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Former les maîtres primaires à
lUniversité, à partir des
sciences de léducation ?
Les perspectives à
Genève
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1993
I. Un système différent depuis longtempsII. Vers une autre articulation théorie-pratique
III. Le mouvement global vers luniversitarisation
Les instances genevoises concernées par la formation des maîtres primaires travaillent actuellement sur une hypothèse forte : la création dune filière entièrement universitaire, dans le cadre de la Faculté de psychologie et des sciences de léducation. Il sagirait dune licence de sciences de léducation avec mention " Enseignement ", obtenue en quatre ans, qui comporterait un ou deux ans de tronc commun à toutes les orientations, puis, durant des modules spécifiques de formation professionnelle, avec une forte articulation théorie-pratique.
Hypothèse forte : cela veut dire que lensemble des partenaires la considèrent comme la plus intéressante, mais quils ne sengageront définitivement quau vu dun plan détudes complet et dun contrat de partenariat acceptable tant par ladministration scolaire que par luniversité. Ce contrat doit régler dune part les modalités de larticulation théorie-pratique (stages dans les classes et les écoles, contribution des services de didactique à la formation initiale), dautre part les modalités de concertation sur le profil, la sélection, les équivalences et reconnaissances de titres, etc. Déjà bien avancée, cette hypothèse forte va être dès septembre 1993, vraisemblablement durant deux ans, affinée par un groupe-projet composé dune douzaine de personnes, six émanant de la FPSE, six autres étant détachées par lenseignement primaire pour cette mission.
Je ne puis donc faire état ici que de tendances : le chantier est à ciel ouvert, il y a beaucoup dinconnues et la toile de fond (crise budgétaire, récession économique) nest guère propice à linnovation. Il peut être intéressant cependant de saisir la façon dont les problèmes sont posés, puisquune fois encore Genève sapprête à sengager dans une voie différente de celle que semblent vouloir suivre les autres cantons, plus orientés vers les Instituts pédagogiques supérieurs. Pourquoi aller demblée vers une licence en quatre ans, dans le cadre dune Faculté ? Sans doute parce quun Institut pédagogique supérieur ne représenterait nullement à Genève, contrairement à ce qui se passe dans nombre de cantons, un saut qualitatif sans précédent. Ce serait plutôt une nouvelle façon de nommer la formation actuelle, peut-être en lintégrant dans une institution unique. Mais ce nest pas la raison principale : je tenterai de montrer que limplantation de la formation des maîtres dans une Faculté de sciences de léducation est, sinon la seule, du moins la plus exigeante façon darticuler la théorie et la pratique.
À Genève, lUniversité contribue depuis des décennies à la formation des enseignants primaires. En 1933, le Conseil dÉtat décidait dune formation en trois ans : une année de stages et remplacements ; une année détudes théoriques ; une année détudes et dactivités pratiques. Lannée détudes théoriques était prise en charge par lInstitut Jean-Jacques Rousseau, rattaché à la Faculté des Lettres depuis 1929, qui deviendra École autonome (dès 1970), puis Faculté de psychologie et des sciences de léducation (FPSE) dès 1975.
Soixante ans plus tard, presque sur le même modèle, la formation, de niveau " maturité + 3 ans ", est assurée conjointement par deux institutions : dune part un établissement appartenant au Département de lInstruction publique, les Études pédagogiques de lenseignement primaire (EPEP), dautre part la Section des sciences de léducation de la FPSE. Quon ne se méprenne pas : il ne sagit pas denvoyer les étudiants dune école normale traditionnelle suivre quelques cours en sciences de léducation. La formation est assumée selon un partenariat qui fonctionne depuis des décennies, au gré duquel la Faculté de psychologie et des sciences de léducation assume le tiers de la formation initiale, essentiellement en seconde année, au gré dun cursus de trois ans :
À lissue de leur formation, les candidats reçoivent un brevet qui leur permet denseigner dans les écoles enfantines et primaires genevoises, et depuis 1990, à la faveur daccords intercantonaux, dans les degrés équivalents des autres cantons romands. La part universitaire de la formation est reconnue par un titre académique spécifique, le Certificat détudes pédagogiques. Mais surtout, elle leur assure un nombre dunités de valeurs approchant du minimum requis pour une demi licence en sciences de léducation. Immédiatement ou plus tard, les brevetés peuvent donc poursuivre leurs études jusquà la licence, ce que font nombre dentre eux.
Depuis des années, en pratique, lobtention du brevet assure un poste. Cette garantie demploi nest possible quau prix dune très forte sélection à lentrée de la formation : ne sont admis quun quart, parfois moins encore, des titulaires de maturité qui se présentent au concours. Le nombre dadmis est fixé en fonction du nombre prévu de postes vacants trois ans plus tard.
Dans le contexte suisse et européen, le système genevois de formation des maîtres primaires a été longtemps en avance. Aujourdhui, il nest nullement en faillite, les enseignants primaires genevois sont bien formés et à la qualité de leur formation initiale sajoute, depuis une quinzaine dannées, un effort intensif de formation continue, tant à lUniversité (pour tous ceux qui poursuivent des études jusquà la licence, voire au-delà) que dans de nombreux services de didactique créés par lenseignement primaire (français, allemand, mathématique, informatique, évaluation, appui, enfants non francophones par exemple), qui collaborent souvent avec la Faculté de psychologie et des sciences de léducation. Alors, pourquoi changer ? Trois raisons se sont conjuguées : une dynamique interne, en faveur dune plus forte articulation théorie-pratique ; le mouvement global, en Suisse et en Europe, vers luniversitarisation de la formation des maîtres primaires ; de nouveaux défis pour lenseignement, la professionnalisation nécessaire du métier, seule alternative à sa prolétarisation.
Depuis 1986, les partenaires genevois de la formation des maîtres (institutions de formation, administration scolaire, associations denseignants et de formateurs) ont, à travers divers groupes de travail, tenté de faire le point et desquisser une nouvelle étape. Au centre du débat : larticulation théorie-pratique. Certes, les maîtres en formation passent beaucoup de temps dans les écoles - remplacements, stages, recherches - et ils suivent de nombreux cours de didactique des disciplines, de gestion de classe et de sciences de léducation. Mais lintégration de ces apports nest pas suffisante, en partie du fait que les deux institutions intervenant dans la formation ont des territoires relativement distincts. Il serait faux de dire que lune se limite à une formation pratique, lautre à une formation théorique : depuis les années 1960, à tout le moins, la formation théorique (et non seulement méthodologique) a trouvé sa place aux Études pédagogiques, au côté des remplacements et des stages. Et la FPSE sest préoccupée denvoyer les étudiants sur le terrain, pour des recherches, des expériences en didactique ou en évaluation, et dencadrer la théorisation de leur pratique (journal, démarches cliniques). Il ne sagissait donc pas, en 1987, de préparer une révolution, mais de rendre la démarche daller et retour entre le terrain et la réflexion plus intensive, plus continue, plus méthodique, plus cohérente. Pour cela, il fallait reconstruire entièrement le parcours de formation, en conjuguant tout au long des trois ans les apports des deux institutions. Cette réflexion a abouti à un projet de restructuration du curriculum en modules de quatre à huit semaines ayant pour cadre, en alternance, dune part des écoles et des classes, dautre part des cours-séminaires ou des ateliers ; durant ces moments de " théorisation ", la tâche prévue nétait pas de suivre un curriculum préétabli, mais plutôt de préparer et dexploiter les choses vues, faites, ressenties durant les stages. On a envisagé également des modules de temps partagé, une partie de la journée ou de la semaine en classe, lautre en atelier. Ces modules ou séquences de modules auraient été assumés par une équipe de formateurs appartenant aux deux institutions concernées.
Le parcours ainsi imaginé sur trois ans a réuni un large consensus parmi les partenaires de la formation initiale, ce qui a amené à la question suivante : comment assurer la cogestion dune formation intégrant aussi étroitement, durant trois ans, les apports de deux institutions qui, en dépit dune collaboration de soixante ans, ont conservé des structures et des fonctionnements distincts :
Faut-il sétonner que le mariage de ces deux institutions se soit heurté à des obstacles, dès lors quon a songé à les amener à une collaboration presque quotidienne ? Certes, toute opération de renforcement dun partenariat menace des pouvoirs, des territoires, des intérêts acquis, et représente un enjeu pour les personnes en place. Mais cette réalité, plus facilement perceptible, ne doit pas masquer les différences dans les cultures et les structures respectives des organisations en présence.
Reste un fait : alors que le nouveau parcours de formation avait fait lunanimité, la question de savoir comment le gérer en coresponsabilité a débouché sur une impasse, et un blocage du processus de réforme. Pour en sortir, après un an de piétinement, lensemble des partenaire est arrivé à la conclusion que le nouveau parcours nétait réalisable quen créant une institution nouvelle, unique responsable de la formation.
Dans les cantons où il est aujourdhui question de transformer lÉcole normale en Institut pédagogique supérieur, il suffira daller chercher des compétences universitaires dans les Facultés ou les Hautes Écoles, comme le font les écoles dingénieurs, de soins infirmiers ou de travail social. À Genève, lhéritage historique donnait moins de degrés de liberté, puisque les professeurs de sciences de léducation, impliqués dans la formation des maîtres depuis longtemps, appartiennent à une Faculté quil nentendaient pas abandonner pour créer un institut indépendant. Les partenaires sociaux ne voulaient pas davantage dune régression de la formation des enseignants en termes de niveau académique : aujourdhui la formation initiale donne pratiquement accès à une demi licence en sciences de léducation et il est, depuis plusieurs années, question daller graduellement vers la licence.
Cest pourquoi plusieurs hypothèses intéressantes ont été écartées : ni un Institut pédagogique supérieur indépendant, ni un Institut rattaché au Département de linstruction publique ne constituaient une réponse, puisquils plaçaient à nouveau devant la difficulté de construire un parcours très intégré géré en coresponsabilité par deux institutions et exigeant une collaboration étroite de deux corps de formateurs. La Section des sciences de léducation, après deux ans de blocage, nétait pas prête à maintenir une formule dont chacun percevait les limites. Elle a donc franchi le pas et proposé louverture, au sein de la Faculté, dun nouveau curriculum de licence en sciences de léducation, orienté vers la préparation à lenseignement primaire. Cette proposition, après un an de concertations, de débats parfois très vifs, de pétitions adressées au parlement, dinterventions dans la presse, est devenue lhypothèse forte de la majorité des acteurs. Deviendra-t-elle la nouvelle structure de formation des maîtres à Genève ? Lavenir le dira.
Ce débat sur les structures ne devrait pas faire perdre de vue lessentiel : lorganisation nest quune armature sous-tendant un parcours de formation. Et ce dernier na dintérêt que sil favorise larticulation théorie-pratique et la construction des compétences dans lesprit des étudiants.
Depuis 1990 environ, un mouvement général se dessine en Europe en faveur dune " universitarisation " de la formation des maîtres primaires. Il survient à temps pour renforcer la dynamique genevoise, mais il traduit dautres préoccupations. Pour en identifier précisément les moteurs, il faudrait une étude comparative fine, tant les situations nationales et régionales sont diverses. On peut cependant esquisser quelques enjeux majeurs.
La tertiarisation des sociétés développées contribue à faire de lenseignement un métier " comme les autres ". Les métiers de lhumain, de la relation, de la prise en charge de personnes se sont diversifiés très fortement, des professions de la santé au travail social, en passant par toutes sortes de métiers de soins, dintervention, de thérapie ou de conseil. La société civile se dissocie parallèlement de lÉtat, une partie des relations éducatives échappent au service public et deviennent marchandes. Il devient de plus en plus difficile de considérer la profession enseignante comme un sacerdoce laïc et sa formation comme un monopole dÉtat. En ce sens, luniversitarisation est un retour à une situation modale, la profession enseignante rejoint les professions de niveau universitaire, sans statut spécial.
Les systèmes éducatifs ont parallèlement toutes les raisons de se distancer de la logique dautoreproduction qui, longtemps, a gouverné la formation des maîtres, en particulier au primaire. Durant plus dun siècle, à partir de linstauration de la scolarité obligatoire, les systèmes scolaires ont formé leurs maîtres, ladministration scolaire et ses cadres exerçant sur la formation une influence sans égale dans les autres métiers. Cette " formation-maison " se justifiait lorsque le contrôle idéologique et la volonté de normaliser les pratiques lemportaient sur la recherche des compétences. Aujourdhui, on discerne ses effets pervers : uniformité des profils de qualification et des systèmes de pensée, diffusion de lesprit bureaucratique dès la formation initiale, souci de la carrière et de la sécurité de lemploi, protectionnisme et faible capacité dinnovation.
Dans le cadre de lintégration européenne, et aussi en réponse à la crise, on cherche à assurer léquivalence des diplômes à léchelle internationale et à travers elle une mobilité accrue des personnes. Lorsquun système éducatif forme son propre personnel enseignant en fonction de ses besoins prévisibles, il doit en effet affronter deux écueils :
On assiste également à un rapprochement des statuts et des revenus des maîtres primaires et secondaires. Si la profession nest pas unanime sur ce point, il semble nécessaire, pour conserver son unité et donc sa force dans les négociations salariales, daccepter un amenuisement des hiérarchies internes. Dautre part, lévolution des programmes, des didactiques, de la gestion des établissements rend de moins en moins acceptable lidée que la formation des maîtres doit être proportionnée à lâge de leurs élèves ! Développer lintelligence et la personnalité denfants de cinq ans napparaît pas moins qualifié, à la lumière des sciences humaines, que denseigner la philosophie au niveau du baccalauréat à des élèves fortement sélectionnés, même si ce ne sont pas les mêmes compétences, ni le même équilibre entre compétences didactiques dune part, maîtrise de savoirs disciplinaires de lautre.
Ce mouvement salimente aussi à une volonté de revalorisation de lenseignement primaire. " Moins quun canari ! " dit lapidairement J.-A. Tschoumy (1991), dénonçant linsouciance des sociétés qui exigent des institutrices maternelles et des maîtres primaires qui éduquent leurs enfants moins de qualification que celle des vétérinaires qui soignent leurs canaris. Sur ce point, les représentations sont encore fort contradictoires et une partie des parents pensent toujours quavec un peu dinstruction et de bon sens, nimporte qui est capable denseigner au primaire. Ces idées ne sont plus dominantes, parce que les parents attendent de plus en plus de lécole, et parce quune fraction croissante dentre eux font aussi partie des " nouvelles classes moyennes ", soucieuses de faire reconnaître leur statut.
Ces diverses raisons concourent au transfert de la formation des enseignants primaires vers des institutions de type universitaire, indépendantes de ladministration scolaire, pratiquant une moindre sélection à lentrée, mais ne garantissant aucun emploi à leurs diplômés, comme dans les autres domaines. Des institutions ne préparant peut-être pas aussi étroitement que les Écoles normales à intérioriser les normes et les habitudes dun système particulier, mais permettant une plus grande polyvalence, donc une mobilité professionnelle (vers dautres métiers de prise en charge) et géographique (vers dautres systèmes scolaires).
Ces divers mouvements ont un point commun : ils nont pas de rapport direct avec la qualité de lenseignement. Certes, luniversitarisation de la formation des maîtres primaires représente une élévation formelle du niveau de qualification. Est-ce une garantie defficacité accrue dans laction pédagogique ? Il en ira de la sorte si et seulement si les transformations renforcent les compétences professionnelles. Et cest là quon revient à larticulation théorie-pratique.
Le choix qui sesquisse à Genève est à cet égard assez clair : ce nest pour élargir dabord leur culture générale quil sagit de former les maîtres à lUniversité. Certes, les acquis liés à la maturité fédérale ne suffisent pas tout à fait. Mais cest surtout parce que les programmes de lécole primaire font, plus que ceux des gymnases, une large place à léducation physique, au dessin, à la musique, aux activités créatrices. Si lon veut former un maître généraliste, il ne suffit pas quil manifeste un bon niveau en français, allemand, mathématique, sciences, histoire et géographie, telles que ces disciplines sont enseignées au niveau gymnasial. Il nest pas nécessaire pour autant de demander aux futurs instituteurs un complément de formation en faculté des lettres ou des sciences, sauf si on leur offre des cours adaptés à leurs besoins. En ce sens, luniversitarisation voulue à Genève ne consiste nullement à calquer la formation des maîtres primaires sur celle des professeurs du secondaire, fût-ce avec des moindres exigences académiques, par exemple une demi licence de mathématique ou dhistoire. Derrière ce choix, une double évaluation :
De façon générale, toutes les réflexions contemporaines sur léducation (par exemple Bourdieu et Gros, 1989) mettent laccent sur les compétences transversales (capacité de raisonner, dargumenter, de communiquer, danticiper, de négocier, dapprendre, de sadapter, de se mettre en question, dimaginer, de changer) plutôt que sur laccumulation de savoirs vite dépassés. Enseigner, cest de moins en moins donner un cours ou des leçons, cest plutôt aménager des situations propices au développement et à la construction de concepts, de méthodes et de connaissances transférables. Le rôle de lenseignant doit changer, la gestion de classe, la relation, lévaluation formative, la différenciation, la diversification des approches et des modes de travail en classe deviennent des ressources majeures. Et même dans les didactiques des disciplines, les connaissances académiques ne sont rien sans capacités de planification, dinvention, de régulation des situations dapprentissage. Seuls les professeurs travaillant avec des élèves âgés, fortement sélectionnés, acquis sans réserve au projet de formation, peuvent penser que la maîtrise des savoirs disciplinaires dont témoigne lenseignant suffit pour en susciter la construction dans lesprit de ses élèves.
Une formation en sciences de léducation met laccent sur ce qui fait la spécificité du métier denseignant aujourdhui : la transposition didactique, la construction de conditions et de situations dapprentissage et de développement diversifiées pour des élèves différents. Cette reconstruction des enjeux, à travers les mouvements décole active aussi bien que grâce à la recherche en éducation, nest pas étrangère à la faveur actuelle de luniversitarisation. Mais ces idées ne trouvent décho dans la société que parce que les systèmes éducatifs sont confrontés à des défis nouveaux. Il ne sagit plus seulement, comme il y a un siècle, de sortir de lécole en sachant lire, écrire et compter. Pour survivre au XXIe siècle, il faudra en savoir bien davantage, non seulement pour sadapter aux technologies nouvelles et aux restructurations constantes et rapides des tâches professionnelles, mais pour participer aux décisions, dans des ensembles politiques de plus en plus vastes, complexes, multiculturels, interdépendants ; ou tout simplement pour conduire sa vie quotidienne et préserver son autonomie face à linformatique, à la génétique, aux maladies et au système de santé, au droit, à la sécurité sociale, au système bancaire, aux assurances, à ladministration, etc. Lorsque les gouvernements modernes se fixent pour objectif damener 80 % dune génération au niveau du baccalauréat, ils assignent au système éducatif des ambitions sans précédent. Ils lui demandent une efficacité nouvelle : il ne suffit plus dinstruire ceux qui ont toutes les chances de leur côté. Il faut atteindre tout le monde, les moins motivés, les réfractaires, ceux qui ne doivent à leur milieu familial et à leur classe sociale aucune familiarité préalable avec les savoirs et les modes de fonctionnement de lécole. Or ces ambitions - lutte contre léchec scolaire - saffirment dans un monde où il devient plus difficile denseigner, compte tenu de lévolution des familles, des savoirs, de lautorité, de lurbanisme, de limmigration, de la consommation. Aujourdhui, dans une grande ville, une bonne partie des enseignants ont affaire à des élèves appartenant à divers groupes ethniques ou nationaux, parlant des langues différentes ; ils sont confrontés à des élèves dont le pouvoir de résistance et de négociation est important, qui vivent parfois dans des conditions très dures, celles des grands ensembles et des banlieues. Il nest pas nécessaire que se conjuguent drogue, violence, prostitution et grande pauvreté pour que la tâche des enseignants soit difficile ! Il sagit donc dêtre plus efficace, alors même que les conditions de lenseignement se transforment et changent la nature du métier.
Pour aller dans cette direction, deux voies sont ouvertes (Vonk, 1992 ; Perrenoud, 1993 d) : lune consiste à parier sur les technologies, la fabrication de curricula, de didactiques, de moyens dévaluation de plus en plus sophistiqués, mis en uvre par des enseignants de moins en moins autonomes. Les pratiques pédagogiques seront alors pensées, planifiées, guidées par un corps de spécialistes, ceux que Chevallard a appelé la noosphère, la sphère de ceux qui pensent lenseignement : spécialistes des objectifs, du curriculum, des méthodes dapprentissage, des moyens denseignement, des techniques dévaluation, des didactiques livrées " clés en main ", des technologie éducatives et des didacticiels sophistiqués. Cest ce quon peut appeler la voie de la " prolétarisation " du corps enseignant. Le mot est fort ; il figure entre guillemets, parce que la prolétarisation de métiers du tertiaire nest incompatible ni avec un revenu décent, ni avec une formation universitaire. Ce qui la caractérise, cest la dépossession de lautonomie professionnelle au profit dun groupe de spécialistes de lingénierie pédagogique et didactique.
La seconde voie consiste au contraire à renforcer lautonomie et la responsabilité individuelles et collectives des enseignants, en leur donnant les moyens dassumer lun et lautre. Cest la voie de la professionnalisation (Bourdoncle, 1991 ; Carbonneau, 1993 ; Cifali, 1991 a ; Huberman, 1986, 1989, 1991 ; Labaree, 1992 ; Lemosse, 1989 ; Perrenoud, 1993 a, b & c). Elle passe sans doute par une formation de haut niveau. Mais lallongement de la durée des études et leur transfert à luniversité ne suffit pas. Lenjeu est de former des " praticiens réfléchis " (Schön, 1983, 1987 ; Clift, Houston & Pugach, 1990 ; Gather Thurler, 1992), des professionnels capables de repenser leur métier, leur façon de penser et dagir tout au long de leur cycle de vie, seul, en équipe, ou encore dans le cadre dun établissement, dun réseau, dune association ou dune formation continue.
Les dés ne sont pas jetés. On parle beaucoup de professionnalisation, mais les signes de prolétarisation saccentuent, avec la dégradation de la condition enseignante et lhyperdéveloppement de la noosphère. Le projet genevois soriente résolument vers la professionnalisation, parce que la recherche en sciences de léducation conduit aujourdhui à reconnaître la complexité du métier denseignant, limpossibilité de préparer à toutes les situations possibles, que ce soit à travers des recettes normalisées ou des théories scientifiques. Lenseignement est un métier régulièrement confronté à léchec, mu par un projet auquel lapprenant résiste (Cifali, 1986), condamné au bricolage (Perrenoud, 1983) et à lurgence (Huberman, 1983). Un métier dont la seule issue est une préparation intensive à lidentification et à la résolution de problèmes en situation dincertitude, de stress, de forte implication personnelle. Pour cela, une formation théorique de haut niveau ne suffit pas. Il faut, dès le début une démarche clinique (Cifali, 1991 b ; Perrenoud, 1993 c) articulant théorie et pratique dans un va-et-vient incessant, tout au long du parcours. Là est le véritable défi. Il présente trois facettes complémentaires.
a. La première est dordre théorique : pour construire un tel parcours, il faut mobiliser toutes les connaissances et intuitions disponibles sur la construction des compétences professionnelles, larticulation des savoirs savants et des savoirs dexpérience, la réflexion dans et sur la pratique ; or ce champ est en pleine évolution, les mises en relation avec les travaux sur la métacognition, la sociologie du travail ou lépistémologie des savoirs quotidiens sont à peine amorcées (Perrenoud, 1993 e).
b. La seconde touche à lidentité de lUniversité ; si elle nest pas capable dassumer une formation professionnelle sans déchoir, lUniversité considérera cette tâche comme une annexe peu glorieuse, un service à la communauté plutôt quune occasion de faire progresser les connaissances ; le débat est ouvert en sciences de léducation ; jai tenté ailleurs (Perrenoud, 1993 b) de montrer que, dans un champ fondé sur le travail interdisciplinaire, la référence aux pratiques et aux systèmes de formation est le principal dénominateur commun des sciences de léducation, la source de leur identité spécifique, leur unique rempart contre les tentations disciplinaires ; dans cette perspective, en prenant en charge la formation des maîtres, une Faculté de sciences de léducation sert ses intérêts primordiaux en même temps quelle contribue à lévolution du métier denseignant vers plus de professionnalisation.
c. La troisième concerne les modalités concrètes de larticulation théorie-pratique, autrement dit les pratiques de formation, donc la formation des formateurs ; et les dispositifs de formation, parmi lesquels la collaboration de formateurs universitaires et de praticiens uvrant dans le terrain ; dans ce domaine, à partir de la tradition ancienne des maîtres de stages et des expériences nouvelles de formateurs de terrain ou décoles associées (Bélair, 1991 ; Carbonneau et al., 1991, 1992), il appartient à lUniversité de concevoir et de négocier un contrat global de partenariat avec le système scolaire genevois, et des contrats spécifiques avec des écoles et des enseignants.
À partir de ces lignes directrices, il reste à construire un parcours de formation à la fois novateur et réaliste. Il sera ouvert sur toutes les autres expériences suisses et étrangères, même si la voie genevoise est différente
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