Source et copyright à la fin du texte
In Cahiers pédagogiques, n° 321-322, février-mars 1994, pp. 28-33. Repris dans Perrenoud, Ph., La pédagogie à l'école des différences, Paris, ESF, 1996, chapitre 6.

 

 

 

 

Cycles pédagogiques et
projets d’école : facile à dire !

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1994

 

Sommaire

Vivre une époque formidable !

Enrichir sa boîte à outils

Apprendre à travailler ensemble

Travailler sur soi

Conclure ?

Références


En 1991, le Ministère de l’Education nationale définissait une " Nouvelle politique pour l’école " (NPE), réorganisant la scolarité primaire en trois cycles pédagogiques : apprentissages premiers (de 2-3 ans à 4-5 ans), apprentissages fondamentaux (de 5-6 à 7-8 ans) et approfondissements (de 8-9 à 10-11 ans). La NPE indique trois objectifs majeurs : continuité des apprentissages, souplesse dans l’organisation de l’enseignement, cohérence à l’échelle de chaque école. Elle invite à rompre avec la structuration du cursus en programmes annuels, à mettre l’accent sur la construction continue de compétences clés, à travers des activités disciplinaires mais aussi des situations didactiques développant des compétences transversales. Dans une telle organisation, le redoublement n’a pas de raison d’être, chaque enfant progresse à son rythme, le cas échéant en parcourant un cycle en deux ou quatre ans, de préférence en suivant un parcours individualisé lui permettant de progresser diversement selon les domaines.

Les textes définissant la NPE mettent l’accent sur les corollaires d’une telle réforme : concertation entre les cycles et à l’intérieur de chacun, travail en équipes, projets d’écoles, collaboration avec les parents et les collectivités locales. Ils prévoient des modalités diverses et décentralisées des cycles, en termes d’horaires, de découpages disciplinaires, de groupement des élèves.

Bref, un sans faute ! La NPE mobilise presque toutes les propositions des mouvements pédagogiques novateurs et de la recherche en éducation dans le sens des pédagogies actives et différenciées, du travail par groupes et par projets. Pourtant, sur le terrain, est-ce si simple ? Suffit-il d’introduire la possibilité structurelle d’une pédagogie différenciée pour qu’aussitôt elle se réalise ? La NPE représente à l’évidence un progrès, à condition de la considérer comme un premier pas, une décision qui, faisant sauter un verrou, engage dans un processus de tâtonnement et de recherche de longue haleine. La NPE ne peut mener à de véritables solutions nouvelles qu’en reconnaissant les vrais obstacles : des didactiques, des moyens d’enseignement, des formes d’évaluation, des formations, des modes de pensée peu favorables à la différenciation. Et plus encore des identités, des habitudes de travail, des aspirations et des peurs peu propices à la coopération, au travail d’équipe, à la gestion de projets. Faut-il, d’avance, jeter la pierre aux enseignantes et enseignants, coupables de ne pas savoir saisir immédiatement l’occasion historique d’un grand bond en avant ? Mieux vaudrait accepter l’immense difficulté de la tâche, comprendre qu’elle implique un changement du métier et du fonctionnement des écoles.


Vivre une époque formidable !

Il est assez confortable de dire : On ne peut rien faire dans des structures qui ne sont pas conçues pour la différenciation de l’enseignement ! La NPE prive de cet oreiller de paresse. Sauf si les structures mises en place par la gauche sont défaites au gré de l’alternance. Mais ce n’est pas le plus probable. Le temps est fini où la classe dominante avait pour intérêt vital de limiter l’accès aux études longues. La société a changé, l’échec scolaire est une entrave au développement économique. Par ailleurs, dans les sociétés pluralistes, les gouvernements, quelle que soit leur couleur, n’ont qu’une étroite marge de manœuvre, entre les contraintes du marché et les mouvements sociaux. Les cycles pédagogiques ne sont pas, ne sont plus une " idée de gauche ". Ils répondent au souci de former le plus grand nombre d’enfants et d’adolescents pour une société complexe, planétaire, mouvante, installée dans un chômage structurel, marquée par des mouvements de population sans précédent dans l’histoire, des recompositions imprévisibles des États, des évolutions technologiques qui démodent très vite les qualifications étroites, des conflits confessionnels, culturels, idéologiques nouveaux. Dans ce monde, la formation n’est plus un rêve de gauche ou un investissement de droite, c’est une nécessité pour survivre.

La balle est donc dans le camp des gens d’école. Certes, ceux qui en ont besoin trouveront, comme toujours, des raisons de ne pas changer : des textes contradictoires, des moyens qui ne suivent pas, une hiérarchie qui n’est pas toujours capable de favoriser le changement, des conjonctures politiques instables. Ceux qui ne cherchent pas de tels prétextes considéreront la création des cycles pédagogiques comme une possibilité structurelle &emdash; ni plus, ni moins &emdash; de transformer enfin la scolarité primaire dans le sens d’une formation plus complète, plus solide et moins inégale.

L’individualisation des parcours : retour aux sources

Les cycles pédagogiques ne valent que par leur potentiel d’individualisation des parcours de formation. On parle depuis le début du siècle d’individualisation de l’enseignement. L’expression évoque une prise en charge personnelle de chacun, voire une forme de tutorat, peu réaliste dans une école de masse, qui tournerait le dos à l’interaction entre apprenants comme moteur de la formation. On a parlé plus tard de pédagogie différenciée (Meirieu, 1990 ; Perrenoud, 1992 a). Tous les enfants n’apprennent pas au même rythme, de la même façon, avec les mêmes ressources. Il est donc absurde de ne les placer constamment devant des tâches et des exigences identiques, sous prétexte qu’ils ont le même âge ou appartiennent au même groupe-classe.

L’individualisation des parcours de formation (Bauthier, Berbaum & Meirieu, 1993) va plus loin sur la voie de la différenciation. Elle exige bien entendu une rupture radicale avec l’enseignement frontal, mais elle oblige plus encore à se centrer sur l’apprenant &emdash; c’est de son parcours qu’il est question &emdash;, non seulement dans chaque situation d’apprentissage, comme le suggère la didactique moderne, mais dans la longue durée, pour prendre en compte son histoire de vie éducative, son cheminement au long des années. L’individualisation des parcours de formation exige un dispositif de régulation qui déborde chaque situation didactique et même le cadre de l’année scolaire. Les cycles pédagogiques offrent enfin cette possibilité : gérer les cheminements sur plusieurs années. Passer à côté de cette continuité, se borner à faire se succéder des pédagogies non concertées, aussi différenciées soient-elles, serait manquer le coche !

Peurs à dépasser et maîtrises à construire

Ce ne sera pas simple, ni même " raisonnablement compliqué ". Ce sera complexe, au sens où l’entend Morin : la complexité est à la base, on ne peut que vivre avec, l’apprivoiser ; elle est ici dans les ambivalences, les différences et les tensions des sujets, de leurs projets, de leurs rapports aux savoirs, de leurs relations mutuelles. Avec un bon modèle théorique et des outils de gestion appropriés, un ingénieur peut piloter des centaines ou des milliers de processus parallèles. De même, une équipe de contrôleurs aériens peut guider presque sans coup férir des centaines d’appareils qui s’approchent ou s’éloignent d’un aéroport. La conjugaison de ressources &emdash; l’informatique, des dispositifs de sécurité, un esprit de décision dans les cas d’urgence &emdash; permet de gérer une immense diversité de cheminements matériels. Il en va autrement pour les cheminements intellectuels, affectifs, relationnels, car la prise d’information, la décision, l’intervention opèrent sur et passent par des êtres humains, qui a chaque étape cherchent à comprendre, interprètent les règles à leur guise, prennent des initiatives, négocient, concluent des alliances, ouvrent des conflits, mènent des stratégies en fonction de multiples logiques.

Un système qui asservirait complètement les êtres humains à la technologie peut &emdash; pour un temps &emdash; espérer contrôler de façon centralisée la coordination de multiples processus parallèles. À l’école, la gestion de parcours de formation individualisés ne peut se calquer sur ce modèle ; elle est nécessairement décentralisée, car elle passe par l’adhésion, l’imagination, la concertation, la coopération des organisations et des personnes. Ce qui ne va pas sans peurs à dépasser, sans maîtrises à construire. J’ai tenté ailleurs (Perrenoud, 1993 a) d’en dresser le tableau, à trois niveaux : a. celui du système éducatif ou de vastes sous-ensembles, par exemple l’enseignement primaire dans une région ; b. celui des établissements, les écoles comme unités de gestion et de projet ; c. celui des interactions didactiques, autrement dit de la relation maîtres-élèves au quotidien, mais aussi des équipes pédagogiques.

Les peurs sont évidemment liées à une absence de maîtrise, réelle ou imaginaire. Ainsi, un chef d’établissement peut-il craindre d’être confronté à des problèmes d’équité qui dépassent ses compétences et même sa légitimité, parce que le fonctionnement en cycles pédagogiques bouleverse la division du travail entre les enseignants. Aussi longtemps que cette peur le tenaillera, il s’opposera, ouvertement ou subtilement, à toute rupture importante avec l’égalité formelle qui prévaut dans les organisations scolaires : à diplômes et statuts équivalents, même nombre d’heures et mêmes charges pour chacun, non parce que c’est la formule la plus judicieuse, ni même la plus équitable &emdash; si l’on approfondit un peu, on voit qu’elle recouvre de profondes inégalités &emdash; mais parce qu’elle autorise à donner une réponse bureaucratique à la question de la justice.

Vue d’ensemble des peurs et des maîtrises, à trois niveaux

Niveaux
  • Peurs à dépasser
  • Maîtrises à construire
  • Système d’enseignement
    • Peur de l’égalité
    • Peur de perdre des avantages acquis
    • Peur de perdre la maîtrise du système
    • Peur de miner l’unité républicaine
    • Maîtrise des phénomènes de concurrence
    • Maîtrise des rationalités inégalitaires
    • Maîtrise des dérives de l’autonomie
    • Maîtrise de la diversification des formes d’excellence
    Établissement
    • Peur de la complexité
    • Peur des différences
    • Peur des conflits
    • Peur du pouvoir et des responsabilités
    • Maîtrise de la régulation continue des dispositifs
    • Maîtrise des pressions externes
    • Maîtrise des dynamiques de collaboration entre enseignants
    • Maîtrise des stratégies des acteurs de l’organisation
    Interactions
    didactiques
    • Peur de perdre son innocence
    • Peur de perdre son plaisir
    • Peur de perdre sa liberté
    • Peur de perdre ses certitudes
    • Peur de perdre sa tranquillité
    • Peur de perdre son pouvoir
    • Maîtrise du contrat didactique et les stratégies des usagers
    • Maîtrise de la régulation des apprentissages
    • Maîtrise des contradictions entre pédagogies actives et différenciation

    Construire une maîtrise, c’est presque toujours dépasser une peur. Mais c’est aussi, plus globalement, acquérir des savoirs et savoir-faire nouveaux, pour faire face à la complexité. Je ne puis ici examiner dans le détail toutes les peurs à dépasser et toutes les maîtrises à construire pour faire des cycles pédagogiques un instrument convaincant d’individualisation des parcours de formation. Je m’en tiendrai à quelques aspects importants : 1. Enrichir sa boîte à outils. 2. Apprendre à travailler ensemble. 3. Travailler sur soi. La vue d’ensemble m’importe ici plus que le détail. Sans une approche systémique du changement, on ne progressera guère : à quoi bon affiner les outils si la coopération professionnelle est très douloureuse, si nombre de personnes restent isolées ou enfermées ?


    Enrichir sa boîte à outils

    La métaphore est pertinente si l’on se dégage de la conception de l’outil comme objet matériel ; dans les métiers de l’humain, les outils sont comme ailleurs des instruments pour effectuer un travail. Mais ces instruments sont d’abord les personnes elles-mêmes, leur compréhension du monde, des finalités, des contraintes, des causalités, leur identité, leur courage, leur formation, leurs attitudes, leurs idées, au sens large : savoirs, représentations, concepts, schémas ou méthodes de travail. Ces outils peuvent se matérialiser dans des grilles, des listes, des logiciels, des procédures codifiées, des objets concrets. Mais ce ne sont que des supports d’une activité symbolique et relationnelle complexe. Ainsi, aucune grille n’est utile si l’utilisateur n’en comprend pas le contenu et la raison d’être, n’est pas capable de l’interpréter et de l’adapter en situation ; le véritable outil, c’est en fin de compte la personne.

    Il faut des outils nouveaux parce que la NPE élargit les possibilités d’action. À l’intérieur d’un groupe-classe et d’une année de programme, les outils de différenciation sont proportionnés aux marge de manœuvre. En donnant prise sur un cheminement de trois ans, les cycles pédagogiques exigent des instruments plus ambitieux.

    Outils d’observation et de régulation

    Pour individualiser les parcours de formation, il importe d’abord de saisir le cheminement de chacun, de repérer sa position, mais aussi sa trajectoire, son rythme, sa façon d’avancer ou les raisons d’un blocage des apprentissages. Puis il convient de réorienter l’apprenant vers d’autres activités, d’autres projets, d’autres niveaux, un autre contrat didactique. Observation et régulation ne sont pas deux étapes, deux actions bien distinctes. C’est souvent en cherchant à comprendre qu’on amorce une régulation : questionner l’apprenant, s’intéresser à lui et à son entourage, c’est déjà intervenir. À l’inverse, c’est en essayant quelque chose qu’on comprend certaines résistances, certaines erreurs.

    L’observation et la régulation ne sont-elles pas des outils de base de toute action éducative ? Pourquoi les cycles imposeraient-ils leur extension ? Tout simplement parce que la formation des enseignants est sous cet angle assez pauvre. Je ne pense pas ici aux lecteurs assidus des Cahiers pédagogiques, ou d’ouvrages sur les pédagogies différenciées, l’évaluation formatrice ou formative, l’aide méthodologique, les didactiques novatrices. Je pense aux enseignants qui ne font pas partie de mouvements pédagogiques, ne lisent guère de journaux professionnels ou de livres de sciences de l’éducation, fréquentent peu la formation continue. Ce sont eux &emdash; le plus grand nombre &emdash; qui feront des cycles le meilleur ou le pire. Pour en faire le meilleur, ils ne pourront se satisfaire des outils d’observation formative dont ils disposent aujourd’hui.

    Outils de transposition et de planification didactiques

    Aller vers des parcours individualisés, c’est construire un cursus " sur mesure ", donc favoriser une transposition didactique originale, sinon pour chaque élève, du moins pour chaque famille d’apprenants provisoirement semblables du fait de leur niveau, de leurs besoins ou de leur projet de formation, de leur rythme de progression, de leur façon de s’approprier les connaissances ou de construire des compétences. L’enseignement programmé des années ‘60 n’autorisait, comme son nom l’indique, que des progressions individuelles dans un réseau de séquences pensées d’avance. Gérer des parcours individualisés, c’est faire un pas de plus, c’est construire des cheminements au fur et à mesure, à partir des besoins et des acquis des apprenants, plutôt que de les aiguiller vers des itinéraires balisés. L’individualisation n’est pas un but en soi : lorsque un cheminement qui a fait ses preuves convient à plusieurs apprenants, pourquoi ne le suivraient-ils pas de conserve ? Les agences de voyage proposent depuis longtemps diverses formules : des voyages organisés pour tous ceux auxquels cette formule standardisée convient, des parcours entièrement personnalisés pour ceux qui ne voyagent pas comme tout le monde, et, dans l’entre deux, des formules à la carte pour ceux qui, sans suivre un parcours entièrement fléché, sont prêts à faire un bout de route avec des compagnons de rencontre.

    Pour mettre en place l’équivalent pédagogique, il faut de nouveaux outils pour penser les objectifs, les contenus, les situations et les séquences didactiques, les cheminements individuels, leurs points communs et leurs différences. Et d’autres outils pour aiguiller régulièrement les apprenants vers d’autres niveaux, d’autres groupes, d’autres activités. La force des groupements stables, c’est que les décisions d’orientation se prennent une fois par année, sur la base d’un bilan global. Dans les cycles pédagogiques, il faut apprendre à multiplier les groupes de niveaux, de besoins, de projets, à les recomposer, à faire circuler les élèves de l’un à l’autre.

    Outils de gestion de classe et de projets

    Les enseignants co-responsables d’un cycle se trouvent donc devant une grande complexité ; on comprend qu’elle leur fasse peur, aussi longtemps qu’ils ne disposent pas d’institutions internes capables de mettre de l’ordre et de la régularité dans ce qui peut apparaître de prime apport un immense chaos. Les gens d’école se trouvent un peu dans la situation d’un chef de gare qui verrait les trains s’approcher d’une gare dont les plans ne sont pas encore tracés. Comment échapper alors aux fantasmes de collisions et de confusion ? Les pédagogues sont encore plus mal lotis : le chef de gare peut compter sur des modèles transposables : sa gare va ressembler à d’autres gares, il ne réinventera ni les rails, ni les quais, ni les aiguillages, ni les signaux. Tous ces éléments de gestion du trafic sont connus, éprouvés, transportables et adaptables dans de multiples environnements. Quels sont les matériaux équivalents pour construire un cycle pédagogique ? Ils restent dans une large mesure à inventer. Manquent à la fois les concepts, le langage et les modèles culturels partagés de gestion de classe et de projets à l’échelle de trois ans de scolarité. Autant de raison d’avoir peur !

    Outils de communication et de négociation

    Observation et régulation passent par la communication pédagogique classique entre enseignants et apprenants. Mais les éléments qui précèdent montrent qu’il ne s’agit pas seulement de communiquer à propos des tâches et des processus d’apprentissage, mais des objectifs, du contrat didactique, des projets, des modes d’organisation, de décision, de planification. Aussi bien entre enseignants qu’avec les élèves et leurs parents.

    Communiquer pour expliquer, mais aussi pour trouver des compromis entre les acteurs, entre les contraintes, entre les urgences du quotidien et les objectifs à long terme. D’où l’importance d’une capacité accrue de négocier, on va le voir plus spécifiquement à propos du travail en équipe et du projet d’école.


    Apprendre à travailler ensemble

    Dans les structures conventionnelles de l’école primaire, on peut encore entretenir l’illusion que chacun est un " combattant solitaire ", un artisan presque à son compte, qui peut coexister pacifiquement avec ses collègues en se gardant de parler de pédagogie, ou en pratiquant quelques échanges de matériel. À l’échelle d’un cycle, cet individualisme à peine tempéré reste hélas possible. Faute de savoir mieux faire ou d’en avoir le courage, on peut recréer des niveaux et des classes, tirer la structure nouvelle vers les cloisonnements anciens. La force d’une structure ouverte est aussi son point faible : elle autorise et encourage les interprétations locales, elle fait confiance au génie propre des écoles et des équipes. Dans les écoles peuplées de maîtres qui n’ont pas envie ou qui ont peur de travailler ensemble, lorsque les équipes n’existent que sur le papier, la structure permet verser le vin ancien dans une outre nouvelle, en sauvegardant les apparences, en donnant quelques signes extérieurs de renouveau et de coopération.

    Plutôt que de jeter la pierre aux enseignants tentés par cette régression, mieux vaudrait reconnaître que le travail en équipe est extrêmement difficile et que négocier un projet d’école et le faire vivre sont des défis aux organisations scolaires.

    Vivre en équipe pédagogique

    J’ai distingué ailleurs (Perrenoud, 1993 c, 1994 a) :

    Parmi ces dernières, je distinguais encore les équipes pédagogiques qui coordonnent des pratiques, chacun conservant la maîtrise de ses élèves, de celles dont les membres partagent collectivement la responsabilité des mêmes élèves. Idéalement, les maîtres enseignant dans le même cycle pédagogique devraient se rapprocher progressivement de ce dernier cas de figure : les élèves fréquentant le cycle deviendraient leurs élèves à tous, les maîtres s’en sentiraient collectivement responsables et assumeraient ensemble tout ce qui est mis en place à leur intention. De la pseudo équipe instaurée par les textes officiels à cette véritable équipe, le chemin est long et difficile. Outre les résistances fort rationnelles à un travail d’équipe aussi exigeant (perte de temps. flou dans le partage des responsabilités didactiques, perte d’une part de l’identité au travail), il faut compter avec la peur de l’autre, de son regard, de son jugement, de son pouvoir ; la peur du conflit ; la peur de perdre la maîtrise de la relation pédagogique. Pour assumer en équipe la gestion d’un cycle pédagogique, il faut apprendre à surmonter ces obstacles. En refusant d’abord de les nier ou de les projeter sur l’autre !

    Négocier un projet d’école

    Il ne suffit pas de bien s’entendre à l’intérieur d’une vraie équipe. La NPE plaide, dans le même esprit, pour la continuité entre les cycles. Or un tel fonctionnement suppose une cohérence et une forte identité de l’école dans son ensemble. C’est pourquoi il apparaît légitime de lier travail en cycles et projet d’école. Mais là encore, le bon sens serait de reconnaître qu’un projet d’école ne se décrète pas, qu’il n’engage les enseignants que s’il a été dûment négocié entre eux et tient compte de leurs aspirations autant que de leurs craintes. Un projet d’établissement n’est qu’une fiction s’il ne s’ancre pas dans une culture de coopération, dans un mode de relations professionnelles qui autorise et encourage la communication entre les enseignants, le partage des réussites et des échecs, des questions et des réponses (Gather Thurler, 1993, 1994).

    Une telle culture peut-elle, si elle n’existe pas, se développer au moment de l’introduction des cycles ? On peut imaginer que c’est le moment le moins opportune : l’organisation en cycles place certains enseignants devant un défi qui n’est pas à leur mesure, et favorise donc le repli sur l’individualisme ou la balkanisation de l’école. Pour prévenir ce risque, il importe d’offrir aux enseignants engagés dans cette aventure un véritable soutien, des ressources, des modèles pour construire une autre culture professionnelle. À plus long terme, le plein usage des cycles pédagogiques passe par la professionnalisation accrue du métier d’enseignant (Meirieu, 1989 ; Perrenoud, 1994).


    Travailler sur soi

    En dernière instance, le changement pédagogique touche la personne de l’enseignant. On peut le concevoir dans une perspective volontariste : chacun n’aurait qu’à " prendre sur soi ", à faire taire ses peurs, ses doutes, ses frustrations, ses rejets. Travailler sur soi, c’est autre chose : ne pas censurer bravement ses états d’âme, les écouter, les analyser, pour mieux comprendre et parfois dépasser ce qui empêche d’adopter de nouvelles pratiques, de nouveaux savoirs, un nouveau regard sur les élèves ou les collègues. Travailler sur soi n’équivaut nullement à s’enfermer, à travailler dans la solitude. Pour évoluer, rien ne vaut la confrontation aux autres, différents et semblables, dans un climat de confiance et d’écoute en formation continue, en équipe ou dans les moments informels de la vie de l’établissement.

    Travailler sur ses peurs

    Qui n’a jamais eu peur dans ce métier ? Peur des élèves, des parents, des collègues, de la hiérarchie, des programmes, de la formation continue, du changement ? Peur de perdre le contrôle, de se tromper gravement, de s’ennuyer, de ne pas être à la hauteur ? Pourtant, on ne parle pas de ses peurs. Par… peur d’être ridicule, de se mettre à nu, d’avoir l’air fragile, de donner des armes à ses adversaires. Or les cycles renforcent ces peurs, parce qu’ils constituent un " nouveau début " dans la carrière enseignante.

    Travailler sur ses plaisirs

    Le tabou jeté sur les plaisirs est presque aussi grand. Pourtant, dans un métier de l’humain, peut-on être présent, adéquat, efficace, rassurant, incitateur sans y trouver personnellement son compte, sinon chaque jour à chaque instant, du moins en moyenne. Une partie de la résistance aux cycles tient au fait qu’ils privent de leurs plaisirs des enseignants dans l’immédiat incapables de revendiquer ces plaisirs anciens, jugés inavouables &emdash; le plaisir d’être seul maître à bord &emdash; ou archaïques &emdash; le plaisir d’être le chef d’orchestre, la vedette devant ses élèves &emdash; et incapables d’en construire d’autres.

    Nul ne peut définir de nouveaux plaisirs professionnels à la place des intéressés. Travailler sur ses plaisirs n’est pas adopter une nouvelle norme, mais se demander quelles satisfactions on tire de ce métier et s’il en existe d’autres, équivalentes, mais plus proches de ce qu’implique le travail en cycles pédagogiques. C’est refuser l’utopie rationaliste (Perrenoud, 1988).

    Travailler sur ses doutes et ses certitudes

    Dans un métier impossible (Cifali, 1986, 1994), comment ne pas être habité par le doute ? En faire état est pourtant, dans l’enseignement, vécu souvent comme un signe de faiblesse. Chacun, impressionné par la maîtrise que les autres affichent, garde secrète ses questions. On ne peut percer cette façade qu’en créant des conditions de communication peu courantes dans les écoles, et en instaurant une forte réciprocité dans la prise de risques.

    Travailler sur ses certitudes importe aussi, car dans un travail d’équipe aussi bien que face aux apprenants, elles fonctionnent souvent comme des écrans, elles empêchent de comprendre, de se déplacer, d’envisager le monde d’une autre façon.

    Travailler sur ses attirances et ses rejets

    Dans un métier de l’humain, on entre en relation avec des enfants, des adolescents et des adultes qu’on n’a pas choisis. Certains vous plaisent, vous attirent, vous font du bien, d’autres vous irritent, vous mettent mal à l’aise, éveillent en vous des sentiments troubles ou agressifs. L’école nie en général la séduction, l’amour, la haine, le dégoût, l’arbitraire des rejets et des attirances. Façon de renvoyer chacun à soi, à ses préjugés, ses valeurs, ses problèmes personnels. Travailler sur ses attirances et ses rejets, c’est au contraire reconnaître qu’ils sont inséparables des relations humaines, qu’un professionnel n’est pas censé ne rien éprouver, mais s’efforce de maîtriser suffisamment ses émotions et ses préférences pour ne pas les laisser guider indûment son action. Tant la prise en charge des enfants en difficulté que le travail en équipe confrontent de façon plus vive à ce problème.


    Conclure ?

    En un mot : les cycles pédagogiques sont une chance, non seulement pour combattre l’échec scolaire, mais pour accélérer la professionnalisation du métier d’enseignant et les mutations de l’école. Encore faut-il la saisir. Et ne pas attendre pour s’engager que tout soit clair au plan politico-administratif. Dans les sociétés pluralistes, aucune politique n’est jamais entièrement claire, totalement cohérente, et surtout assumée durablement par le pouvoir en place. La NPE est le produit imparfait d’une société démocratique, une création de la gauche que la droite reprend faute de mieux. Est-ce une raison de s’en détourner en rêvant du meilleur des mondes ? Les gens d’école, aujourd’hui, n’ont pas encore le sens du relatif : ils hésitent à comprendre que les établissements scolaires, comme les systèmes politiques, sont des bricolages, des ordres négociés et instables, dont les finalités et les moyens ne sont jamais aussi limpides que dans les livres d’instruction civique…

    Face au défi, on ne part nullement de zéro. Les travaux des pédagogues, des didacticiens, des spécialistes de l’observation formative offrent de multiples pistes. Nombre d’équipes pédagogiques, dans les mouvements pédagogiques ou dans le cadre même des cycles (par exemple la Maison des Trois Espaces, 1993) ont proposé des formules novatrices. Les psychosociologues ont pour leur part étudié le changement, les cultures professionnelles, le travail en équipe. Les cycles sont une occasion privilégiée de mobiliser ces connaissances et ces intuitions.


    Références

    Bauthier, E., Berbaum, J. & Meirieu, Ph. (dir.) (1993), Individualiser les parcours de formation, Lyon, Association des enseignants-chercheurs en sciences de l’éducation (AECSE).

    Cifali, M. (1986) L’infini éducatif : mise en perspectives, in Fain, M. et al. (dir.) Les trois métiers impossibles, Paris, Les Belles Lettres, Confluents psychanalytiques.

    Cifali, M. (1994) Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, Paris, PUF.

    Gather Thurler M. (1993) Amener les enseignants vers une construction active du changement. Pour une nouvelle conception de la gestion de l’innovation, Education & Recherche, n° 2, pp. 218-235.

    Gather Thurler, M. (1994) Relations professionnelles et culture des établissements scolaires : au-delà du culte de l’individualisme ?, Revue française de pédagogie, octobre-novembre, n° 109, pp. 19-39.

    Gather Thurler, M. (1993 b) Relations professionnelles et culture des établissements scolaires : au delà du culte de l’individualisme ?, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

    Huberman, M. (éd.) (1988) Maîtriser les processus d’apprentissage. Fondements et perspectives de la pédagogie de maîtrise, Paris, Delachaux & Niestlé.

    Maison des Trois Espaces (1993) Apprendre ensemble, apprendre en cycles, Paris, ESF

    Meirieu, Ph. (1989) Enseigner, scénario pour un métier nouveau, Paris, ESF.

    Meirieu, Ph. (1990) L’école, mode d’emploi. Des’méthodes actives’à la pédagogie différenciée, Paris, ESF, 5e éd.

    Nunziati, G. (1990). Pour construire un dispositif d’évaluation formatrice, Cahiers pédagogiques, n° 280, pp. 47-64.

    Perrenoud, Ph. (1984) La fabrication de l’excellence scolaire : du curriculum aux pratiques d’évaluation, Genève, Droz.

    Perrenoud, Ph. (1988) La pédagogie de maîtrise, une utopie rationaliste ?, in Huberman, M. (dir.), Maîtriser les processus d’apprentissage. Fondements et perspectives de la pédagogie de maîtrise, Paris, Delachaux & Niestlé, pp. 198-233.

    Perrenoud, Ph. (1992 a) Différenciation de l’enseignement : résistances, deuils et paradoxes, Cahiers pédagogiques, n° 306, pp. 49-55 (repris dans Perrenoud, Ph., La pédagogie à l’école des différences, Paris, ESF, 1995, 2e éd. 1996, chapitre 4, pp. 119-128).

    Perrenoud, Ph. (1992 b) La triple fabrication de l’échec scolaire, in Pierrehumbert, B. (dir.), L’échec à l’école : échec de l’école, Paris, Delachaux & Niestlé, pp. 85-102.

    Perrenoud, Ph. (1993 a) Organiser l’individualisation des parcours de formation : peurs à dépasser et maîtrises à construire, in Bautier, É., Berbaum, J. et Meirieu, Ph. (dir.) Individualiser les parcours de formation, Lyon, Association des enseignants-chercheurs en sciences de l’éducation, pp. 145-182 (repris dans Perrenoud, Ph., La pédagogie à l’école des différences, Paris, ESF, 1995, 2e éd. 1996, chapitre 5, pp. 129-155).

    Perrenoud, Ph. (1993 b) Vers des démarches didactiques favorisant une régulation individualisée des apprentissages, in L. Allal, D. Bain & Ph. Perrenoud, (dir.) (1993) Evaluation formative et didactique du français, Neuchâtel & Paris, Delachaux & Niestlé, pp. 31-48.

    Perrenoud, Ph. (1993 c) Travailler en équipe pédagogique : résistances et enjeux, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (repris dans Perrenoud, Ph. Enseigner : agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF, 1996, chapitre 5, pp. 109-127).

    Perrenoud, Ph. (1994 a) Travailler en équipe pédagogique, c’est partager sa part de folie, Cahiers pédagogiques, n° 325, Juin, pp. 68-71.

    Perrenoud, Ph. (1994 b) La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan.

    Perrenoud, Ph. (1994 c) Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF.

    Sommaire


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