métiers, confronté à des problèmes complexes et variés dont on ne connaît pas d'avance la solution. En revanche, on a les moyens d'évaluer la situation et de construire une solution adaptée, sans réinventer la poudre, mais sans être tenu de choisir la solution dans un répertoire constitué par d'autres. On voit immédiatement que ce fonctionnement exige non seulement des moyens intellectuels, mais une autonomie d'action, une méthode d'analyse et une image de soi qui résultent notamment d'une formation initiale et continue particulières, par leur durée, leur niveau, le type d'habitus professionnel et d'identité qu'elles forgent.

On peut caractériser chaque métier par son degré de professionnalisation. On dira alors que l'enseignement est un métier semi-professionnalisé (Etzioni, 1969 ; Bourdoncle, 1991). Mais c'est une vue bien statique. D'un point de vue dynamique, on peut dire que l'enseignement est un métier en voie de professionnalisation, un métier qui passe l'application stricte de méthodologies, voire de la mise en œuvre de recettes et de trucs, à la construction de démarches didactiques orientées globalement par les objectifs du cycle d'étude, adaptées à la diversité des élèves, à leur niveau, aux conditions matérielles et morales du travail, au mode de collaboration possible avec les parents, à la nature de l'équipe pédagogique et de la division du travail entre enseignants. La formation n'est plus normalisée, elle ne prétend plus donner la réponse adéquate pour chaque situation-type, mais plutôt des ressources pour analyser une grande variété de situations et y faire face. Que puis-je, que dois-je enseigner et comment m'y prendre ? A ces questions, la professionnalisation invite le maître à inventer ses propres réponses, à condition 1. qu'elles soient en moyenne plus adéquates que les réponses stéréotypées d'antan ; 2. qu'elles se construisent sur la base d'un savoir commun et d'une interaction entre professionnels, chacun renonçant à réinventer la poudre dans son coin.*

A. Pourquoi la professionnalisation ?

Dans la division du travail, tous les métiers n'exigent pas un degré élevé de professionnalisation. Certaines tâches n'exigent aucune qualification élevée. Dans d'autres cas, la société n'a pas encore construit l'expertise et les savoirs qui permettraient d'affronter certains problèmes complexes de façon professionnelle. Il arrive aussi qu'un métier ne se professionnalise pas au-delà d'un certain seuil parce qu'on se satisfait d'une forte hétérogénéité des prestations, avec un traitement privilégié des plus favorisés et un traitement médiocre de tous les autres. L'éducation, aujourd'hui encore, fonctionne en partie sur ce modèle. Aussi longtemps que l'on s'accommode d'un taux élevé d'échec scolaire, qu'on accepte qu'une fraction importante de chaque génération sorte de l'enseignement obligatoire sans formation bien convaincante, on ne voit pas pourquoi on professionnaliserait à grands frais l'enseignement, puisque l'exercice actuel du métier "suffit". La professionnalisation ne représente un progrès, du point de vue de la société, ou plus exactement des forces dominantes dans la société, que si l'élévation du niveau d'instruction des générations nouvelles est devenue suffisamment prioritaire pour qu'on y mette le prix.

Tout processus de professionnalisation d'un métier passe à certains stades par des décisions, portant par exemple sur le niveau de formation des maîtres, leur salaire, leur cahier des charges, leur degré d'autonomie dans les classes et les établissements. Un ministère déterminé peut mener une politique volontariste de professionnalisation. Encore faut-il un certain consensus sur les priorités. Il ne peut s'établir qu'au gré d'une crise majeure ou d'une évolution assez lente des besoins et des esprits. Quiconque proposerait aujourd'hui de former les enseignants primaires aussi longtemps que les médecins et donc de les rémunérer aussi bien passerait pour un doux rêveur : aucun parlement, aucune administration n'entrerait en matière sur une proposition aussi farfelue.

Les fatalistes pourraient soutenir que la professionnalisation suit son cours en fonction de tendances profondes des métiers et des besoins des sociétés, et que les acteurs ne font que traduire, éventuellement anticiper un peu, des évolutions qui ne sont pas, pour l'essentiel, sous leur contrôle. La professionnalisation participe du mouvement global vers la "tertiarisation" des sociétés développées et vers l'accroissement continu des forces de travail affectées aux services, et notamment au traitement et à la prise en charge des personnes (santé physique et mentale, travail social, information, divertissement, éducation notamment). Lorsque le progrès technologique garantit une élévation de la production de biens de consommation avec de moins en moins d'emplois dans l'agriculture et l'industrie, il est évident que la multiplication, la diversification, la sophistication et la stratification des emplois tertiaires est la seule alternative au chômage massif. Un peu cyniquement, on peut donc se dire que la professionnalisation des métiers du tertiaire ne s'ordonne pas d'abord au souci de mieux répondre aux besoins des usagers, mais aux tactiques d'amélioration ou de consolidation de leur statut par les professionnels eux-mêmes (Carbonneau, 1991 ; Labaree, 1992).

Toutefois, au niveau des politiques de l'éducation, la professionnalisation du métier d'enseignant peut prendre tout son sens, non seulement pour faire face aux prétentions des métiers du tertiaire, mais pour préparer les nouvelles générations à une société complexe, planétaire, incertaine. Le temps n'est plus où l'on pouvait scolariser tous les enfants en se félicitant qu'une majorité d'entre eux sortent de l'école obligatoire en sachant lire, écrire et compter. Amener toute une génération au niveau du bac, ce n'est plus une utopie, et ce sera de moins en moins un luxe. La tâche des enseignants s'en trouve globalement changée. Il ne s'agit plus d'enseigner à tous dans l'espoir que quelques uns apprennent beaucoup et les autres le minimum requis pour voter, consommer et travailler. Il s'agit de placer le plus grand nombre dans des situations qui permettent à presque tous d'apprendre effectivement. Pas seulement à lire, écrire, compter, mais à tolérer et respecter les différences, à coexister, à raisonner, communiquer, coopérer, changer, agir efficacement, etc.

Une société n'est prête à payer la professionnalisation à son juste prix que si les tâches accomplies lui paraissent assez importantes pour mériter un tel effort. Il ne suffit pas que la professionnalisation soit globalement un gage de qualité et d'efficacité de l'enseignement. Il n'est pertinent de favoriser la professionnalisation du métier d'enseignant que si l'on accorde à la formation des nouvelles générations une priorité croissante. Cette option n'est jamais définitivement prise, ni assumée dans le consensus général. C'est néanmoins la tendance dominante.

Quelles sont les facettes du métier qui appellent une plus grande professionnalisation ? Pourquoi faudrait-il aujourd'hui disposer de compétences nouvelles ou plus étendues pour enseigner ? Les programmes, les élèves, les établissements ont-ils à ce point changé que des enseignants acceptables hier ne seraient plus à la hauteur aujourd'hui ? A cette question, on peut répondre de deux manières :

1. Même si rien d'autre n'avait changé, la nécessité de donner réellement au plus grand nombre l'occasion d'apprendre fait peser sur le métier d'enseigner des attentes nouvelles. Lutter contre l'échec scolaire et les inégalités sociales devant l'école, élever le niveau d'éducation, sont des raisons majeures d'accélérer la professionnalisation.

2. Les conditions d'exercice du métier changent, de même que les publics scolaires et la nature des objectifs pédagogiques.

B. Lutter contre l'échec scolaire, une ambition nouvelle

La médecine de Molière savait parfaitement soigner les maladies qui se guérissent d'elles-mêmes… C'était le degré zéro de la professionnalisation. L'exercice du métier médical passait alors par le respect d'un ensemble de rites, de gestes peu différenciés dont l'efficacité était fort incertaine.

L'enseignement d'aujourd'hui est-il beaucoup plus avancé que la médecine de Molière ? A un enfant qui sait déjà lire ou presque en arrivant à l'école, enseigner la lecture n'exige guère de compétences pointues ! A un enfant qui ne sait pas encore lire, mais qui manifeste de l'intérêt, qui vit entouré de livres chez lui, qui aime les histoires et présente un niveau optimal de développement intellectuel et affectif, enseigner la lecture est à la portée de la plupart des parents instruits, sans méthode particulière. C'est lorsque la réalité résiste qu'il faut des compétences professionnelles spécifiques, lorsqu'on se trouve en face d'un enfant peu motivé, peu soutenu par son milieu familial, ou rencontrant des difficultés de développement ou de relation. Or que font aujourd'hui la plupart des systèmes scolaires face à ce problème ? Les uns font redoubler massivement le premier degré de l'école obligatoire parce que l'acquisition de la lecture n'est pas attestée, les autres laissent progresser dans le cursus des élèves qui ont des difficultés de lecture jusqu'à l'adolescence et qui cessent de lire dès qu'ils n'y sont plus obligés, parce qu'il n'ont acquis ni la lecture fonctionnelle, ni le goût de lire.

De la professionnalisation du métier, on ne saurait, dans ce domaine comme dans les autres, attendre de miracle : quoiqu'on fasse, une partie des enfants de six ans ont besoin de plus d'un an pour apprendre à lire couramment. La professionnalisation consisterait à le reconnaître et à leur proposer un parcours individualisé plus efficace et moins stigmatisant que le redoublement. Quant aux nombreux élèves qui pourraient apprendre à lire si l'enseignement était plus efficace, une professionnalisation accrue du métier garantirait :

Ce n'est qu'un exemple. On pourrait transposer ces signes de professionnalisation de l'enseignement à tous les apprentissages fondamentaux aux divers degrés du cursus. En faisant chaque fois la part des échecs liés soit à la résistance irréductible de certains élèves, soit à la taille des problèmes à surmonter, on aboutit à cette conclusion : tout échec n'est pas fatal. Un enseignement plus efficace pourrait le prévenir ou le neutraliser. Au prix d'une professionnalisation accrue, conçue ici comme une capacité de comprendre et de neutraliser les causes des échecs, donc de traiter des différences sans les transformer constamment en inégalités.

C. S'adapter à la diversité et au changement, une nécessité

Même si on n'assignait pas au système éducatif des ambitions plus élevées, la professionnalisation garderait tout son sens pour maintenir le niveau dans des conditions qui évoluent et probablement se dégradent, pour diverses raisons, donc on peut rappeler les principales :

1. Concentrations de populations à hauts risques

De telles populations présentant un ensemble de signes de mal-être, déviance, inadaptation, marginalisation, pauvreté, contestation. Enseigner dans de telles situations, c'est évidemment davantage que donner des cours, puisqu'il faut en permanence reconstruire les conditions même du travail scolaire, à commencer par une certaine pacification de la communauté, une certaine consolidation du tissu social et du consensus, une réévaluation des priorités.

2. Diversification culturelle et ethnique du public scolaire

C'est vrai à l'échelle du système, en raison de l'immigration, de l'unification européenne, des mouvements de réfugiés politiques ou économiques vers les pays développés. C'est vrai, inégalement, à l'échelle des établissements. Etre enseignant aujourd'hui, c'est donc à la fois savoir exercer le métier dans des conditions très diverses, des quartiers résidentiels aux banlieues déshéritées, voire aux bidons villes ; et savoir faire face à des publics très hétérogènes sociologiquement dans une partie des établissements, là ou la ségrégation sociale n'a pas - pas encore - fait son œuvre.

3. Hétérogénéité croissante des acquis scolaires

Pour diverses raisons, les maîtres ne peuvent plus compter avoir en face d'eux des élèves ayant globalement le même capital scolaire, le même niveau de compétence. La mobilité géographique alliée à la décentralisation, le renouvellement rapide des programmes, l'inégal succès des pédagogies nouvelles, la sélection moins brutale, la coexistence dans le système de maîtres de formations, d'origines et de sensibilités très différentes condamnent chacun à se demander, au début d'une année scolaire : qui sont mes élèves ? que savent-ils ? que veulent-ils ? Et à donner à cette question une réponse au pluriel. Ce qui voue toujours plus à une pédagogie différenciée.

4. Flou dans la division du travail éducatif

Aux parents l'éducation, à l'école l'instruction : cette séparation n'a jamais été aussi fragile. Les familles disposent de moyens d'instruction qui ne feront que croître avec le développement des médias, de l'informatique, de la télématique et l'accroissement du temps libre. La conception de la socialisation et du rôle éducatif des familles se diversifie, tant sous l'empire de la nécessité qu'en raison du pluralisme des valeurs et des conceptions de la famille, de l'enfance, de la morale, etc. On parle de l'impuissance, de la "démission des parents", mais aussi du refus de certains d'entre eux de faire le travail de l'école, qui ne peut plus compter sur l'entière collaboration de tous pour disposer d'élèves dociles, coopératifs, encadrés, surveillés, sanctionnés s'ils ne font pas leurs devoirs ou manquent les cours. L'enseignant est aujourd'hui un éducateur, même si ce n'est ni sa vocation si sa formation, parce qu'il n'a pas le choix. Et il doit construire avec les familles une nouvelle division du travail éducatif (Montandon & Perrenoud, 1987 ; Montandon & Troutot, 1991).

5. Inflation et renouvellement rapide des savoirs

Inutile d'insister sur cette évidence. Ses conséquences : un flottement dans la transposition didactique, l'incertitude sur ce qui vaut encore d'être enseigné, donc une pression exercée sur les maîtres pour qu'ils trient, dégagent l'essentiel, fassent la part des modes et des alternances politiques dans les nouveaux programmes.

6. Objectifs de plus haut niveau taxonomique

Autre conséquence du renouvellement des savoirs : on attend de la scolarisation, désormais, des compétences de haut niveau. Il importe d'apprendre à apprendre, à s'informer, à communiquer, raisonner, comparer, décider, coopérer, anticiper, transformer. Les savoirs et savoir-faire restent nécessaires, mais il faut être capable de les reconstruire, de les mettre à jour. D'où un renversement des équilibres traditionnels. Or il est beaucoup plus difficile d'enseigner à communiquer qu'à orthographier, à raisonner qu'à calculer, etc.

7. Écoles parallèles et nouvelles technologies

On a dit souvent que face aux médias audiovisuels, l'école devait redéfinir sa spécificité, insister sur ce que les émissions de Cousteau ne peuvent pas faire et les utiliser pour ce qu'elles font mieux que les manuels scolaires. Avec l'informatique, le défi est plus grand encore, puisque l'ordinateur peut progressivement déposséder l'école de plusieurs de ses rôles traditionnels : pour apporter des informations structurées, encadrer un apprentissage par le drill, permettre de s'auto-évaluer, l'ordinateur est déjà plus efficace. Les progrès de l'intelligence artificielle suggèrent qu'on pourra bientôt apprendre facilement, grâce à un didacticiel évolué, tout ce qui n'exige que de la persévérance, de la concentration, de la méthode. L'école a une chance historique de se débarrasser des tâches les plus répétitives, ennuyeuses, pesantes tant pour les maîtres que pour les élèves. Mais du coup, les enseignants doivent maîtriser beaucoup mieux tout ce qu'on ne peut déléguer à une machine, parce que les aspects relationnels priment ou simplement parce que les interactions didactiques utiles ne sont pas programmables…

8. No future ou la dégradation du sens

Il n'y a pas de raison de penser que jadis les écoliers allaient tous en classe dans la joie et le désir d'apprendre. Mais il n'y allaient pas jusqu'à 20 ans. Et ceux qui travaillaient à l'école n'avait pas autant qu'aujourd'hui l'impression que ça ne mène à rien, même pas à la certitude d'avoir un emploi, encore moins un emploi intéressant en rapport avec le type et le niveau de qualification atteint. Comme le montre Dubet (1991), même les professeurs de lycées sont confrontés désormais à une majorité de jeunes qui ont un rapport utilitariste, cynique, désabusé au travail scolaire et aux savoirs

9. La fin des héritiers

Dans une école de masse, qui se démocratise, un nombre croissant d'enseignants du second degré ont en face d'eux des élèves qui n'ont plus le capital culturel et les attitudes qui permettent de faire comme si le travail scolaire allait de soi. Moins soumis, moins prêt à coopérer, moins acquis à l'évidence qu'il importe d'apprendre, fût-ce en passant par de durs moments. Enseigner, c'est aujourd'hui créer une demande, on ne peut plus se contenter de s'adresser à des élèves motivés.

D. La professionnalisation, c'est encore…

Il importe encore de souligner que la professionnalisation :

  1. met l'accent sur le contrôle et la supervision par des pairs, de même formation, voire de même statut, par opposition au contrôle par des supérieurs hiérarchiques étrangers à la profession ;
  2. suppose une capacité collective d'auto-organisation de la formation continue, sa prise en charge par la corporation ;
  3. va de pair avec davantage d'autonomie, mais aussi de responsabilités et de risques assumés personnellement, donc une éthique ;
  4. exige une capacité de reconstruire et de négocier une division du travail souple avec d'autres professionnels, donc de savoir travailler en équipe ou en concertation ;
  5. passe par la mise à jour constante des savoirs et des compétences, sur la base d'une auto-évaluation et grâce à des capacité d'apprendre, de se remettre en question, d'accumuler de l'expérience, de théoriser sa pratique ;
  6. donne les moyens d'une certaine distance au rôle, d'un rapport stratégique à l'organisation ;
  7. construit une identité professionnelle claire, alimentée par une culture intellectuelle commune (au-delà de l'esprit de corps et du partage de trucs et d'attitudes).

On ne peut faire comme si tout cela allait de soi. Il faut au contraire prévoir, en formation initiale, des modules théoriques et pratiques couvrant ces divers domaines. En sachant que ces acquis passent davantage par l'auto-analyse, le développement personnel, la confrontation des idées et des pratiques, l'expérience théorisée, que par des discours abstraits…


II. Quelle formation ?

La formation initiale ne peut, à elle seule, modifier radicalement le degré de professionnalisation du métier. Cependant, lorsqu'on construit une nouvelle formation des maîtres, en général pour une ou plusieurs décennies, on peut retarder ou hâter le processus de professionnalisation : si la formation initiale prépare des nouveaux maîtres nettement surqualifiés par rapport aux salaires, aux conditions de travail et aux normes du corps enseignant en place, de deux choses l'une : soit les jeunes se détourneront de cette qualification illusoire, qui promet plus qu'elle ne tient ; soit ils se résigneront à une régression vers la moyenne et s'adapteront "sur le tas" aux pratiques dominantes, en oubliant leur formation. Entre utopie béate et réalisme conservateur, là est la vraie marge. Il appartient aux institutions de formation des maîtres de l'analyser et d'en tirer parti. Il serait absurde de définir une formation beaucoup trop en avance sur l'évolution du métier dans les établissements. Et non moins absurde de coller de trop près à la situation présente. Les enseignants aujourd'hui en formation initiale doivent pouvoir traverser, en les maîtrisant, les transformations probables du métier au cours de leur cycle de vie professionnel, soit entre 1995 et 2035…

De quelle formation initiale faut-il doter les enseignants pour qu'ils manifestent toutes ces compétences ? Voici quelques orientations possibles, inspirées des expériences et réflexions genevoises dans ce domaine (Huberman & Perrenoud, 1987 ; Cifali & Perrenoud, 1990).

A. Partir d'une image explicite et réaliste du métier

Cela devrait aller de soi : comment pourrait-on former des professionnels sans savoir ce qu'ils font ? C'est supposer que les formateurs ont soit une expérience personnelle de l'enseignement soit une connaissance directe des pratiques par observation participante. Est-ce toujours vrai ? Pour savoir si les formateurs sont présents dans les classes, il faut se demander d'où ils viennent (Cifali, 1991 b). Certains formateurs universitaires contribuent aujourd'hui encore à former des maîtres sans avoir d'autre expérience de la classe que leur passé d'élève. On pourrait certes s'attendre à ce que tout chercheur en psychopédagogie, en psychologie, en anthropologie ou en sociologie de l'éducation passe un certain temps dans les classes, et cela paraîtrait plus normal encore de la part d'un didacticien ou d'un spécialiste des objectifs ou de l'évaluation. S'il n'en va pas automatiquement de la sorte, c'est parce que les itinéraires personnels et les logiques de la recherche universitaire peuvent conduire à ne s'intéresser à ce qui se passe en classe que de loin ou de façon très abstraite, très partielle ou très indirecte. La recherche de laboratoire sur les processus d'apprentissage ou l'enquête par questionnaire ou interview auprès de maîtres ou d'élèves ne sont pas des gages de familiarité avec la gestion de classe ou le travail scolaire.

Quant aux formateurs issus du terrain, ils ont des souvenirs, parfois anciens, mais pas nécessairement d'ancrage dans la pratique telle que la vivront les enseignants aujourd'hui en formation. Les structures éloignent parfois les formateurs des établissements, par exemple lorsqu'ils délèguent principalement à des maîtres de stage le souci d'introduire les enseignants en formation dans les aspects pratiques du métier. N'oublions pas que dans certains systèmes, la formation est une façon de quitter sa classe… Même lorsque les formateurs ont un contact étroit avec les classes, ils ne prennent pas nécessairement la peine d'expliciter et de confronter leurs représentations du métier et de son évolution. Ils vivent plutôt sur la fiction que chacun parle de la même réalité. Or pour construire des objectifs et un curriculum allant dans le sens de la plus grande professionnalisation, l'implicite ne suffit pas. Il faut (re)construire une image réaliste des pratiques dans leur diversité, en insistant sur la part de l'inconscient, du caché, du complexe, du conflictuel, du bricolage (Perrenoud, 1983, 1984, 1988 a & b).

B. Doser la part d'idéalisme

Le système scolaire évolue, les pratiques pédagogiques aussi. Il serait absurde de former de nouveaux maîtres pour un état dépassé de la pratique, ou en voie de l'être. A l'inverse, il serait déraisonnable de donner aux nouveaux maîtres une formation si futuriste qu'elle les mettrait en porte-à-faux dès leur entrée dans un établissement ordinaire. J'ai développé ailleurs ce thème à propos de l'évaluation formative (Perrenoud, 1988 c) : l'analyse réaliste des pratiques montre que l'expertise des enseignants expérimentés ne va pas massivement dans le sens de l'évaluation formative, mais d'une évaluation relativement sûre et économique, qui incite les élèves à travailler, satisfait grosso modo aux attentes des parents (équité, régularité, minimum de transparence) et permet de ne pas courir trop de risques lorsqu'on décide de la promotion ou de l'orientation d'un élève. Faut-il préparer les maîtres à cette évaluation ou les orienter vers de nouveaux modèles ? Entre réalisme conservateur et idéalisme béat, quelle est la ligne médiane ?

Chaque institution de formation, compte tenu d'une analyse stratégique de l'évolution du ou des systèmes scolaires avec lesquels elle travaille, devrait définir l'étape suivante du processus de professionnalisation du métier, en se servant ouvertement des nouveaux enseignants comme d'agents de changement. Une estimation trop timide ferait manquer une occasion de faire progresser la professionnalisation, une estimation trop optimiste préparerait au contraire de splendides régressions, sous la pression du corps enseignant en place. La formation initiale doit préparer les nouveaux enseignants à gérer cette distance : il s'agit d'une part d'en être conscient et d'en comprendre la raison d'être, d'autre part de savoir défendre sans agressivité mais sans concession son identité professionnelle, contre les pressions des collègues plus expérimentés, conservateurs ou cyniques.

C. Compétences essentielles et formation ouverte

En peu d'années (rarement plus de trois, parfois deux seulement, voire une seule) la formation initiale ne saurait prétendre développer toutes les maîtrises requises d'un véritable professionnel. Il faut donc choisir, aller à l'essentiel ! Mais qu'est-ce que l'essentiel ? Ce sont évidemment des compétences de haut niveau taxonomique, celles qui préparent à poser et résoudre des problèmes complexes. Ces derniers sont en effet trop divers et trop changeants pour qu'on puisse espérer nantir les enseignants débutants d'une panoplie de solutions toutes faites.

Autre façon de dire qu'il faut rompre avec la logique traditionnelle des écoles normales, cesser de faire intérioriser des modèles didactiques orthodoxes pour développer plutôt la capacité d'adapter ou d'inventer des séquences didactiques et des stratégies d'enseignement au gré des besoins. Cela ne signifie pas que la formation doit être avant tout conceptuelle ou méthodologique. Il est évident que l'enseignant débutant devrait maîtriser suffisamment de gestes professionnels pour se sentir à l'aise dans une classe, et donc devenir capable de progresser et d'apprendre. Personne n'apprend à nager dans les livres. Mais on peut envisager une formation qui donne la maîtrise parfaite d'une façon orthodoxe de nager et d'une seule, et une autre qui prépare à se sentir bien dans l'eau, à y respirer, y bouger librement, y ouvrir les yeux, s'y amuser. A partir de quoi chacun saura construire sa propre façon de nager.

 

D. Pluralisme et pragmatisme

Il n'y a aucune raison de penser qu'on disposera bientôt d'une théorie unifiée et valide du comportement humain, de l'apprentissage, des interactions didactiques, dont on pourrait déduire une manière optimale d'enseigner. Il importe plutôt de s'ouvrir à divers modes de gestion de classe et de régulation des apprentissages qui semblent fonctionner efficacement, sans qu'on sache toujours exactement pourquoi. La formation passera donc par le contact avec diverses pratiques, et offrira la possibilité de s'en approprier une partie à travers une interaction avec un maître plus expérimenté. Les stages n'ont plus alors pour fonction de donner à voir une pratique exemplaire. Ils mettent en présence de pratiques convaincantes, dont aucune ne représente l'orthodoxie, mais qui toutes témoignent d'une certaine cohérence entre une personne et sa façon d'exercer le métier, et d'une certaine efficacité.

De cette manière on installe d'emblée le maître en formation dans un rapport curieux aux autres praticiens, dans l'habitude d'observer, de questionner, de prendre et de laisser, d'imiter intelligemment. La formation initiale se présente alors comme l'amorce de la formation continue qui accompagnera le professionnel durant toute sa carrière.

E. Une démarche clinique pour articuler théorie et pratique

Que l'enseignement reste largement un art ne dispense nullement d'une solide formation théorique. Mais, dans une perspective de maîtrise professionnelle, elle n'a d'intérêt que si elle s'articule à la pratique en situation, ou du moins dans les phases d'analyse de ce qui vient de se passer et de planification de la suite. La théorie fonctionne comme grille de lecture de l'expérience. Sans permettre de tout prévoir et contrôler, elle aide au moins à donner du sens, à formuler des hypothèses interprétatives. Ce fonctionnement, qui suppose un constant va-et-vient entre faire et réfléchir, est au principe de toute action rationnelle un peu complexe, dont la régulation exige à la fois anticipation, ajustement continu en situation et, en cas d'échec, reprise sur la base d'une explication dictant une autre stratégie. Le professionnel a simplement le goût, l'habitude, les instruments et les concepts requis pour appliquer cette démarche de façon méthodique. Lorsqu'il se trouve constamment confronté à la singularité, on peut parler de démarche clinique (Cifali, 1991 b, Cifali & Hofstetter, 1991).

La formation doit armer le regard, donner des cadres conceptuels à propos des phénomènes centraux dans une classe, qu'ils soient individuels ou collectifs, cognitifs, affectifs ou relationnels. Même alors, mieux vaudrait une démarche active, par exemple une forme ou une autre de participation à la recherche (Perrenoud, 1991, 1992), plutôt qu'un enseignement théorique. Mais surtout, comme modèle de fonctionnement professionnel qualifié, orienté vers la résolution de problèmes et la recherche de stratégies pour atteindre des objectifs, la démarche clinique devrait être la démarche privilégiée dès le début de la formation initiale, ce qui suppose une alternance rapprochée de stages (diversifiés, préparés, accompagnés, analysés, cf. Perrenoud, 1986 a) et de modules théoriques fortement interactifs (Bélair, 1991 a)

F. Développement personnel et maîtrise de soi

L'enseignant est une personne ! Encore faut-il qu'il le sache et l'assume dans l'exercice de son métier. Lorsqu'on travaille avec ses émotions, sa culture, ses goûts et dégoûts, ses préjugés, ses angoisses, ses désirs, ses fantasmes de pouvoir ou d'excellence, brefs ses tripes et son inconscient, ses valeurs et ses rêves, il faut le savoir et contrôler les influences qu'on exerce sur les élèves.

Professionnel de la prise en charge de personnes, l'enseignant d'aujourd'hui devrait, comme les autres, apprendre très rapidement à ne pas refouler ou nier tous ces aspects, à les considérer comme normaux, à les analyser, à en parler, à demander de l'aide lorsqu'il se sent dépassé par une relation trop forte ou une situation trop complexe (Cifali, 1991 a).

G. Formation d'adultes, contractuelle, différenciée, cohérente

Un professionnel est le premier responsable de sa qualification. Comment espérer développer cette attitude si cette responsabilité ne s'exerce pas dès la formation initiale ?

La formation doit donc prendre l'allure d'un contrat entre un étudiant informé des objectifs et critères de maîtrise et des formateurs personnes-ressources et qui pratiquent avant tout une évaluation formative. En contrepartie de quoi l'étudiant s'expose tôt ou tard à une évaluation certificative sans complaisance, axée sur la maîtrise professionnelle en situation.

Ce qui veut dire notamment une forte différenciation des parcours et des méthodes de formation, notamment au niveau des apports théoriques et des stages (Bélair, 1991 b).

Quant à la cohérence, elle peut s'entendre en plusieurs sens : cohérence entre les divers apports, entre les stages et les formations plus théoriques, entre les didactiques disciplinaires et les approches transversales, entre les valeurs et les pratiques. On insistera aussi sur le curriculum caché que contient tout itinéraire de formation : une partie des pratiques pédagogiques doivent, pour être crédibles, s'incarner dans le fonctionnement quotidien de la formation des maîtres. "Faites comme je dis, pas comme je fais !" n'a jamais été très convaincant…

H. Apprendre à faire face aux différences et aux changements

La caractéristique majeure d'un professionnel, c'est de n'être pas paralysé par le moindre imprévu ou la moindre variation. Cela suppose des instruments d'analyse, mais aussi des attitudes et des habitudes qui ne se forgent qu'au gré de l'expérience. La formation devrait donc mettre en contact avec des élèves, des familles, des classes, des établissements, des degrés, des quartiers de tous genres, et entraîner à s'adapter à toutes sortes de redéfinitions des situations.

Alors que la plupart des enseignants cherchent la stabilité, la routine, le cocon parce qu'ils ont peur du changement, la professionnalisation devrait donner assez de confiance, de polyvalence, de curiosité et de mobilité (géographique, sociale, intellectuelle, affective) pour s'adapter à des environnements variés et changeants.

I. Bricolage et transposition didactique

La professionnalisation s'accommode mal d'un rapport révérencieux et dépendant aux savoirs, qu'il s'agisse des savoirs disciplinaires (mathématique, biologique, historique, etc.) ou des savoirs sur l'éducation et l'apprentissage. Car un tel rapport rend peu capable de reconstruire en permanence des situations didactiques et des contenus qui soient à la fois fidèles aux principaux objectifs pédagogiques et adaptés à la situation.

Ce qui suppose certes une bonne maîtrise théorique des savoirs, mais plus encore l'entraînement à en jouer, à bricoler des concepts et des activités didactiques en tenant compte des occasions, des moyens du bord, des besoins et demandes des élèves, de la vie. La transposition didactique (Chevallard, 1985, Perrenoud, 1986 b) restera certes incorporée aux plans d'études, suggérée par les manuels et les ouvrages méthodologiques. Mais l'enseignant doit en devenir de plus en plus responsable, sans déperditions ou déformations majeures des savoirs.

J. "On n'apprend pas tout seul !"

Ce titre d'un ouvrage du CRESAS (1987) convient plus encore à la formation de professionnels. Il restera dans l'enseignement une part de solitude, de subjectivité, d'idiosyncrasie, de choses incommunicables ou injustifiables. Mais les échanges devraient s'intensifier, sur les aspects didactiques aussi bien que relationnels, culturels, personnels, philosophiques du métier.

Dans un métier qui valorise tant la porte fermée et le "chacun pour soi", la rupture doit se produire dès la formation initiale, qui devrait habituer au travail en équipe, à la métacommunication, à la division du travail, à la négociation, à la gestion des différences et des conflits.

On peut sur ce point aussi bien revitaliser le fonctionnement des établissements (Gather Thurler, 1993) que favoriser le développement de réseaux (Huberman, 1986).

K. Construire une identité professionnelle

La professionnalisation se définit en partie par des caractéristiques objectives. Mais c'est aussi une identité, une façon de se représenter son métier, ses responsabilités, sa formation continue, son rapport aux autres professionnels, le fonctionnement des établissements, la division du travail au sein du système éducatif et entre parents et enseignants.

Tout cela ne se fait pas spontanément, ni au gré d'un cheminement purement individuel. Il importe donc que la formation prenne du temps pour mettre les étudiants en contact avec des professionnels expérimentés, des organisations syndicales, des chercheurs, des chefs d'établissements, des parents et leurs associations, des responsables du ministère. Et qu'il y ait place pour une réflexion sur l'organisation, ses finalités, ses structures. Car être un professionnel, c'est aussi être conscient des fonctions de l'ensemble et participer à sa gestion, ne pas se contenter de faire son travail dans son coin. Certes, les établissements et les équipes pédagogiques en place jouent un rôle important dans la socialisation des nouveaux enseignants. Mais justement, lorsqu'on se trouve dans un métier en voie de professionnalisation, cette influence peut aussi bien représenter une régression. Un jeune enseignant qui s'intéresse à ce qui se passe dans l'école, prend des initiatives, se sent responsable d'autres élèves que les siens peut susciter de la part de ses collègues plus âgés un rappel à l'ordre ancien.

L. Apprendre à réfléchir sur sa pratique

La professionnalisation, c'est aussi la capacité de capitaliser l'expérience, de réfléchir sur sa pratique pour la réorganiser. En ce sens, la formation initiale devrait construire un habitus professionnel (Perrenoud, 1988 c) capable d'une autotransformation continue. Dans la ligne de Schön (1983, 1987) les travaux sur le "praticien réfléchi" se développent (Haramein, 1990 ; Lessard, Tardif & Lahaye, 1991 ; Maheu & Robitaille, 1991, Gather Thurler, 1992). Il reste à en tirer les conséquences pour la formation initiale : devenir un praticien réfléchi ne s'improvise pas ; ce devrait être une modalité de la formation initiale. Il ne s'agit pas seulement de préparer les praticiens à participer à la recherche ou à en assimiler les résultats (Huberman, 1983 ; Huberman & Gather Thurler, 1991 ; INRP, 1991). Il importe davantage de leur proposer, dès la formation initiale, des modèles de régulation de leur pratique par la réflexion sur et dans l'action.


III. Une période de transition

La professionnalisation d'un métier est une longue histoire. Pendant les années et sans doute les décennies qui viennent, le métier d'enseignant sera en transition (Lessard, Perron & Bélanger, 1991). Les maîtres en formation seront donc nécessairement "entre deux chaises", entre tradition et modernité, pris entre les attentes de leurs collègues plus anciens et les espoirs de leurs formateurs, et de ceux qui veulent faire progresser l'école vers plus d'efficacité et d'égalité.

Il serait naïf de croire que la formation initiale puisse être le seul ou le principal moteur de la professionnalisation. Elle ne peut qu'accompagner ou préparer une évolution voulue par plusieurs acteurs collectifs. C'est à cette condition que les nouveaux enseignants peuvent contribuer à faire changer les pratiques dans les classes et les établissements. On ne peut leur demander de prendre des risques que dans le cadre d'une volonté globale de changement, attestée notamment par le souci d'une insertion professionnelle aussi favorable que possible au renouvellement des savoirs et des attitudes. Dans les systèmes où persiste le droit des anciens à donner aux nouveaux les locaux, les horaires, les élèves les plus "détestables", où les nouveaux sont déplaçables et corvéables à merci, où ce sont des "blancs becs" qui ont "tout à apprendre de la vie, et dont on attend d'abord qu'ils oublient les "belles idées fumeuses" intériorisées durant la formation initiale, la professionnalisation n'est pas en marche…

La responsabilité des associations professionnelles, des cadres, des militants, des équipes pédagogiques et même des parents est engagée : selon leur attitude, le renouveau peut venir des enseignants qui arrivent dans le métier ; ou au contraire, les efforts de modernisation peuvent être entièrement stérilisés par des gens en place conservateurs et fiers de l'être…

Au cours de cette période de transition, qui est engagée, la formation initiale des enseignants tend à devenir universitaire. C'est l'un des enjeux majeurs. Certes, une profession à part entière exige un tel niveau. Mais l'université saura-t-elle relever le défi, construire une véritable formation professionnelle ? Pelletier (1991) et Carbonneau (1991) relèvent les difficultés des universités américaines à former véritablement des maîtres pour une pratique en classe. Les débats sur les tendances de la formation des maîtres en Europe tournent autour de cette question (Tschoumy, 1991 ; Bourdoncle & Louvet, 1991). Il n'est pas impossible que la professionnalisation se paie provisoirement d'une moindre efficacité des enseignants en classe, le temps pour les formations universitaires d'éradiquer leurs maladies infantiles…


Références

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