Source et copyright à la fin du texte

 

Paru in Beiträge zur Lehrerbildung, 1993, n° spécial en français " La formation des enseignants en Suisse romande et au Tessin ", pp. 13-22. Repris et complété dans Perrenoud, Ph. (1994) Former les enseignants primaires dans le cadre des sciences de l'éducation : le projet genevois, Recherche et Formation, n° 16, pp. 39-60.

 

 

Former les maîtres primaires à
l’Université, à partir des
sciences de l’éducation ?
Les perspectives à Genève

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1993

Sommaire

I. Un système différent depuis longtemps

II. Vers une autre articulation théorie-pratique

III. Le mouvement global vers l’universitarisation

IV. De nouveaux défis pour l’enseignement

V. Les vrais problèmes

Références


Les instances genevoises concernées par la formation des maîtres primaires travaillent actuellement sur une hypothèse forte : la création d’une filière entièrement universitaire, dans le cadre de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation. Il s’agirait d’une licence de sciences de l’éducation avec mention " Enseignement ", obtenue en quatre ans, qui comporterait un ou deux ans de tronc commun à toutes les orientations, puis, durant des modules spécifiques de formation professionnelle, avec une forte articulation théorie-pratique.

Hypothèse forte : cela veut dire que l’ensemble des partenaires la considèrent comme la plus intéressante, mais qu’ils ne s’engageront définitivement qu’au vu d’un plan d’études complet et d’un contrat de partenariat acceptable tant par l’administration scolaire que par l’université. Ce contrat doit régler d’une part les modalités de l’articulation théorie-pratique (stages dans les classes et les écoles, contribution des services de didactique à la formation initiale), d’autre part les modalités de concertation sur le profil, la sélection, les équivalences et reconnaissances de titres, etc. Déjà bien avancée, cette hypothèse forte va être dès septembre 1993, vraisemblablement durant deux ans, affinée par un groupe-projet composé d’une douzaine de personnes, six émanant de la FPSE, six autres étant détachées par l’enseignement primaire pour cette mission.

Je ne puis donc faire état ici que de tendances : le chantier est à ciel ouvert, il y a beaucoup d’inconnues et la toile de fond (crise budgétaire, récession économique) n’est guère propice à l’innovation. Il peut être intéressant cependant de saisir la façon dont les problèmes sont posés, puisqu’une fois encore Genève s’apprête à s’engager dans une voie différente de celle que semblent vouloir suivre les autres cantons, plus orientés vers les Instituts pédagogiques supérieurs. Pourquoi aller d’emblée vers une licence en quatre ans, dans le cadre d’une Faculté ? Sans doute parce qu’un Institut pédagogique supérieur ne représenterait nullement à Genève, contrairement à ce qui se passe dans nombre de cantons, un saut qualitatif sans précédent. Ce serait plutôt une nouvelle façon de nommer la formation actuelle, peut-être en l’intégrant dans une institution unique. Mais ce n’est pas la raison principale : je tenterai de montrer que l’implantation de la formation des maîtres dans une Faculté de sciences de l’éducation est, sinon la seule, du moins la plus exigeante façon d’articuler la théorie et la pratique.


I. Un système différent depuis longtemps

À Genève, l’Université contribue depuis des décennies à la formation des enseignants primaires. En 1933, le Conseil d’État décidait d’une formation en trois ans : une année de stages et remplacements ; une année d’études théoriques ; une année d’études et d’activités pratiques. L’année d’études théoriques était prise en charge par l’Institut Jean-Jacques Rousseau, rattaché à la Faculté des Lettres depuis 1929, qui deviendra École autonome (dès 1970), puis Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (FPSE) dès 1975.

Soixante ans plus tard, presque sur le même modèle, la formation, de niveau " maturité + 3 ans ", est assurée conjointement par deux institutions : d’une part un établissement appartenant au Département de l’Instruction publique, les Études pédagogiques de l’enseignement primaire (EPEP), d’autre part la Section des sciences de l’éducation de la FPSE. Qu’on ne se méprenne pas : il ne s’agit pas d’envoyer les étudiants d’une école normale traditionnelle suivre quelques cours en sciences de l’éducation. La formation est assumée selon un partenariat qui fonctionne depuis des décennies, au gré duquel la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation assume le tiers de la formation initiale, essentiellement en seconde année, au gré d’un cursus de trois ans :

À l’issue de leur formation, les candidats reçoivent un brevet qui leur permet d’enseigner dans les écoles enfantines et primaires genevoises, et depuis 1990, à la faveur d’accords intercantonaux, dans les degrés équivalents des autres cantons romands. La part universitaire de la formation est reconnue par un titre académique spécifique, le Certificat d’études pédagogiques. Mais surtout, elle leur assure un nombre d’unités de valeurs approchant du minimum requis pour une demi licence en sciences de l’éducation. Immédiatement ou plus tard, les brevetés peuvent donc poursuivre leurs études jusqu’à la licence, ce que font nombre d’entre eux.

Depuis des années, en pratique, l’obtention du brevet assure un poste. Cette garantie d’emploi n’est possible qu’au prix d’une très forte sélection à l’entrée de la formation : ne sont admis qu’un quart, parfois moins encore, des titulaires de maturité qui se présentent au concours. Le nombre d’admis est fixé en fonction du nombre prévu de postes vacants trois ans plus tard.

Dans le contexte suisse et européen, le système genevois de formation des maîtres primaires a été longtemps en avance. Aujourd’hui, il n’est nullement en faillite, les enseignants primaires genevois sont bien formés et à la qualité de leur formation initiale s’ajoute, depuis une quinzaine d’années, un effort intensif de formation continue, tant à l’Université (pour tous ceux qui poursuivent des études jusqu’à la licence, voire au-delà) que dans de nombreux services de didactique créés par l’enseignement primaire (français, allemand, mathématique, informatique, évaluation, appui, enfants non francophones par exemple), qui collaborent souvent avec la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation. Alors, pourquoi changer ? Trois raisons se sont conjuguées : une dynamique interne, en faveur d’une plus forte articulation théorie-pratique ; le mouvement global, en Suisse et en Europe, vers l’universitarisation de la formation des maîtres primaires ; de nouveaux défis pour l’enseignement, la professionnalisation nécessaire du métier, seule alternative à sa prolétarisation.


II. Vers une autre articulation théorie-pratique

Depuis 1986, les partenaires genevois de la formation des maîtres (institutions de formation, administration scolaire, associations d’enseignants et de formateurs) ont, à travers divers groupes de travail, tenté de faire le point et d’esquisser une nouvelle étape. Au centre du débat : l’articulation théorie-pratique. Certes, les maîtres en formation passent beaucoup de temps dans les écoles - remplacements, stages, recherches - et ils suivent de nombreux cours de didactique des disciplines, de gestion de classe et de sciences de l’éducation. Mais l’intégration de ces apports n’est pas suffisante, en partie du fait que les deux institutions intervenant dans la formation ont des territoires relativement distincts. Il serait faux de dire que l’une se limite à une formation pratique, l’autre à une formation théorique : depuis les années 1960, à tout le moins, la formation théorique (et non seulement méthodologique) a trouvé sa place aux Études pédagogiques, au côté des remplacements et des stages. Et la FPSE s’est préoccupée d’envoyer les étudiants sur le terrain, pour des recherches, des expériences en didactique ou en évaluation, et d’encadrer la théorisation de leur pratique (journal, démarches cliniques). Il ne s’agissait donc pas, en 1987, de préparer une révolution, mais de rendre la démarche d’aller et retour entre le terrain et la réflexion plus intensive, plus continue, plus méthodique, plus cohérente. Pour cela, il fallait reconstruire entièrement le parcours de formation, en conjuguant tout au long des trois ans les apports des deux institutions. Cette réflexion a abouti à un projet de restructuration du curriculum en modules de quatre à huit semaines ayant pour cadre, en alternance, d’une part des écoles et des classes, d’autre part des cours-séminaires ou des ateliers ; durant ces moments de " théorisation ", la tâche prévue n’était pas de suivre un curriculum préétabli, mais plutôt de préparer et d’exploiter les choses vues, faites, ressenties durant les stages. On a envisagé également des modules de temps partagé, une partie de la journée ou de la semaine en classe, l’autre en atelier. Ces modules ou séquences de modules auraient été assumés par une équipe de formateurs appartenant aux deux institutions concernées.

Le parcours ainsi imaginé sur trois ans a réuni un large consensus parmi les partenaires de la formation initiale, ce qui a amené à la question suivante : comment assurer la cogestion d’une formation intégrant aussi étroitement, durant trois ans, les apports de deux institutions qui, en dépit d’une collaboration de soixante ans, ont conservé des structures et des fonctionnements distincts :

Faut-il s’étonner que le mariage de ces deux institutions se soit heurté à des obstacles, dès lors qu’on a songé à les amener à une collaboration presque quotidienne ? Certes, toute opération de renforcement d’un partenariat menace des pouvoirs, des territoires, des intérêts acquis, et représente un enjeu pour les personnes en place. Mais cette réalité, plus facilement perceptible, ne doit pas masquer les différences dans les cultures et les structures respectives des organisations en présence.

Reste un fait : alors que le nouveau parcours de formation avait fait l’unanimité, la question de savoir comment le gérer en coresponsabilité a débouché sur une impasse, et un blocage du processus de réforme. Pour en sortir, après un an de piétinement, l’ensemble des partenaire est arrivé à la conclusion que le nouveau parcours n’était réalisable qu’en créant une institution nouvelle, unique responsable de la formation.

Dans les cantons où il est aujourd’hui question de transformer l’École normale en Institut pédagogique supérieur, il suffira d’aller chercher des compétences universitaires dans les Facultés ou les Hautes Écoles, comme le font les écoles d’ingénieurs, de soins infirmiers ou de travail social. À Genève, l’héritage historique donnait moins de degrés de liberté, puisque les professeurs de sciences de l’éducation, impliqués dans la formation des maîtres depuis longtemps, appartiennent à une Faculté qu’il n’entendaient pas abandonner pour créer un institut indépendant. Les partenaires sociaux ne voulaient pas davantage d’une régression de la formation des enseignants en termes de niveau académique : aujourd’hui la formation initiale donne pratiquement accès à une demi licence en sciences de l’éducation et il est, depuis plusieurs années, question d’aller graduellement vers la licence.

C’est pourquoi plusieurs hypothèses intéressantes ont été écartées : ni un Institut pédagogique supérieur indépendant, ni un Institut rattaché au Département de l’instruction publique ne constituaient une réponse, puisqu’ils plaçaient à nouveau devant la difficulté de construire un parcours très intégré géré en coresponsabilité par deux institutions et exigeant une collaboration étroite de deux corps de formateurs. La Section des sciences de l’éducation, après deux ans de blocage, n’était pas prête à maintenir une formule dont chacun percevait les limites. Elle a donc franchi le pas et proposé l’ouverture, au sein de la Faculté, d’un nouveau curriculum de licence en sciences de l’éducation, orienté vers la préparation à l’enseignement primaire. Cette proposition, après un an de concertations, de débats parfois très vifs, de pétitions adressées au parlement, d’interventions dans la presse, est devenue l’hypothèse forte de la majorité des acteurs. Deviendra-t-elle la nouvelle structure de formation des maîtres à Genève ? L’avenir le dira.

Ce débat sur les structures ne devrait pas faire perdre de vue l’essentiel : l’organisation n’est qu’une armature sous-tendant un parcours de formation. Et ce dernier n’a d’intérêt que s’il favorise l’articulation théorie-pratique et la construction des compétences dans l’esprit des étudiants.


III. Le mouvement global vers l’universitarisation

Depuis 1990 environ, un mouvement général se dessine en Europe en faveur d’une " universitarisation " de la formation des maîtres primaires. Il survient à temps pour renforcer la dynamique genevoise, mais il traduit d’autres préoccupations. Pour en identifier précisément les moteurs, il faudrait une étude comparative fine, tant les situations nationales et régionales sont diverses. On peut cependant esquisser quelques enjeux majeurs.

La tertiarisation des sociétés développées contribue à faire de l’enseignement un métier " comme les autres ". Les métiers de l’humain, de la relation, de la prise en charge de personnes se sont diversifiés très fortement, des professions de la santé au travail social, en passant par toutes sortes de métiers de soins, d’intervention, de thérapie ou de conseil. La société civile se dissocie parallèlement de l’État, une partie des relations éducatives échappent au service public et deviennent marchandes. Il devient de plus en plus difficile de considérer la profession enseignante comme un sacerdoce laïc et sa formation comme un monopole d’État. En ce sens, l’universitarisation est un retour à une situation modale, la profession enseignante rejoint les professions de niveau universitaire, sans statut spécial.

Les systèmes éducatifs ont parallèlement toutes les raisons de se distancer de la logique d’autoreproduction qui, longtemps, a gouverné la formation des maîtres, en particulier au primaire. Durant plus d’un siècle, à partir de l’instauration de la scolarité obligatoire, les systèmes scolaires ont formé leurs maîtres, l’administration scolaire et ses cadres exerçant sur la formation une influence sans égale dans les autres métiers. Cette " formation-maison " se justifiait lorsque le contrôle idéologique et la volonté de normaliser les pratiques l’emportaient sur la recherche des compétences. Aujourd’hui, on discerne ses effets pervers : uniformité des profils de qualification et des systèmes de pensée, diffusion de l’esprit bureaucratique dès la formation initiale, souci de la carrière et de la sécurité de l’emploi, protectionnisme et faible capacité d’innovation.

Dans le cadre de l’intégration européenne, et aussi en réponse à la crise, on cherche à assurer l’équivalence des diplômes à l’échelle internationale et à travers elle une mobilité accrue des personnes. Lorsqu’un système éducatif forme son propre personnel enseignant en fonction de ses besoins prévisibles, il doit en effet affronter deux écueils :

On assiste également à un rapprochement des statuts et des revenus des maîtres primaires et secondaires. Si la profession n’est pas unanime sur ce point, il semble nécessaire, pour conserver son unité et donc sa force dans les négociations salariales, d’accepter un amenuisement des hiérarchies internes. D’autre part, l’évolution des programmes, des didactiques, de la gestion des établissements rend de moins en moins acceptable l’idée que la formation des maîtres doit être proportionnée à l’âge de leurs élèves ! Développer l’intelligence et la personnalité d’enfants de cinq ans n’apparaît pas moins qualifié, à la lumière des sciences humaines, que d’enseigner la philosophie au niveau du baccalauréat à des élèves fortement sélectionnés, même si ce ne sont pas les mêmes compétences, ni le même équilibre entre compétences didactiques d’une part, maîtrise de savoirs disciplinaires de l’autre.

Ce mouvement s’alimente aussi à une volonté de revalorisation de l’enseignement primaire. " Moins qu’un canari ! " dit lapidairement J.-A. Tschoumy (1991), dénonçant l’insouciance des sociétés qui exigent des institutrices maternelles et des maîtres primaires qui éduquent leurs enfants moins de qualification que celle des vétérinaires qui soignent leurs canaris. Sur ce point, les représentations sont encore fort contradictoires et une partie des parents pensent toujours qu’avec un peu d’instruction et de bon sens, n’importe qui est capable d’enseigner au primaire. Ces idées ne sont plus dominantes, parce que les parents attendent de plus en plus de l’école, et parce qu’une fraction croissante d’entre eux font aussi partie des " nouvelles classes moyennes ", soucieuses de faire reconnaître leur statut.

Ces diverses raisons concourent au transfert de la formation des enseignants primaires vers des institutions de type universitaire, indépendantes de l’administration scolaire, pratiquant une moindre sélection à l’entrée, mais ne garantissant aucun emploi à leurs diplômés, comme dans les autres domaines. Des institutions ne préparant peut-être pas aussi étroitement que les Écoles normales à intérioriser les normes et les habitudes d’un système particulier, mais permettant une plus grande polyvalence, donc une mobilité professionnelle (vers d’autres métiers de prise en charge) et géographique (vers d’autres systèmes scolaires).


IV. De nouveaux défis pour l’enseignement

Ces divers mouvements ont un point commun : ils n’ont pas de rapport direct avec la qualité de l’enseignement. Certes, l’universitarisation de la formation des maîtres primaires représente une élévation formelle du niveau de qualification. Est-ce une garantie d’efficacité accrue dans l’action pédagogique ? Il en ira de la sorte si et seulement si les transformations renforcent les compétences professionnelles. Et c’est là qu’on revient à l’articulation théorie-pratique.

Le choix qui s’esquisse à Genève est à cet égard assez clair : ce n’est pour élargir d’abord leur culture générale qu’il s’agit de former les maîtres à l’Université. Certes, les acquis liés à la maturité fédérale ne suffisent pas tout à fait. Mais c’est surtout parce que les programmes de l’école primaire font, plus que ceux des gymnases, une large place à l’éducation physique, au dessin, à la musique, aux activités créatrices. Si l’on veut former un maître généraliste, il ne suffit pas qu’il manifeste un bon niveau en français, allemand, mathématique, sciences, histoire et géographie, telles que ces disciplines sont enseignées au niveau gymnasial. Il n’est pas nécessaire pour autant de demander aux futurs instituteurs un complément de formation en faculté des lettres ou des sciences, sauf si on leur offre des cours adaptés à leurs besoins. En ce sens, l’universitarisation voulue à Genève ne consiste nullement à calquer la formation des maîtres primaires sur celle des professeurs du secondaire, fût-ce avec des moindres exigences académiques, par exemple une demi licence de mathématique ou d’histoire. Derrière ce choix, une double évaluation :

De façon générale, toutes les réflexions contemporaines sur l’éducation (par exemple Bourdieu et Gros, 1989) mettent l’accent sur les compétences transversales (capacité de raisonner, d’argumenter, de communiquer, d’anticiper, de négocier, d’apprendre, de s’adapter, de se mettre en question, d’imaginer, de changer) plutôt que sur l’accumulation de savoirs vite dépassés. Enseigner, c’est de moins en moins donner un cours ou des leçons, c’est plutôt aménager des situations propices au développement et à la construction de concepts, de méthodes et de connaissances transférables. Le rôle de l’enseignant doit changer, la gestion de classe, la relation, l’évaluation formative, la différenciation, la diversification des approches et des modes de travail en classe deviennent des ressources majeures. Et même dans les didactiques des disciplines, les connaissances académiques ne sont rien sans capacités de planification, d’invention, de régulation des situations d’apprentissage. Seuls les professeurs travaillant avec des élèves âgés, fortement sélectionnés, acquis sans réserve au projet de formation, peuvent penser que la maîtrise des savoirs disciplinaires dont témoigne l’enseignant suffit pour en susciter la construction dans l’esprit de ses élèves.

Une formation en sciences de l’éducation met l’accent sur ce qui fait la spécificité du métier d’enseignant aujourd’hui : la transposition didactique, la construction de conditions et de situations d’apprentissage et de développement diversifiées pour des élèves différents. Cette reconstruction des enjeux, à travers les mouvements d’école active aussi bien que grâce à la recherche en éducation, n’est pas étrangère à la faveur actuelle de l’universitarisation. Mais ces idées ne trouvent d’écho dans la société que parce que les systèmes éducatifs sont confrontés à des défis nouveaux. Il ne s’agit plus seulement, comme il y a un siècle, de sortir de l’école en sachant lire, écrire et compter. Pour survivre au XXIe siècle, il faudra en savoir bien davantage, non seulement pour s’adapter aux technologies nouvelles et aux restructurations constantes et rapides des tâches professionnelles, mais pour participer aux décisions, dans des ensembles politiques de plus en plus vastes, complexes, multiculturels, interdépendants ; ou tout simplement pour conduire sa vie quotidienne et préserver son autonomie face à l’informatique, à la génétique, aux maladies et au système de santé, au droit, à la sécurité sociale, au système bancaire, aux assurances, à l’administration, etc. Lorsque les gouvernements modernes se fixent pour objectif d’amener 80 % d’une génération au niveau du baccalauréat, ils assignent au système éducatif des ambitions sans précédent. Ils lui demandent une efficacité nouvelle : il ne suffit plus d’instruire ceux qui ont toutes les chances de leur côté. Il faut atteindre tout le monde, les moins motivés, les réfractaires, ceux qui ne doivent à leur milieu familial et à leur classe sociale aucune familiarité préalable avec les savoirs et les modes de fonctionnement de l’école. Or ces ambitions - lutte contre l’échec scolaire - s’affirment dans un monde où il devient plus difficile d’enseigner, compte tenu de l’évolution des familles, des savoirs, de l’autorité, de l’urbanisme, de l’immigration, de la consommation. Aujourd’hui, dans une grande ville, une bonne partie des enseignants ont affaire à des élèves appartenant à divers groupes ethniques ou nationaux, parlant des langues différentes ; ils sont confrontés à des élèves dont le pouvoir de résistance et de négociation est important, qui vivent parfois dans des conditions très dures, celles des grands ensembles et des banlieues. Il n’est pas nécessaire que se conjuguent drogue, violence, prostitution et grande pauvreté pour que la tâche des enseignants soit difficile ! Il s’agit donc d’être plus efficace, alors même que les conditions de l’enseignement se transforment et changent la nature du métier.

Pour aller dans cette direction, deux voies sont ouvertes (Vonk, 1992 ; Perrenoud, 1993 d) : l’une consiste à parier sur les technologies, la fabrication de curricula, de didactiques, de moyens d’évaluation de plus en plus sophistiqués, mis en œuvre par des enseignants de moins en moins autonomes. Les pratiques pédagogiques seront alors pensées, planifiées, guidées par un corps de spécialistes, ceux que Chevallard a appelé la noosphère, la sphère de ceux qui pensent l’enseignement : spécialistes des objectifs, du curriculum, des méthodes d’apprentissage, des moyens d’enseignement, des techniques d’évaluation, des didactiques livrées " clés en main ", des technologie éducatives et des didacticiels sophistiqués. C’est ce qu’on peut appeler la voie de la " prolétarisation " du corps enseignant. Le mot est fort ; il figure entre guillemets, parce que la prolétarisation de métiers du tertiaire n’est incompatible ni avec un revenu décent, ni avec une formation universitaire. Ce qui la caractérise, c’est la dépossession de l’autonomie professionnelle au profit d’un groupe de spécialistes de l’ingénierie pédagogique et didactique.

La seconde voie consiste au contraire à renforcer l’autonomie et la responsabilité individuelles et collectives des enseignants, en leur donnant les moyens d’assumer l’un et l’autre. C’est la voie de la professionnalisation (Bourdoncle, 1991 ; Carbonneau, 1993 ; Cifali, 1991 a ; Huberman, 1986, 1989, 1991 ; Labaree, 1992 ; Lemosse, 1989 ; Perrenoud, 1993 a, b & c). Elle passe sans doute par une formation de haut niveau. Mais l’allongement de la durée des études et leur transfert à l’université ne suffit pas. L’enjeu est de former des " praticiens réfléchis " (Schön, 1983, 1987 ; Clift, Houston & Pugach, 1990 ; Gather Thurler, 1992), des professionnels capables de repenser leur métier, leur façon de penser et d’agir tout au long de leur cycle de vie, seul, en équipe, ou encore dans le cadre d’un établissement, d’un réseau, d’une association ou d’une formation continue.


V. Les vrais problèmes

Les dés ne sont pas jetés. On parle beaucoup de professionnalisation, mais les signes de prolétarisation s’accentuent, avec la dégradation de la condition enseignante et l’hyperdéveloppement de la noosphère. Le projet genevois s’oriente résolument vers la professionnalisation, parce que la recherche en sciences de l’éducation conduit aujourd’hui à reconnaître la complexité du métier d’enseignant, l’impossibilité de préparer à toutes les situations possibles, que ce soit à travers des recettes normalisées ou des théories scientifiques. L’enseignement est un métier régulièrement confronté à l’échec, mu par un projet auquel l’apprenant résiste (Cifali, 1986), condamné au bricolage (Perrenoud, 1983) et à l’urgence (Huberman, 1983). Un métier dont la seule issue est une préparation intensive à l’identification et à la résolution de problèmes en situation d’incertitude, de stress, de forte implication personnelle. Pour cela, une formation théorique de haut niveau ne suffit pas. Il faut, dès le début une démarche clinique (Cifali, 1991 b ; Perrenoud, 1993 c) articulant théorie et pratique dans un va-et-vient incessant, tout au long du parcours. Là est le véritable défi. Il présente trois facettes complémentaires.

a. La première est d’ordre théorique : pour construire un tel parcours, il faut mobiliser toutes les connaissances et intuitions disponibles sur la construction des compétences professionnelles, l’articulation des savoirs savants et des savoirs d’expérience, la réflexion dans et sur la pratique ; or ce champ est en pleine évolution, les mises en relation avec les travaux sur la métacognition, la sociologie du travail ou l’épistémologie des savoirs quotidiens sont à peine amorcées (Perrenoud, 1993 e).

b. La seconde touche à l’identité de l’Université ; si elle n’est pas capable d’assumer une formation professionnelle sans déchoir, l’Université considérera cette tâche comme une annexe peu glorieuse, un service à la communauté plutôt qu’une occasion de faire progresser les connaissances ; le débat est ouvert en sciences de l’éducation ; j’ai tenté ailleurs (Perrenoud, 1993 b) de montrer que, dans un champ fondé sur le travail interdisciplinaire, la référence aux pratiques et aux systèmes de formation est le principal dénominateur commun des sciences de l’éducation, la source de leur identité spécifique, leur unique rempart contre les tentations disciplinaires ; dans cette perspective, en prenant en charge la formation des maîtres, une Faculté de sciences de l’éducation sert ses intérêts primordiaux en même temps qu’elle contribue à l’évolution du métier d’enseignant vers plus de professionnalisation.

c. La troisième concerne les modalités concrètes de l’articulation théorie-pratique, autrement dit les pratiques de formation, donc la formation des formateurs ; et les dispositifs de formation, parmi lesquels la collaboration de formateurs universitaires et de praticiens œuvrant dans le terrain ; dans ce domaine, à partir de la tradition ancienne des maîtres de stages et des expériences nouvelles de formateurs de terrain ou d’écoles associées (Bélair, 1991 ; Carbonneau et al., 1991, 1992), il appartient à l’Université de concevoir et de négocier un contrat global de partenariat avec le système scolaire genevois, et des contrats spécifiques avec des écoles et des enseignants.

À partir de ces lignes directrices, il reste à construire un parcours de formation à la fois novateur et réaliste. Il sera ouvert sur toutes les autres expériences suisses et étrangères, même si la voie genevoise est différente…


Références

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Bourdieu, P. & Gros, F. (1989) Principes pour une réflexion sur les contenus de l’enseignement, Le Monde de l’Education, n° 159, avril, pp. 15-18.

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Bourdoncle, R. (1991) La professionnalisation des enseignants : analyses sociologiques anglaises et américaines, Revue française de pédagogie, n° 94, pp. 73-92.

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Carbonneau, M. et al. (1991) Formation des maîtres en écoles associées. Rapport d’étape 1990-91, Montréal, Faculté des sciences de l’Education de l’Université de Montréal.

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Clift, R.T., Houston, W. R. & Pugach, M. C (1990) Encouraging reflective practice in Education. An Analysis of Issues and Programs, New York, Teachers College Press.

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Sommaire


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