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Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1994
I. La professionnalisation, une transformation structurelle du métierII. Les compétences professionnelles exigent beaucoup plus que des savoirs !
IV. Savoirs savants et savoirs de sens commun sont tous, à leur manière, des savoirs dexpérience
V. Les savoirs de sens commun cernés par les savoirs savants
VI. La connaissance dans laction
VII. Ce qui sépare lenseignement dune profession à part entière
Dans un métier entièrement professionnalisé, la capacité des praticiens à résoudre des problèmes complexes se fonde sur des savoirs fortement organisés, largement reconnus et partagés au sein de la profession, et, dans une large mesure, transmissibles aux futurs professionnels, dabord par lassimilation de concepts, de théories et de procédures qui ont fait leurs preuves, ensuite au gré dune démarche active et empirique (expériences de terrain ou de laboratoire, simulation, travaux pratiques, clinique, pratique supervisée). Cette dernière composante reconnaît que les compétences professionnelles ne se limitent pas à la maîtrise de savoirs (fondamentaux ou appliqués, théoriques ou procéduraux), mais mobilisent des savoir-faire et surtout des schèmes de pensée ou daction dont la codification nest jamais totale. Lambiguïté des savoirs et du rapport au savoir nest pas propre au métier denseignant. Les figures emblématiques du professionnel &endash; médecin, architecte, ingénieur, manager, avocat, chercheur, expert &endash; suggèrent quil serait absurde de caractériser une profession comme simple mise en uvre dune technologie ou dune science appliquée, elles-mêmes appuyées sur des connaissances théoriques fondamentales. Il reste, au fondement dune véritable profession, une imposante base de connaissances théoriques et procédurales communes et une explicitation assez forte sinon des schèmes eux-mêmes, du moins des façons sûres de les développer et de les évaluer en formation.
Au regard de ces critères, le métier denseignant reste une semi-profession, un métier en voie de professionnalisation. Doù lambiguïté des savoirs et savoir-faire des enseignants, et aussi de leur rapport au savoir. Tous les débats sur la formation des maîtres opposent des représentations fort contrastées, allant des idéologies du don (enseigner ne senseigne pas, cest un talent &endash; inné ou acquis &endash; de la personne) aux tentations rationalistes largement prématurées, parlant le langage de lingénierie didactique ou de la science de lenseignement.
Entre ces extrêmes, il y a peut-être place pour une voie médiane plus réaliste, qui tienne compte de létat historique tant des savoirs que des pratiques. Dans cette perspective, plutôt que de prolonger dans lesprit des maîtres une juxtaposition sauvage, non construite, de savoirs savants issus des sciences humaines, de savoirs issus de lexpérience professionnelle et de schèmes pratiques, on peut proposer une voie plus féconde : amener chercheurs, formateurs universitaires, formateurs de terrain et étudiants à coopérer dans une entreprise non pas de normalisation ou de rationalisation, mais de théorisation de la pratique, darticulation et de fécondation mutuelle des savoirs savants et des autres, de reconnaissance et dexplicitation des schèmes de pensée et daction sous forme de savoirs procéduraux ou de démarches de formation.
Dans un premier temps, pour éviter les plus grossiers malentendus, je définirai la professionnalisation comme une transformation structurelle du métier. Je montrerai pourquoi les compétences professionnelles exigent beaucoup plus que des savoirs. Jintroduirai alors plus explicitement la notion de schème et dhabitus, pour revenir ensuite aux savoirs et montrer quils sont tous, à leur façon, des savoirs dexpérience, mais que les savoirs savants cernent peu à peu les savoirs de sens commun et en font des savoirs en sursis.
Ce qui ne devrait nullement détourner de lanalyse des savoirs communs actuellement mobilisés par les pratiques éducatives, ni de la façon dont ils se construisent dans laction et au gré de lexpérience ou de la socialisation professionnelle. Je terminerai par lévocation dune démarche clinique de formation propre à favoriser la connaissance dans et sur laction, dans la ligne des travaux sur la pratique réflexive.
En suivant la sociologie des métiers et des professions, nous considérerons que les professions sont des métiers particuliers, dont Lemosse rappelle les caractéristiques :
Toute profession est un métier, mais tout métier nest pas une profession. En schématisant, on peut donc se représenter les professions comme un sous-ensemble des métiers. Quest-ce alors que la professionnalisation ? On peut en donner deux définitions complémentaires, lune statique, lautre dynamique :
Ces deux définitions ont un point commun : elles postulent quil y a continuité entre les métiers les moins et les plus professionnalisés. Cest en ce sens quEtzioni (1969) a pu parler du travail social, des soins infirmiers ou de lenseignement comme de " semi-professions " : elles répondent pleinement à certains des critères et pas du tout à dautres ; ou elles satisfont moyennement chacun.
Le degré de professionnalisation dun métier peut être un état stable. Chacun comprend facilement quune " semi-profession " ait lambition de devenir une profession à part entière, et donc prétende en avoir toutes les caractéristiques dès aujourdhui. Mais les institutions et la société résistent, la professionnalisation ne se décrète pas unilatéralement, tout simplement parce quelle " donne droit " à de considérables privilèges en terme dautonomie, de pouvoir, de prestige, de revenu. On peut donc parfaitement imaginer quun métier sinstalle durablement dans la condition de semi-profession, compte tenu dun état des technologies, des besoins, de la division du travail et des rapports de force entre métiers, entre employeurs et salariés, entre usagers et gens de métier. On peut même envisager des évolutions régressives, des processus de " déprofessionnalisation ", de " prolétarisation ". Il nest pas sûr que le métier denseignant soit définitivement à labri dune telle évolution (Bourdoncle, 1993 b ; Perrenoud, 1993 f). En tout cas, sa professionnalisation est loin dêtre achevée et ne progresse quà léchelle des décennies (Perrenoud, 1993 c, 1993 d, 1994).
Il serait vain den appeler simplement à un effort individuel de professionnalisation. Chaque maître dispose dune certaine autonomie et peut sen servir pour aller dans le sens de la professionnalisation du métier, mais on ne saurait la concevoir comme la simple multiplication dévolutions personnelles convergentes. Il est question dune transformation structurelle, qui passe par des dynamiques complexes, impliquant de multiples acteurs collectifs et individuels. Certes, un métier est en partie ce quen font ceux qui lexercent, en fonction dune image idéale de leur place, de leur rôle et deux-mêmes. Certains ont les moyens dinfléchir leur rôle dans un sens qui sécarte des pratiques courantes et anticipe sur lavenir du métier. Lévolution progressive des pratiques des enseignants en place peut contribuer à la professionnalisation du métier. Mais cette évolution elle-même est commandée par un statut, une formation, une identité collective. Le métier denseignant nest pas défini seulement par ceux qui le pratiquent, mais aussi par les institutions et les acteurs qui rendent cette pratique possible et légitime : lÉtat, qui donne des bases légales à léducation et souvent un statut au métier et aux diplômes qui en ouvrent laccès ; les pouvoirs organisateurs &endash; privés ou publics, nationaux, régionaux ou locaux &endash; qui gèrent les écoles, engagent et emploient les enseignants, fixent leur cahier des charges ; les instituts de formation des maîtres, qui définissent et certifient leurs compétences professionnelles ; les sciences humaines, qui donnent du métier une image plus ou moins réaliste ; les directeurs détablissements et les inspecteurs scolaires, qui conseillent ou contrôlent les maîtres ; les entreprises et administrations, qui demandent aux enseignants et à lécole de former des travailleurs qualifiés ; les communautés locales dans lesquelles lécole sinsère ; les élèves et familles, qui ont à légard de lécole et des enseignants de multiples attentes ; lopinion publique et la classe politique, qui décident en fin de compte de la place des enseignants dans la hiérarchie des métiers.
Chaque maître est par ailleurs dépendant de ses collègues : ceux quil côtoie tous les jours sans beaucoup déchanges professionnels, ceux avec lesquels il travaille éventuellement en équipe ; ceux qui font partie du même établissement ; ou encore ceux qui militent dans les associations qui orientent la profession elle-même, son éthique, ses revendications statutaires et salariales.
Cela ne signifie pas que les enseignants sont dans une situation de pure dépendance : ce sont des acteurs qui peuvent, individuellement ou collectivement, uvrer aux transformations de leur propre métier. Par ailleurs, lévolution progressive des représentations et des pratiques individuelles peut préparer des transformations structurelles : plus les enseignants décident dinvestir dans la formation continue, la pratique réflexive (Schön, 1983, 1987), le travail en équipe, la coopération dans le cadre dun projet détablissement, linnovation, la recherche de solutions originales, le partenariat avec les usagers, plus ils rendent possible une redéfinition progressive du métier dans le sens dune plus grande professionnalisation. Mais on a tort de parler de " professionnalisation des enseignants ". Ce raccourci est porteur de confusions, car il laisse entendre que la professionnalisation est une aventure personnelle et quil suffit pour la favoriser de multiplier les formations continues ou les projets détablissements.
Lanalyse des savoirs professionnels le montrera : la professionnalisation du métier ne se limite pas à un élargissement des connaissances et des savoir-faire des enseignants en fonction. Elle passe par une redéfinition assez radicale de la nature des compétences qui sont au fondement dune pratique pédagogique efficace.
Le débat fait rage quant à la nature des savoirs professionnels : savoirs savants, appris dans les Universités ou les hautes écoles ? Ou savoirs construits au gré de lexpérience ? Il importe de mieux comprendre larticulation de divers types de savoirs dans une pratique professionnelle, et il nest pas inutile de proposer des classifications des savoirs. Mais auparavant, arrêtons-nous à lessentiel : cerner la place des savoirs, quels quils soient, dans lensemble des compétences dun professionnel. Je résiste en effet résolument à la tentative détendre la notion de savoir de sorte à couvrir toutes les ressources cognitives que mobilise un praticien. Cet impérialisme des savoirs sexplique sans doute par le fait que les Universités prennent une part croissante à la formation des professionnels. Or, la gent académique se sent plus à laise dans le monde des savoirs. La référence aux compétences la rapproche dangereusement des écoles de métiers. En appelant savoirs ou connaissances toutes les ressources cognitives dun praticien, on réalise un tour de force : former des professionnels sans cesser, apparemment, de transmettre des savoirs, donc sans mettre en danger lidentité principale de lUniversité.
Contre cette tentation, je crois au contraire quil est temps daffronter le problème des compétences, qui englobent les savoirs, mais ne sy enferment pas ! Au contraire des connaissances, qui sont des représentations organisées de la réalité ou de la façon de la transformer, les compétences sont des capacités daction. Manifester des compétences professionnelles, cest, de façon générale, face à une situation complexe, être capable :
Toute action finalisée, tout métier, mobilisent certaines compétences du même ordre. Le professionnel est simplement confronté à des problèmes tels quil ne saurait sen tenir à des routines, puiser toutes les solutions dans un répertoire établi par dautres. Dans une profession, la complexité, la diversité, la mobilité des situations et des décisions quelles appellent excluent une séparation poussée entre conception et exécution de laction. Le professionnel est à tour de rôles, concepteur-analyste et exécutant-opérateur, parce quune division du travail compromettrait la rapidité, la cohérence, la qualité, la rigueur éthique ou lefficacité de sa tâche. Cela nempêche évidemment pas la délégation de travaux de préparation, de documentation, de mise en forme, de surveillance, dassistance ou de suivi à divers collaborateurs moins qualifiés.
Une telle conceptualisation de laction dun professionnel pêche bien sûr par excès de rationalisme et de simplisme. Les diverses phases ne sont pas toujours distinctes, ni les opérations explicites. Souvent, la décision est prise dans lurgence, le stress, lincertitude, parfois dans des conditions de fatigue ou dangoisse qui empêchent de raisonner tranquillement et sûrement. Face à labondance des tâches, aux conséquences des erreurs possibles, le chirurgien, le manager, le thérapeute ou le juge ne sont pas toujours en mesure de suivre les règles de lart et de peser longuement le pour et le contre. Les fonctionnements effectifs sont influencés par les passions, les émotions, les partis pris, mais aussi englués dans des routines et prisonniers de normes dont la raison dêtre sest parfois diluée au fil du temps. La professionnalisation se définit par sa rationalité globale plutôt que par la conformité de chaque geste à un modèle. Elle se fonde sur une évidence : une action intuitive, improvisée, hétérodoxe du point de vue des standards de la profession, peut être plus efficace quune action raisonnable et conforme aux " règles de lart ". Du professionnel, on accepte la part dirrationalité inhérente à toute action humaine complexe, on lexige chaque fois quil y a conflit entre lefficacité et le respect des procédures établies. Le professionnel doit savoir jouer avec les règles, au besoin les enfreindre ou les redéfinir, y compris les règles techniques et les certitudes théoriques. En ce sens, on lui demande un rapport aux savoirs théoriques qui ne soit pas révérencieux et dépendant, mais au contraire critique, pragmatique, voire opportuniste.
On sait quun ordinateur peut vaincre dexcellents joueurs déchecs parce quil est capable de mémoriser un nombre impressionnant de stratégies classiques observées dans dautres parties ou de calculer des stratégies efficaces à partir dalgorithmes inspirés par les façons de raisonner de grands joueurs ; sa puissance de traitement lui permet de confronter de multiples stratégies recensées à la situation présente du jeu, didentifier les plus pertinentes, de calculer les risques et les avantages de chacune et de retenir la plus adéquate. Pour vaincre des joueurs de très haut niveau, il faut cependant davantage : parvenir à programmer lordinateur pour quil simule lintuition, linsight ou les raccourcis fulgurants qui permettent aux champions de trouver une stratégie gagnante sans inventorier et comparer toutes les stratégies possibles. Autrement dit des fonctionnements heuristiques lorsque la logique et le calcul sont trop lents et ne peuvent venir à bout de la masse des données et des possibilités, et des fonctionnements créatifs lorsque la situation est inédite.
De tels fonctionnements supposent des compétences qui débordent largement ce quon peut appeler des savoirs, même au sens le plus large, quils soient savants ou de sens commun, déclaratifs ou procéduraux, individuels ou partagés, explicatifs ou normatifs. Pas plus quon ne peut concevoir le professionnel comme simple praticien suivant une routine, sans trop penser à ce quil fait, on ne peut limaginer comme simple détenteur de savoirs quil lui suffirait de mettre en uvre dans laction. Ou plutôt : on ne peut faire comme si cette mise en uvre allait de soi, alors quelle est éminemment problématique et exige, justement, dautres ressources. Sans cette capacité de mobilisation et dactualisation des savoirs, il ny a pas de compétences, mais seulement des connaissances.
En intelligence artificielle, lorsquon développe un système expert, on combine deux composantes : dune part une base de connaissances &endash; factuelles, théoriques, procédurales &endash;, dautre part un " moteur dinférence ", autrement dit un ensemble de schèmes capables didentifier les connaissances pertinentes pour faire face à une situation concrète et de les utiliser. Ces schèmes sont au coeur des compétences professionnelles de lexpert ou du professionnel ; sans eux, ses connaissances, aussi fondées et étendues soient-elles, ne sont bonnes quà passer des examens qui ne testent que lérudition !
Ce sont en partie dautres savoirs &endash; méthodologiques ou procéduraux &endash; qui permettent de mobiliser des savoirs théoriques ou des informations factuelles. Mais en dernière instance, pour mettre en uvre méthodes et procédures, on recourt à des ressources cognitives qui ne sont pas des savoirs, ni même des métaconnaissances, mais des schèmes de pensée, autrement dit des schèmes de raisonnement, dinterprétation, de création dhypothèses, dévaluation, danticipation, de décision. Ces schèmes permettent didentifier les savoirs pertinents, de les trier, combiner, interpréter, extrapoler, différencier pour faire face à une situation singulière.
Certains tentent de se passer de la notion de schèmes en prêtant aux praticiens des connaissances procédurales (appelées encore techniques, méthodologiques, pratiques ou stratégiques ; cf. Van der Maren, 1993). La distinction entre connaissances ou savoirs déclaratifs et connaissances ou savoirs procéduraux est utile, mais nen surestimons pas la portée : les premiers décrivent ou expliquent des phénomènes naturels ou psychosociaux du point de vue dun observateur non engagé, qui veut seulement répondre à la question Comment ça marche ? Les connaissances procédurales répondent à une autre interrogation : Comment faire pour ? et proposent donc une marche à suivre à un acteur poursuivant un but. Dans la forme de lénoncé, une connaissance procédurale adopte un point de vue explicitement pragmatique. Mais dans sa substance, elle ne fait que reformuler, au profit dun sujet auquel on prête un projet daction, des connaissances déclaratives portant sur la causalité. Le physicien explique quau niveau de la mer, leau portée à 100° Celsius se transforme en vapeur : connaissance déclarative. Au praticien on dira que pour porter de leau à ébullition, il faut la chauffer à 100° Celsius : connaissance procédurale Certes, des nuances simposent : certaines connaissances déclaratives ne donnent lieu à aucune traduction procédurale, du moins dans limmédiat. Savoir que la Terre tourne autour du Soleil na conduit que plusieurs siècles plus tard à des techniques astronautiques. Par ailleurs, nombre de connaissances procédurales ne reposent pas explicitement sur des connaissances déclaratives. Elle y figurent en creux et sans quil y ait toujours claire compréhension des mécanismes à luvre. En expliquant comment faire pousser du gazon, prendre une mayonnaise, démarrer une voiture ou calmer un enfant, on suppose des régularités causales sans être en mesure ou sans éprouver le besoin de les formuler sous forme dune théorie falsifiable. Il ny a donc pas stricte correspondance terme à terme, dans une communauté et à une époque donnée, entre les processus faisant lobjet de connaissances déclaratives et les manières de faire codifiées sous forme de connaissances procédurales. Ce qui est cohérent : la posture pragmatique conduit à vouloir maîtriser des causalités multiples et hétérogènes sans attendre quune théorie savante explicite chacune delles ou sans avoir intérêt à comprendre en détail " pourquoi ça marche ".
Les connaissances procédurales, aussi orientées soient-elles vers laction, ne sont que des représentations ; elles nont dinfluence sur laction que mises en uvre par un sujet capable de les coordonner, de les différencier, de les adapter, de les interpréter, de les appliquer à une situation singulière, au bon moment et de façon pertinente. Comme le rappelle Bourdieu :
Toute tentative pour fonder une pratique sur lobéissance à une règle explicitement formulée, que ce soit dans le domaine de lart, de la morale, de la politique, de la médecine ou même de la science (que lon pense aux règles de la méthode), se heurte à la question des règles définissant la manière et le moment opportun &endash; kairos, comme disaient les Sophistes &endash; dappliquer les règles ou, comme on dit si bien, de mettre en pratique un répertoire de recettes ou de techniques, bref de lart de lexécution par où se réintroduit inévitablement lhabitus (Bourdieu, 1972, pp. 199-200).
Certes, ces dernières opérations peuvent être elles aussi progressivement codifiées sous forme de connaissances procédurales. Mais on ne fait que déplacer la limite et donc le problème : pour tirer parti des connaissances du moment, on fait toujours appel à autre chose, des schèmes opératoires ou plus globalement des schèmes de perception, dévaluation, de décision ou daction qui ne sont pas assimilables à des connaissances procédurales, tout simplement parce que ce ne sont pas des représentations, quils existent à létat pratique !
Le schème comme grammaire génératrice
On pourrait en parler comme de " savoir-faire ", définis précisément comme capacités de mobiliser des savoirs en situation. Mais le terme est ambigu, car on lutilise souvent comme équivalent de connaissance procédurale, autrement dit comme un " savoir comment faire ", un " savoir sur le faire ", sur la bonne façon de faire. Pour éviter toute ambiguïté, je parlerai ici dhabitus, à la manière de Bourdieu, ou de schèmes, à la manière de Piaget. Ces expressions sont plus abstraites et véhiculent donc moins dimages toutes faites. Elles présentent surtout lavantage de lever la confusion : un schème de pensée nest pas un savoir sur la manière de faire, ce nest pas une représentation. On peut certes, dans la mesure où lêtre humain est capable de théoriser ses propres opérations mentales, se représenter un schème de pensée, essayer de décrire, voire de prescrire, une manière de raisonner, dinférer, dimaginer, danticiper. On peut donc élaborer des schémas qui prétendent codifier les schèmes et peuvent contribuer à les conserver, les faire évoluer, les transmettre. Les savoirs procéduraux salimentent dailleurs aussi à cette seconde source : au côté de la transposition pragmatique de savoirs déclaratifs, quils soient savants ou de sens commun, il y a la prise de conscience et la codification de schèmes de perception, de pensée ou daction existant à létat pratique, à linsu, du moins à lorigine, de celui qui les fait fonctionner. Ainsi, la construction dun système expert, en intelligence artificielle, ne se limite-t-elle pas à dériver des connaissances théoriques disponibles certaines règles daction ; elle cherche, à travers entretiens et observations directes, à reconstituer les schèmes que mettent en uvre des experts confirmés, par exemple dans le domaine du diagnostic radiologique, de la prospection pétrolière ou des phénomènes monétaires.
Que certains schèmes soient peu à peu codifiés sous forme de connaissances procédurales et deviennent transmissibles, au moins en partie, par voie discursive, ne change rien à leur nature : les schèmes, en tant que tels, ne sont pas dordre représentatif ou figuratif, ils fonctionnent et se conservent à létat pratique, en reliant des situations analogues :
Les actions, en effet, ne se succèdent pas au hasard, mais se répètent et sappliquent de façon semblable aux situations comparables. Plus précisément, elles se reproduisent telles quelles si, aux mêmes intérêts, correspondent des situations analogues, mais se différencient ou se combinent de façon nouvelle si les besoins ou les situations changent. Nous appellerons schèmes daction ce qui, dans une action, est ainsi transposable, généralisable ou différenciable dune situation à la suivante, autrement dit ce quil y a de commun aux diverses répétitions ou applications de la même action.Par exemple, nous parlerons dun " schème " de réunion pour des conduites comme celle dun bébé qui entasse des plots, dun enfant plus âgé qui assemble des objets en cherchant à les classer et nous retrouverons ce schème en des formes innombrables jusquen des opérations logiques telles que la réunion de deux classes (les " pères " plus les " mères " = tous les " parents ", etc.). De même on reconnaîtra les schèmes dordre dans les conduites les plus disparates, comme dutiliser certains moyens " avant " datteindre le but, de ranger des plots par ordre de grandeur, de construire une série mathématique, etc. Dautres schèmes daction sont beaucoup moins généraux et naboutissent pas à des opérations intériorisées aussi abstraites : par exemple les schèmes de balancer un objet suspendu, de tirer un véhicule, de viser un objectif, etc. (Piaget, 1973, pp. 23-24).
Vergnaud exprime la même idée de façon plus dense :
Appelons " schème " lorganisation invariante de la conduite pour une classe de situations donnée. Cest dans les schèmes quil faut rechercher les connaissances-en-acte du sujet, cest à dire les éléments cognitifs qui permettent à laction du sujet dêtre opératoire (Vergnaud, 1990, p. 136).
Le schème est donc la structure de laction &endash; mentale ou matérielle, linvariant, le canevas qui se conserve dune situation singulière à une autre, et sinvestit, avec plus ou moins dajustements, dans des situations analogues. Vergnaud éclaire le fonctionnement des schèmes en distinguant deux classes de situations :
1. des classes de situations pour lesquelles le sujet dispose dans son répertoire, à un moment donné de son développement et sous certaines circonstances, des compétences nécessaires au traitement immédiat de la situation ;2. des classes de situations pour lesquelles le sujet ne dispose pas de toutes les compétences nécessaires, ce qui loblige à un temps de réflexion et dexploration, à des hésitations, à des tentatives avortées, et le conduit éventuellement à la réussite, éventuellement à léchec.
Le concept de " schème " est intéressant pour lune et lautre classe de situations, mais il ne fonctionne pas de la même manière dans les deux cas. Dans le premier cas, on va observer pour une même classe de situations, des conduites largement automatisées, organisées par un schème unique ; dans le second cas, on va observer lamorçage successif de plusieurs schèmes, qui peuvent entrer en compétition et qui, pour aboutir à la solution recherchée, doivent être accommodés, décombinés et recombinés ; ce processus saccompagne nécessairement de découvertes (Vergnaud, 1990, p. 136).
Plus on sapproche dune profession à part entière, plus saccroît la part des situations de deuxième type. Le professionnel accepte de ne pas savoir immédiatement faire face à toutes les situations, donc de réfléchir et de chercher. On voit bien que réflexion et recherche font à leur tour appel non seulement à des connaissances, mais à des schèmes opératoires de plus haut niveau, ceux qui permettent de contrôler laccommodation, la différenciation, la coordination aussi bien des schèmes daction que des représentations disponibles.
La notion dhabitus
La notion dhabitus est souvent associée à la théorie de la reproduction (Bourdieu et Passeron, 1970). Reprise de Saint Thomas (Héran, 1987), elle peut être dissociée de toute théorie particulière des structures sociales (Perrenoud, 1976). Dans cet esprit, lhabitus est simplement lensemble des schèmes dont dispose un acteur. Bourdieu en parle comme dun " petit lot de schèmes permettant dengendrer une infinité de pratiques adaptées à des situations toujours renouvelées, sans jamais se constituer en principes explicites " (Bourdieu, 1972, p. 209), ou encore comme dun " système de dispositions durables et transposables qui, intégrant toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions, dappréciations et dactions, et rend possible laccomplissement de tâches infiniment différenciées, grâce aux transferts analogiques de schèmes permettant de résoudre les problèmes de même forme " (Bourdieu, 1972 p. 178-179).
Le concept dhabitus présente simplement lavantage de désigner lensemble des schèmes dont dispose un sujet à un moment donné de sa vie et donc de poser le problème de la cohérence systémique de cet ensemble aussi bien que la question des dynamiques globales qui affectent ses transformations. Alors que la psychologie cognitive sintéresse souvent de façon pointue à la genèse, à la structure et à la mise en uvre de schèmes particuliers, lapproche anthropologique met laccent sur lensemble des schèmes dont dispose un acteur pour faire face aux situations de la vie.
Les deux démarches convergent pour affirmer que les ressources cognitives dun sujet ou dun acteur ne se limitent pas à ce quon appelle généralement des savoirs ou des connaissances, aussi procéduraux ou pratiques soient-ils, mais quil faut faire une part décisive à dautres outils cognitifs, qui ne sont pas de lordre des représentations, mais des opérations. On pourrait certes, au risque daccroître encore la confusion, tenter délargir la notion de savoir ou de connaissance de sorte à englober lhabitus et lensemble des schèmes opératoires. Il semble plus sage de penser les compétences, donc lexercice des métiers et des professions, comme la mobilisation de ressources cognitives dordres différents : dune part des savoirs, dautre part un habitus. Ce qui ne dispense pas, bien au contraire, de penser lunité et la diversité des savoirs. Mais ce qui oblige à ne pas concevoir la professionnalisation essentiellement en termes de savoirs professionnels. Entre un métier et une profession, les différences ne tiennent pas seulement aux savoirs en jeu ; elles tiennent aussi à la façon dont lhabitus permet de mobiliser des savoirs en situation.
En résumé : dans lespèce humaine, les schèmes de haut niveau sont appris, au sens où ils se développent au gré de la formation puis de la pratique du professionnel. Mais on ne saurait, sans abus de langage, les considérer comme des savoirs, sauf à assimiler toute ressource intellectuelle à un savoir. Linsistance sur les savoirs professionnels risque de masquer lessentiel : la nature et limportance des schèmes qui les rendent utilisables en situation concrète. Tentons dapprofondir un peu larticulation des uns et des autres, et notamment de montrer que la référence à des savoirs procéduraux, artisans, techniques, stratégiques ou encore à des savoirs construits au gré de lexpérience, ne dispense absolument pas de construire une théorie de lhabitus comme système de schèmes permettant au professionnel de mobiliser ses connaissances et dautres informations en situation.
On peut imaginer quun individu intelligent sache autant de biologie, danatomie, de physiologie et de pathologie quun médecin sans être pour autant capable de poser un diagnostic ou une indication thérapeutique un peu sophistiquée. Même en sappropriant les savoirs procéduraux disponibles, il ne serait pas capable de traiter des patients aussi vite et sûrement quun praticien rompu à la clinique. Précisément parce que cette clinique a développé des schèmes de pensée, de décision et daction permettant dorchestrer en temps réel lensemble des informations (sur létat du patient, les moyens disponibles, les échéances), des savoirs théoriques et des savoirs procéduraux pertinents. Sans doute, sil était confronté régulièrement à des patients sans autre recours que les savoirs théoriques et procéduraux trouvés dans des livres, notre érudit inefficace deviendrait-il, peu à peu, un praticien efficace. Tout simplement parce quil aurait construit, par un cheminement personnel et sans doute plus lent et laborieux, des schèmes de pensée et de décision proches de ceux que la formation clinique des médecins leur donne avec plus ou moins de bonheur.
Les typologies et les terminologies prolifèrent, mais, comme le note Raymond (1993), ne nous aident guère à saisir la nature même des savoirs. Avant de les distinguer en fonction de leur source, de leur statut, de leur légitimité, de leur degré de partage, de leur mode de validation, de leur caractère privé ou public, de leur mode de codification, de leur degré dexplicitation, de leur efficacité, ou de tout autre critère, mieux vaudrait répondre à une question simple : quest-ce quun savoir ? Un ensemble de connaissances acquises par lapprentissage ou lexpérience, nous dit le dictionnaire, qui précise quune connaissance est une idée exacte dune réalité, de sa situation, de son sens, de ses caractères, de son fonctionnement (Hachette de la Langue française). Dans lusage, savoir et connaissance sont souvent interchangeables. On peut certes tenter de définir un savoir comme un ensemble de connaissances présentant une certaine unité en vertu de leurs sources ou de leur objet. Mais lessentiel, pour notre propos, cest que savoirs ou connaissances sont des représentations du réel.
Le dictionnaire parle didées " exactes ". Il serait plus prudent, dun point de vue sociologique, de dire que les connaissances sont des représentations qui prétendent à lexactitude, ou quon tient pour exactes. Avec un peu de recul historique ou comparatif, on saperçoit que les connaissances tenues pour acquises par la majorité des contemporains varient dune société ou dune époque à une autre. Très rares sont dailleurs les connaissances dont la validité fait lobjet dune totale unanimité. Autour des connaissances largement tenues pour fondées, il faut donc faire la part de connaissances controversées, mises en doute, en voie dêtre rectifiées ou abandonnées ou au contraire à peine émergentes, pas encore confirmées. Une société est un champ de force dans lequel saffrontent des représentations contradictoires qui toutes prétendent au statut de connaissances vraies. Comme institution prétendant produire des savoirs valides, fondés sur une méthode rationnelle et expérimentale, même la science moderne néchappe pas à la controverse. Nous reviendrons sur ce point à propos des savoirs savants. Seule nous importe pour linstant la conception des connaissances ou des savoirs comme représentations qui prétendent à la vérité, à lobjectivité, à lexactitude, sans nous prononcer sur cette prétention.
Les êtres humains agissent rarement sans représentations, mais ils nagissent jamais avec des représentations seulement. Ces dernières ne forment quune mémoire, un stock dinformations et de théories, savantes ou naïves ; il faut des schèmes opératoires pour sen servir, que ce soit pour restructurer, valider, différencier, étendre les connaissances, pour les communiquer à autrui ou pour les mettre en uvre dans des situations concrètes.
La figure emblématique du professionnel &endash; médecin, ingénieur, avocat &endash; suggère quil fait essentiellement appel à des savoirs savants. Lanalyse des pratiques montre quil utilise aussi dautres savoirs, que beaucoup ont convenu dappeler " savoirs dexpérience ", parce quà la différence des savoirs savants, ils se construisent au gré de lexpérience plutôt que dune formation.
Je vais tenter de montrer que cette référence à lexpérience est dangereuse, si elle nest pas spécifiée, car elle suggère que les autres savoirs ne sont, eux, issus daucune expérience, ce qui est absurde. La véritable distinction est entre savoirs savants et savoirs de sens commun. Les uns et les autres senracinent dans lexpérience humaine, mais différemment. Je ne méconnais nullement lintérêt des travaux sur les savoirs issus de lexpérience personnelle (notamment ceux de Tardif, Elbaz, Raymond, etc.). Il est tentant, mais fallacieux, de parler en abrégé de " savoirs dexpérience ". Parce quon suggère de la sorte quils sopposent à des savoirs moins réalistes, qui tourneraient le dos à lexpérience, alors que toute la démarche scientifique est au contraire expérimentale, en un sens large. Et aussi parce que cette expression est une forme implicite de valorisation &endash; lexpérience des anciens, forme de sagesse &endash; alors que lon peut apprendre fort peu de lexpérience, sen servir aussi bien pour conforter des préjugés et des théories paresseuses que pour identifier des causalités subtiles ou maîtriser des phénomènes complexes.
Je ne propose pas non plus dopposer les savoirs savants aux savoirs professionnels. Ces derniers se définissent à mon sens par leur usage plutôt que par leur statut ou leur origine. Certains sont savants, dautres de sens commun, ou se trouvent à mi-chemin.
Les savoirs savants
Dans notre société, les savoirs savants sont souvent assimilés à des savoirs scientifiques. Cest une simplification inacceptable. Même lUniversité, qui est incontestablement le lieu par excellence de production et de transmission de savoirs savants, ne se limite pas aux savoirs scientifiques : en lettres, en droit, en théologie, et dans une moindre mesure dans dautres Facultés, nombre de savoirs savants ne sont pas fondés sur la méthode scientifique, mais sur diverses formes dérudition, sur des procédés de systématisation, de formalisation, daccumulation, de confrontation, dorganisation, de classification de connaissances spécialisées de haut niveau, mais qui ne viennent ni du laboratoire, ni de lobservation sur le terrain. Certes, aujourdhui, la philosophie, la critique littéraire, le droit, lesthétique ne peuvent ignorer les acquis des sciences, en particulier des sciences humaines, mais les savoirs propres à ces disciplines vont au delà de leurs éventuelles bases scientifiques. Ils portent en partie sur des systèmes de valeurs ou de normes éthiques, esthétiques, juridiques, tentant des les organiser, den expliciter les fondements et les implications. On pourrait être tenté de parler de savoirs " axiologiques " ou " normatifs ". Mais cela désigne leur objet plus que leur nature : les universitaires professant en droit, lettres ou théologie ont en général un rapport critique, différencié, comparatiste, parfois relativiste aux valeurs et aux normes, même sils ne se bornent pas à les étudier comme des " choses ", à la manière de la sociologie du droit ou de lart. Dans certaines Facultés orientées vers laction &endash; médecine, architecture, écoles dingénieurs, droit, administration publique, business schools &endash; on trouve des mélanges de connaissances scientifiques &endash; portant sur des processus dûment étudiés empiriquement &endash; et de connaissances portant sur des systèmes de valeurs et de normes relatives à la santé, à léducation, à la construction, à la ville, aux technologies, aux affaires, à la conduite des affaires publiques, etc. Les savoirs universitaires sont donc loin dêtre homogènes, ils ne sont pas tous fondés sur les méthodes dobservation empirique du réel et de validation des hypothèses, caractéristiques de la démarche scientifique. Et leur rapport aux valeurs et à laction sont divers, de la plus grande extériorité à la plus grande imbrication.
On ne peut en outre limiter les savoirs savants aux savoirs universitaires, si lon entend par là les savoirs produits ou transmis dans les Facultés et les instituts de recherche fondamentale. Dautres institutions &endash; centres de recherche appliquée, fondations, associations, hautes écoles professionnelles, armées, entreprises, administrations &endash; participent à la production de savoirs savants, scientifiques ou non. Là, les imbrications entre pratiques, valeurs, idéologies et savoirs savants sont encore plus fortes.
Les savoirs et lexpérience
Il est tout à fait injustifié dopposer radicalement savoirs savants et savoirs dexpérience, pour une double raison :
Peut-on au moins distinguer savoirs savants et savoirs de sens commun en fonction de leur objet, de la nature de lexpérience dans laquelle ils senracinent ? Oui, sil sagit dopposer lexpérience quotidienne, largement intuitive et spontanée des praticiens, et lexpérience planifiée des chercheurs. Mais cela ne renvoie pas à des sphères totalement distinctes du réel. Certains domaines ou certains niveaux de la réalité échappent certes à toute expérience quotidienne, notamment parce quils ne sont accessibles que grâce à une construction théorique et à des dispositifs expérimentaux propres aux sciences, dans lordre de linfiniment petit, de linfiniment grand ou du caché. À linverse, certaines zones de la réalité ne font pas encore lobjet de savoirs savants, parce que leur statut nest pas établi &endash; les phénomènes dits paranormaux, par exemple &endash; ou parce que le développement des savoirs savants se fait par avancées anarchiques dans diverses directions. Mais les zones de recouvrement sont de plus en plus larges, nombre de facettes de la réalité font simultanément lobjet de représentations savantes et de représentations communes, en rapport dignorance mutuelle, dopposition ou de complémentarité, selon les cas. À la fois parce que la vulgarisation scientifique et linstruction popularisent une version simplifiée des savoirs savants et parce que ces derniers se saisissent peu à peu de tous les fragments de la réalité, jusquaux plus dérisoires ou incertains.
Le rapport à laction nest guère plus discriminant. Sans doute, la plupart des savoirs de sens commun sont-ils plutôt orientés par des intérêts, mais ils sinvestissent dans la construction de lidentité personnelle ou du sens de la vie aussi bien que dans le pilotage de laction. Quant aux savoirs savants, ils prétendent de plus en plus, dans tous les secteurs, guider laction rationnelle. Il sensuit quil serait absurde de considérer tous les savoirs savants comme déclaratifs ou fondamentaux, ou tous les savoirs de sens commun comme appliqués, procéduraux ou pragmatiques.
Légitimité, codification, publicité
Les savoirs savants ne sopposent clairement aux savoirs de sens commun, en fin de compte, ni sous langle de lexpérience, ni par leur objet, ni par leur rapport à laction. La distinction la plus pertinente concerne leur légitimité, leur degré de codification et de formalisation, leur publicité.
Les savoirs savants sont des savoirs produits par des institutions ou des personnes reconnues comme savantes : on leur prête des capacités particulières de produire et de mettre en forme des théories. Dans nos sociétés, les institutions scientifiques &endash; surtout lorsquelles se réclament des sciences naturelles &endash; sont devenues intouchables. Nul ne peut prétendre savoir mieux que lAcadémie, la Faculté, les chercheurs de lInstitut ou les professeurs du Collège de France Les savoirs savants apparaissent donc plus légitimes que les savoirs de sens commun, en dépit des combats, ici ou là, pour revaloriser les seconds. Ce qui nempêche pas, en sourdine, le scepticisme, la dérision, la mise à lécart, là où les rapports de force sinversent au profit des praticiens ou des acteurs ordinaires. La satisfaction davoir de temps en temps raison contre les hommes de science, de savoir mieux que les savants, de se gausser de leur naïveté, nest que lenvers de leur domination. Les producteurs des savoirs savants trouvent évidemment quils sont pleinement légitimes : leur formation, leurs technologies, leurs méthodes rigoureuses, leurs procédures de validation et de débat leur paraissent garantir des connaissances fiables. Lhistorien des sciences et le sociologue de la connaissance seront plus prudents : la communauté scientifique, la " cité savante " est aujourdhui un État dans lÉtat, qui a largement les moyens dempêcher toute critique externe. La légitimité est simplement un fait, quelle soit ou non fondée.
Les savoirs savants sont également plus codifiés que les savoirs de sens commun, en raison de leurs procédures de production, de validation, de transmission, qui privilégient lexplicitation, la formalisation, lécrit, en raison aussi dune division du travail poussée et dune organisation à vaste échelle. Alors que les producteurs de savoirs savants font partie dun réseau désormais planétaire, les producteurs de savoirs de sens commun sont en général soit des solitaires, soit des membres de réseaux locaux et peu organisés.
La visibilité des savoirs savants tient notamment au fait quils sont élaborés, conservés et transmis dans des institutions de formation qui prétendent participer à leur production, voire en détenir le monopole, et les mettre en forme pour les rendre enseignables et évaluables, ce que Verret (1975) a nommé transposition didactique, concept repris par Chevallard (1985), puis bien dautres. Verret montre que certains savoirs savants &endash; théologiques ou stratégiques &endash; restent peu codifiés parce que se sont des instruments du pouvoir. Dans les sociétés développées cependant, la plupart des savoirs savants sont publics. Cela ne veut pas dire que chacun peut y accéder librement. Ils sont, de fait, maîtrisés par une minorité, qui se prend et quon prend souvent pour une élite. Ils sont lapanage de communautés savantes ou professionnelles qui ont vocation à les construire, les transmettre ou les utiliser sans que le commun des mortels puissent ou veulent y accéder facilement. Les communautés savantes sefforcent en général de contrôler laccès le plus qualifié aux savoirs et même leur vulgarisation. La publicité de ces savoirs représente un risque, mais il est limité en raison des procédures de sélection sociale et scolaire qui en commandent lappropriation. Cette publicité est par ailleurs une source de visibilité, donc de légitimité, dinfluence, de financement.
Aujourdhui, la coexistence pacifique devient difficile entre savoirs savants et savoirs de sens commun. Ces derniers sont en sursis, parce que les savoirs savants visent soit à les remplacer, soit à les encadrer, soit encore à les théoriser.
Dans les sociétés occidentales, le statut privilégié des savoirs savants ne garantit pas quils suffisent pour comprendre le monde et agir, ni même quils soient plus efficaces que les savoirs de sens commun issus de lexpérience personnelle ou collective des praticiens. Aucun métier ne peut aujourdhui feindre dignorer les savoirs savants, ni même les prendre de haut, sous peine de perdre du crédit aux yeux dun public ébloui par la science. Mais les apparences sont trompeuses : tel métier qui met en devanture le haut niveau de qualification de ses membres, et donc la part cruciale des savoirs savants dans leur formation, mobilise en pratique des savoirs " moins savants ", moins visibles, parce que moins légitimes, moins présentables, moins partagés. On peut les appeler des savoirs de sens commun, au même titre quon parle du " sens commun ".
Les savoirs de sens commun ont sans doute encore de beaux jours devant eux en létat actuel des sciences et plus globalement des savoirs savants. Nul ne nie les limites actuelles des savoirs savants, leur incapacité à régir lensemble des pratiques humaines. Mais les choses évoluent assez vite. Il est inutile de souligner lemprise des sciences physico-chimiques sur la vie quotidienne et les métiers, à travers les technologies mais aussi des modèles de rationalité technique. Le champ de la santé et du corps &endash; sexualité, procréation, alimentation, vieillissement, fitness, drogues, hygiène, etc. &endash; est devenu lobjet de discours savants envahissants, qui sétendent à grande vitesse à la vie intérieure et aux relations humaines. Quant aux organisations et aux sociétés, leur gestion fait appel de plus en plus à des savoirs savants constitués : économie politique, planification, politiques publiques, gestion dentreprise, etc. Léducation ne fait exception ni au plan des systèmes, ni au plan de la relation éducative. Aujourdhui, les savoirs de sens commun sont en sursis, leur légitimité est provisoire, menacée par lentreprise impérialiste, expansionniste des savoirs savants.
Le rétrécissement des zones dombre des savoirs scientifiques
Les savoirs scientifiques, même dans les disciplines les plus avancées, sont par définition des savoirs inachevés et révisables. Ce qui signifie quils laissent, en éclairant la réalité &endash; physique, biologique, linguistique, économique, etc. &endash; de larges zones dombre, quaucune théorie ne couvre, ou des zones de clair-obscur, à peine défrichées ; ou encore des zones dans lesquelles des théories fort contradictoires saffrontent, chacun choisissant son camp, comme dans une guerre de religions.
Lexistence de telles zones est normale. Parfois, les sciences auraient les moyens théoriques, méthodologiques, techniques de les investir, mais lenjeu &endash; épistémologique, politique ou économique &endash; nest pas assez grand pour mobiliser les ressources requises pour faire avancer la recherche. Il arrive aussi quen dépit des efforts, la réalité résiste, que les sciences piétinent, en quête du paradigme, de la méthode, voire des instruments &endash; par exemple le microscope électronique ou les sondes spatiales &endash; qui permettront de dépasser les spéculations. Il arrive aussi que certains niveaux ou certaines dimensions de la réalité ne soient pas accessibles encore à lapproche scientifique, parce que le développement de la théorie ne permet pas de penser, par exemple, la double hélice en biologie, la relativité en physique ou linconscient en psychologie. Jacob (1970) a comparé lessor de la biologie moderne à louverture de poupées russes : ce nest que de proche en proche quon aperçoit la suivante, sans savoir combien elle en contient à son tour, ni à quoi elles vont ressembler. Sans doute faut-il faire également la part des tabous qui, à une époque donnée, inhibent un effort théoriquement possible, mais socialement inacceptable, établissant par exemple que la Terre tourne autour du Soleil ou que les enfants ont une sexualité. Enfin, en raison de la division du travail scientifique et du découpage provisoire du réel qui laccompagne, certains phénomènes tombent dans un no mans land : on se sait pas de quelles disciplines ils relèvent, ce qui peut, selon les conjonctures, donner lieu à des avancées interdisciplinaires, à de stériles conflits territoriaux, ou encore à des zones durablement laissées à labandon.
Pour ces diverses raisons et bien dautres, il y a, à un moment donné de lhistoire, des pans entiers de la réalité que cherchent à maîtriser les professionnels qui ne font lobjet daucun savoir théorique fondé. Même si le médecin ou lingénieur sont aujourdhui mieux lotis que lenseignant, ils se heurtent tôt ou tard aux limites de la connaissance fondamentale. Dans tous les métiers, mêmes les plus professionnalisés, il faut donc plus ou moins régulièrement, saventurer au delà de ce que les sciences du moment permettent de comprendre ou de prévoir avec une certaine sécurité. Lorsque les théories savantes sont muettes, il faut néanmoins agir. Lorsquelles existent, mais apparaissent très fragiles, mobiles ou controversées, comment leur faire confiance ? Pourquoi ne pas sen remettre aux savoirs de sens commun ?
Par ailleurs, même lorsque les théories semblent fiables et viables, leur application à des cas concrets passe par un important travail de mise en uvre, qui sincarne soit dans des instruments et des technologies, soit dans des algorithmes de raisonnement et de calcul, des procédures de construction, de prévision, destimation des risques, etc. Ce travail devient rentable lorsquil se fonde sur des connaissances fondamentales suffisamment stables et riches pour que le moindre progrès théorique ninvalide pas les savoirs appliqués ou les technologies : si la physique pouvait dun jour à lautre remettre en cause les fondements théoriques de la mesure de la température, de la pression ou des champs magnétiques, qui investirait dans la conception et la fabrication dinstruments sophistiqués ? Les métiers de lhumain sont en ce sens doublement particuliers : les technologies et les instruments ny sont que des appoints. Quant aux procédures de travail, létat des théories ne leur offre que des fondements instables, controversés et lacunaires.
À cet égard, les inégalités entre les divers métiers sont de taille. Que cela ne conduise pas toutefois à masquer les parentés : aucune profession, aussi solidaire soit-elle des sciences fondamentales, aussi étayée soit-elle par des technologies ou une science appliquée, na jamais espéré pouvoir déduire chaque décision particulière de lois scientifiques universelles.
Des savoirs procéduraux de plus en plus savants
Les savoirs savants, en particulier les savoirs universitaires, ne se sont jamais bornés à décrire le monde. Les Facultés de lUniversité médiévale préparaient déjà à la pratique de la médecine, du droit, de la science, de lenseignement. Ces formations nous paraissent aujourdhui bien livresques, on se moque de la médecine de Molière ou dune pédagogie purement discursive et érudite, dont la leçon dagrégation française est une survivance insolite. Il reste que la vocation de lUniversité sera, à lavenir, de transmettre demblée des savoirs procéduraux sous-tendant des pratiques reconnues aujourdhui, plus ou moins explicitement, comme professionnelles.
Au fil des siècles, la valorisation de la gratuité du savoir, de la culture générale, de la recherche fondamentale a parfois masqué le fait que nombre dinstitutions universitaires ont, dès leur création, préparé à des professions, dispensé des savoirs procéduraux et, plus tardivement, créé les conditions de formation dun habitus professionnel. En Amérique du Nord et dans une partie de lEurope, les formations universitaires se sont diversifiées et préparent aussi au travail social, aux soins infirmiers, à lenseignement. Dans ces semi-professions, la part des connaissances procédurales est encore plus grande et les connaissances théoriques déclaratives sont mobilisées avant tout pour les soutenir.
Dans le même temps, les écoles professionnelles se sont éloignées du modèle médiéval de formation pratique par compagnonnage et sont devenues de plus en plus des lieux de transmission de savoirs théoriques et procéduraux prétendant au statut de savoirs savants, sinon universitaires.
Il est donc tout à fait fallacieux dimaginer dune part un monde savant enfermé dans la théorie et un monde professionnel confronté aux dures conditions de la pratique. Les savoirs procéduraux fondés sur des sciences ou dautres savoirs savants jettent depuis longtemps un pont entre ces mondes.
Des savoirs en sursis
Tout cela ne signifie pas quentre lapplication déductive de savoirs savants (déclaratifs ou procéduraux) et limprovisation en situation, totalement fondée sur lintuition et la subjectivité, il ny ait rien. Au contraire, tous les métiers développent des savoirs qui, au moins pour un temps, ne sont pas basés sur des connaissances savantes, encore moins scientifiques, mais sur un constat pragmatique : ça marche !
Il faudrait à ce propos apporter mille nuances. Lorsque les sciences progressent, elles expliquent parfois lefficacité de savoirs dexpérience très anciens. Mais il arrive aussi quelles montrent que certains rites ou certaines techniques navaient dautre effet que dentraîner la conviction des acteurs. Ce qui peut suffire à guérir certaines maladies psychosomatiques, mais pas à faire pleuvoir ! Sil est facile de discréditer la magie des sociétés sans écriture, on adopte une attitude plus prudente à propos des théories qui, aujourdhui, divisent notre société : phénomènes paranormaux, " mémoire de leau " et effets des médecines douces, vie extraterrestre, OVNI, genèse de la vie, limites de lunivers. On peut imaginer que le progrès de la science fondera certaines hypothèses et démentira définitivement les autres. Ces connaissances deviendront, selon lévolution de la recherche, des intuitions géniales ou des impostures enfin démontrées.
Dans les sociétés contemporaines, les savoirs de sens commun manifestement efficaces sont perçus par les chercheurs comme des anticipations heureuses de ce que la science expliquera un jour. Sils nont pas une évidente efficacité, ils sont au contraire traités comme des savoirs douteux, éloignés de lorthodoxie, en butte aux sarcasmes des chercheurs. À terme, les sciences prétendent rendre compte de toute la réalité. Les savoirs communs sont en sursis : ils valent aussi longtemps quune théorie élaborée et validée selon les canons de la méthode ne les a pas remplacés.
Cest du moins ce quil faut conclure si lon sintéresse aux savoirs de portée générale. Il subsiste et il subsistera des savoirs locaux qui nont aucune raison dentrer en conflit avec les savoirs savants, parce quils ne se situent pas au même niveau dambition. Il arrive quun automobiliste soit le seul à savoir faire démarrer sa voiture : le moteur cale dès quun autre conducteur prend sa place : il détient un savoir particulier, de même quun enseignant qui sait calmer ses élèves, un agriculteur qui prévoit la météo dans sa vallée ou un cuisinier qui réussit une préparation complexe dans sa cuisine. Il ne sagit pas nécessairement de " coups de main ", de savoir-faire purement pratiques. Il existe des théories subjectives, des savoirs locaux, qui prennent en compte de nombreux paramètres singuliers. Les praticiens savent en partie pourquoi ils font ce quils font et pourquoi ça marche ici et maintenant.
À long terme, les savoirs généraux analyseront un nombre croissant de paramètres et permettront de les mesurer et de les intégrer à un modèle plus ou moins formalisé. Cest une question de temps, mais aussi de moyens. Sil est rentable didentifier tous les paramètres qui influencent les conditions de vol dun avion de ligne, il lest moins de prendre en compte la qualité de leau dun potier ou le microclimat dun horticulteur particulier
Les savoirs de sens commun saisis par les savoirs savants
Lasymétrie se renforce lorsque les chercheurs prennent les savoirs de sens commun pour objets ou pour source dinspiration. On peut distinguer quatre courants :
Dans les professions à part entière, on a reconnu depuis longtemps que la maîtrise de savoirs savants, aussi étendus et tournés vers laction soient-ils, ne suffisaient pas à garantir les compétences, quil fallait faire la part de lhabitus &endash; quon nomme coup de main, art, manière, vista, intelligence &endash; et de savoirs " non savants ", même sils sont spécialisés, construits par chacun sur le tas ou transmis par le milieu professionnel, etc. Que cette part se rétrécisse au gré du développement des savoirs savants, déclaratifs ou procéduraux, nempêche pas quhic et nunc, elle fait la différence entre un professionnel efficace et un autre. À la fin du XXe siècle, lévolution des savoirs savants eux-mêmes les conduit à prendre la mesure de leurs limites &endash; provisoires ou durables &endash; et à reconnaître de plus en plus clairement que les compétences des professionnels ne se résument pas à lapplication de savoirs théoriques, même enrichis dun certain " know-how " ou de savoirs communs acquis sur le tas.
Ce qui a longtemps été renvoyé au non-dit de lexpérience individuelle ou à limplicite du sens commun devient objet de réflexion, acquiert peu à peu un statut, notamment durant la formation. Plutôt que de faire aveuglément confiance à lexpérience, aux essais et erreurs tout au long dune carrière, les formateurs tentent de lorganiser, de rendre lexpérience plus dense et plus instructive, moins erratique, et de relier les leçons de lexpérience et les savoirs de sens commun aux savoirs savants, plutôt que de prendre leur parti dun cloisonnement &endash; dans lesprit du professionnel &endash; entre " ce quil a appris en Faculté " et " ce quil a appris sur le terrain ".
En formation initiale, à travers la clinique, le laboratoire, les travaux pratiques, les études de cas et les simulations, les enquêtes de terrain, divers types de stages, on tente dans le meilleur des cas : 1. de former un habitus professionnel par la confrontation à des cas concrets ; 2. de développer de la même manière les premiers savoirs de sens commun ; 3. darticuler ces savoirs aux connaissances déclaratives et procédurales savantes ; 4. de stimuler une réflexion sur la pratique. En formation continue, ce dernier point prend une importance croissante aux côtés de la mise à jour des connaissances savantes générales et de la familiarisation avec les technologies nouvelles.
Se développe également une épistémologie spécifique des savoirs des praticiens, novices ou experts, et de la connaissance dans laction. Les travaux de Schön et Argyris ont ouvert la voie. Ils se centrent sur les processus de réflexion dans et sur laction. La réflexion dans laction est sans doute le propre de toute action complexe, qui, pour être " pilotée en temps réel ", demande une analyse constante dune situation évolutive et des possibilités qui soffrent à chaque instant. Le chirurgien en train dopérer, le chef dorchestre, le skipper en pleine régate, lavocat engagé dans une plaidoirie, lanimateur dun débat ne cessent de réfléchir aussi vite quils le peuvent pour comprendre ce qui se passe, anticiper au mieux, réorienter leur action au gré des événements. Cette réflexion mobilise des savoirs, mais elle est surtout la manifestation de lhabitus du professionnel, de lartiste ou du sportif. De cette réflexion dans laction, on ne passe pas ipso facto à une réflexion sur laction, du moins pas constamment et méthodiquement.
En proposant de connaître par laction, St-Arnaud (1992), sappuyant sur Schön et Argyris, tente de codifier la méthodologie dune " science-action ", dune démarche systématisant la prise de conscience et la mise à distance de ses propres fonctionnements, donc de son habitus. Il sagit en quelque sorte dinstrumenter, dintensifier et de rendre plus rigoureux, et en ce sens plus " scientifique ", le processus délaboration dun savoir fondé sur lanalyse de lexpérience personnelle ou collective plutôt que sur des démarches expérimentales classiques. Les travaux français sur la prise de conscience et lexplicitation vont dans le même sens (Faingold, 1993 ; Vermersch, 1990, 1993), comme les travaux sur la démarche clinique de formation des enseignants (Cifali, 1991 b, 1994 ; Cifali & Hofstetter, 1991) ou sur la formation par études de cas (Valli, 1992), qui devient le modèle dominant de formation dans certaines Facultés de médecine, certaines écoles dingénieurs ou certaines business schools. On se trouve donc devant un courant diversifié, inspiré par la psychanalyse, la sociologie et lanthropologie, la psychologie sociale, les travaux sur la métacognition, mais aussi par les réflexions de formateurs et de professionnels sur la formation et la pratique dans les métiers complexes. Il se dessine depuis une dizaine dannées une approche du praticien réflexif comme constructeur actif, méthodique et lucide de sa propre théorie de laction, autrement dit de lui-même comme sujet et acteur, aussi bien que des situations et des systèmes auxquels il est confronté.
On vient de le voir, les professions à part entière :
Alors, quest-ce qui sépare lenseignement dune profession à part entière ? Rien, dirons certains, sur le plan des compétences et des savoirs, en affirmant que ce sont dautres critères qui font la différence, par exemple la dépendance à légard de lÉtat, le poids de la hiérarchie ou le peu dautonomie professionnelle laissée ouvertement aux professeurs. Mais ce serait un peu court : la nature des compétences, des savoirs et du rapport au savoir est au coeur du processus de professionnalisation. Si lenseignement reste une semi-profession, cest en raison de la nature semi-professionnelle des compétences et des savoirs. Du moins est-ce la thèse que je vais tenter de soutenir, selon trois axes :
Des savoirs savants encore fragiles
Aucune profession, on la dit, ne dispose de savoirs savants couvrant toutes les dimensions de sa pratique. Les zones dombre sont plus larges dans les métiers de lhumain, car les acquis des sciences de référence sont encore fragiles : les paradigmes théoriques ne sont pas stables, les controverses proprement scientifiques sont fortement parasitées par des enjeux idéologiques, les moyens manquent pour développer la recherche dans tous les domaines qui relèvent du secteur public et échappent donc au marché. On investit plus dans la mise au point de médicaments anxiolytiques que dans la recherche sur les pratiques éducatives qui engendrent le mal au ventre des enfants, leur peur daller à lécole et dêtre jugé
Les sciences de léducation, dans lensemble des sciences humaines, ne sont pas les mieux loties, pour diverses raisons :
Les enseignants ne peuvent donc puiser dans les sciences de léducation des ressources équivalentes à celles que médecins ou ingénieurs trouvent dans les disciplines scientifiques plus avancées. Cela ne conduit pas à tourner le dos aux théories, mais à reconnaître leurs limites en travaillant à des dépasser. Les travaux actuels dans les didactiques des disciplines aussi bien que sur les aspects transversaux du métier &endash; gestion de classe, processus dapprentissage, relations intersubjectives, sociologie du métier délève, différenciation de lenseignement, évaluation, travail déquipe par exemple &endash; sont fort prometteurs.
Quant aux savoirs savants non scientifiques, dordre philosophique ou éthique, ils sont faiblement élaborés, en labsence notamment dune forte auto-organisation de la profession : les finalités et la moralité de laction éducative paraissent laffaire de lÉtat ou du pouvoir organisateur dune part, de chaque enseignant seul dans sa classe dautre part. Entre ces deux niveaux, il y a peu de liens.
À la recherche dune clinique pédagogique
En éducation, une partie des enseignants prétendent encore quil suffit de maîtriser les contenus pour les enseigner. Louvrage polémique de Milner a redonné de la force à cette thèse très ancienne et encore largement partagée, en raillant le " roman " pédagogique ou sociologique, en plaidant pour une maxime parodiant Boileau " Ce qui sénonce clairement se comprend aisément et les connaissances émigrent dans lesprit des étudiants ".
Même lorsquon admet que les compétences exigent plus que la maîtrise de savoirs savants ou de sens commun, elles sont, dans le champ de léducation :
Cette faible prise en compte des compétences de terrain est évidemment solidaire de la valorisation du savoir à enseigner &endash; de LA culture &endash; et dune confusion entre les savoirs savants qui se trouvent transposés dans les programmes &endash; mathématique, sciences, littérature, etc. &endash; et les savoirs savants qui sous-tendent la communication pédagogique, la gestion de classe, etc.
Tout cela explique peut-être le peu dinvestissement dans la formation de compétences de haut niveau à travers léquivalent de la clinique pour les médecins ou les psychologues. Il ne suffit pas de prévoir des leçons-types et des stages pour que les compétences se construisent. Entre la modélisation des écoles normales et la formation pratique plus moderne donnée dans les universités qui forment des enseignants, la part de lorthodoxie sest amenuisée. Cela ne signifie pas que la construction des compétences soit plus convaincante. Il ne suffit pas dautoriser la diversité des pratiques pour les rendre efficaces.
Bien entendu, ces propos sont un peu sévères si on a pour seule ambition de mettre dans les écoles des enseignants qui savent donner un cours, avancer dans le programme et permettre à la moitié de leur classe de progresser. Si lon veut quils favorisent lapprentissage de ceux qui ont de vraies difficultés, on peut être moins optimiste : la formation professionnelle des enseignants daujourdhui ne les prépare guère à lutter contre léchec scolaire, à individualiser les parcours, à différencier leurs interventions, à saisir la dynamique et la trajectoire particulière de chaque apprenant. La professionnalisation du métier denseignant nest pas une fin en soi, ni une façon de le revaloriser sans contrepartie. Les sociétés développées nen assumeront le coût que dans le cadre dune politique de léducation plus ambitieuse (Perrenoud, 1993 d, 1994).
Apprendre à théoriser sa pratique
Dans les écoles, on saccorde pour ironiser sur les prétentions dune partie des sciences de léducation à régir les pratiques. La théorie a mauvaise presse. Jaimerais bien le voir face à mes élèves, dit volontiers le praticien agacé par les Il ny a quà des doctes théoriciens de lécole active, des pédagogies du projet, des chantres de la communication ou de la différenciation.
Mais, contrairement à dautres milieux professionnels, le corps enseignant noppose pas aux savoirs savants dautres savoirs déclaratifs ou procéduraux explicites, valorisés, partagés. Lindividualisme dominant reconnaît que tout bon enseignant mobilise des savoirs quil na pas tous acquis à lÉcole normale ou à lUniversité. Quant à en préciser la nature et les fondements cest laffaire de chacun. La profession ne tient aucun discours substantiel sur ce que les enseignants savent, par exemple, de lenfant et de ladolescent, des savoirs scolaires et de leur transposition didactique, de la gestion de classe, de la relation intersubjective, des dynamiques de groupes, du traitement des différences, de la négociation et du contrat.
Paradoxalement, ce sont les sciences humaines &endash; du moins certains courants &endash; qui tentent de montrer la complexité du métier denseignant et de souligner la diversité et la rareté des compétences et des savoirs de sens commun quexige son exercice efficace. Le corps enseignant sest au contraire efforcé longtemps, et ce nest pas fini, de banaliser les savoirs professionnels construits au gré de lexpérience, de les valoriser timidement, pour ne pas avoir lair de se prendre pour un théoricien ou un futur directeur ou inspecteur.
Combattants solitaires (Hargreaves, 1992 ; Huberman, 1990 ; Gather Thurler, 1992, 1993 a, b, c), les enseignants ne se parlent guère de ce quils savent faire. Mieux, ils le cachent. Le milieu professionnel na développé aucun langage différencié pour parler des élèves, des situations didactiques, des processus denseignement, des configurations relationnelles. Dans les milieux artisanaux ou artistiques, dans les sociétés sans écriture, la culture propose une abondance de notions et de mots pour décrire les facettes de la réalité et des pratiques. Rien de tel dans lenseignement. Un profane peut parfaitement suivre une discussion de salle des maîtres, à quelques sigles et idiomatismes près !
Le savoir des enseignants est peu partagé, ils nont pas de langage commun pour parler de leur typologie délèves ou derreurs, leur mode dorganisation du temps ou de lespace, leurs réactions au désordre, à langoisse ou au conflit, leurs stratégies pour faire face à limprévu, au temps qui passe, à la déprime, au doute. Cest chacun pour soi, non seulement pour sa pratique, mais &endash; et ce nest quà demi " logique " &endash; pour la théorie de sa pratique. Sil na pas " les mots pour le dire ", chacun reste enfermé dans son expérience. Cela ne veut pas dire quil ne construit aucun savoir, mais que ces savoirs ne sont pas socialisés, quil ne se confrontent à aucun autre, ne senrichissent pas de lhistoire des autres.
Bien entendu, ce nest pas le désert absolu, même dans une école très individualiste, certaines équipes pédagogiques ou établissements novateurs sont allés beaucoup plus loin dans lélaboration dune culture de coopération (Gather Thurler, 1993 c), y compris pour parler de ses pratiques en classe. Mais ce nest pas la condition générale. Dans ce métier, chacun a des savoirs, on lui en fait crédit, mais on en ignore le contenu exact. Ce quon partage le plus couramment, ce sont des outils (moyens denseignement et dévaluation, documentation), des recettes (savoirs procéduraux sans attaches théoriques), des normes ou des orthodoxies plus ou moins masquées sous les dehors dune rationalité technique.
Paradoxalement, cest lintérêt de certains anthropologues, sociologues, psychanalystes ou linguistes pour les savoirs issus de lexpérience et la façon dont les praticiens les élaborent, les enrichissent et les communiquent qui encourage une partie de ces derniers à donner un statut et une valeur à ces savoirs " privés ". Les travaux autour des théories subjectives, des réflexions dans et sur la pratique, des savoirs dexpérience ou du teachers thinking vont dans ce sens. Il sagit dune part de donner un statut aux connaissances et à la pensée étroitement liées à laction et à des situations singulières, dautre part de développer des méthodes et des schèmes danalyse, voire des épistémologies propres à ces savoirs et modes de pensée.
Ces courants sont très neufs et restent marginaux par rapport aux attitudes plus classiques de la pédagogie expérimentale, des sciences humaines positivistes ou des didactiques des disciplines, qui souvent se rejoignent sur un point : ce quun enseignant peu faire de mieux, cest doublier ses savoirs de sens commun et intuitifs pour écouter la voix de la science. On est donc, en éducation, très loin dune pratique de la réflexion sur la pratique
Que faire face à cet état semi-professionnalisé des compétences et des savoirs ? Dabord refuser le wishful thinking, ne pas faire comme si lévocation rituelle de la professionnalisation allait la précipiter.
Refuser aussi la rationalisation illusoire des pratiques au nom dune pédagogie scientifique ou dune ingénierie didactique encore dans les limbes.
Les transformations du métier denseignant dans le sens de la professionnalisation sont lentes et incertaines, sujettes à des coups darrêt et à des régressions. Elles ne se décrètent pas, même si on peut suivre une politique qui les favorise. Du scénario pour un métier nouveau (Meirieu, 1990) à sa réalisation, le chemin est long, et semé dobstacles.
Alors que faire ? Travailler en formation des maîtres selon les trois axes proposés plus haut :
Tout cela prendra du temps et ne saurait se faire au mépris de la réalité des pratiques, des personnes, des organisations, des politiques de léducation, de létat des savoirs, des enjeux de pouvoir et de territoire des acteurs. Cest pourquoi on ne peut raisonner seulement en termes de contenus ou de démarches de formation des maîtres, sans prendre en compte la culture et le fonctionnement des institutions de formation aussi bien que des établissements.
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